Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Contes du Dimanche
Récits allégoriques

La bombe de Noël.

I

 AUL Mallard venait de terminer son instruction primaire et avait obtenu son certificat d'études. Il avait treize ans ; aîné de cinq enfants, c'était le moment pour lui de se mettre au travail et d'aider ses parents. Le père était menuisier, la mère faisait des ménages sans compter le sien. Pauvreté, honneur, telle était en deux mots la devise de la famille.

Paul, en outre, était chrétien. Non pas comme l'est tout le monde, mais par ce choix du coeur qui s'appelle la conversion. Élève d'une école du dimanche à Montmartre où il habitait, Paul avait, peu de temps avant le moment où commence notre récit, compris et accepté la grâce de Dieu en Jésus notre bien-aimé Sauveur.

Quelques jours après la distribution des prix, son père l'avait placé chez un changeur de la rue Montorgueil, près de la Bourse. La place n'était pas brillante, mais c'était un début. Tous les matins, Paul descendait à pied des hauteurs de la butte chère aux Parisiens, emportant dans une serviette d'employé son repas de midi : un peu de viande froide et du pain. Sa journée commençait à huit heures, et finissait à six heures du soir.

Pour tout dire, le pauvre Paul trouva bien dur, pendant ces beaux mois d'été qu'il avait passés, les années précédentes, chez sa grand'mère, bonne paysanne de Normandie, de rester emprisonné dans cette grande cage à l'atmosphère lourde et accablante qui s'appelle Paris, et d'avoir chaque jour dix heures à passer, comme les singes du jardin des Plantes, derrière un grillage, dans un sombre rez-de-chaussée de la vieille rue Montorgueil. Mais nous avons dit qu'il était chrétien ; c'est dire qu'il avait sacrifié ses préférences à la volonté de Dieu, et lui était même reconnaissant d'avoir cette longue course à faire le long des grands boulevards plantés de marronniers et de sycomores; l'imagination aidant, il voyait de la poésie dans ce qu'il appelait plaisamment « la forêt de Paris, » et les moineaux piailleurs qui la peuplent en si grand nombre représentaient à ses yeux l'élément de liberté et de sauvagerie sans lequel la vraie nature n'existe pas.
Maintenant, l'hiver était venu et l'on approchait de Noël.

Le patron de Paul s'appelait M. Salomon Lévi, et ce nom indique suffisamment à quelle race il appartenait. Comme la plupart des Israélites qui s'adonnent au commerce de l'argent (et on sait qu'ils sont nombreux), M. Lévi était, comme on dit, « serré ». Ses employés le voyaient manier l'or toute la journée, mais ils ne roulaient pas dessus. Un maigre comptable, M. Flachon, au crâne chauve et luisant sous la lumière du gaz, et un garçon de bureau, Lucien, formaient, avec Paul, tout le personnel de la maison. M. Lévi exigeait d'eux, pour un salaire dérisoire, une ponctualité irréprochable et la plus grande obséquiosité. Quant à la probité, il l'eût demandée sans doute s'il l'avait crue possible, mais il était de ces hommes qui, jugeant autrui à leur propre mesure, ne croient pas à la conscience des autres parce qu'ils n'en ont guère. Il était son propre caissier, et sa vigilance rendait impossible le moindre larcin de ses employés.

À franchement parler, les collègues de Paul ne lui inspiraient guère plus de sympathie que le patron. M. Flachon avait la mine d'un vieux renard, et Lucien était un noceur fini. Dès que M. Salomon Lévi avait tourné le dos, ces deux individus commençaient entre eux des conversations abominables, où les propos les plus haineux à l'endroit du « Youtre » se mêlaient aux paroles ordurières. Le pauvre Paul en était écoeuré. Il ne se mêlait point à ces discours, et souvent il se sentait prêt à pleurer, quand la verve caustique de ses compagnons se tournait contre lui. Ils l'avaient affublé du surnom d'Eliacin, à cause de sa naïveté qu'ils trouvaient amusante et ridicule, et qu'ils s'efforçaient - les misérables - de lui faire perdre par une exécrable initiation aux vices qu'il ne connaissait point.

Le retour du patron mettait un terme au supplice de Paul, mais, hélas ! il n'en était guère mieux, car il assistait souvent, derrière son grillage, à des actes de piraterie commis en plein Paris sous l'égide des lois. C'était, par exemple, quelque pauvre fabricant, comme il y en a beaucoup dans ce quartier où se fait « l'article de Paris, » qui venait présenter ses billets à l'escompte, pressé par le besoin d'un peu d'argent comptant, et à qui l'âpre changeur ne prenait pas moins du quarante pour cent, sous divers prétextes. Trop peu initié encore aux roueries de la finance pour comprendre l'infamie de l'usure, Paul voyait bien pourtant, à l'éclair de colère impuissante qui luisait dans les yeux du malheureux client, qu'un acte louche et condamnable venait de se passer.

« Pour une boîte, c'est une boîte, » disait le père Mallard à son fils, quand celui-ci lui racontait, le soir, quelque tour du patron, ou quelques propos des employés. « Mais que veux-tu, mon petit, nous n'avons pu te caser que là.... En attendant, tu apprends un peu le commerce ; et puis, vois-tu, dans notre position, vingt francs par mois, c'est une somme ! »

II

Malgré toutes ces misères, Paul n'était pas sans consolations : à treize ans, il faudrait qu'une vie fût bien sinistre pour être tout à fait décolorée.
Et d'abord, il avait sa famille, et surtout sa soeur Julie, grande fillette sérieuse et sage, bien qu'elle n'eût que douze ans, une vraie petite femme. Elle aussi s'était convertie à l'école du dimanche ; aussi l'intimité était elle grande entre les deux aînés. Le soir, après que Julie avait fait ses devoirs de classe, ils lisaient ensemble la Bible, ou quelque bon livre qu'on leur avait prêté. Et c'étaient des conversations interminables, souvent fort animées, dont le prétexte était fourni par ce qu'on avait lu. Les cadets, Marie, Louis et Georges, formaient autour d'eux la galerie et subissaient l'influence des deux « grands. » Le père, sa journée faite, avait l'habitude trop fréquente de s'arrêter chez le marchand de vin pour boire un verre avec les amis, sans trop se griser, cependant ; et la pauvre Mme Mallard, heureuse de n'avoir pas, comme tant d'autres, un ivrogne renforcé pour époux, ne lui faisait aucun reproche. Ses travaux, d'ailleurs, l'absorbaient. Elle ne comprenait pas grand'chose aux idées religieuses de ses enfants : en vraie fille de Paris, elle n'avait jamais été pratiquante, et depuis son mariage n'avait guère franchi le seuil des églises. Mais elle se félicitait in petto d'avoir autorisé ses enfants à fréquenter cette espèce de « chapelle en boutique, » comme on l'appelait dans le quartier, où des dames et des messieurs très aimables leur apprenaient à chanter des cantiques et à prier Dieu, ce qui, pensait Mme Mallard, ne peut jamais nuire à personne.

Le dimanche était pour Paul et Julie le meilleur jour de la semaine, cela va sans dire. Quand il faisait beau, ils allaient le matin, quelquefois avec Marie, se promener jusqu'aux Buttes-Chaumont ; quand il pleuvait, on restait à la maison où les heures passaient vite. L'après-midi, on allait à l'école du dimanche. Enfants, qui lisez ces lignes, vous qui avez été élevés avec tant de soin par des parents chrétiens, je ne crois pas que vous sachiez apprécier, que vous puissiez aimer votre école du dimanche, comme le font ces petits païens de Paris, qui, intéressés aux choses merveilleuses que raconte l'Évangile, reviennent régulièrement chaque dimanche, sans qu'on les y contraigne, uniquement parce que ce lieu est pour eux le seul coin d'idéal, et cette heure le seul moment de la semaine où brille sur eux un rayon du ciel, et parce que leur âme ignorante et avide trouve là seulement cette pâture dont nul être humain ne peut se passer sans mourir !

Au commencement de décembre, le directeur prit Paul à part et lui annonça qu'il l'avait choisi pour une tâche importante, la veille de Noël. C'est lui qui, devant l'arbre illuminé, devait réciter l'histoire de la Nativité, racontée dans les Évangiles. Ce récit est long, il fallait donc l'apprendre soigneusement pour le répéter mot à mot. « C'est toi qui es mon meilleur élève, ajouta le directeur, et je compte sur toi pour faire honneur à l'école. »

Paul promit et se mit à la besogne, assez facile en somme : sa mémoire était excellente. Mais il ne se doutait guère de quelle façon se passerait pour lui cette veille de Noël !

III

Huit jours avant le 25 décembre, M. Salomon Lévi descendit de bonne heure de l'entresol qu'il occupait au-dessus de son bureau. Paul était à son poste, mais les deux autres employés n'étaient pas encore arrivés. Le patron constata leur absence par un juron :
- Toujours en retard, ces paresseux-là ! grommela-t-il. Il faut que ça change !

M. Flachon et Lucien ne tardèrent pas à arriver. Tous deux avaient l'oeil allumé et le nez rougi de gens qui viennent de prendre de l'alcool. Ils venaient en effet, de chez le « mastroquet » d'en face, où ils avaient bu le coup de vin blanc matinal.
- Ah ! vous voilà, vous autres ! cria M. Lévi en les apercevant. C'est donc toujours la même chose ! Je ne veux pas de pochards chez moi, entendez-vous ?
(je renonce à reproduire les expressions exactes dont se servit le patron).

Les deux compères ne répondirent pas tout d'abord ; ils s'assirent en silence et firent semblant de se mettre au travail. Mais M. Lévi était de plus mauvaise humeur ce jour-là que de coutume ; il continua à invectiver ses employés, jusqu'à ce qu'enfin le garçon de bureau leva la tête :
- Eh bien, quoi ! Voilà bien du train pour pas grand'chose ! A-t-on pas le droit de boire un coup comme tout le monde ? Après tout, votre « boîte » n'est pas si amusante, et ce ne sera pas difficile d'en trouver une autre !
- Ah ! C'est comme ça ? hurla M. Lévi. Eh bien, je vous mets à la porte tous les deux.... Vous entendez.... dans huit jours, vous sortirez d'ici.
- Je vous ferai observer, Monsieur, dit le comptable d'un ton calme, que je ne vous ai rien dit, moi, bien que vous m'insultiez depuis un quart d'heure.
- Ça ne fait rien ! Vous ne me plaisez pas, vous, avec vos manières. Et puis c'est dit, Je ne reviens jamais sur ma parole.

Le pauvre Paul, pendant cette scène violente, tremblait de tous ses membres. Jamais la brutalité humaine ne lui était apparue si horrible et si crue que dans cette dispute, où des blasphèmes et des injures sortaient de bouches tordues par la haine.

Quand le patron fut sorti, les deux hommes donnèrent un libre cours à leur colère. Lucien surtout était hors de lui :
- Je ferai sauter sa cambuse ! cria-t-il en frappant la table du poing.

Mais M. Flachon le rappela à l'ordre :
- Allons, Lucien, ne dites pas de bêtises. On se contentera de dénoncer le « Youtre » à Drumont, de la Libre Parole : il lui dédiera un bon petit article, et nous rigolerons. Mais il ne faut pas parler de faire sauter les gens.... C'est pourtant « chien » de nous mettre à la porte au moment des étrennes !

En parlant ainsi, le comptable cligna de l'oeil à Lucien, en lui désignant Paul. Cela voulait dire : « Si tu as des projets, nous en causerons entre nous, mais méfie-toi du petit ! » Paul saisit vaguement ce signe, mais n'y attacha pas une grande importance.

IV

La veille de Noël notre jeune ami apporta son Nouveau Testament au bureau, car la fête de l'école du dimanche devait avoir lieu ce soir-là, et il tenait à dire sans aucune faute le récit évangélique. De temps en temps, quand il avait terminé un bordereau et que l'ouvrage chômait, il ouvrait son livre à la dérobée, et lisait.
Mais rien n'échappait aux yeux d'Argus de M. Salomon Lévi. Paul vit tout à coup le patron à ses côtés, et avant qu'il eût le temps de cacher son livre, celui-ci le lui prit des mains :
- Croyez-vous que je vous paie pour lire des romans ? dit-il d'un ton bourru ; car je parie bien que c'est quelque chose de ce genre que vous lisez en cachette. Voyons.... Le Nouveau Testament de notre Seigneur Jésus-Christ. Ah ! par exemple ! vous donnez dans ces blagues-là ? Je ne vous croyais pas si bête !

Paul sentit une rougeur monter à ses joues ; il allait faire une réponse vive, mais il se contint :
- Enfin, dit le patron, toutes les opinions sont libres ; mais je n'aime pas les cagots, surtout quand ils se cachent pour faire leurs simagrées. Le voilà, votre livre, mais que je ne vous y prenne plus !

Paul reprit son Nouveau Testament ; il était humilié et irrité. Paraître manquer de droiture aux yeux d'un juif pour avoir lu l'Évangile ! Sa conscience lui disait pourtant que le patron n'avait pas tort, malgré sa brusquerie, puisque le temps de ses employés lui appartenait.

Six heures sonnèrent enfin : dans deux heures, là-haut, à Montmartre, s'allumeront les bougies de l'arbre de Noël, et Paul récitera l'histoire des bergers de Bethléem....

Avec l'insouciance de son âge, il a presque oublié la scène d'il y a huit jours. M. Flachon et Lucien n'ont plus eu d'altercation avec le patron, qui s'est montré vis-à-vis d'eux comme d'ordinaire. Seulement, les deux hommes ont eu des conciliabules à voix basse, surtout dans cette dernière journée.

Enfin M. Lévi appelle les deux employés :
- Voilà votre argent, leur dit-il, en comptant à chacun son salaire du mois. Nous sommes le 24, mais je vous paie le mois entier ; vous n'avez pas besoin de revenir, vos places seront occupées après-demain. Comme, après tout, je n'ai pas de graves reproches à vous faire, voici pour chacun de vous un bon certificat. Maintenant, nous ne nous devons plus rien. Bonne chance, et au revoir !
Et il tendit sa main froide et sèche aux deux hommes, qui firent semblant de ne pas la voir.
- Comme vous voudrez, dit-il. Je ne vous retiens plus. Vous, Paul, restez après ces messieurs, vous m'aiderez à fermer le bureau.

Le comptable et le garçon étaient entrés dans l'arrière-boutique, qui servait de vestiaire. Tandis que le premier mettait lentement son pardessus, le second était penché sur une table, comme pour chercher un objet perdu.
- Eh bien, messieurs, je suis pressé, dit M. Salomon Lévi avec impatience, en saisissant la poignée de la manivelle qui fermait la devanture.
- Nous partons, nous partons ! répondit M. Flachon. Adieu, Paul !
- Petit Poucet, prends garde à l'ogre ! ajouta Lucien.

Puis, passant à côté de l'enfant, il lui glissa rapidement quelques mots à l'oreille :
- Sors avec nous, prends garde à toi, c'est pour ton bien !

Mais Paul, fidèle à la consigne, fit un signe de tête négatif. « Au revoir » dit-il, et il vit, par la vitrine, les deux hommes s'éloigner précipitamment dans la direction des Halles.
Il se retourna. Une légère odeur de brûlé le saisit aux narines. Le patron tournait paisiblement la manivelle.

Le jeune garçon fit un pas vers l'arrière-boutique, où brûlait un bec de gaz. Tout à coup il aperçut sous la petite table une mèche allumée, sortant d'une boîte de fer-blanc : UNE BOMBE ! Ce Mot terrible se présenta aussitôt à son esprit. La mèche était très courte, elle brûlait bien, dans quelques secondes la flamme allait atteindre la boite .... C'était la vengeance des deux misérables !

Le premier mouvement de Paul fut de fuir dans la rue par la porte, restée grande ouverte. Le patron ? Il méritait bien ce qui allait lui arriver ; et rapide comme l'éclair, son humiliation de la journée lui revint à la mémoire. Mais ce ne fut qu'un éclair : le sentiment du devoir, de l'honneur, du sacrifice, le sens chrétien enfin, prit le dessus dans l'âme. de l'enfant ; il s'élança vers la table, se baissa, étendit les mains vers l'engin meurtrier :
- Sauvez-vous, Monsieur, sauvez-vous ! Une bombe ! cria-t-il.

Au même instant, une détonation se produisit. Pendant quelques secondes, le bureau fut plein de fumée et de la poussière des plâtras tombés de toutes parts. Paul était étendu sans connaissance sur le parquet ; M. Lévi avait fui dans la rue en poussant des cris affolés....

V

Heureusement, la bombe avait été fabriquée par des novices. En outre, si Paul n'avait pu éteindre la mèche à temps, il avait du moins déplacé l'axe de l'engin qui, éclatant du côté du mur, avait perdu une grande partie de sa puissance destructrice. Lorsque, la police étant accourue, on releva le courageux enfant, il se trouva n'avoir que des contusions sans gravité, produites par la chute des matériaux et de quelques meubles légers qui s'étaient renversés sur lui.

M. Salomon Lévi insista pour que Paul fût transporté dans son appartement, où il voulut lui-même lui administrer un cordial. Cet homme n'était plus le même ; ses mains tremblaient en tendant le verre au jeune garçon :
- C'est bien, petit, c'est bien, ce que tu as fait là ! ... Les lâches ! Ils n'ont pas reculé devant le meurtre d'un innocent comme toi pour se venger .... Et toi, tu m'as averti, tu as risqué ta vie .... Tu es un homme, va, je saurai te récompenser.

Paul ne répondait pas. Un sourire triste errait sur ses lèvres.
- Pourtant, ajouta M. Lévi, je n'ai pas été aimable pour toi ; je t'ai souvent grondé ; aujourd'hui encore, pour ce livre que tu lisais....
- Monsieur, dit enfin Paul, ne parlons plus de cela. J'ai fait mon devoir, mais il s'en est fallu de peu que la peur ne soit la plus forte. J'aurais été lâche, moi aussi, si Jésus ne m'avait secouru au dernier moment.
- Hein ?
- Oui, ce Jésus dont parle mon livre, c'est lui que j'ai prié et qui m'a rendu capable de me jeter sur la mèche pour l'éteindre, au lieu de me sauver.
- Bah ! veux-tu me persuader que Jésus de Nazareth, mort depuis si longtemps, t'a donné le courage que tu as eu ?
- Oui, Monsieur. Sans lui, qui est mort pour moi et m'a appris à aimer mon prochain, j' aurais d'abord sauvé ma vie, sans penser à la vôtre !

M. Lévi était ému. Dans son âme ténébreuse, pénétrait un rayon d'une clarté nouvelle. Il y a donc dans le monde d'autres mobiles que l'argent et l'intérêt personnel ! L'amour de Dieu et du prochain, idée qu'il eût traitée de folie quelques instants auparavant, se présentait maintenant comme une puissance réelle, puisqu'il lui devait l'existence.
- Mon enfant, dit-il d'un ton très doux, avec des larmes dans les yeux, il faudra que tu pries pour moi. Je me suis trompé ; j'ai manqué ma vie, mes employés ne sont guère plus coupables que moi. Tu me prêteras ton livre : je veux lire l'histoire de ce Jésus que nos pères ont tué, et que vous adorez comme le Messie. Il doit y avoir quelque chose de vrai là-dedans. Eh bien, s'il y a un Dieu comme je commence à le croire, peut-être aura-t-il pitié de moi !

Paul ne répondit rien, mais des larmes de joie brillèrent dans son regard.
Quelques instants après, le patron le mit dans un fiacre, et l'emmena chez ses parents. Grand émoi au logis ! La fête de Noël fut manquée. Paul ne récita pas sa leçon, aucun membre de sa famille n'alla voir l'arbre de Noël. Mais après que M. Lévi se fut retiré en serrant affectueusement la main à tout le monde et en particulier à son petit sauveur, toute la famille, réunie dans l'humble salle à manger, courba la tête pour la prière et l'action de grâces que prononça Julie à voix basse (car c'était la première fois qu'elle osait le faire devant ses parents). À ce moment, les anges qui contemplaient cette scène se réjouirent comme jadis au-dessus de la crèche, et ce fut, vous pouvez m'en croire, une belle nuit de Noël.


La mort du Vieil Homme.

I

UAND aux yeux des bergers se fut éteinte la lumière miraculeuse qui les avait éblouis et jetés sur leurs faces, et que les derniers accents du Gloria in excelsis furent devenus indistincts, puis imperceptibles, ils se levèrent sous la pâle clarté des étoiles, qui jamais ne leur avaient semblé si ternes ; - et pourtant, elles sont brillantes les étoiles de l'Orient !
Ils restèrent un moment silencieux et comme écrasés sous l'impression des choses extraordinaires qu'ils avaient vues et entendues.
- Ils sont partis ! dit enfin l'un d'eux.
- Partis, et nous restons dans la nuit, sur cette froide terre !
- Oui, dit un troisième, mais ils nous ont annoncé une bonne nouvelle. Allons jusqu'à Bethléem, et voyons ce qui y est arrivé, et que le Seigneur nous a fait connaître !

Ils se mirent donc en route, après avoir enfermé leurs brebis dans l'une des grottes qui sont creusées au flanc de la montagne, près du sommet de laquelle Bethléem est situé.

Le voyage n'était pas long. Ils gravirent rapidement le sentier rocailleux qui conduisait au village. Comme ils en approchaient, ils virent déboucher d'un petit bois d'oliviers et de figuiers qui bordait le chemin, une grande ombre noire, une espèce de géant à l'allure sinistre. À la clarté de la lune il leur apparut couvert d'une peau de bête, les cheveux longs, incultes, tout blancs. Sous ses larges sourcils flamboyaient des yeux égarés et farouches. Les bergers eurent peur. Que cette vision était différente de celle de tout à l'heure !
Pourtant, comme la bonne nouvelle leur avait donné du courage, les bergers n'hésitèrent qu'un instant. L'un d'eux s'approcha du grand vieillard :
- Étranger, dit-il, qui es-tu ? d'où viens-tu ? Et que fais-tu ici à cette heure ?

Une voix rauque leur répondit :
- Que vous importe ? Passez votre chemin !
- Tu as tort de nous parler ainsi, reprit doucement le berger. Tu es seul, tu parais vieux, la nuit est froide. Tu ne peux rester là ; viens avec nous ! Une place se trouvera bien pour toi dans quelque maison, et tu dormiras tranquille.

L'inconnu parut touché de cette affectueuse insistance.
- D'ailleurs, poursuivit le berger, nous avons appris tout à l'heure de grandes choses....
- Chut ! fit l'un de ses camarades. Il vaudrait peut-être mieux n'en pas parler à tout venant.
- N'en pas parler ! reprit l'autre. Mais ne te souviens-tu pas des paroles de l'ange : « Je vous annonce une grande joie qui sera pour tout le peuple ? » C'est notre devoir d'informer tout venant de ce qui vient d'arriver ; et qui aurait besoin plus que celui-ci, d'entendre une si excellente nouvelle ?

Là-dessus, le brave homme se mit à conter à son mystérieux compagnon de route les merveilles de cette nuit.
- Viens avec nous voir l'Enfant, conclut-il, et peut-être te rendra-t-il la paix, que tu sembles avoir perdue.

À ces mots, le vieux vagabond éclata d'un rire effrayant :
- La paix ! ah ! ah ! ah ! ... La paix, voilà bien longtemps que je ne la cherche plus. Je l'ai perdue le jour où.... mais pourquoi vous raconter cette histoire ? je suis maudit, et nul enfant, nul homme au monde ne pourra me rendre le bonheur. Je porte une plaie incurable, et qui me tient dans une fièvre continuelle.... Voyez plutôt !

Et le vieillard, écartant les broussailles de sa chevelure, leur montra sur son front une large tache sanglante, affreuse à voir.
- J'ai lavé cette plaie dans toutes les rivières, dans toutes les mers. J'ai laissé tomber sur elle les pluies et la rosée ; j'ai appliqué mon front brûlant sur la neige vierge des monts ; rien n'a effacé la tache, rien n'a guéri ma fièvre. Et tant que la plaie durera, je ne pourrai mourir. Elle me dévore et me protège en même temps. C'est la mort perpétuelle, la mort sans repos, sans oubli. Et cela durera jusqu'à ce que le sang d'une nouvelle victime, que je ne sais où trouver, me guérisse en tombant sur moi.

Les bergers se regardaient, effarés.
- Qui es-tu donc ? interrogeaient-ils.
- Qui je suis ? Ah ! ne demandez pas mon nom, il vous ferait horreur. Laissez-moi plutôt à ma solitude et à mon tourment. Adieu ! soyez bénis, vous du moins, pour avoir eu compassion de moi !

Il allait disparaître, mais le berger qui lui avait parlé le premier, courut après lui :
- Mon frère, lui cria-t-il, reste avec nous. J'ignore ton nom et ne veux pas le connaître ; mais qui que tu sois, l'ange a parlé pour toi comme pour nous. Écoute on entend peut-être encore la multitude céleste « Bonne volonté envers les hommes.... » tous les hommes ! viens, viens ! L'Enfant nous est né, la terre n'est plus maudite !

L'amour est tout-puissant. Le vieillard se laissa vaincre ; et ils arrivèrent ainsi à Bethléem.

II

Aux signes qui leur avaient été donnés, les bergers n'eurent pas de peine à découvrir l'Enfant divin. Il n'y avait pas eu beaucoup de naissances, cette nuit-là, dans la petite ville ; et celle-ci était la seule qui se fût produite dans l'étable d'une hôtellerie.
Ils entrèrent donc dans cette étable, et le vagabond avec eux. Mais lui restait au dernier rang, n'osant approcher, sceptique et craintif à la fois, promenant sur toutes choses ses yeux farouches de bête traquée. Enfin son ami vint le prendre par la main :
- Regarde, lui dit-il, voilà le petit Enfant !

L'homme avança vers la crèche, et se pencha pour regarder le frêle nouveau-né. Tous furent saisis du contraste entre cette affreuse vieillesse et l'adorable fleur de pureté qui venait d'éclore en ce pauvre lieu. Marie, la jeune mère, eut un frisson ; elle avança la main comme pour écarter l'être repoussant dont l'haleine allait peut-être empoisonner son fils... Mais elle n'en eut pas le temps, car soudain le vieillard se redressa, poussa un cri :
- C'est lui, c'est lui ! Est-ce possible ? c'est lui, le frère que J'ai tué, et qui revient au monde pour se venger ! Le voilà tel qu'il était, aux bras de notre mère.... Abel, Abel ! ton sang crie contre moi !

Et, sur ces paroles désespérées, le vieux vagabond s'enfuit, comme s'enfuit l'assassin poursuivi par la justice. Tous le prirent pour un pauvre dément, et nul ne songea même à le rappeler.

III

Plus de trente ans se sont écoulés depuis la nuit de Noël. Nous sommes à la porte de la Ville Sainte, par un après-midi de printemps. Une foule énorme s'entasse sur un étroit espace, en forme de mamelon, au milieu duquel s'élèvent trois croix. C'est ici le Golgotha, la funèbre colline où s'accomplit le plus grand de tous les crimes, qui fut en même temps le plus grand de tous les sacrifices : dernier mot de la haine et dernier mot de l'amour.

Parmi ceux qui contemplent de loin la mort du Fils de l'homme, se trouve l'un des bergers qui assistèrent à sa naissance ; et c'est justement celui qui se montra si compatissant pour le vieil inconnu. Le berger n'est plus jeune, il s'appuie plus lourdement qu'autrefois sur son bâton noueux ; mais c'est toujours, dans ses yeux, la même bonté qu'on peut lire. Il pleure. L'enfant, dont la naissance fut pour lui et pour ses compagnons le sujet d'une si grande joie, le voilà, maintenant, cloué, mourant !... « Crucifie, ôte, crucifie ! » crie la foule haineuse et aveugle. Et il lui semble entendre, au-dessus de toutes ces voix, flotter le chant joyeux dont la musique n'a jamais cessé, depuis plus de trente ans, de résonner dans sa mémoire : « Gloire soit à Dieu au plus haut des cieux, paix sur la terre, bonne volonté envers les hommes ! » Mystère affreux ! Comment ce chant s'accorde-t-il avec la réalité ? Comment sauvera-t-il le monde, ce pauvre champion de la justice, vaincu définitivement dans son duel avec l'iniquité ?

Tandis que le berger se perd dans ses réflexions, quelqu'un s'approche de lui. Rencontre surprenante ! c'est notre vagabond d'autrefois. Il a peu changé : même allure farouche, mêmes cheveux blancs, couvrant la plaie du front, qui saigne toujours....
- C'est ici, murmure-t-il à voix basse, c'est ici que mon frère avait dressé son autel et que, jaloux de la faveur qui lui fut montrée, je le tuai. Et maintenant, on a fait de cette affreuse lande un lieu de supplice, et j'y reviens souvent, attiré par je ne sais quelle force souveraine. Mais qui donc, aujourd'hui, fait-on mourir, pour que l'assistance soit si nombreuse ?

Cette dernière phrase fut prononcée à voix plus haute, et le berger l'entendit. Il releva la tête et reconnut son étrange compagnon de Noël.
- Ceux de droite et de gauche sont des malfaiteurs, répondit le berger, mais celui du milieu, c'est Jésus, l'ami des pécheurs. l'enfant qui naquit à Bethléem, dans la nuit où nous nous rencontrâmes pour la première fois.... T'en souvient-il, vieillard ?

À ces mots, Caïn le regarda.
- Oui, je te reconnais, dit-il. Mais que dis-tu ? Ce criminel, ce serait l'Enfant qui ressemblait tant à mon frère ? Laisse-moi le voir de plus près.... Ciel ! c'est lui, c'est lui, te dis-je, plus encore qu'à sa naissance. Abel, Abel, mon frère, qui donc t'a tué de nouveau ? Quel crime, plus horrible encore que le, mien, se commet à cette heure ?... Arrêtez, bourreaux, il n'est pas mort encore ! Ôtez cet homme de cette croix, il ne doit pas mourir, car il est innocent ! Il est innocent, et le coupable, c'est moi.... Tuez-moi à sa place, mais laissez-le aller !... Abel, Abel, pardonne !

Ainsi criait le grand Meurtrier, en paroles entrecoupées. Il s'était approché de la croix, il embrassait les pieds sanglants de la grande Victime, qui laissa tomber sur lui un regard d'amour.
Et une voix se fit entendre :
- C'est ici le sang qui crie de meilleures choses que celui d'Abel.

Une goutte de sang tomba sur le front de Caïn....
La plaie, l'horrible plaie se ferma.
Le visage du vagabond fut transfiguré.
Une paix céleste brilla dans son regard, tandis que son front pâlissait, pâlissait....
- Pardonné ! murmura-t-il en un dernier soupir.

Et le Vieil Homme, enfin, mourut au pied de la croix.


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