Contes du
Dimanche
Récits
allégoriques
PRÉFACE
Les choses visibles sont le reflet des
invisibles. Nulle idée ne s'exprime sans une
image ; le langage lui-même n'est qu'une
série de comparaisons, comme le prouve
l'étymologie. L'abstraction nous
échapperait toujours, si la forme ne venait
à notre aide. N'a-t-il pas fallu que le
Verbe éternel prît une forme
corporelle et parlât notre langage, afin de
se rendre sensible à nous ?
Les prédicateurs de l'Évangile
ont donc le devoir, à l'exemple de leur
Maître, de rendre accessible la
vérité par toutes les images et les
similitudes que leur offrent la nature, l'histoire,
l'ensemble des choses visibles. Il y a des
analogies qui ne sont pas fortuites : car les
lois de Dieu, dans tous les domaines, sont
identiques à elles-mêmes.
« Comparaison n'est pas
raison, » dit un vieux proverbe ;
cet aphorisme serait à discuter. Une
comparaison juste équivaut souvent à
une démonstration rigoureuse.
En ces temps ou règne une fausse et
étroite conception de la nature humaine,
l'Imagination, comme une pauvre et charmante
Cendrillon qu'elle est, cède le pas à
ses doctes soeurs, et n'ose plus se montrer. Elle
est pourtant fille du ciel, elle aussi, et ce que
la Logique et la Critique découvrent
après de longs labeurs, elle l'a souvent
pressenti, et même exprimé, des
années à l'avance !
Les morceaux qui composent ce volume, comme
ceux du recueil qui a précédé
celui-ci et auquel le public a bien voulu faire
accueil, (1) ont
été
« prêchés »
à des auditoires populaires, avant
d'être mis sous forme écrite. Ils ont
pour unique sujet la Rédemption par
Jésus-Christ. Quelles images seraient
suffisantes, et quel langage faudrait-il pour
raconter dignement l'ineffable mystère de la
Croix et de la Résurrection ? Lecteur,
mon but aura été atteint si la
lecture de ces « Contes du
Dimanche » vous conduit à relire
le livre incomparable où Jésus-Christ
parle Lui-même.
R. SAILLENS.
Le pays enchanté.
I
EUX jeunes garçons à peu
près du même âge, orphelins tous
les deux et engagés à bord du
même navire en qualité de mousses,
échappèrent par un hasard singulier
au naufrage dans lequel tout l'équipage
avait péri. Sur la rive où le flot
les avait jetés, ils demeurèrent
plusieurs heures sans connaissance, tandis que la
mer furieuse, achevant son oeuvre, mettait en
pièces le navire et les embarcations de
sauvetage.
Quand le jour parut, la tempête
avait cessé, les vagues baisaient mollement
le rivage, les deux enfants crurent avoir fait un
mauvais rêve.... Mais devant l'horrible
réalité, ils poussèrent un cri
d'effroi ; ce fut le premier son qui sortit de
leurs lèvres sur cette terre
inconnue.
Les petits naufragés
s'embrassèrent en pleurant et, tournant le
dos à la mer, considérèrent le
pays où la Providence les avait conduits.
Dès les premiers pas ils reconnurent qu'il
était habité, et même que ses
possesseurs étaient des gens
civilisés, car devant eux se
présentaient des chemins parfaitement
entretenus, bordés de fleurs,
ombragés d'arbres magnifiques, parmi
lesquels il s'en trouvait dont les branches
ployaient sous le poids de leurs fruits.
Bien qu'ils leur fussent inconnus, ces
fruits les tentèrent, et d'ailleurs ils
avaient faim. Jamais ils n'en avaient
goûté d'aussi délicieux.
Bientôt, enivrés des parfums
pénétrants qu'exhalaient ces fleurs
merveilleuses, fortifiés par le repas frugal
qu'ils avaient fait, les enfants oublièrent
un moment leur misère et leur
isolement.
Cependant ils avaient beau avancer, ils
ne rencontraient personne, ils ne voyaient aucune
habitation, et déjà les ombres du
soir s'allongeaient sur la campagne. Nos deux
jeunes mousses ne craignaient pas de dormir en
plein air, mais une larme perla sous leur
paupière lorsque, à la lueur des
premières étoiles, ils se virent
seuls, abandonnés, sur une terre dont ils ne
savaient pas le nom, chez des étrangers
qu'ils n'avaient même pas entrevus. Pour tous
ceux qui vivent près de la nature,
l'approche de la nuit est
toujours
solennelle ; les deux enfants marchaient
encore, mais n'osaient plus parler qu'à
demi-voix, lorsque soudain, au bout d'une
magnifique avenue de chênes, les
fenêtres illuminées d'une grande
maison brillèrent à leurs
yeux.
Ils s'arrêtèrent, saisis en
même temps de crainte et d'espérance.
Comment les recevrait-on dans cette belle
demeure ? Ils jetèrent un triste regard
sur leurs pauvres habits de marins, tout
déchirés par la pointe des rochers
sur lesquels ils avaient été
jetés la nuit précédente. Mais
il n'y avait pas à hésiter, et
d'ailleurs ils avaient pour eux ce qui rend
toujours fort : l'innocence. Ils se
dirigèrent donc vers le perron. À
leur grande surprise, la porte était
ouverte, et cependant on ne voyait âme qui
vive aux alentours.
Ils entrèrent. Sur un très
large vestibule s'ouvraient plusieurs pièces
brillamment éclairées et
meublées richement. La première
était une salle à manger ; le
couvert était mis pour deux convives, et sur
la table étaient disposés des mets
fort appétissants. Puis venaient des
chambres à coucher avec d'excellents lits.
Mais dans aucune des chambres dont ils ouvrirent
les portes ils ne trouvèrent un hôte
ou un domestique. Tout était vide et
silencieux.
- Décidément, dit Yvon,
l'aîné des deux mousses, nous sommes
dans le pays des rêves. En tout cas, je pense
que ce que nous avons de mieux à faire,
c'est de souper d'abord, et de nous aller coucher
ensuite. Demain matin, sans doute, tout ce
mystère nous sera éclairci.
- Je n'y comprends rien non plus, dit
Pornic et je suis trop fatigué pour
réfléchir. Tu as raison : demain
nous expliquera tout. Pour ce soir mangeons et
dormons !
Nos deux héros se mirent à
table et mangèrent comme.... des
naufragés. Tout ce qui était
placé devant eux était simple, mais
excellent. Leur repas achevé, ils
allèrent se coucher, et on les aurait
entendus rire d'aise tandis qu'ils allongeaient
entre les beaux draps blancs leurs membres
fatigués.
Ils dormirent sans souci, sans
rêve d'aucune sorte, jusqu'au lendemain
à midi.
En ouvrant les yeux ils eurent un moment
de surprise et se rappelèrent les
événements de la veille.
- Voilà qui est
drôle ! dit Yvon ; les
propriétaires doivent être
levés à cette heure, et cependant ils
nous laissent tranquilles dans cette chambre
où nous sommes entrés comme des
voleurs. Et leur souper que nous avons mangé
sans leur permission !
- Ils vont sûrement nous
chasser ! dit Pornic en regardant son bon lit
avec un grand soupir.
Les deux garçons
rentrèrent dans la salle à manger.
Ils la trouvèrent en ordre ; les traces
du précédent repas avaient disparu,
et la table était servie de nouveau aussi
abondamment que la veille ; mais d'habitant,
pas le moindre indice. Ils recommencèrent
leurs recherches, ils parcoururent la maison dans
tous les sens, ils ouvrirent des portes qu'ils
n'avaient pas encore aperçues, mais ce fut
peine inutile ; ils ne virent personne. Ils
sortirent ; les allées des jardins
avaient été soigneusement
ratissées. Après toute une
journée d'exploration à travers le
vaste domaine, Yvon et Pornic se
retrouvèrent le soir dans la salle à
manger, aussi bien pourvue, mais aussi silencieuse
que jamais.
- Eh bien, dit Yvon, je n'aurais pas de
peine à m'habituer à cette vie. Nos
hôtes sont absents, tant mieux, pourvu que la
table soit toujours mise !
Cela nous dispense de les
remercier !
- Pourtant, dit Pornic, cet abandon
n'est pas naturel. Le maître reviendra un
jour dans son château ; peut-être
se cache-t-il pour nous
éprouver ?
- Hum ! j'aimerais autant qu'il
ne
vînt jamais marmotta Yvon.
- Je ne suis pas de ton avis, dit
Pornic. Il me semble qu'il me manque quelque chose,
tant que je n'ai pas
remercié les braves gens qui nous
hébergent ; d'ailleurs je sens bien que
toutes ces belles choses ne sont pas faites pour
nous seuls et que cette maison est vide, même
quand nous y sommes, lorsque le maître n'y
est pas.
- Ta, ta, ta, tu es bien sentimental
à l'égard d'un homme que tu n'as
jamais vu ! Quant à moi, je veux jouir
paisiblement de ce que j'ai, sans
m'inquiéter d'où cela vient.
II
Ainsi s'écoulèrent plusieurs jours
dans un enchantement continuel, bien qu'à la
longue un peu monotone. Rien ne manquait au
bien-être de nos voyageurs. Yvon passait
à table un peu plus de temps chaque jour,
prolongeant à dessein les repas et le
sommeil pour rendre ses journées plus
courtes ; le reste du temps il courait
tantôt seul, tantôt avec Pornic,
à travers bois, à travers champs,
à la poursuite de quelque gibier ou à
la recherche des limites de ce domaine qui semblait
n'en point avoir.
Quant à Pornic, sa
mélancolie grandissait de jour en jour. Il
mangeait peu, errait comme une âme en peine
à la recherche du maître invisible.
Parfois il s'arrêtait comme si une
voix avait frappé son oreille ; mais ce
n'était qu'un leurre, et il reprenait sa
marche plus découragé que
jamais.
Son camarade se moquait de
lui :
- Il n'y a point de propriétaire,
te dis-je; ce château est venu là
comme chez nous les champignons....
- Ne parle pas ainsi, Yvon.
Peut-être, à cet instant même,
le maître est-il derrière quelque
arbre, écoutant ce que nous disons.
- Ah ! ah !
ah ! en
voilà un peureux ! Regarde,
regarde !
Et l'espiègle tournait autour de
tous les arbres voisins pour lui montrer qu'il
n'avait aucune crainte.
- Tu vois bien qu'il n'est pas
là ! ... Je te dis que tu es un grand
niais. Ce domaine est à nous, puisque nous
l'avons trouvé abandonné, et je
défie qui que ce soit de nous le disputer.
Après tout, il y a dans la nature des choses
bien surprenantes. Qui sait si les savants ne
sauraient pas nous expliquer comment cette maison
s'est bâtie toute seule ?
- Tu es fou, Yvon. Non, jamais personne
ne me persuadera qu'il n'y a pas autour de nous des
êtres constamment occupés à
nous servir !
- Eh bien, que ne se montrent-ils pas
alors ? Au fait, je l'aime mieux ainsi :
invisibles, ils ne nous
gênent pas. Grand merci, messieurs les
esprits !
Mais malgré les fanfaronnades de
son compagnon, Pornic ne se lassait pas de
chercher. Il avait plusieurs fois renoncé au
sommeil, espérant surprendre ses
bienfaiteurs mystérieux au milieu de la
nuit, mais jamais il n'avait pu les voir. Dans une
ou deux occasions seulement, il avait cru entendre
au milieu des ténèbres des sons doux
et harmonieux qui semblaient partir du centre de la
maison. Alors, sautant hors du lit, il
s'était dirigé du côté
de ce bruit, le long des grands corridors, mais il
s'était bientôt heurté aux
murailles impénétrables et n'avait pu
découvrir aucune porte
dérobée. Les voix
s'éteignaient à l'approche de
l'aurore, et le jeune marin découragé
regagnait sa chambre, où il ne pouvait plus
trouver le sommeil. Lorsque, au matin, il racontait
à Yvon ses impressions nocturnes, celui-ci
se mettait à rire.
- Mais tu rêves, mon pauvre vieux,
tu rêves ! je ne suis pas plus sourd que
toi, et je t'assure que je n'entends jamais rien,
moi, ni le jour, ni la nuit. Je t'avouerai bien, si
ça peut te faire plaisir, que le silence est
un peu lourd, et que je m'ennuie quelquefois, moi
aussi.... Mais bah ! j'en suis quitte pour
rester plus longtemps à table. Les bons
dîners empêchent les mauvais songes. Je
ne vois rien de mieux à
faire, et je ne désire en somme rien au
delà.
- Tu es heureux, toi, répondit
Pornic.
Et cependant pour rien au monde, Pornic
n'eût consenti à échanger ses
espérances et ses désirs contre la
grossière satisfaction de son camarade.
III
Un jour, Yvon et Pornic arrivèrent par
hasard dans une partie du domaine qu'ils n'avaient
pas encore explorée. C'était un coin
de terre montagneux, escarpé ; il y
croissait des fleurs d'un éclat
étrange et d'un parfum capiteux. Mais on n'y
voyait aucun arbre fruitier ; aucun ruisseau
n'y roulait ses flots limpides ; aucun oiseau
n'y faisait entendre sa voix. Le paysage
était à la fois séduisant et
sauvage. Yvon s'applaudissait d'avoir
découvert ce pays ; Pornic
n'avançait qu'en hésitant ; il
n'aimait pas à se sentir enveloppé,
maîtrisé par les effluves de ces
fleurs singulières ; la volupté
même qu'il éprouvait lui causait une
inexprimable souffrance. Cependant ils
avançaient toujours.
Tout à coup une barrière
se dressa devant eux, avec ces mots écrits
sur un poteau :
« Défense d'aller plus
loin sous peine de mort. »
Les explorateurs
s'arrêtèrent.
- Tu vois bien, s'écria Pornic,
que ce domaine a un maître ! Cet
écriteau l'atteste comme tout ce que nous
avons vu jusqu'ici !
Yvon, d'abord interloqué, releva
la tête :
- Ce poteau est vieux, dit-il ;
on
l'a placé là probablement lorsqu'on
faisait quelques réparations à la
route, et l'on aura oublié de l'enlever. Y
a-t-il apparence qu'un sentier si uni mène
à la mort ? je n'en crois rien.
D'ailleurs, regarde ! vois-tu de l'autre
côté de la barrière, ces
fleurs, les plus belles que nous avons vues ?
Il y en a à foison, j'en veux au moins
cueillir quelques-unes avant de m'en retourner. Et
sur ce monticule, vois cet arbre aux beaux fruits
d'or ; nous en retournerions-nous sans en
goûter un seul ? Mais reste là si
tu veux, puisque tu n'as pas le courage de me
suivre !
Or, s'il y avait un point faible dans le
caractère de notre ami Pornic,
c'était la crainte de paraître
lâche ; il avait cela de commun avec
beaucoup de jeunes garçons, et même
d'hommes, de ma connaissance.
- Nous ferions mieux de nous en aller,
dit-il, mais puisque tu veux braver
l'écriteau, marchons. Tu verras que je suis
aussi courageux que toi.
En parlant ainsi, il enjamba la
clôture, et ce fut Yvon qui passa le second.
Les jeunes téméraires
n'avançaient pas sans crainte ; mais
ils étaient portés par une
curiosité plus grande encore.
Qu'allaient-ils découvrir ?
- Qui sait si ce chemin ne mène
pas à quelque trésor caché par
le propriétaire ? se demandait Yvon.
Quant à Pornic, il se disait :
Peut-être allons-nous enfin rencontrer le
Maître lui-même, qui se dérobe
dans une retraite au bout de ce sentier. Qu'il sera
courroucé en nous voyant, puisque nous avons
enfreint sa défense !
Ils n'eurent pas le temps de faire de
grandes réflexions. Au moment où ils
tendaient la main vers l'arbre chargé des
fruits qu'ils avaient désirés, le sol
manqua sous leurs pieds. Ce qui leur avait paru un
roc n'était qu'un morceau d'argile pourrie
qui s'effrita sous leurs pas. Ils roulèrent
la pente d'une falaise, haute de plus de cent
pieds, et tombèrent lourdement sur de vrais
rochers, au bord de la mer, dont ils ne
s'étaient pas crus si près.
Sanglants, brises par ce nouveau naufrage, bien
plus terrible que le premier, ils poussèrent
de longs gémissements auxquels les flots
seuls répondirent.
Yvon enfin s'écria :
- O Maître inconnu et cruel,
pourquoi n'as-tu jamais daigné te montrer
à nous, et nous as-tu conduits par un chemin
trompeur jusqu'au bord de l'abîme ? Tu
aurais pu si aisément nous épargner
cette chute ! Qui
que tu
sois, je ne te sais aucun gré de ton
hospitalité, de tes bontés
prétendues. C'est par ta faute que je meurs,
et je te maudis !
Mais Pornic, grièvement
blessé, lui aussi, reprit doucement son
compagnon :
- Comment oses-tu parler ainsi, cher
Yvon ?
Si le Maître ne s'est pas
montré, c'est que peut-être ni toi ni
moi ne l'avons cherché comme il faut ;
à coup sûr il avait ses raisons, et
nous les aurions connues un jour. Mais nous ne
pouvons, en aucun cas, l'accuser d'avoir
causé notre chute. Ne nous avait-il pas
avertis par l'écriteau placé tout
près de la barrière ?... Non,
non, Maître inconnu et désiré,
si je meurs, c'est par ma faute et non par la
tienne ! Plus coupable que mon ami, puisque
j'ai franchi le premier la barrière, je m'en
accuse pour nous deux. Ah ! si du moins avant
de mourir je pouvais entendre ta voix, cette voix
que j'ai cru percevoir dans le silence de la
nuit ! Si je pouvais te voir et te
parler ! Sois béni, toi qui nous as
ouvert cet asile d'où la folie seule nous a
fait sortir ! je meurs en te demandant pardon
et en te disant merci !
IV
Le jeune mousse avait cessé de parler.
Les deux garçons gisaient sur les rochers,
et la marée allait
emporter leurs cadavres,
lorsque,
au sommet de la falaise, se dessina une silhouette
humaine, et une voix se fit entendre, dans laquelle
Pornic reconnut celle qu'il avait ouïe
auparavant.
- Me voici, disait la voix. Quiconque
m'entend ne mourra point.
Et le nouveau venu descendit jusqu'au
bord de la mer, par un chemin que lui seul
connaissait.
Il arriva, non sans peine, auprès
des deux enfants.
Il se pencha d'abord sur Yvon.
- Mort ! s'écria-t-il, et
une grande pitié se peignit sur ses
traits.
Alors il s'approcha de Pornic, dont les
yeux se fixaient sur lui, pleins d'amour et de
reconnaissance. Il prit le blessé dans ses
bras et commença avec lui l'ascension de la
falaise. Ce fut un rude labeur, mais il en vint
à bout.
Pornic s'était évanoui.
Lorsqu'il ouvrit les yeux, il se vit dans une
chambre magnifique, qu'il ne reconnut pas.
- Où suis-je ? demanda-t-il
faiblement.
- Dans la chambre du Maître, lui
répondit un serviteur en souriant. Tu n'as
jamais su, pauvre enfant, découvrir la porte
secrète qui donne accès à ses
appartements ; tu croyais connaître tout
le palais, tu n'en connaissais que la moindre
partie. Mais voici le Maître lui-même.
Il entra, et jeta sur le jeune
garçon déjà guéri par
le baume dont on avait pansé ses plaies, un
regard plein de tendresse.
- Je réponds à ta
question, mon enfant, avant même que tu la
fasses entendre. Tu veux savoir pourquoi je me suis
si longtemps caché ?
Écoute ! je vous ai vus aborder tout
deux ce rivage ; j'ai eu pitié de vous,
j'ai tout disposé pour que vous fussiez
heureux dans ma maison. Je résolus d'adopter
l'un de vous, mais je voulais savoir lequel des
deux était le plus propre à cette
faveur. J'ai voulu vous connaître, et pour
cela je vous ai éprouvés. J'ai vu tes
recherches persévérantes et ta
tristesse quand tu ne me trouvais pas. J'ai vu que
ton compagnon ne désirait pas ma
présence et n'aurait pu être mon fils.
Il est mort, hélas ! tandis que je
venais pour le secourir, mort en me
maudissant ! Oublie, pauvre enfant, tes
misères et cet affreux malheur dont ni toi,
ni moi ne sommes la cause. Serviteurs, dans ce
naufragé, reconnaissez votre Maître,
car je l'adopte. Voilà mon héritier,
voilà mon fils !
À l'ouïe de ces paroles, les
serviteurs s'inclinèrent et Pornic, hors de
lui, se jeta aux pieds de son père adoptif,
et les baisa.
Les Droits du Maître.
E logeais, raconte un de nos amis, chez un
riche propriétaire, dont le jardin
était magnifique. Il avait la plus belle
collection de roses que l'on puisse voir. Son
jardinier, homme fort habile dans son
métier, était fier de ses rosiers, de
l'un surtout qui portait trois roses de toute
beauté, trois roses parfaites de couleur,
d'élégance et de parfum. Chaque matin
le jardinier se promenait à travers les
plates-bandes, passant l'inspection de ses plantes,
comme un chef de ses soldats.
Un jour, le brave homme s'approcha de
son rosier préféré. À
son grand étonnement, les trois roses
avaient été cueillies ! Plein de
colère et soupçonnant quelque
domestique d'avoir commis cette
déprédation, il se dirigea vers la
maison : « Quel
qu'un a pris mes
roses !
cria-t-il. Il faut que je sache qui
c'est ! » Mais sa colère
tomba bientôt et fit place à un
silence respectueux, lorsque l'un de ses aides lui
apprit que le maître était venu avant
lui au jardin et que c'était lui qui avait
cueilli les fleurs royales.
Le maître ! Tout est dans ce
mot-là. Le jardinier pourrait oublier que le
jardin n'est pas à lui, mais à celui
qui le lui a confié. Le maître n'a pas
besoin de la permission de son serviteur pour faire
usage de ce qui lui appartient.
Ce trait n'est-il pas d'une explication
trop facile ? Vous aussi, cher lecteur,
chère lectrice, vous avez cultivé
avec amour, peut-être avec passion, quelque
fleur de choix, et tout à coup le
Maître vous l'a ravie. Cette fleur,
c'était peut-être un enfant ; sa
mort vous en a séparé. Oh ! quel
déchirement cruel ! Pourtant, l'enfant
n'était pas à vous, mais à
Dieu. Qu'avez-vous à dire, si Dieu a voulu
reprendre ce qui lui appartenait, s'il a voulu
orner son palais céleste d'une des plus
belles fleurs de la terre ?
Peut-être avez-vous cultivé
un art, un talent qui vous était
confié pour que vous le fissiez valoir
à la gloire de Dieu. Vous
ne vous en êtes servi que pour
vous-même ; pour le plaisir que vous en
retiriez, pour les éloges qu'on murmurait
autour de vous. Et le Maître a repris ce
talent. Adorateur du succès, vous avez vu se
briser votre idole ; il ne vous en reste que
les débris et que le souvenir....
Le Maître ! Ce mot
paraît odieux à bien des gens, et il
ne résonne agréablement aux oreilles
de personne. Notre coeur indompté ne veut
pas reconnaître d'autorité
supérieure ; il ne veut d'autres
maîtres que ceux dont il lui est loisible de
changer à son gré. Ceux qui, au nom
d'une fausse science et d'une vaine philosophie,
parlent aux hommes d'indépendance absolue,
sont sûrs de plaire à la foule. Et la
raison pour laquelle l'Évangile est si peu
populaire, malgré son libéralisme et
l'élévation de sa morale, c'est que
l'Évangile reconnaît et proclame les
droits du Maître.
Les hommes ne savent pas ou ne veulent
pas voir que l'obéissance à des
forces supérieures et invisibles est un
axiome, un fait auquel on n'échappe pas.
Donnez-lui le nom que vous voudrez, appelez-le
Hasard, Fatalité, Destin, il n'en demeure
pas moins vrai que quelque chose est plus fort que
vous, plus fort que tout et que tous.
Mais ce Maître souverain n'est
point une force anonyme, arbitraire et
inconsciente. Il n'y a pas de
fatalité. Nous ne sommes pas les jouets de
forces aveugles. Il y a un Maître sans doute,
mais ce Maître est un Père, et tout ce
qu'il fait, même ce qui nous paraît le
plus cruel, a une raison bienveillante. En un mot,
il fait notre éducation. Dans ses
colères apparentes, même les plus
terribles, il ne brise rien que ce qui devait
être brisé
nécessairement ; il respecte ce qui
doit durer, ce qui vaut la peine d'être
conservé ; que dis-je ? Il ne
détruit l'apparence des choses que pour
mettre en évidence leur
réalité et préparer leur
perfection.
Soumettons-nous donc de bon coeur
à ce Maître, qui nous a prouvé
son amour en s'imposant à lui-même la
plus dure souffrance, puisqu'il a donné son
Fils pour sauver notre âme et celle de nos
enfants !
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