Contes du
Dimanche
Récits
allégoriques
Le guéridon de
Fontainebleau.
e visitais, il y a quelques jours, pour la
dixième fois, le palais de
Fontainebleau.
Je n'entreprendrai pas de faire ici la
description de ce vieux palais, qui dresse, au
milieu de la plus romantique des forêts, un
fouillis de constructions de tous les styles, mais
qui n'est pas sans grandeur. Là, sont
renfermés des souvenirs historiques d'un
très grand intérêt : on y
voit des peintures, des fresques et des sculptures
des plus grands artistes de la Renaissance ;
des meubles et des tentures de toutes les
époques. On y voit le berceau du roi de Rome
et le trône de Napoléon. Mais rien de
tout cela ne m'a arrêté aussi
longtemps qu'un simple guéridon d'acajou,
sans ornements ni dorures, pareil, ou à peu
près, à ceux qu'on trouve dans le
commerce.
La partie supérieure se
soulève, et voici l'inscription que
présente, sur une plaque de cuivre, la
partie inférieure :
« Le 5 avril 1814,
Napoléon Bonaparte signa son abdication sur
cette table, dans le cabinet de travail du roi, le
deuxième après la chambre à
coucher, à
Fontainebleau. »
Vous comprenez, n'est-ce pas, pourquoi
ce simple meuble a tant d'intérêt pour
l'observateur philosophe et surtout
chrétien : il rappelle un grand drame
moral, la chute formidable d'une idole, l'amertume
et la misère des gloires et des grandeurs
qui ne sont pas fondées sur la loi
divine.
Le guéridon porte la trace d'un
coup de canif, dont l'empereur, assure-t-on, cloua
sur la table, dans un geste de colère, le
papier sur lequel il venait de signer son
abdication. Avoir donné des coups
d'épée à travers tant de
contrats, tant de serments, tant de traités,
et finir par ce coup de canif impuissant.... Quelle
chute et quelle dérision !
J'ai essayé de me représenter
l'état d'esprit du grand despote au moment
où, pressé par ses anciens ministres,
il griffonnait hâtivement ces lignes, dont le
fac-similé est conservé dans la
bibliothèque du palais.
A-t-il eu, à ce moment-là,
un éclair de bon sens ? A-t-il compris
la folie et la vanité de cette
chevauchée de quinze ans à travers
l'Europe, et l'inutilité de tant de
massacres, de tant d'incendies et de
pillages ? A-t-il vu, dans cette catastrophe
finale, la revanche des lois violées ?
Et sur ce guéridon d'acajou, a-t-il
aperçu la main mystérieuse et
puissante qui tenait la sienne, pour l'obliger
à écrire son
abdication ?
Cela n'est pas probable ; il
n'était encore en route que pour l'île
d'Elbe ; il lui fallait, pour l'assagir,
Waterloo et Sainte-Hélène, la chute
irrémédiable et la mortelle
captivité. Si les propos rapportés
dans le fameux Mémorial sont dignes de foi,
il semblerait du moins que là-bas, sur le
rocher aride où l'implacable cruauté
de ses ennemis le laissa mourir, il fit des
réflexions salutaires et reconnut la
grandeur supérieure de Jésus-Christ.
Mais ici, à Fontainebleau, son coeur
bouillonnait encore d'orgueil déçu,
de colère et de révolte. Il est
vaincu mais non soumis : le coup de canif en
fait foi.
Lorsqu'il partit, quelques heures plus tard, il
dut traverser la forêt verdoyante qui enserre
de toutes parts la ville et le château. Le
grand homme qui se plaisait au fracas des
batailles, prit-il jamais garde au chant d'un
oiseau ?
S'il avait daigné descendre de
son cheval ou de sa berline de voyage, et pendant
une heure errer à travers bois, les petits
oiseaux lui auraient enseigné la
sagesse : « Tu pars, lui
auraient-ils dit, et nous, que tu effarouchas si
souvent par tes chasses impériales, mais
dont tu n'as pu détruire le nid fragile et
l'invincible sécurité, nous, nous
restons !
Et ces vieux arbres, profondément
enracinés dans le sol français, ils
restent, eux aussi ! Tu pars, toi, grand
nomade, fléau de Dieu, tempête ;
nous restons dans le calme et la paix du printemps.
Vois ! les arbres bourgeonnent ; les
petites fleurs naissent dans la mousse, et
déjà nos oeufs sont près
d'éclore. Va, tu as eu beau piétiner
le sol pendant tant d'années, l'herbe
repousse après toi ! Sache donc, grand
empereur, que tu ne peux rien contre ceux que Dieu
aime, et qu'un petit oiseau, libre sur sa terre
natale, est plus heureux que tu ne le fus
jamais ! »
Le guéridon de Fontainebleau me
suggère d'autres pensées, et c'est
ici surtout, lecteur, que je réclame votre
attention, car il s'agit de vous.
« De moi ? Qu'ai-je donc
de commun avec un empereur qui abdique ? je
suis un pauvre homme sans ambition insensée,
croyez-le bien. Je ne fais de mal à
personne, pas même aux petits
oiseaux ! »
J'en suis bien aise, et pourtant il y a,
pour vous aussi, une abdication
nécessaire.
Si humble, si modeste que vous soyez, il
y a en vous des aspirations très nobles et
très légitimes : vous
désirez « la gloire, l'honneur et
l'immortalité », et vous avez
raison, car Dieu a mis en vous ces désirs.
Il vous a fait pour ces choses-là ;
rien ne pourra vous satisfaire en dehors d'elles.
Et il ne s'agit pas d'une gloire au rabais, d'un
honneur de pacotille, d'une immortalité de
marbre ou de bronze ; il s'agit pour vous
d'être un jour pareil à Dieu
même, dans toute sa splendeur, dans toute sa
beauté, dans sa justice parfaite, dans
l'éclat adorable de sa charité. Vous
n'oseriez pas ambitionner le trône
impérial ; et moi je vous dis :
Osez, osez ambitionner le trône même de
Dieu !
Folie ! direz-vous. Mais je vous
répondrai : Sagesse !
L'Évangile promet le trône de Dieu
à des hommes comme vous et moi ; aux
pauvres en esprit, à ceux qui pleurent,
à ceux qui ont faim et soif
de justice, à ceux qui
aiment la paix et la procurent aux autres, aux
méprisés, aux calomniés, aux
persécutés.
Mais à quelle condition ?
À la condition d'abdiquer.
Si humble, si modeste que vous soyez, il
y a en vous une volonté tenace, un Moi
impérieux qui commande en dernier ressort.
Tout au fond de vous-même un trône est
dressé, et c'est ce fameux Moi qui est assis
dessus. Tout ce que vous faites, bon ou mauvais,
est pour lui plaire ; vous le soignez, vous le
flattez, vous lui immolez même bien des
choses et bien des gens.... Eh bien, si vous voulez
régner un jour avec Dieu, comme Dieu, il
faut que ce Moi orgueilleux abdique. Il faut qu'il
signe sa déchéance, qu'il
déloge de votre for intérieur et
qu'il laisse la place.... à
Jésus-Christ.
Dites-vous bien que Dieu ne vous jugera
pas comme le font les hommes. Le bien n'est bien
que s'il est fait pour Lui. Le bien devient le mal
quand il est fait par égoïsme. C'est
pourquoi nos bonnes oeuvres sont mises par
l'Écriture sainte à l'égal de
nos péchés : tout acte,
même de dévouement, d'aumône, de
sacrifice, qui n'a pas Dieu pour moteur et pour
centre, est un acte d'orgueil, un grain d'encens
offert à notre idole, un péché
de plus.
Abdiquez donc en faveur de
Jésus-Christ, le
représentant de Dieu,
venu du ciel pour nous rendre Dieu aimable sous les
traits d'un homme comme nous, et pour expier notre
orgueil, source de toutes nos fautes, par
l'humilité de sa vie et l'opprobre de sa
mort sur la croix ! Abdiquez pour
régner ! C'est ainsi que vont les
choses dans l'ordre divin, qui est l'opposé
de l'ordre humain : l'abaissement
précède la gloire, la chute
précède le relèvement, la mort
précède la vie.
L'oiseau du Paradis.
I
rois jeunes apprentis, partageant la même
chambre, s'étaient, un beau soir de
printemps, accoudés à la
fenêtre. Tous les trois orphelins, ils
s'étaient rencontrés dans les
ateliers où leurs tuteurs les avaient
placés, et s'étaient associés
pour diminuer leurs dépenses et rendre leur
vie plus agréable. Mais ce soir-là
ils se sentaient d'humeur triste ; la brise
leur apportait le vague parfum des champs, des
fleurs et des bois ; les hirondelles qui
tournoyaient au niveau de leur mansarde leur
parlaient des pays lointains d'où elles
étaient récemment venues, et l'ennui
remplissait leur coeur à la pensée du
labeur qu'il faudrait reprendre demain, sans
trêve ni repos, jusqu'à la fin de leur
vie....
- Ah ! je voudrais être
riche ! dit l'un.
- Et m'amuser, dit le second.
- Moi, dit le troisième, je
voudrais m'établir dans un pays où le
ciel serait toujours pur, où il n'y aurait
jamais d'hiver. J'y aurais une jolie maison avec un
petit jardin, pas assez grand pour que je ne puisse
le cultiver moi-même. Un pays où il
n'y aurait point de malheureux, et où la
mort même ne m'atteindrait pas.
Les deux autres éclatèrent
de rire.
- Voilà bien le rêveur,
dirent-ils ; ce pays-là n'existe
pas !
- Vous vous trompez, jeunes gens, dit
une voix à côté d'eux ; ce
pays-là existe, et j'en viens.
Les apprentis se retournèrent,
effrayés. Ils entrevirent, dans le demi-jour
de la chambre, un étranger qui
s'avança et plaça sur la table une
cage dans laquelle étaient trois oiseaux au
plumage lumineux et brillant. Tout à coup,
dans le silence, ces oiseaux se mirent à
chanter. Leur voix était plus belle que
celle du rossignol, et les jeunes gens
écoutèrent, ravis, cette douce
harmonie.
Lorsqu'elle fut terminée,
l'étranger prit la parole :
- Le pays d'où je viens, dit-il,
est peuplé d'oiseaux pareils et plus beaux
encore. Les fleurs y ont les parfums les plus doux
et les couleurs les plus belles que vous puissiez
imaginer. C'est vraiment le pays
dont vous parliez tout à l'heure et auquel
vous disiez ne pas croire. Eh bien, voulez-vous y
venir avec moi ?
- Oui, crièrent-ils tous les
trois en même temps.
- Soit ! je vous emmènerai
tous, mais à une condition : Chacun de
vous aura, pendant un mois, l'un de ces oiseaux
sous sa garde ; il devra le nourrir, lui
donner de l'eau fraîche, de l'air et du
soleil. Je reviendrai bientôt, mais
j'emmènerai seulement ceux dont l'oiseau
sera vivant encore. Voici, ajouta-t-il, des graines
d'une espèce particulière, car mes
chanteurs ne peuvent vivre que de ces
graines-là ; toute autre nourriture les
empoisonnerait.
Et, déposant un sac de graines
à côté de la cage,
l'étranger disparut sans qu'on pût
savoir si la porte s'était ouverte pour lui
ou s'il avait passé au travers des
murailles.
II
Le mois s'était écoulé. Par
un soir de juillet, l'homme se trouva dans la
chambre, à la même place que la
première fois.
- Eh bien, jeunes gens, dit-il,
êtes-vous toujours disposés à
partir ?
- Moi, d'abord, dit le plus
âgé, je ne vous connais pas ;
j'aime mieux rester ici, où l'ai mes amis et
mes plaisirs.... et d'ailleurs, ajouta-t-il,
l'oiseau est mort.
- Ah ! dit l'étranger, et
comment ?
- Oh ! c'est bien simple, j'ai
oublié de le nourrir. On ne peut pas
être l'esclave d'un oiseau. C'est dommage, il
chantait bien, mais il n'aurait probablement pas
traversé l'hiver prochain.
- Et vous ? dit le visiteur au
second.
- Voilà votre oiseau,
répondit celui-ci ; il est mort....
Mais je l'ai fait empailler !
- Et pourquoi est-il mort ?
- Parce que j'ai voulu le nourrir
d'autres graines que les vôtres, ayant, par
mégarde, jeté par la fenêtre
les provisions que vous m'aviez laissées.
Mais il n'a pu se contenter de ce que je lui
donnais. C'est dommage, il chantait bien, mais du
moins, vous le voyez, son plumage est
conservé.
- Et vous ? demanda
l'étranger au troisième.
- Ah ! s'écria celui-ci, mon
oiseau est vivant, comme vous voyez, mais je
m'aperçois bien que tous mes soins, toutes
mes peines ne lui font pas oublier sa patrie. Notre
soleil est trop pâle, notre air trop
lourd ; il mourrait ici ! Je vous le
rends mais, je vous en supplie,
prenez-moi avec lui pour que là-bas je
l'entende encore !
- Viens, dit alors l'étranger,
puisque tu as pris soin de l'oiseau que je t'avais
donné, c'est toi qui me suivras dans la
contrée divine d'où je suis venu tout
exprès pour t'y conduire.
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