Contes du
Dimanche
Récits
allégoriques
Les dormeurs du Louvre.
L fait froid ; il pleut ; les
passants circulent rapidement, et les promenades
sont vides et désolées. C'est en des
jours pareils que la grande et croissante
armée des va-nu-pieds, des meurt-de-faim,
épaves des grandes villes, qui s'appellent
« les ouvriers sans travail »,
c'est en hiver, dis-je, que ces malheureux sont
surtout à plaindre ! En
été, la nature clémente leur
offre ses compensations : les bois sont
à tout le monde, et les bancs des boulevards
sont des lits suffisants pour qui ne craint pas de
dormir à la belle étoile. La Seine
leur fournit, gratis, des bains
réparateurs ; les jours sont longs, et
il est rare qu'il ne s'y rencontre pas une bonne
aubaine. Mais l'hiver, que faire ? où
se réfugier ? où
dormir ?
C'est alors que les églises sont
visitées par des fidèles d'un nouveau
genre, et les musées par d'étranges
amateurs. La plèbe loqueteuse connaît
les bons
endroits ; elle
sait que le suisse de telle église est
débonnaire, et l'on voit les pauvres gens
entrer, furtifs, baissant la tête, sans avoir
l'air de se connaître, dans le vieil
édifice, s'asseoir sans bruit autour des
piliers, dans les angles les plus obscurs, les plus
écartés. Ils restent là une
heure deux heures, une demi-journée, - le
plus longtemps possible : il fait si bon
près des bouches de calorifère !
Ils y restent jusqu'à ce que la faim les
chasse, ou que les portes de l'église
s'ouvrant pour quelque cérémonie, le
suisse leur dise :
« Déguerpissez ! »
Que leur importent, d'ailleurs, les
messes basses du matin, les prônes, les
catéchismes, tous les actes du culte qu'on
célèbre là ? Ils n'y
viennent ni pour l'autel, ni pour le
prêtre : uniquement pour le
calorique.
Quand les églises leur sont
fermées, les truands modernes se rabattent
sur les musées. Craignant d'être
refusés à l'entrée, on les
voit, au préalable, se passer la main dans
les cheveux, arranger leur casquette ou leur
chapeau crasseux d'une façon décente,
boutonner leur habit pour cacher l'absence de
linge, puis, rapides, passer devant les
huissiers.... La bataille est gagnée, ils
sont dans la place !
Mais, une fois là, que de
tactique, que d'habileté pour s'y
maintenir ! Ayant roulé toute la nuit,
les pauvres hères ont sommeil.... Ils
cherchent une banquette
isolée, et, les coudes sur les genoux, ils
s'endorment. Au-dessus d'eux flamboient les
chefs-d'oeuvre de l'école florentine, ou
flamande, ou espagnole.... Ils s'en soucient bien,
vraiment ! Dormir, dormir tranquilles, tel est
leur unique objectif. Et ils dorment,
jusqu'à ce que l'huissier, les secouant
vivement, les réveille en sursaut:
« Circulez, circulez ! on ne dort
pas ici ! »
Ces parias de la civilisation moderne
sont à la fois une honte et un danger pour
elle. Une honte, car ils prouvent bien
l'impuissance des lois sociales à
guérir la misère et à extirper
le vice ; jamais il n'y eut tant de
déclassés que de nos jours, jamais
tant de misérables ne furent réduits
à l'abrutissement ou au désespoir. Un
danger, car s'il est parmi ces hommes beaucoup
d'êtres inoffensifs, plus malheureux que
méchants, et dont le seul tort est,
d'être incapables, il en est aussi d'habiles,
de vindicatifs, qui sentent s'amasser en eux
d'implacables rancunes contre la
société cruelle et
égoïste qui les abandonne à
eux-mêmes.
Parmi ces pauvres gens, il en est qui
ont vu de meilleurs jours et qui subissent des
malheurs immérités. Nous avons connu,
il y a quelques années, un jeune homme qui
avait vainement battu le pavé de Paris pour
chercher un emploi. Ses ressources
épuisées, il avait dû quitter
son misérable garni pour
errer à l'aventure dans les rues,
après avoir, pendant quelques jours,
profité des asiles de l'hospitalité
de nuit. Un soir, il entra par hasard, avec une
bande de déguenillés comme lui, dans
une salle de réunions populaires : sans
doute, l'attrait du poêle et de la chaude
lumière du gaz fut pour quelque chose dans
sa décision.
Un orateur évangélique
parlait justement de la bonté de Dieu pour
ses créatures ; il disait quelque chose
comme ceci : « Vous êtes tous,
ici, pauvres comme Job, et moi, qui suis presque
aussi pauvre que vous, je ne puis vous soulager.
Mais, écoutez-moi bien : je vous donne
ma parole qu'aucun de vous, si coupable qu'il ait
été, si bas tombé qu'il soit
à cette heure, et si dénué de
tout qu'il puisse être, ne priera Dieu de le
secourir sans être exaucé. Comment Il
vous délivrera, je n'en sais rien, mais
à coup sûr, si vous vous adressez
à Lui avec foi, Il vous
entendra. »
Notre jeune homme prit ces paroles
à la lettre. La réunion
terminée, il erra toute la nuit, n'osant
s'arrêter à cause du froid, et priant
Dieu du fond de son âme. « jamais,
a-t-il dit plus tard, je n'ai passé une nuit
si heureuse. J'avais le sentiment que Dieu
m'entendait et que tous mes malheurs allaient
prendre fin. »
Il se présenta le matin dans une
maison où on lui avait
dit de revenir, et fut agréé comme
employé.
Il y a quelque temps, celui qui
écrit ces lignes voyait entrer dans une
salle de réunions évangéliques
un charmant jeune couple : à la
fraîcheur de leurs habits, et surtout
à la joie de leurs regards, on devinait des
nouveaux mariés.
- Me reconnaissez-vous ? dit le
jeune époux.
- Non, monsieur.
- Eh bien, c'est moi qui.... (et ici se
plaça l'histoire ci-dessus).... Et
voilà ma femme ; nous sommes
mariés depuis deux mois, et nous gagnons
bien notre vie. Voyez-vous, monsieur, je n'ai
jamais oublié cette nuit-là, je tiens
à le dire devant tout le monde, Dieu entend
et exauce les prières qu'on lui
fait.
- Lui avez-vous demandé la chose
suprême ? demandai-je.
Le visage de mon ami
rayonna :
- Oui, monsieur, et je l'ai
reçue : je suis chrétien. Dieu
m'a sauvé par Jésus-Christ.
En parlant ainsi, il regardait sa
compagne, qui l'approuvait d'un regard souriant.
Une nuit de Christ.
(1)
ENCHÉS sur leurs avirons, les rameurs
causent entre eux, tandis que l'embarcation
s'éloigne du rivage. Au fond de la barque
sont déposées douze corbeilles
pleines de morceaux de pain : ce sont les
restes du festin que le Maître a fait surgir,
pour le peuple, au milieu du désert. Mais ce
miracle ne les occupe guère ; ils n'y
ont pas pris garde, tant leur intelligence est
épaisse, tant elle est fermée aux
choses qui ne touchent point à leur orgueil
ou à leur intérêt
personnel.
De quoi donc
s'entretiennent-ils ?
Sans doute ils se demandent pourquoi
Jésus les a contraints de s'embarquer sans
lui. Et comme ils ont eu vent des projets de la
foule, - qui voulait enlever leur Maître pour
le faire roi, - ils le
soupçonnent
peut-être de les avoir abandonnés,
pour ne point les associer à sa
dignité nouvelle !
Cependant Jésus, resté sur le
rivage, renvoyait doucement chez eux tous les
pauvres enthousiastes, sachant bien que leur amour
pour lui n'était qu'une forme de leur
égoïsme. Son royaume n'était pas
de ce monde, et l'heure de régner ne devait
sonner pour lui qu'après l'heure de mourir.
Mais il ne pouvait pas même leur expliquer
ces choses ; aucun d'eux ne les aurait
comprises.
À regret le peuple se disperse,
et le Maître, demeuré seul, gravit les
pentes de la colline qui domine le lac. C'est
l'heure où la nature s'endort dans un
dernier sourire ; le soleil va
disparaître ; le ciel et l'onde se
colorent de teintes magnifiques. Comme au premier
jour du monde, le Fils contemple avec plaisir cette
Création, qui est son ouvrage. Il est triste
pourtant ; son âme est
excédée jusqu'à la mort par ce
contact journalier avec tant de
péché, d'ignorance et de
misère. Ah ! comme il lui tarde
d'être seul, pour se retremper dans la
communion du Père !
Arrivé au faîte de la
montagne, il se retourne. Aux dernières
lueurs du couchant, il aperçoit, comme un
point noir sur la face empourprée du lac, la
barque où sont ses disciples. Il les suit du
regard, les bénit, puis se prosterne et
prie.
Les premières étoiles ont paru.
Les oiseaux, avec des bruits
étouffés, ont caché leur
tête sous l'aile. Les fleurs se sont
fermées pour dormir. On n'entend que le
souffle du vent dans les arbres, et le clapotement
lointain des vagues agitées.
Jésus, toujours prosterné,
continue à prier.
Minuit. Le vent souffle en tempête. Le
hurlement sinistre du chacal se fait entendre. Tout
là-bas, douze rameurs éperdus luttent
contre les flots, tandis qu'ici leur Maître
semble les oublier et s'oublier lui-même dans
la prière.
Sa prière n'est pas, comme la
nôtre, l'effort pénible d'une foi
chancelante. C'est l'entretien vivant d'un Fils
avec son Père, c'est un dialogue et une
contemplation. Et ce contact avec les choses
invisibles est si réel, que sa face en est
illuminée : elle rayonne de joie
auguste et d'ineffable
sérénité.
L'humble Docteur qui, tout à
l'heure, refusait une couronne, le voici maintenant
Prince en vérité : tel un roi en
exil qui, le soir venu et la porte fermée,
s'ornerait pour lui seul des insignes souverains,
pour redevenir le lendemain l'hôte obscur et
dédaigné d'une race
étrangère.
Pour qui priait le Christ, la nuit, sur la
montagne ?
Il priait pour ce peuple ignorant et
grossier, prêt à l'acclamer
aujourd'hui parce qu'il l'avait nourri d'un
miracle, et prêt à le lapider demain
si le miracle ne se renouvelait pas.... Il priait
pour que, jusqu'au bout, la force lui
restât ; car il lui en fallait autant
pour vivre que pour mourir. Mais il priait surtout
pour ces douze rameurs, qu'il voyait, malgré
les ténèbres, luttant contre la
tempête. Il les voyait sur
une autre mer, bien plus vaste, et dans d'autres
périls, bien plus grands. Ces rameurs sont
l'espoir du monde ; cette barque, comme
l'arche flottant sur le déluge, porte une
nouvelle humanité. Et tandis qu'elle vogue
péniblement, le Christ prosterné
prie ; il prie pour qu'elle arrive au port....
À l'heure désolée qui
précède l'aurore, au moment où
les nautonniers, à bout de forces, laissent
aller leurs avirons, une étrange apparition
se dessine dans la brume grisâtre : un
fantôme ! Le premier qui
l'aperçoit le montre avec terreur à
ses compagnons, et tous le voient. Ce n'est donc
pas le rêve d'un homme assoupi : aussi,
tous ensemble, poussent-ils un grand cri,
peut-être dans l'espoir de dissiper ainsi la
vision effrayante.
Oh ! les tristes héros des
batailles divines ! Fils de la mer, ils ont
peur des vagues ; fils de la terre, ils ont
peur des fantômes ! Et c'est avec ces
hommes-là que Jésus veut fonder son
empire universel ?
- Rassurez-vous, c'est moi, n'ayez point
de peur.
La voix qui parle ainsi est douce, mais
forte ; elle domine l'orage, elle arrive
jusqu'aux douze rameurs. C'est lui, c'est lui,
ô merveille ! Il approche, il vient
à eux sans barque ni voile. Ah ! le
voilà, Celui qui n'est ni le fils de la mer
ni le fils de la terre ; voilà le Fils
du ciel, l'espérance du monde ! Non, la
nouvelle humanité n'est pas dans cette
barque, à la merci de cette mer
infime ; elle est dans l'Homme que la vague ne
peut submerger ni le sépulcre retenir.
Allez, rameurs, allez sans crainte : avec lui
votre nacelle bravera toutes les tempêtes, et
de siècle en siècle abordera toutes
les plages !
Lorsque, plus tard, après la
Pentecôte, ils allèrent selon l'ordre
du Maître porter aux bouts du monde
l'Évangile de la résurrection, que de
fois les rameurs du lac de Galilée durent se
souvenir de cette scène matinale ! Sur
la mer sanglante de la persécution, que de
fois ils revirent l'apparition consolante ! Au
fond des prisons, sous le fouet, sous la hache, que
de fois ils entendirent la voix bien connue :
« Rassurez-vous, c'est
moi ! »
Et toi, pauvre chrétien, pourquoi
te désolerais-tu ? Il t'a laissé
seul, mais ce n'est qu'en apparence : il prie
pour toi, là-haut, il te suit du regard sur
la mer troublée de la vie. Rame, travaille,
lutte et ne désespère jamais !
Car dans les brumes grises qui
précèdent l'aurore, à l'heure
la plus froide et la plus désolée,
quand ta main défaillante abandonnera les
avirons, tu verras apparaître aussi, non la
Mort, ce noir fantôme, mais ton Sauveur,
souriant et les mains tendues :
« C'est moi, dira-t-il, n'aie
point de peur ! » Et ta barque,
aussitôt, touchera le rivage.
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