Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Contes du Dimanche
Récits allégoriques

Marguerite. (1)
Histoire de deux martyres écossaises.

'ÉTAIT par une admirable matinée de mai. Le ciel était pur ; les jardins exhalaient une odeur parfumée. Les montagnes, tout là-bas, étaient couvertes de bruyères rouges et de genêts jaunes ; tout parlait de paix, de joie et de bonheur.
Hélas ! Rien de tout cela n'existait alors pour le pauvre peuple d'Écosse. Ceci est une histoire qui se passait il y a environ deux cents ans, à une époque où les chrétiens, dans ce pays aujourd'hui si évangélique, étaient persécutés parce qu'ils voulaient adorer Dieu en esprit et en vérité, selon leur conscience, et d'une autre manière que celle du parti régnant.

Ce matin-là, deux femmes étaient assises dans une étroite cellule de la prison de Wigtown, dans le comté de Galloway. Elles s'appelaient toutes deux Marguerite, mais tandis que l'une approchait de soixante-dix ans, l'autre comptait à peine dix-huit printemps.
Cette dernière était pourtant la plus énergique et la plus courageuse. Sa compagne, qui avait su, cependant, rester fidèle à sa foi devant le tribunal, était maintenant abattue par bien des craintes et des appréhensions, à mesure que s'avançait l'heure fatale. Car, à moins qu'elles ne consentissent à abjurer leur croyance, toutes les deux devaient être attachées à des poteaux à la marée basse et noyées lentement par le flot montant. C'est l'horrible supplice qu'elles attendaient dans quelques heures.

La vieille femme, épuisée par le besoin de repos et de nourriture, s'était laissée aller au sommeil, sa tête grise appuyée sur la pierre dure derrière elle.
Elle se souleva soudain, avec un cri perçant et lamentable :
Jean, mon homme, ne me laisse pas noyer, là, toute seule ! Viens avec moi, prends-moi par la main, tire-moi hors de l'eau !

- « Quand tu traverseras les grandes eaux, je serai avec toi, et les fleuves mêmes ne te submergeront pas .... Car je suis l'Éternel ton Dieu, le Saint d'Israël, ton Sauveur, » répéta la voix claire de la jeune fille, tandis qu'elle soutenait doucement sa compagne et, à genoux devant elle, la tenait embrassée.
- Ah ! est-ce toi, petite, ma bonnie Marguerite (2? Figure-toi que je viens de rêver que j'étais encore dans ma cabane, près de la mer, où je logeais autrefois avec mon pauvre Jean et mes enfants, qui sont tous partis il y a si longtemps. Tout à coup il m'a semblé qu'une grande vague montait pour me noyer, et j'ai crié. 0 ma fille, j'ai bien peur....
- « C'est moi, c'est moi qui vous console ; qui es-tu, pour avoir peur de l'homme qui doit mourir, et du fils de l'homme qui sera comme l'herbe ? » continua Marguerite, en citant encore l'Écriture sainte.
- Chère enfant, tu me fais tant de bien ! Ne peux-tu me répéter d'autres paroles bénies du même livre ? C'est comme du miel tiré des rayons pour mon pauvre coeur.
- Si je le puis ? cria la jeune fille, les yeux étincelants. Vous allez voir, bonne mère. Les soldats ont jeté ma précieuse Bible dans le lac profond, quand ils ont dispersé notre conventicule, comme ils disent, et nous ont faites prisonnières. Mais ils n'ont pu arracher les textes de mon coeur et de ma mémoire.

Et toujours à genoux, elle répéta la plus grande partie de ce chapitre si consolant qui commence ainsi :
Que votre coeur ne se trouble point ; vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi. Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père, si cela n'était pas, je vous l'aurais dit. Je m'en vais vous y préparer une place. Et quand je m'en serai allé et que je vous aurai préparé une place, je reviendrai et vous prendrai avec moi, afin que là où je suis, vous y soyez aussi. » (Évangile de saint Jean, Ch. XIV.)

Puis s'arrêtant, comme pour tourner les pages d'un livre invisible, elle reprit ses citations par l'un des passages les plus admirables que la Bible contienne :

« Qui nous séparera de l'amour de Christ ? Sera-ce la tribulation, ou l'angoisse, ou la persécution, ou la famine, ou la nudité, ou le péril, ou l'épée ? Ainsi qu'il est écrit : Nous sommes mis à mort tous les jours à cause de toi, on nous considère comme des brebis à la boucherie. Au contraire, dans toutes choses nous sommes plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés. Car je suis persuadé que ni la mort, ni la vie, ni les principautés, ni les puissances, ni les anges, ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni ce qui est élevé, ni ce qui est bas, ni aucune autre créature, ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu qui est en Jésus-Christ notre Seigneur. » (Romains VIII.)

C'est dans ces entretiens que la matinée s'écoula rapidement. Midi sonna : c'était l'heure fixée pour l'exécution. La foule qui s'était rassemblée depuis le matin s'entassait aux portes de la prison. Le Prévôt était arrivé, et bientôt, en compagnie du major Windram, on l'entendit à la tête de ses dragons, qui faisaient résonner le pavé du trot de leurs chevaux, et s'avançaient le sabre au poing.
Alors les deux pauvres femmes sortirent de leur cachot d'un pas tranquille, et furent placées au milieu des soldats, qui les accueillirent avec des sarcasmes et des grossièretés. La procession se forma et se mit en marche vers la mer.

Nombreux furent les signes de tristesse et de sympathie pour les prisonnières que montrèrent les habitants ce jour-là. Peu de gens avaient eu le courage de manger, ou même d'allumer le feu chez eux ; tous les coeurs étaient brisés, tandis que les deux Marguerite s'avançaient paisiblement, comme quand elles se rendaient à l'église le dimanche matin. La plus jeune soutenait sa compagne; leurs têtes se touchaient ; les cheveux dorés se mêlaient aux cheveux d'argent. Sur ces deux têtes la couronne du martyre allait bientôt être posée.

Quand on fut arrivé sur la rive où déjà le flot s'avançait une grâce pleine et entière fut offerte aux deux femmes si elles consentaient à faire le serment d'abjurer la foi des covenanters. (C'est ainsi qu'on appelait alors, en Écosse, les chrétiens évangéliques). Mais elles refusèrent avec fermeté.
« Si nous renions Christ, il nous reniera aussi, » répondirent-elles simplement.

On s'empara d'abord de la vieille femme; on l'attacha au poteau, la face tournée vers la mer. La vague montait déjà jusqu'à ses genoux, et l'on espérait que le spectacle de ses souffrances ébranlerait la jeune fille. Mais avant qu'on l'emmenât, la bonnie Marguerite l'avait embrassée en priant Dieu d'être avec elle selon sa promesse et en ajoutant comme une dernière bénédiction, ces paroles du Seigneur Jésus :
« Sois fidèle jusqu'à la mort, et je te donnerai la couronne de vie. »

Elle fut liée à son tour au poteau fatal, en arrière du premier, de sorte qu'elle pouvait voir le corps inanimé de la vieille femme tantôt soulevé, tantôt abîmé par le flot, jusqu'à ce que le dernier lambeau de vêtement fût couvert et que tout fût terminé.
Mais Marguerite ne fut point ébranlée par ce spectacle. La chronique rapporte qu'elle se mit à chanter d'une voix claire et forte plusieurs versets du Psaume

Vers toi monte ma prière,
Seigneur, je m'assure en toi.
Fais, ô Dieu, que l'adversaire
Ne triomphe point de moi ....

Comme elle s'arrêtait pour reprendre haleine, une voix brisée, une voix de femme cria dans la foule :
« Marguerite, ma chérie, mon enfant, laisse-toi fléchir ! Ne meurs pas ! ... Prête le serment !
- Mère bien-aimée, répondit la jeune fille, ne savez-vous pas que si nous mourons avec Christ, nous vivrons aussi avec Lui, et que si nous souffrons, nous régnerons aussi avec Lui ?

Une autre voix se fit entendre :
- Marguerite, ne pouvez-vous pas dire seulement : Dieu sauve le Roi ?

Un frisson passa dans les veines de Marguerite. Cette voix mâle et sonore fit affluer le sang à ses joues. Ce fut une terrible lutte, car l'affection suprême était en jeu. Mais elle répondit d'une voix ferme, quoique voilée :
- Oui, je prie Dieu de sauver le roi.
- Elle l'a dit, monsieur le Prévôt, elle a dit : Dieu sauve le roi ! Délivrez-la, major Windram, crièrent quelques personnes.

L'officier se pencha et murmura dans l'oreille de Marguerite :
- Prêtez le serment demandé, petite folle, et je vous mets en liberté tout de suite.

Mais Marguerite resta ferme dans son refus, et l'héroïque fille fut abandonnée à son sort. On l'entendit prier et louer Dieu jusqu'au moment où l'eau toucha ses lèvres. Alors sa face tournée vers le ciel sembla rayonner d'une gloire indicible, et quelques instants après la vierge d'Écosse allait rejoindre « les âmes de ceux qui ont été immolés à cause de la Parole de Dieu et du témoignage qu'ils ont rendu .... car ils ne préférèrent pas leur vie, et furent fidèles jusqu'à la mort. » Mais à travers les siècles, mêlée à la grande voix de l'Océan, la voix des héroïques femmes nous crie :

« Nous sommes rachetées par le sang de l'Agneau ! »
Et toi, lecteur ?


Les aventures de l'esclave Brotos (3)

I

u plus loin qu'il me souvienne, je me vois habitant une misérable et solitaire cabane, en compagnie d'un vieil homme taciturne et méchant, mon maître Chronos. Je ne connaissais alors ni le nom de mes parents, ni mon lieu de naissance. Quelquefois, surtout au printemps, quand le soleil prêtait à toutes choses un charme nouveau, une porte semblait soudain s'ouvrir dans ma mémoire, et je voyais passer devant moi des images indécises : une belle maison entourée de jardins fleuris, tout peuplés d'êtres aériens aux voix délicieuses... Mais tout cela était vague, fugitif, et de plus en plus lointain. Dans l'abêtissement de ma vie d'esclavage, ces réminiscences s'effacèrent peu à peu, et je fus en proie à l'affreuse réalité : le fouet du Sinistre Chronos.

Ce Chronos était un être bizarre. Il était chauve, ridé, en un mot, laid à faire peur. Pourtant, à certains jours, ce hideux vieillard se fardait, abritait son chef branlant sous une perruque blonde, se teignait la barbe et les sourcils, et remplaçait ses haillons ordinaires par une défroque prétentieuse, puis se mettait à fredonner des airs guillerets d'une voix fêlée. Il me contraignait alors à danser. Je ne sais, en vérité, s'il ne m'inspirait pas plus d'horreur en ces moments-là que dans son humeur habituelle. Ses coups valaient mieux que ses caresses.... Et pourtant, il frappait dur et souvent.

Mon travail consistait à labourer un maigre champ, à paître quelques brebis, à fendre le bois, à porter l'eau ; enfin, j'étais l'esclave à tout faire. La besogne était rude et incessante ; Chronos ne me laissait guère chômer. Nous partions quelquefois pour de mystérieuses expéditions ; lui, armé d'une grande faux ; moi, chargé des provisions de route. Il marchait d'un pas toujours égal, sans fatigue apparente. Je le suivais, haletant. Je le suppliais en vain de me donner un instant de répit - « Marche, esclave, marche ! » me répondait-il d'une voix brève, en me menaçant de sa terrible faux.

Si misérable que fût mon existence, l'espérance m'aidait à la supporter : la jeunesse, Dieu merci, ne marche jamais sans cette agréable compagne. Quelque chose me disait que je ne serais pas toujours l'esclave de Chronos. Je voyais me sourire la destinée dans les fleurs sauvages qui bordaient la route ou croissaient à l'orée de la noire forêt près de laquelle nous habitions. Les étoiles me parlaient aussi ; une lumineuse et pourtant obscure prophétie de bonheur semblait tomber sur moi chaque soir de ces espaces immenses et silencieux qu'on appelle le ciel. Mais je remarquai nombre de fois que si mon maître Chronos survenait en ces moments de rêverie, il suffisait que son ombre se projetât sur mes fleurs pour qu'elles se flétrissent aussitôt, et le ciel même semblait s'obscurcir dès qu'il se dressait à mes côtés.
Et mes nuits ! Elles se passaient en alternatives de rêves agréables et de frayeurs atroces.

Il faut que vous sachiez que la forêt voisine était hantée par un loup, terreur de la contrée, un loup formidable auquel mon maître donnait le nom de Thanatos. Entre ces deux êtres existait un rapport que je ne parvenais pas à m'expliquer. Tantôt Chronos parlait du loup en plaisantant, comme d'une bête familière et inoffensive, tantôt il ne le nommait qu'à voix basse et en tremblant : « je sais, me disait-il en ses rares moments d'abandon, que je finirai sous ses crocs.... Mais toi aussi, Brotos » ! ajoutait-il avec un rire méchant. L'hiver surtout, Thanatos hurlait, la nuit, dans le vent des tempêtes, et tout mon corps se glaçait sur mon grabat, lorsque je l'entendais rôder autour de la cabane. Plusieurs fois je vis à travers la porte mal jointe briller ses yeux de flamme ; il grattait le sol avec frénésie ; il allait entrer ! Ces nuits-là, Chronos se levait, prenait tour à tour une voix emportée et caressante : « Pas encore, Thanatos, calme-toi ! L'heure n'est pas venue. » Et, pour apaiser la bête sanguinaire, il allait à l'étable, prenait l'agneau le plus tendre et le plus blanc, et le jetait au loup, qui s'enfuyait dans les bois avec cette proie dans la gueule.... C'était même à cet usage presque exclusif que notre troupeau était destiné : à part le peu de laine et de lait que nous en retirions, il ne nous servait guère qu'à nourrir Thanatos.

II

Un soir, comme je rentrais des champs plus harassé, plus découragé qu'à l'ordinaire, je trouvai, dans la cabane, le repas déjà préparé. Un air d'ordre et de propreté était répandu dans notre masure; Chronos, satisfait, était assis près du foyer, tandis qu'un beau jeune homme, sa robe ramassée autour des reins comme les esclaves, achevait la besogne que j'aurais dû faire en rentrant.
- Réjouis-toi, Brotos, me dit mon maître. Voici un compagnon que je t'ai donné. Il s'appelle Christos.

Le nouveau venu se tourna vers moi, et me regarda en souriant. Tout de suite, je me sentis conquis par ce sourire, et mon coeur vola à ce compagnon d'infortune qui m'arrivait si mystérieusement. J'aurais voulu l'interroger, savoir son histoire ; mais je craignais Chronos, et je me tus.

Le lendemain, Christos, levé avant l'aube, avait déjà fait la moitié de mon travail lorsque je le rejoignis. Il me salua d'une cordiale étreinte :
« Nous sommes frères, » me dit-il, et bien que je ne crusse pas ces paroles littéralement vraies, elles me réconfortèrent étrangement. « je ne suis donc plus seul, pensai-je. J'aurai donc désormais un confident de mes peines et de mes espérances ! »
- Sois béni, Christos, répondis-je, quelle que soit l'aventure qui t'a conduit en ce triste lieu. Il est moins triste depuis ton arrivée. Mais, dis-moi comment un homme tel que toi a pu se laisser réduire en servitude par un maître tel que Chronos ?
- Plus tard, plus tard, me dit-il. Pour aujourd'hui, allons labourer, car tu sais que le maître n'est pas tendre. »

Nous partîmes, et Chronos, qui ne nous avait pas entendus (car les esclaves ont un langage à eux, une façon de s'entendre en parlant du bout des lèvres), Chronos nous suivit du regard, l'air à la fois soupçonneux et content. Ce nouvel esclave, évidemment, faisait son affaire, mais il ne l'aimait pas, et l'accablait de plus de coups que moi. Christos les recevait sans se plaindre, et sa patience m'étonnait.
Nous formions, lui et moi, un parfait contraste. Il était grand, bien fait, robuste ; un air de santé et de joie était répandu sur son visage. Moi, j'étais malingre et chétif, comme un enfant arraché trop tôt à la tendresse maternelle.

Nous nous mîmes à la besogne, et Christos en fit la plus grande part. À chaque instant il m'obligeait au repos, travaillant pour deux. Il ne gémissait pas comme moi ; la seule ombre de tristesse que j'aperçus dans ses yeux lui vint en me regardant, débile, penché sur mon sillon, que j'arrosais de ma sueur.

« Pauvre enfant, pauvre enfant ! » murmurait-il avec une douceur infinie. Et même, lorsque à travers mes haillons déchirés il vit la trace des coups de fouet dont Chronos m'avait frappé depuis tant d'années, un sanglot lui échappa. Au bout de quelques jours, je n'eus plus de secrets pour mon ami Christos. Je lui racontai tout : mes terreurs aux hurlements de Thanatos, les propos cruels de notre maître, et mon espoir, mon invincible espoir, si insensé pourtant, de voir un jour finir mon esclavage.

Tu as raison, me dit-il. Espère, espère, et crois en moi !
- En toi ! m'écriai-je. Oui, je sais, tu es grand et fort, tu es doux, et ta présence est pour moi meilleure que la vie. Pourtant tu n'es, comme moi, que l'esclave de Chronos. Ta soumission m'étonne et ne me promet guère la liberté. Ah ! si j'avais ta force ! Mais puisque tu acceptes pour toi la servitude, comment m'en affranchirais-tu ?

Alors Christos, me menant à l'écart, sur un siège de mousse à l'abri d'un rocher, me révéla l'ineffable mystère de son être. Et quand il eut parlé, je me jetai à ses genoux, puis relevé par lui, je l'embrassai avec des pleurs de joie.

III

Quelques jours plus tard, en arrivant aux champs sur les pas de Christos, je trouvai notre travail déjà fait, et mon ami prêt à se mettre en route :
- Nous partons, me dit-il.

Il y eut dans ce mot, dit d'une voix brève et assurée, une force qui se communiqua à moi. Et d'ailleurs, à quoi eussent servi mes objections ? Mon coeur était gagné à ce frère mystérieux : Chronos était bien le maître de mon corps, mais Christos possédait mon âme tout entière.
Il se dirigea vers la forêt.
- Pas par là, Christos, je t'en supplie ! m'écriai-je presque involontairement. Ce ne peut être le chemin de la liberté, car le loup Thanatos y rôde incessamment, et jamais aucun voyageur n'est revenu de ces solitudes impénétrables !
- Je sais tout cela, me répondit Christos. Écoute, enfant : crois-tu en moi ?
- Je te suivrai jusqu'à la mort ! dis-je résolument.
- Eh bien, en route, s'écria-t-il.

Nous marchâmes longtemps, à travers les fourrés, sous la voûte sombre des chênes. Christos allait devant, écartant de ses deux mains qui furent bientôt toutes sanglantes, les ronces et les épines pour me frayer le passage. Il allait avec assurance, comme quelqu'un qui connaît le chemin. Devant nous fuyaient toutes les créatures farouches qui peuplent la forêt, et qui n'avaient jamais vu jusqu'alors le visage de l'homme. De temps en temps, nous entendions les hurlements de Thanatos. Mon compagnon me prenait alors par la main ; sa taille se redressait, son regard prenait une fixité étrange en se dirigeant vers les halliers d'où partaient les hurlements, qui se changeaient presque aussitôt en grondements sourds comme ceux d'une bête domptée.
- Ne crains rien, je suis avec toi ! me disait-il ; et ses paroles soutenaient mon courage.

Enfin, le soir venu, nous atteignîmes une grande clairière. Depuis un moment les broussailles avaient disparu ; la forêt était devenue majestueuse et accueillante à la fois, et nous marchions sur une belle avenue de cèdres qui aboutissait là-bas, là-bas, à une maison magnifique, dont toutes les fenêtres étincelaient de lumière.
Alors, un phénomène étrange se passa dans mon esprit. Il me sembla être revenu à une époque lointaine, bien avant Chronos, et l'esclavage, et les coups. Je reconnus les lieux, et m'écriai éperdu :
- Mon père ! La maison de mon père !

Christos se pencha vers moi en souriant. Oh ! ce sourire ! Et il me dit :
- Ne t'avais-je pas promis de grandes choses ?
- Mais je ne m'attendais pas à celle-ci ! répondis-je.
- Marchons, me dit-il. Tu vas voir mieux encore.

Alors, quand nous fûmes tout près de la maison, m'apparut la plus idéale vision qu'il puisse être donné aux hommes de contempler.

Sur le perron de la noble demeure, debout dans un rayon de lumière qui semblait tomber des cieux exprès pour l'envelopper, une forme blanche en qui la femme et l'ange unissaient leurs beautés, nous regardait approcher en souriant. Son sourire était celui de Christos. Elle chantait, une lyre d'ivoire entre les mains, et voici les paroles de son chant :

Pauvre enfant, longtemps égaré,
Accours à la voix qui t'appelle
C'est moi qui te consolerai,
Aïonia, la Vie éternelle !

En finissant cette strophe, que j'écoutai avec ravissement, Aïonia descendit les degrés et s'avança vers nous.
Je m'élançai, j'allais franchir d'un bond l'étroit fossé qui me séparait d'elle... Lorsque tout à coup une lourde main s'abattit sur mon épaule, et je vis briller sur ma tête la faux terrible de Chronos.
- Ah ! ah ! dit-il. J'arrive à temps, esclaves, pour vous réduire, ou vous tuer. Rentrez au logis ou vous périrez de ma main !

Mais Christos, de sa poigne vigoureuse, écarta le vieillard.
- Laisse-nous, dit-il, et reconnais ton Maître. Je suis le Fils du roi, et celui-ci est mon frère, que tu as dérobé pour l'asservir !

Fou de rage déçue, Chronos fit tournoyer sa faux tranchante, et en frappa mon frère Christos. Je vis celui-ci chanceler et s'abattre, mais pour un instant à peine. Tout couvert de sang, il se releva, saisit Chronos, et lançant la faux au loin, terrassa le misérable.
- À moi, Thanatos, à moi ! cria celui-ci d'une voix étouffée.

Un bruit se fit parmi les feuilles, et le loup bondit à mes pieds. Je ne l'avais jamais vu ; il était gigantesque. Détournant ses yeux farouches pour ne pas rencontrer le regard de Christos, il se jeta sur lui. Je crus notre dernière heure venue.

Horrible situation ! Là, tout près, Aïonia, sa lyre à la main, toujours environnée de lumière, regardait le combat comme si elle était sûre de la victoire de Christos. Son assurance me rendit du courage ; cependant le loup hurlait, mordait à pleines dents mon frère bien-aimé, tandis que je ne pouvais rien pour lui venir en aide !
Mais Christos triompha pour nous deux.

Un moment, Thanatos et lui roulèrent ensemble dans la poudre, mais bientôt je vis Christos couvert de plaies, pâle et rayonnant, debout : il serrait d'une main la gorge haletante du loup, de l'autre il tenait Chronos. Sa force était miraculeuse.
- À l'abîme tous deux ! cria-t-il.

Et il les entraîna vers un trou noir et profond qui s'ouvrait entre des rochers, à quelques pas de l'endroit où s'était livrée la bataille.
On entendit les deux corps rouler dans des profondeurs infinies.
Alors, Christos revint vers moi. Sa face, naguère terrible, était redevenue souriante. Sa main, qui venait d'étrangler Thanatos, se posa sur mon front, y imprimant une trace de sang que je garderai aux siècles des siècles.
- Viens ! me dit-il.

Alors le palais devint plus resplendissant que jamais, des êtres aériens pareils à ceux qui me visitaient dans mes rêves d'enfance peuplèrent les jardins fleuris, et par la porte qu'Aïonia venait d'ouvrir toute grande en chantant, nous entrâmes, Christos et moi, dans la maison de notre Père.


Table des matières

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(1) Ce récit est authentique.

(2) Ce vieux mot, usité chez les paysans d'Écosse, et dont l'origine est évidemment française, est employé dans bien des sens : il exprime la beauté, la bonté, la gentillesse.

(3) Les noms employés dans cette allégorie sont tirés du grec, Brotos, mortel ; Chronos, le Temps, Thanatos, la Mort ; Aïonoa, l'Éternité.

 

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