Contes du
Dimanche
Récits
allégoriques
Le forçat volontaire.
I
U temps où les condamnés aux
travaux forcés étaient détenus
dans les ports de Brest, de Rochefort et de Toulon,
un homme avait obtenu la permission de visiter
régulièrement l'un de ces bagnes.
Tous les jours, à la même heure, les
forçats le voyaient arriver invariablement.
Été comme hiver, quelque temps qu'il
fît, le visiteur ne manquait jamais. Il
était devenu l'une des figures habituelles
de ce lieu étrange, quoiqu'il y eût
une grande différence entre lui et les
hôtes forcés qui l'habitaient.
Bien que ses vêtements
n'indiquassent pas un homme d'une position
supérieure, son visage et ses
manières le montraient suffisamment. Il
avait la plus grande distinction unie à la
plus grande bienveillance, et, en
causant familièrement avec les plus
dépravés, il ne se
départissait jamais d'un ton grave et doux
à la fois qui leur inspirait toujours le
respect.
Qui était cet homme ? Nul ne
le savait. Que venait-il faire ? Tous les
jours il se présentait les mains pleines.
À l'un il donnait un livre, à l'autre
quelque argent, à celui-ci un remède,
à celui-là une parole
d'espérance et de sympathie. Il n'oubliait
personne ; ceux qui avaient insolemment
refusé ses dons la veille n'étaient
point négligés le lendemain. Il
semblait que ce fût à lui que ces
malheureux rendissent service. Il était si
triste quand on refusait ses dons, et si joyeux
quand on les acceptait !
Ceux qui sont mauvais ne peuvent croire
au bien désintéressé ;
aussi, dans le bagne, était-on fort
divisé au sujet de ce visiteur. Il semble
qu'il n'y aurait dû avoir qu'une opinion -
c'est un brave homme ! et qu'un
sentiment : la reconnaissance. Mais les uns -
c'étaient les loustics, les anciens, les
esprits forts de la troupe, disaient :
- Un brave homme ? Allons
donc ! Il n'y en a pas. C'est un mouchard qui
fait semblant de pleurer pour nous tirer les vers
du nez. Il espère gagner notre confiance,
nous faire raconter notre histoire, et en informer
la police. Plus souvent ! ... À malin,
malin et demi.
Cette opinion semblait prévaloir,
car ceux de qui elle venait
faisaient autorité. D'autres disaient :
- Bah ! C'est un maniaque, un fou. C'est par
toquade qu'il s'est pris d'une si belle affection
pour nous. Profitons de sa folie, mais tenons-nous
tout de même sur nos gardes.
Et c'est à peine si, dans le
nombre, il s'en trouvait quelques-uns pour dire
timidement :
- Non, malgré tout ce que vous
dites, c'est un brave homme. Il a pleuré de
vraies larmes quand il m'a vu entrer ici. Il parle
trop bien pour être un fourbe ou un fou. Il
nous aime.
Mais les autres reprenaient tous
ensemble
- Il nous aime, dites-vous ?
Est-ce
que c'est possible ? A-t-on jamais vu des
honnêtes gens courir après des
forçats ? Nous sommes vraiment bien
aimables ! Non, non, il ne peut y avoir
là que de la fausseté ou de la
folie.
Ce qui ne les empêchait pas de
recevoir ses dons quand il revenait le lendemain.
Ainsi tous étaient divisés à
son sujet.
II
Un jour, ce fut bien autre chose. Le visiteur
était venu comme d'habitude ; mais, au
lieu de s'en aller une fois sa tournée
finie, il rassembla, avec la permission du
gouverneur, les condamnés dans une salle et
leur dit :
- Mes amis, je suis touché de
votre malheur et je veux y mettre un terme. Les
dons que je vous ai faits jusqu'à
présent ne sont rien ; c'est la
liberté que je veux vous donner cette fois.
Y en a-t-il parmi vous qui se repentent de leurs
fautes, qui feraient tout au monde pour les
effacer, qui voudraient pouvoir recommencer la
vie ? Eh bien, c'est à ceux-là
que j'apporte le moyen de sortir d'ici.
Au mot. de liberté, bien des
visages s'étaient éclaircis. Au mot
de repentance, quelques yeux s'étaient
remplis de larmes. Mais les
« malins » se mirent à
rire et à murmurer entre eux :
- Hein, qu'avions-nous dit ? Vous
voyez bien que c'est un mouchard. Il va nous
proposer une évasion, pour nous faire pincer
ensuite.
Mais le bienfaisant étranger
poursuivit :
- J'ai obtenu du prince qui nous
gouverne une faveur bien plus grande que celle
qu'il m'a accordée en me permettant de venir
vous voir. Il m'a autorisé à prendre
ici la place de tous ceux d'entre vous, si nombreux
soient-ils, qui voudront en changer avec moi. Je
serai leur remplaçant au bagne, et eux
posséderont en liberté ma maison et
ma fortune.
Pour le coup, le plus grand nombre
éclata de rire ; et quelques-uns de
s'écrier :
- Vous le voyez bien, c'est un fou!
Mais lui, sans se
troubler :
- Je comprends que mes paroles ne vous
paraissent pas croyables. Je sais que jamais
personne ne vous a fait une semblable proposition
et que, moi parti, jamais personne ne vous la fera
plus. Vous me demanderez quel intérêt
me pousse à me substituer à vous.
Vous croyez que j'ai perdu la raison, que je me
flatte d'une chose que je ne puis faire, ou que je
veux vous entraîner à une
révolte sans issue. Je vous assure que ce
n'est pas vrai. Le seul motif que je puisse vous
donner, c'est que je vous aime ; je vous aime
parce que vous êtes malheureux, je vous aime
quoique vous soyez coupables. Acceptez mon offre et
vous verrez que je ne vous trompe pas.
Mais ce fut en vain que le bienfaiteur
les pressa ce jour-là. Il ne se lassa
point ; il revint le lendemain, il fut plus
pressant encore sans aucun résultat. Jour
après jour, semaine après semaine,
tout en leur distribuant ses aumônes
habituelles, il leur répétait, sans
se rebuter : « Ah ! si vous
vouliez ! ... Vous seriez libres, vous seriez
riches, vous seriez heureux ! »
Enfin, ses supplications aboutirent
à troubler quelques-uns des
condamnés. Cinq ou six de ceux qui, tout en
étant de grands criminels, avaient encore en
eux de bons désirs et quelque foi dans la
vertu, et aussi quelques-uns de ceux qui,
étant condamnés à
perpétuité, n'avaient rien à
craindre des tentatives les plus
désespérées, se dirent les uns
aux autres :
- Après tout, s'il disait
vrai ? S'il a vraiment le droit de nous
absoudre en prenant notre place ? Que
risquons-nous à essayer ? Quelques
quolibets valent bien qu'on les affronte, lorsqu'il
s'agit de gagner la liberté et la
richesse !
Ils allèrent donc à lui et
lui dirent :
- Nous croyons ce que vous avez promis,
nous sommes décidés à accepter
votre offre.
Le visage du visiteur s'éclaircit
à ces paroles.
- Ah ! quelle joie !
s'écria-t-il. Je ne serai donc pas venu pour
rien dans ce lieu de misère !
Et il les fit entrer dans une salle
à part, où il leur parla
ainsi :
- Je suis disposé à tenir
ma promesse, non pas demain, mais aujourd'hui,
à l'instant même. Nous allons changer
de place ; vous me donnerez vos fers, votre
bonnet jaune, votre casaque de forçat.
Vous prendrez les clés de
ma maison, de mon trésor et de mes titres.
Je ne vous impose qu'une seule condition.
- Laquelle ?
s'écrièrent-ils tous à la
fois.
- La voici : Il faut que vous me
promettiez de me représenter aussi
fidèlement dans le monde que moi je vous
représenterai ici. Je suis un honnête
homme, il faut que vous me promettiez de
l'être. Je suis bienfaisant, vous devez
l'être aussi. Mon langage, ma manière
d'agir, tout ce que j'ai en un mot, il faut que
vous l'ayez vous-même. Enfin, vous allez
vivre ensemble, puisque je n'ai qu'une maison pour
vous tous. Il faudra que vous vous aimiez comme des
frères, chacun de vous portant le même
nom, qui sera le mien : un nom que j'ai
reçu pur et sans tache de mes ancêtres
et que je ne saurais voir traîné dans
la boue. Ici vous vous détestez, vous vous
querellez ; mais il faut me promettre, une
fois en liberté, de vous chérir et de
vous prêter mutuellement assistance comme si
vous étiez les membres du même corps,
et vous l'êtes en effet, puisque, entre vous
tous, vous ne représentez que moi dans le
monde.
À ces mots presque tous ses
auditeurs s'écrièrent :
- N'est-ce que cela ? Ce sera
bien
facile !
- Pour moi, ajouta le plus
âgé, il y a trop longtemps que je suis
ici pour ne pas savoir que le crime
coûte cher, et que ce qu'il
y a de meilleur, c'est la vertu. Soyez sans
crainte : votre honneur sera sauf entre mes
mains. Je ne dis pas que je serai tout à
fait comme vous dès le début, mais,
avec le temps et des efforts, j'y arriverai. Je
serai bientôt aussi vertueux, aussi
bienfaisant, aussi bien élevé que
vous.
- Quant à moi, dit un autre, cela
me sera bien facile, car je n'ai jamais
cessé d'être honnête. C'est par
une injustice que je suis ici ; je n'ai pas
mérité ma condamnation. Rien ne me
sera donc plus naturel que de faire le bien, une
fois rentré dans le monde.
- Je ne dirai pas, ajouta un
troisième, que je n'aie commis quelques
peccadilles. Mais c'est par entraînement, car
j'ai été bien élevé et
je suis d'une bonne famille. Je puis donc sans
crainte revenir dans la
société : J'y ferai aussi bonne
figure que vous. Dans deux heures, si je sors
d'ici, l'on ne me reconnaîtra plus.
Ainsi tous ces malheureux, sous leurs
casaques infâmes, se donnaient
déjà toutes les vertus et
commençaient à trouver très
simple que les richesses et les honneurs leur
fussent offerts. Cependant leur bienfaiteur
paraissait plus attristé que réjoui
par ces protestations. Évidemment, il n'y
avait pas confiance.
III
Tandis que tous les forçats, à
l'envi, promettaient si légèrement
des choses si grandes, un seul d'entre eux avait
timidement gagné la porte et
s'apprêtait à sortir de la
salle.
Le visiteur le vit et
l'appela :
- Pourquoi t'en aller ? lui
demanda-t-il. Mon offre ne t'agrée-t-elle
déjà plus ?
Alors le criminel s'approcha de quelques
pas et, courbant la tête, lui dit d'une voix
pleine de larmes :
- Homme juste et bon, votre offre
m'attire, mais je n'en suis pas digne. Ce que vous
me demandez, je ne saurais le promettre. J'ai
été coupable, je porte la peine de
mon crime ; mais, bien que souffrant ici ce
que j'ai mérité, je sens que mon
coeur est encore plein de mauvais
désirs ; que serait-ce si
j'étais livré à
moi-même ? Je n'ose penser à ce
que je pourrais être tenté de faire
encore. Et que me demandez-vous ? De vous
ressembler, d'être aussi juste, aussi bon que
vous ? Ah ! Jamais je ne le pourrai. Or,
si je suis un criminel, je ne veux pas être
un traître. C'est assez d'avoir
souillé mon nom, je ne veux pas souiller le
vôtre. Je suis dégradé par ma
faute, je ne veux pas que vous le soyez par la
mienne. Je ne me sens pas la
force de vous représenter dignement ;
laissez-moi donc vivre et mourir ici.
En entendant ces paroles, le visage du
bienfaiteur devint rayonnant :
- C'est toi, c'est toi, mon
frère, s'écria-t-il, qui sortiras
d'ici à l'instant même ! C'est
toi qui as le vrai repentir, puisque tu as la vraie
humilité. Ne crains point, car je serai avec
toi, bien qu'absent ; ma pensée
t'enveloppera comme une protection, et, quand tu
douteras de toi-même, tu reviendras ici me
demander conseil. Pars, laisse tes fers, prends mon
vêtement et la clé de ma
maison.
Et l'échange se fit aux yeux des
forçats étonnés. Beaucoup
eussent voulu se décider alors, mais l'heure
était passée. Et le
libéré sortit, joyeux et triste
à la fois - joyeux de son salut, triste
à cause des douleurs que son ami allait
subir à sa place ; et celui-ci le
suivit d'un long regard et d'une
bénédiction.
IV
Le forçat libéré entra donc
en possession de cette nouvelle vie. Il ne pouvait
d'abord croire à son bonheur. Oh ! la
volupté d'être libre, de respirer
un air pur à pleins
poumons, d'aller devant soi, à l'aventure,
sans sentir des fers à ses pieds et le fouet
du garde-chiourme sur sa tête !
Libre, et à quel prix !...
Cette pensée remplissait toujours ses yeux
de larmes. En présence de la nature
ravissante, devant un beau coucher de soleil, il se
disait tout à coup : Un autre est au
bagne à ma place ! C'est à lui
que je dois tout ceci ! Et ces grandes choses
se revêtaient pour lui d'un charme plus
touchant, et son coeur s'emplissait d'une ineffable
mélancolie.
Bientôt il comprit qu'il avait
été libéré pour autre
chose que pour jouir de la vie ; qu'il lui
fallait agir comme son sauveur l'avait fait. Il se
mit donc à visiter les pauvres, les
malheureux, répandant partout des
aumônes et, quand on le remerciait,
disant :
« Ce n'est pas moi, c'est de
la part d'un autre. »
Quand la tentation d'employer son temps
à quelque frivolité ou son argent
à quelque folie le saisissait, il
s'arrêtait bientôt :
« Mon temps, mon argent, je
n'en ai point ; ils sont à mon
bienfaiteur. C'est lui qui doit vivre en moi.
Comment ferait-il en cette
occasion ? »
Si la difficulté était
trop grande, il reprenait le chemin du lieu de
souffrance où il avait laissé son
remplaçant. Et là, dans le secret
d'une conversation intime, il lui exposait le cas,
lui demandait des conseils qui
devenaient des ordres. Il sortait toujours de ces
entrevues plus fort, plus vertueux et plus
reconnaissant que jamais.
Puis le temps vint - la peine
étant expirée où le
forçat volontaire vint rejoindre le
forçat libéré. Alors, pour ce
dernier, ce fut le bonheur parfait. Ils
étaient deux, mais ne faisaient qu'un, assis
à la même table, dans la même
maison ; puisant à la même
bourse, portant le même nom .... À
force de vivre ensemble, ils finirent par se
ressembler, et les serviteurs eux-mêmes ne
faisaient plus de différence entre leur
maître et son frère d'adoption.
Faut-il une explication à l'apologue
ci-dessus ? Personne n'aura pu croire qu'une
pareille aventure soit jamais arrivée parmi
les hommes. Des dévouements semblables ne se
rencontrent pas.
Mais ce qui est impossible aux hommes
est possible à Dieu. Or, Dieu a tellement
aimé le monde, - c'est-à-dire cette
immense foule de forçats et de criminels, de
souffrants et de mourants dont se compose
l'humanité, - qu'il est venu sur la terre,
dans notre bagne, dans notre infamie, pour nous
offrir un échange.
Le Fils de Dieu s'est fait le fils de
l'homme ;
Les fils des hommes peuvent devenir fils
de Dieu.
Il a pris nos douleurs, notre mort, il a
expié nos crimes.
Il nous offre sa gloire, sa
sainteté, sa vie éternelle.
Après nous avoir comblés
de dons temporels, - la liberté sociale, la
lumière, le progrès,
l'amélioration des moeurs, -
Jésus-Christ vient nous dire :
« Tout cela, ce n'est rien.
Voulez-vous avoir LA VIE
ÉTERNELLE ? »
On l'a traité de fourbe et
d'insensé. Il ne s'est pas
rebuté ; à chaque
génération d'hommes, il
répète :
« Voulez-vous avoir LA VIE
ÉTERNELLE ? Être affranchis du
mal et de la condamnation ? Être les
maîtres de vous-mêmes, les rois du
monde, les rois du ciel ? Laissez-moi prendre
votre place et prenez la mienne. Croyez, croyez
à mon amour ! »
Le monde, en majorité, rejette ce
Libérateur. Mais il se trouve, ici et
là, quelques âmes, - lecteur,
êtes-vous du nombre ? - qui se
repentent, qui se défient
d'elles-mêmes, qui se sentent incapables de
se sauver jamais par leurs propres forces. Ce sont
celles-là qui croient en
Jésus-Christ, quand Il se présente
à elles.
Et, dès qu'elles ont cru en Lui,
leur bonheur commence.
Oh ! quels horizons nouveaux,
quelle ivresse de joie, quand on se dit : Je
suis fils de Dieu ! J'ai devant moi
l'éternité bienheureuse ! Rien
ni personne ne me menace plus !
A-t-on besoin de force pour ne pas
retomber dans le mal ? Le Calvaire est
toujours là ; par la prière, on
peut s'en approcher, et le Christ Libérateur
est aussi le Christ Sauveur. En toutes
circonstances, sa force s'accomplit en notre
faiblesse, Il nous anime de son Esprit, et Il vit
Lui-même en nous ....
Puis viendra la réunion
glorieuse. Le Sauveur et les sauvés, la
victime et ceux qu'elle a remplacés, se
retrouveront dans la même demeure. Vie
sublime, vie éternelle ! L'espoir seul
de te posséder illumine déjà
la vie présente !
Premier
lit de mort.
'AVAIS cinq ans à peine, quand je perdis
mon oncle Émile. Chacun de nous a, dans ses
lointains souvenirs, quelque deuil tout pareil au
mien, et ce que je vais narrer paraîtra
banal, sans doute, à maint lecteur. Mais
c'est justement la banalité de tels
événements qui les rend si
tragiques : faut-il que nous soyons malheureux
pour que l'odieuse vue de la mort ne nous
étonne plus !
Je le vois encore, mon oncle
Émile, je le verrai toujours, grand, maigre,
légèrement voûté bien
qu'il n'eût pas vingt-cinq ans, ses grands
yeux brillant d'un feu étrange et doux. Nous
nous aimions beaucoup. Ensemble nous allions courir
au bord de la rivière, cette belle
rivière transparente où foisonnaient
les poissons argentés ; il
pêchait patiemment, et
patiemment je le regardais, fier de ses prises,
comme si elles eussent été
miennes.... Ou encore, nous allions par les
collines boisées, à la recherche des
nids, car j'ai le regret de dire qu'à cette
époque déjà lointaine on se
préoccupait peu de la conservation des
espèces ailées, et les
dénicheurs d'oiseaux ne croyaient pas mal
faire.
Mon oncle tomba malade. Adieu les
courses à la montagne, adieu nos
flâneries le long de la rivière !
Le rude automne secouait de ses vents froids les
grands arbres dénudés, et venait
gémir jusque dans la maison, par les larges
cheminées. On eût dit que, du
même coup, il avait terrassé mon
pauvre oncle, que la toux secouait, sifflante et
caverneuse. Il restait de longues heures
près du feu, sans parler, seulement il me
prenait sur ses genoux, et me regardait de ses yeux
plus brillants que jamais. Quand il allait mieux,
il me racontait de sa voix devenue rauque, quelque
belle histoire de la Bible, qu'il terminait en me
chantant tout bas son chant favori, ce doux
cantique morave :
- Maître débonnaire
- Qui portas mes maux,
- Je fus ton salaire
- Pour tous tes travaux...
Car il aimait Jésus, mon oncle
Émile, et me parlait souvent du ciel,
où il allait....
Un jour, de grands cris retentirent dans
sa chambre. Je voulus y courir, on me retint, et je
ne pus y entrer que lorsque à ces cris,
poussés par ma pauvre grand'mère, un
grand calme eut succédé. Dès
le seuil, je fus saisi par ce calme solennel et
sinistre. Ma grand'mère, à genoux,
dans sa robe noire ; mon grand-père,
immobile au pied du lit, et sur ce lit mon oncle,
mon cher oncle Emile.... Mais était-ce bien
lui ? Ses yeux fermés, son pâle
sourire figé autour des lèvres ;
aux commissures, quelques gouttes de sang ; il
était là rigide, effrayant. Je
n'osais m'approcher.
« Ton oncle est mort, me
dit-on. Tu peux l'embrasser encore une fois, si tu
veux. »
Mort ! Qu'est-ce que cela
signifie ? me demandais-je. On m'avait dit que
la mort, c'était l'entrée au ciel, et
je l'avais toujours imaginée lumineuse et
charmante, mais ceci ! Ma pensée
d'enfant évoqua tout aussitôt l'image
d'une scène à laquelle j'avais
parfois assisté : le boucher du village
tuant un mouton dans sa cour, et je vis tout de
suite qu'on avait tué mon oncle
Émile, comme un pauvre petit agneau.
Mais qui donc l'a
tué ?
Et je regardais autour de la chambre,
comme pour chercher l'invisible auteur de ce
meurtre. Invinciblement, l'idée de violence
s'était emparée de
moi ; je ne pouvais croire,
hélas ! qu'on mourût
« tout seul ». Je ne le crois
pas encore aujourd'hui. J'ai vu, depuis, bien des
lits funèbres, j'ai assisté à
bien des funérailles ; mais toujours,
que ce fût un enfant, une femme, un vieillard
que j'eusse sous les yeux, toujours j'ai eu dans
l'esprit la vision d'un Assassin insaisissable, et
contre lui je me sens une révolte
féroce, une âme de
révolutionnaire qui jamais ne prendra son
parti de ce crime si souvent
répété.
Deux jours plus tard, nous
montâmes au cimetière, moi trottinant
aux côtés de mon grand-père qui
avançait secoué par les sanglots. Je
sens encore sa large main, qui tenait la mienne,
agitée par des mouvements convulsifs.... Je
ne pleurais pas, je réfléchissais,
marchant comme dans un abîme de
ténèbres qui se serait soudainement
ouvert devant moi. On essaya de m'expliquer que la
mort venait du bon Dieu : je ne le crus pas,
je ne le croirai jamais. Dieu, le Père
céleste, l'Auteur de toute vie !
Ah ! non, j'aime mieux croire à
l'Assassin mystérieux....
Ce meurtrier, j'ai appris son nom depuis
lors, et je le hais d'une parfaite haine. Aucun
bonheur n'est possible sur terre tant qu'il ne sera
pas arrêté.
Contre lui devrait se former la ligue
universelle de ceux qui veulent vivre. Et rien ne
m'a paru plus triste, en avançant dans le
monde, que l'abdication des hommes devant leur
ennemi.
Ni les fausses religions et leur rites
si vides, ni l'irréligion et ses stupides
plaisanteries, ni les philosophes, ni les savants,
ni même les anarchistes ne semblent voir que
la clé du bonheur est là :
détruire l'Assassin ! Ils ne le
proposent même pas. Ils n'ont pas l'air de se
douter que ce soit possible. Et pourtant, hors de
là, je vous le demande, qu'est-ce que la
vie, et à quoi bon se passionner pour le
progrès, pour la justice, pour des
idées, puisque, tout à l'heure, il
nous faudra aussi râler, mourir et descendre
dans une fosse, accompagnés par les larmes
impuissantes de nos bien-aimés ?
Et voilà pourquoi je suis
chrétien, dans le seul sens où ce mot
doive être pris : disciple de
Jésus-Christ. C'est que Lui est le seul qui
ait osé me promettre ce que réclamait
mon âme d'enfant, scandalisée par la
monstruosité d'un attentat
irréparable, ce que réclame plus
ardemment encore mon âme d'homme
éprise d'immortalité : Lui seul,
dis-je, a osé me promettre
qu'un jour, bientôt, la Mort ne serait
plus ! Ah ! pour cette espérance,
que Jésus-Christ soit béni,
même si elle n'était que douteuse, car
c'est déjà quelque chose que
d'espérer !
Mais j'ai appris, de source certaine,
que la promesse du Christ s'est déjà
réalisée, au moins en partie.
L'Ennemi, l'Assassin, c'est le Péché,
personnifié dans un être immonde que
Dieu tolère pour l'épreuve
nécessaire de notre liberté ;
cet être, c'est le diable, auquel ne croient
plus ceux qui sont ses victimes : triomphe de
son habileté ! Et ce meurtrier, auteur
de tous les crimes, Jésus-Christ l'a vaincu.
Sur la croix il l'a écrasé. Cette
victoire est apparue à l'aube du premier
dimanche. Le corps de Jésus, - non son
esprit seulement, ce serait une revanche
insuffisante, - mais son corps qu'on avait
ôté, exsangue, de la croix, ce coeur
qui avait cessé de battre, ces membres
percés par les clous, ce corps est sorti
VIVANT du Tombeau, on l'a vu. Beaucoup de gens qui
n'y voulaient pas croire, l'ont touché,
pressé dans leurs bras. Il est resté
quarante jours encore au milieu de ses amis. Et
ceux-ci, lui parti pour revenir bientôt, ont
porté la bonne nouvelle à travers le
monde, mourant joyeusement sur les
échafauds, les potences et les bûchers
pour affirmer que Jésus-Christ a vaincu la
mort.
Vous tous qui portez aux
cimetières des fleurs et des couronnes qui
se flétrissent sous vos pleurs, levez la
tête ! Je ne vous invite pas à la
résignation fataliste, mais à la
sainte révolte. Ne prenez pas votre parti de
la mort. N'abdiquez pas devant elle. Ne dites
pas : « C'est l'irréparable,
l'inévitable, l'ultime défaite qu'il
faut accepter. » Non, non !
dites ; « C'est un crime, mais la
justice vient ! Il vient, celui qui tirera
tous les morts de leurs sépulcres, abolira
les cimetières et vengera la race
humaine ! Ah ! pour que nos corps
ressuscitent en gloire, et pour que nous
connaissions enfin la Vie dont nous n'avons ici-bas
qu'une ironique image, donne-nous, ô Christ,
dès maintenant, la victoire sur le
Péché »
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