Contes du
Dimanche
Récits
allégoriques
La maison de l'esprit.
Allocution prononcée à la
Fête de la jeunesse, à l'Oratoire, le
11 mai 1899.
ui de nous n'a rêvé d'être
propriétaire d'une maison qu'il aurait
lui-même fait construire à son
goût ? C'est peut-être l'une de
nos grandes misères, que la
nécessité où nous sommes pour
la plupart de vivre en des logis de passage. Le
temps viendra, espérons-le, où il
paraîtra aussi simple et aussi
nécessaire de posséder sa maison que
de porter des habits à soi.
Mais, en attendant que ce degré
de civilisation soit atteint, pourquoi chacun de
nous ne bâtirait-il pas la maison de son
esprit ?
Trop de gens se contentent de n'avoir
qu'un gîte d'emprunt, je veux dire des
opinions et des principes, ou plutôt des
préjugés, qui leur sont venus tout
faits de leurs aïeux, de leurs maîtres
ou de leur journal, et qu'ils ne se sont jamais
donné la peine d'examiner.
Ce sont ces gens qui se montrent parfois
entêtés jusqu'à la sottise dans
leur attachement à des erreurs
évidentes, et parfois mobiles jusqu'à
la frivolité dans les fluctuations. de leurs
idées.
Il n'est cependant pas nécessaire
d'être riche, ni érudit, ni même
lettré ou homme de loisir pour ériger
la Maison de l'Esprit. Pour être soi, et pour
être chez soi, il n'est besoin que de vouloir
avec sincérité et
persévérance.
I
Et d'abord, cette Maison, où la
bâtirons-nous ?
N'allez pas, je vous en conjure,
élire domicile sur les grands boulevards,
aux carrefours bruyants où la foule se
presse du matin au soir, et même du soir au
matin. Le spectacle continuel que vous auriez sous
vos fenêtres deviendrait bientôt un
supplice pour votre esprit, qui a besoin de
solitude et de recueillement. Vous seriez toujours
hors de chez vous, dans la fièvre du travail
infécond ou l'agitation du plaisir factice.
Non, non ! L'existence mondaine n'est pas la
vie ; on ne peut s'y plaire qu'à la
condition d'être mort à la vie
véritable. Ils sont nombreux, cependant,
ceux qui n'ont de joies,
d'occupations et d'idées que celles qu'ils
empruntent à la multitude ; âmes
superficielles qui confondent le bruit avec
l'action, et le rire faux avec le vrai
bonheur.
Mais n'allez pas à l'autre
extrême, comme l'ont fait beaucoup de ceux
que la vie mondaine n'a pu séduire, ou
qu'elle a déçus ; n'allez pas
choisir, pour y habiter, les hauteurs froides et
désolées de la raison abstraite, de
la science morte, de l'orgueilleuse philosophie.
Les neiges éternelles ne sont pas faites
pour la demeure de l'homme ; comment
vivrait-il où rien ne peut
croître ? Sans doute il est salutaire
d'aller au sommet des montagnes chercher l'air pur,
les vastes panoramas de la terre et les merveilles
du ciel ; mais il faut en redescendre
bientôt pour se mêler à
l'humanité, afin de dépenser à
son service les forces que l'on a reconquises loin
d'elle.
C'est pourquoi je vous conseille de
bâtir la Maison de l'Esprit à
mi-côte, entre la plaine où grouille
la multitude et les sommets
où règne la solitude, entre la terre
et le ciel, entre l'homme et Dieu : assez
près du premier pour lui porter secours au
premier appel, assez près du second pour
qu'il vous entende aussi et vous secoure, quand
vous aurez besoin de Lui. Car « l'homme,
a dit Pascal, n'est ni ange ni
bête. » Il n'est pas un ange, pour
vivre au-dessus des nuages ; il n'est pas une
bête, pour se plaire aux choses viles. Ni
ange ni bête, mais chrétien,
c'est-à-dire homme de Dieu,
intermédiaire entre l'homme et Dieu.
Jadis, au-dessus et quelquefois au
milieu des villages, s'élevait la tour du
seigneur, séparée des autres
habitations par un fossé qui entourait la
motte sur laquelle la tour était assise. En
principe, cette tour était destinée
à protéger les pauvres paysans contre
les agressions si fréquentes en ce
temps-là ; le seigneur féodal,
gardien et défenseur de ses vassaux, devait
leur ouvrir sa demeure à la moindre alarme.
L'église jouait le même
rôle ; elle était l'asile qu'on
ne pouvait violer sous peine de sacrilège.
Ainsi les chrétiens sont les rois et les
prêtres du monde ; ils érigent,
au milieu des faiblesses et des crimes, la noble
tour de la foi et de l'espérance, ouverte
à tout venant ; ils rassurent,
consolent et sauvent l'humanité.
II
Ce n'est pas qu'il faille nécessairement
donner à la Maison de l'Esprit la forme d'un
château ou d'une église : plus
elle sera laïque et moderne, plus elle
remplira le rôle magnifique dont je viens de
parler. Sur quels plans faudra-t-il donc la
construire ? Telle est notre seconde
question.
Mais avant de commencer à
bâtir, laissez-moi vous rappeler qu'il est
certaines règles immuables auxquelles vous
ne sauriez vous soustraire. Forteresse ou
maisonnette, votre maison ne pourra être
solidement bâtie sans l'aide de
l'équerre, du niveau d'eau et du fil
à plomb. L'essentiel n'est pas qu'elle soit
grande, mais qu'elle soit droite : quelle que
soit l'étendue de votre esprit, c'est sa
rectitude qui importe le plus. Un homme de
conscience sans génie est toujours
bienfaisant ; un homme de génie sans
conscience est le fléau du monde.
Gardez-vous de deux travers, presque
aussi communs l'un que l'autre et funestes tous les
deux. Le premier, c'est la servilité dans
l'imitation ; le second, c'est la fausse
originalité, la bizarrerie. La
peur excessive d'être
« singulier » n'est pas moins
blâmable que la recherche de la
singularité. Il ne faut pas faire une chose,
ni refuser de la faire, uniquement parce que
d'autres la font.
Ces grands principes dûment
respectés, il nous est loisible de
bâtir la Maison de l'Esprit selon nos
goûts, nos facultés et surtout notre
vocation.
Ne se préoccuper de la
façade que dans une certaine mesure.
Beaucoup d'édifices n'ont guère autre
chose ; ils sont jolis, mais inhabitables.
L'Esprit pourrait en dire autant de plusieurs
d'entre vous, peut-être, jeunes gens et
jeunes filles, que leur extérieur
préoccupe infiniment plus que tout le reste.
Ce n'est pas que je veuille médire de la
toilette, si l'on entend par ce mot le soin
légitime du corps qui, n'étant pas
une guenille, ne doit pas être en guenilles.
Mais ce soin peut être facilement
exagéré, tandis que
l'aménagement intérieur de notre
être est négligé tout aussi
facilement.
On soigne la façade au
détriment de l'intérieur, lorsque,
même sans être vaniteux de sa personne,
on donne plus d'importance à la vie
matérielle : au
bien-être, à la fortune, à la
position, qu'à la vie morale, aux
qualités du coeur et de la conscience.
Je connais un album unique, où sont
représentées, - quelquefois par un
simple croquis, le plus souvent dans le plus grand
détail, - quelques-unes des plus belles
Maisons de l'Esprit qui aient jamais existé
depuis les temps les plus reculés.
Consultez-le ! je ne vous dis pas de copier
servilement telle ou telle vie, mais je vous engage
à emprunter à toutes ces nobles
âmes les principes qui les ont
guidées.
Cet album, c'est la Bible, où se
trouvent racontées les vies
héroïques et saintes des Abraham, des
Joseph, des Moïse, des David, des Daniel, et
celles de Paul, de Pierre, de Jean :
voilà des modèles !
Et au-dessus d'eux tous
s'élève la pure et parfaite Maison de
l'Esprit, le temple de Dieu parmi les hommes :
Jésus-Christ ! Inimitable, direz-vous.
Vous vous trompez. Jésus, notre Sauveur, est
aussi notre Exemple ; il est notre Exemple
parce qu'il est notre Sauveur ; la puissance
de sa mort nous rend capables d'imiter sa vie.
Ayez donc, à l'exemple de
Jésus, des apôtres et de tous les
saints réels, une chambre en votre Maison
spirituelle pour le grand travail de la vie :
la prière et la communion avec Dieu. Sans
l'activité cachée des racines, la
plante n'aurait ni sève ni fleurs ;
sans le travail intérieur de la
prière, toute oeuvre, même religieuse,
est factice, inféconde, mauvaise. Tout
palais a son oratoire ; l'édifice de
votre vie doit avoir le sien : ce sera le
quart d'heure matinal consacré à
Dieu, ce sera le dimanche tout entier, le dimanche,
jour où le ciel visite la terre et se
confond avec elle, pour qui sait faire de ce
jour-là l'usage voulu de Dieu.
Ayez aussi la chambre des délassements,
où vous cultiverez tout ce qui, sans
être sacré au sens religieux du mot,
est encore moins profane : la nature, les
arts, les livres, tout ce que Dieu a fait ou
permis, pour sa gloire et pour notre bien. C'est
une existence bien décolorée que
celle où ne se trouve jamais une heure pour
jouir du printemps, de la musique et de la
poésie. Bien loin d'être contraires
à la sainteté de la vie, ces choses y
contribuent, et je plains celui
qui n'y voit que dangers et pièges du
diable. Car Dieu n'a pas voulu que la Maison de
l'Esprit fût la prison de l'Esprit,
l'étroite casemate du soldat, la cellule du
cénobite, mais plutôt la demeure
large, aux grandes fenêtres ouvertes sur tous
les points de l'horizon, par lesquelles entrent
tous les souffles du ciel, et dont la noble joie
fait envie aux esclaves du monde.
Ayez la chambre d'amis ; que ce soit la
plus gaie de toutes, et qu'elle ne soit jamais
vide. Non pas que votre Maison doive être une
hôtellerie banale : les amitiés
trop faciles ne valent guère, et ce qu'il y
a de plus rare ici-bas, c'est un véritable
ami. Heureux David, - même
persécuté, honni, traqué
à mort, - s'il a trouvé son
Jonathan !
Parlerai-je d'une partie essentielle de
la Maison, qu'un sage architecte ne néglige
jamais ? Le sujet ne sera peut-être pas
poétique, mais la vie est faite
de réalités. Eh
bien, oui, je parlerai du sous-sol. C'est là
que, si vous n'y prenez garde, s'engendreront les
miasmes pestilentiels, l'humidité
traîtresse. Une belle façade, une
installation confortable ont leur importance ;
mais à quoi sert tout cela si la
fièvre et la peste résident au coeur
même de la maison, montent par les canaux
dissimulés dans les murailles, et tuent les
habitants ?
Voyez à quelle source les hommes
d'aujourd'hui, - l'homme civilisé surtout, -
puisent leur joie. Pour fêter dignement leurs
amis, ils ne se contentent pas des fleurs et des
rayons ; la musique et les arts ne suffisent
pas à les charmer. Il leur faut l'ivresse
folle, qui devient bientôt l'ivresse sombre
et brutale. Leur provision de gaieté est
déposée au fond de leur cave, sous
une ignoble couche de poussière et de toiles
d'araignées que l'on exhibe religieusement
aux convives avant de leur verser la
précieuse liqueur, bordeaux, Champagne ou
Chambertin.
Dans la Maison de l'Esprit, c'est le
coeur qui correspond à la partie souterraine
de l'édifice ; c'est de lui que montent
les inspirations, bonnes ou mauvaises.
« Car c'est du coeur que procèdent
les sources de la vie. » C'est de lui que
sortent les mauvaises pensées, les
convoitises coupables, qui peu à peu
asservissant la Volonté, se traduisent
bientôt en actes criminels.
Jeunes gens, ayez avant toutes choses un coeur
honnête et sain. Descendez tous les jours
dans ce for intérieur, ayant en mains la
lampe de la Parole divine, pour en chasser tout ce
qui rampe et se plaît aux
ténèbres ! Le coeur a horreur du
vide : remplissez-le de nobles affections, de
passions viriles, de saints enthousiasmes, et s'il
plaît à Dieu, cachez-y un pur et grand
amour qui durera autant que votre vie. L'amour de
Dieu d'abord, puis toutes les formes de ce
sentiment sacré, voilà le vin qui
réconforte, rajeunit, et seul rend
immortel !
Le livre des Proverbes de Salomon contient une
description de la femme parfaite, dans laquelle se
trouvent ces mots : « Sa lampe ne
s'éteint point pendant la
nuit. »
Voilà une perfection redoutable,
si ces mots signifient que la femme idéale
veille et travaille nuit et jour, sans trêve
ni repos. Mais, Dieu merci, ce n'est pas là
le sens de cette phrase. Il est d'usage en Orient,
de temps immémorial, de laisser pendant la
nuit dans le vestibule une lampe allumée
dont la petite flamme brille joyeusement aux yeux
des passants attardés.
Est-ce le symbole de l'amour qui veille ?
Est-ce la flamme destinée à
écarter les rôdeurs, les bêtes
fauves et les mauvais esprits ? Ou la
lumière amicale qui doit éclairer le
voyageur égaré ? C'est
peut-être tout cela, et d'autres choses
encore. Et je voudrais tirer de cette
poétique coutume une leçon pour nos
femmes, nos filles et nos soeurs. Vous qui
êtes le charme de la maison, vous sans qui
elle serait, malgré tout son luxe, vide et
désolée pour nous, ô femmes,
tenez allumée la lampe de la
bienveillance ! Riche ou non, que votre
demeure soit toujours hospitalière !
Que les malheureux et les découragés
sachent par vous que tout n'est pas perdu encore,
et quand tout semble fermé, sauf la tombe,
que votre coeur, du moins, leur soit ouvert !
III
Peut-être aurais-je dû commencer par
où je vais finir. Mais en
vérité, on ne sait, en matière
de construction, ce qui est le plus
essentiel : l'emplacement, le plan, ou les
matériaux à employer.
Les matériaux !
Avec quoi bâtirons-nous la Maison
de l'Esprit ?
Saint Paul, qui a employé
longtemps avant nous notre comparaison, parle
d'édifices construits avec « du
foin, de la paille et du chaume. » Des
fous et des enfants peuvent seuls employer de
telles substances, combustibles au premier
chef ! Il se trouve pourtant des gens
soi-disant raisonnables qui bâtissent
ainsi.
Foin, paille et chaume -
l'édifice de notre vie religieuse, si notre
religion n'est faite que d'opinions probables,
d'hypothèses et de
« peut-être. »
Foin, paille et chaume - si notre vie
morale n'est faite que de nos bonnes oeuvres, de
notre honnêteté, de nos vertus
naturelles.
Foin, paille et chaume - si nos
espérances pour l'éternité ne
reposent que sur la parole des hommes, ou sur nos
propres efforts pour nous rassurer en
présence de la mort !
Tout cela ne résistera pas
à la secousse finale, ni surtout au grand
incendie, au suprême Jugement !
On ne bâtit pas avec des choses
pareilles - il faut la pierre rugueuse mais solide
de la Vérité absolue, de la
Sainteté parfaite et de l'Assurance divine.
Il faut bâtir sur le Roc avec des quartiers
de Roc.
« Tu es pierre, et sur cette
pierre je bâtirai mon
Église, » a dit Jésus. Ce
qui signifiait : « Je suis le Roc
sur lequel il faut bâtir, et pour former un
même édifice avec moi il faut que toi,
mon disciple, tu sois de ma nature : roc sur
roc ! Avec le ciment de la foi,
l'édifice sera
indestructible. »
Jésus est donc à la fois
le rocher sur lequel la Maison de l'Esprit
s'édifie, et la carrière qui fournit
les matériaux de cette construction. C'est
en Lui que nous croyons : voilà pour
les fondements. Et c'est à Lui que nous
demandons de nous fournir nos idées, nos
doctrines, d'inspirer tous nos actes :
voilà pour les pierres.
Jeunes gens, plutôt que de
bâtir sur autre chose, et avec autre chose,
que ce roc de la vérité absolue,
mieux vaudrait renoncer tout de suite à un
labeur inutile. Croyez-moi, il vaut la peine de
passer sa vie entière à creuser, sans
cesse, pour trouver le sol solide, même s'il
faut, en attendant, passer ses nuits à la
belle étoile. Cherchez la
Vérité avant d'entreprendre quoi que
ce soit : vouez-vous à cette recherche
comme le mineur se voue à son travail
souterrain pour chercher l'or qui, pour lui, est la
vie ! Creusez ! car vous n'avez que la
vie présente pour trouver le fondement,
tandis que l'éternité vous reste,
à la rigueur, pour bâtir
dessus.
D'ailleurs, la Vérité
est-elle si difficile à trouver ? Le
roc ne vient-il pas de lui-même s'offrir
à nos regards, dans
l'Évangile ? Faut-il creuser si
longtemps pour découvrir et
reconnaître Dieu en
Jésus-Christ ?
Enfin, l'édifice est debout, - je
ne dis pas achevé, puisque le temps n'est
qu'un commencement de l'éternité. Il
est debout, cependant ! Mais que
deviendra-t-il à l'heure de notre
mort ? En sera-t-il de cette Maison de
l'Esprit, que nous aurons pris tant de peine
à bâtir, comme de toute oeuvre
d'homme, caduque et
périssable ?
Non, non !
Lorsque le Riche de la parabole partit
pour l'autre monde, il laissa derrière lui
son palais et ses richesses et descendit nu dans
l'Hadès. Mais le pauvre Lazare, quand il fut
porté par les anges dans le sein d'Abraham,
monta au ciel avec sa Maison, cette Maison de
l'Esprit qu'il avait érigée ici-bas
avec sa foi, sa patience, sa charité et son
humilité.
Et nous aussi, chrétiens, nous
partirons avec notre Maison, et nous irons
l'achever plus haut ! C'est pourquoi posons-la
sur le fondement solide,
bâtissons-la suivant le
divin Modèle, et n'employons que des
matériaux qui soient à
l'épreuve du feu éternel.
- De saintes actions et de nobles paroles,
- Jeunesse, bâtissez l'idéale
Maison
- Où logeront la Foi, l'Amour et la
Raison,
- Ces prêtres éternels des
temples sans idoles !
Un beau
dévouement.
Une histoire vraie, quoique
invraisemblable.
n millionnaire américain avait, parmi
ses employés, un homme très capable,
mais très ardent à propager les
doctrines socialistes. Ce patron mit à la
porte ce serviteur compromettant, bien qu'il
n'eût pas à lui reprocher une
infidélité ou une inexactitude dans
son travail. Mais ses idées ne lui
convenaient pas, ni la franchise avec laquelle il
les répandait. Le dur capitaliste chassa
l'homme, sans se préoccuper de ce qu'il
deviendrait, sans réfléchir qu'un
traitement pareil ne pouvait qu'exaspérer le
malheureux et l'égarer davantage dans la
voie des revendications violentes et de la haine
sociale.
Ce millionnaire avait un fils, converti
à Jésus-Christ et animé de
l'Esprit de Dieu, et dont tout le temps se passait
à faire autour de lui le plus de
bien possible, sans se
préoccuper des idées politiques de
ceux à qui il portait secours.
Un jour, une grève éclata
dans la ville de New-York, et cette grève
prit de si grandes proportions qu'il y eut
collision sanglante entre les ouvriers et la
police. Saisi de pitié, voulant à
tout prix mettre un terme à ce combat
fratricide, le courageux jeune homme se jeta dans
la mêlée, avec des paroles de paix
adressées aux grévistes, qui le
connaissaient et dont beaucoup avaient
accepté ses bienfaits. Au premier rang, se
trouvait l'agitateur que son père avait
renvoyé. Au moment où la police
allait charger de nouveau, le fils du capitaliste
se plaça devant l'ennemi de son
père ; un coup de feu retentit :
le jeune homme tomba, victime, lui
représentant de la classe opulente, de son
dévouement en faveur de la classe
déshéritée, et
spécialement en faveur de l'homme qui
haïssait son père et que son
père haïssait....
Voilà un beau trait, digne des temps
antiques, digne surtout de celui qui l'a
inspiré : Jésus-Christ. Car
l'Évangile seul avait pu donner à ce
jeune homme un tel héroïsme ; lui
apprendre à aimer,
même jusqu'à mourir
pour eux, des hommes qu'une éducation trop
partiale lui avait sans doute enseigné
à considérer comme ses ennemis
naturels.
Cette mort rappelle, quoique de bien
loin seulement, le sacrifice accompli par
Jésus-Christ en notre faveur : Lui aussi
appartenait à un autre monde, à un
monde supérieur, et rien ne l'obligeait
à se rendre solidaire des malheureux
habitants de ce globe. Fils du Maître
souverain, le seul Maître dont le pouvoir
soit de tous points légitime et ne doive
jamais être contesté, car il est
parfaitement juste, il a pris parti pour les
révoltés, sans les suivre dans leur
révolte, mais au contraire afin de les
ramener à l'obéissance. Il s'est
placé entre la loi et les pécheurs,
et le châtiment mérité par eux,
est tombé sur Lui. Oh ! quel amour,
quel héroïsme, que l'amour et
l'héroïsme de la croix !
Ce serait cependant une fausse application de
cette histoire employée comme comparaison,
si nous voyions dans ce capitaliste sans entrailles
une image du Dieu créateur. C'est de cette
erreur-là qu'est
née la formule célèbre,
aujourd'hui acceptée par des multitudes de
travailleurs comme l'expression de l'idéale
liberté : « Ni Dieu ni
Maître » ; formule qui serait
blasphématoire, si elle n'était chez
la plupart, du moins, excusée par
l'exécrable enseignement prétendu
religieux qu'on leur a donné dans leur
enfance. Sans doute, si Dieu n'était que le
plus grand, le plus implacable, le plus cruel des
capitalistes, s'il n'avait que des
sévérités pour les hommes, ses
esclaves, exigeant d'eux plus qu'ils ne peuvent
donner et ne respectant pas leur libre arbitre, il
faudrait se révolter contre lui ; ou
plutôt, il faudrait conclure qu'il n'existe
pas.
Mais rien n'est plus faux que cette
doctrine ; bien loin que nous soyons
réduits à la misère par la
privation de notre liberté, nous ne sommes
misérables que parce que Dieu a
respecté notre liberté, et la
respecte encore, même dans ses
égarements ; bien loin que Dieu soit le
premier de nos tyrans, il fait seul contrepoids
à tous nos tyrans ensemble ; qui n'a
pas Dieu doit avoir des maîtres, hommes ou
choses. Dieu nous a créés, nous, pour
avoir, Lui, des objets à aimer, et afin que
ces objets fussent dignes de son amour, il les a
faits à son image ; nous sommes de sa
race par droit de naissance.
Trompés par le mystérieux
Serpent, nous nous sommes
révoltés, et c'est alors que Dieu, le
même Dieu qui nous avait créés,
s'est fait homme afin de nous créer de
nouveau, en nous donnant, cette fois, une
ressemblance plus parfaite avec lui. C'est pour
opérer cette création nouvelle que le
Fils a pris sur lui notre condamnation et qu'il est
mort à notre place. Il nous a ainsi
donné Dieu pour Père.
Bénissons-le de tant d'amour,
adorons-le avec reconnaissance, attachons-nous
à lui de toutes nos forces, et faisons
connaître autour de nous la grâce
infinie de notre Dieu.
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