AUTOBIOGRAPHIE
D' UN JAPONAIS
LE
PASTEUR
PAUL KANAMORI
CHAPITRE II
Je ne crois pas que ces quarante camarades aient
beaucoup souffert d'avoir été
persécutés. Ils en ont
triomphé tous, et, vainqueurs, nous
fûmes tous admis au premier collège
chrétien fondé dans notre capitale de
Kyoto par un homme de Dieu de grande
réputation, Joseph Neesima, le plus
éminent chrétien japonais moderne..
Il était parti pour l'Amérique en
1864. En ce temps-là, c'était, de la
part d'un Japonais, commettre presque un crime de
lèse patrie que de s'expatrier. Il osa
cependant partir pour l'Amérique, où
il étudia dix ans en vue du
ministère, puis revint au Japon en 1874, et
fonda l'année suivante ce premier
collège chrétien. Ainsi
c'était environ une année avant notre
service de consécration du Mont des Fleurs,
de sorte que ces quarante jeunes garçons (je
me souviens d'une bonne trentaine d'entre eux) -
purent y entrer aussitôt, et une quinzaine,
d'entre eux y firent des études
complètes, j'étais de leur nombre.
Après avoir pris leurs grades, ils
allèrent prêcher dans toutes les
parties du Japon. Je puis affirmer que c'est par
ces prédicateurs que furent fondées
un bon nombre d'Eglises japonaises. Les
« garçons du capitaine
Janes », comme on les appelait,
étaient de vrais évangélistes.
J'étais l'un d'eux aussi ; mais, au
bout de quelques années, fus rappelé
par le président du collège de
Doshisha, qui avait besoin d'un aide, et j'y
enseignai pendant plusieurs années.
C'est pendant que j'étais
là comme professeur de théologie, que
je fus mis pour la première fois en contact
avec la nouvelle théologie et la haute
critique. Il me fallait naturellement lire des
ouvrages de théologie, entre autres des
ouvrages de la théologie allemande. J'y
trouvai d'abord un vif intérêt.
J'avais été
formé et façonné par la
doctrine et la pratique puritaine la plus stricte,
si bien qu'à la lecture de ces livres
modernistes j'eus l'impression de passer d'une zone
glacée dans la douce chaleur des tropiques.
À première vue, leur manière
indépendante et commode de manipuler le
contenu des livres sacrés me parut
très raisonnable. J'en jouissais tellement
que je me laissai complètement dominer par
leur habile argumentation, et je finis par me
convertir au modernisme, et par adopter les vues de
la haute critique. Puis je me mis à les
répandre, à les prêcher,
à lire et à traduire en japonais
certains ouvrages modernistes. En un mot, je devins
un zélé propagandiste de cette foi
nouvelle... Il y a de cela environ trente-cinq ans.
J'étais le premier è introduire dans
les Églises japonaises les vues modernistes.
Mais quel trouble elles y ont apporté, et
quel mal elles y font encore ! Croyez bien que
je sens poser sur moi la responsabilité
d'avoir introduit ce poison dans les Églises
de ma patrie !
Les Églises protestantes
japonaises d'alors étaient tout orthodoxes.
Il n'y avait qu'une Église unitarienne, et,
je crois, une Église rationaliste. Mais
toutes les autres étaient orthodoxes, et
pasteurs et troupeaux étaient tous d'ardents
défenseurs de la foi orthodoxe. Je faisais
seul exception ; en sorte que mes amis me
regardaient comme un homme très dangereux,
comme un loup au milieu des brebis ; et c'est
bien ce que j'étais ! D'ailleurs, en
embrassant ces vues nouvelles, je sentis bien que
je ne pouvais rester plus longtemps dans l'Eglise
orthodoxe : sa théologie était
trop différente de la mienne ; sa
façon de considérer la Bible
était tout l'opposé de la mienne. Je
dis donc à mes amis : « Je
vais quitter l'Eglise et me séparer de
vous. » Et j'agis en conséquence.
Or vous savez que c'est douloureux de se
séparer d'amis très chers en raison
d'une divergence de vues. J'avais travaillé
pendant environ vingt ans avec ces amis à
l'avancement du règne de Dieu au Japon. Et
voilà que mes vues théologiques
devenaient si différentes des leurs qu'il me
fallait les quitter et me séparer
d'eux !... Quelques-uns de mes amis me
dirent : « Il n'est pas
nécessaire de quitter l'Eglise à
cause de vos vues nouvelles. Vous pouvez garder
votre théologie pour votre cabinet de
travail, et ne porter en chaire que les doctrines
acceptées par les Églises en
général. » Tel est
l'excellent conseil de la sagesse mondaine. Mais je
répondis : « Je ne puis agir
ainsi, Je suis un homme droit. Comment pourrais-je
être en chaire un homme différent de
celui que je suis dans mon cabinet ? Je dois
prêcher en chaire ce que j'ai appris dans mon
cabinet. Je parle parce que je crois ; agir
autrement serait pure déloyauté. Je
ne puis pratiquer en chaire de la
déloyauté. je préfère
quitter l'Eglise et me séparer de vous. - Ce
que je fis .
Mais, vous savez : en
quittant
l'Eglise, je quittais aussi le ministère, le
ministère chrétien. C'est le point
sur lequel je désire attirer votre
attention. Pourquoi quitter le ministère en
quittant l'Eglise ? Pourquoi ne pas aller
prêcher les doctrines modernistes dans une
chaire moderniste ? Je vais vous le dire.
C'est qu'en embrassant ce modernisme et cette haute
critique, j'avais entièrement perdu mon
message chrétien. Tout d'abord, ma
théologie moderniste et ma haute critique
avaient détruit ma foi à
l'autorité divine de la Bible. Converti par
la lecture de la Bible, j'aimais la Bible ; je
l'aimais parce que je la regardais comme la Parole
infaillible de mon Père céleste,
parce que je croyais qu'elle ne contenait
absolument rien d'autre que la vérité
entre ses deux couvertures. Je vous ai
raconté comme je m'en régalais. Mais
maintenant la haute critique et les modernistes
venaient me dire : « Non, ta Bible
n'est pas la Parole infaillible de Dieu, elle n'est
que la parole faillible de l'homme. Elle ne
contient pas rien que la
vérité ; elle contient aussi des
erreurs ; elle en est pleine, pleine d'erreurs
et de superstitions, de légendes, de mythes,
de fables et d'histoires
fabriquées. » Telle est, mes amis,
la Bible des modernistes et de la haute critique.
Mais si cette Bible est pareille aux soi-disant
livres sacrés des païens, des
brahmanes, des bouddhistes ou du confucianisme,
tout au plus un peu supérieure,
peut-être, comment peut-on s'en servir pour
prêcher ? Je ne pourrais pas
prêcher avec un livre aussi
superstitieux !
Ensuite, le modernisme avait
détruit ma foi en la divinité,
essentielle et parfaite de Jésus-Christ.
Tandis que j'avais cru que Jésus-Christ
était Dieu, la haute critique était
venue me dire : « Non,
Jésus-Christ n'est pas Dieu ;
c'était un homme ; il n'est pas
né de la vierge Marie, il est né de
Marie, femme de Joseph. Il est mort et il a
été enseveli, mais il n'est pas
ressuscité. Il ne saurait être
question ni de résurrection ni de naissance
surnaturelle. Il était comme tout le monde.
Il est mort depuis dix-neuf siècles. Il
n'est pas le Sauveur, bien qu'il puisse avoir
été un grand homme et un
sage. » Ainsi, vous le voyez, en perdant
ma foi en la divinité réelle de
Jésus et en croyant ce qu'enseignent les
modernistes, j'avais perdu ma foi en un Sauveur
personnel. Je ne pouvais plus prêcher le
Sauveur divin dont le sang nous sauve ! En
perdant ma foi en l'autorité divine absolue
de la Bible, et ma foi en la déité de
Jésus-Christ, j'avais tout perdu. J'aurais
bien pu encore prêcher les préceptes
moraux de la Bible, dans la pensée que je
pourrais peut-être les appliquer à
quelques-unes des questions sociales du jour. Mais
je ne pouvais plus prêcher la doctrine
fondamentale du christianisme, le salut par le sang
de Jésus répandu sur la croix. Quand
je m'aperçus que je ne pouvais plus
prêcher cette doctrine centrale, je me
dis : « À quoi bon rester
dans le ministère un jour de plus ? Si
la Bible n'est bonne à rendre au monde que
des services sociaux, j'en puis rendre aussi sans
être ministre, peut-être même
mieux encore. »
Je quittai donc le ministère,
et je m'enrôlai dans les réformes
sociales gouvernementales du Japon ; et j'y ai
passé plus de vingt ans. Il va sans dire que
je ne restais pas sans rien faire. Je parcourais le
pays en donnant des conférences sur des
sujets économiques et sociaux. J'en ai
donné plus de trois mille, et maintenant
encore je suis connu dans ma patrie plutôt
comme conférencier social que comme
prédicateur de l'Évangile. J'ai ainsi
gaspillé la meilleure partie de ma vie, de
ma trente-cinquième à ma
cinquante-cinquième année. Ma vie
chrétienne a fait naufrage, au milieu de la
traversée, sur les récifs du
modernisme et de la haute critique ! Le voeu
que j'avais prononcé il y a cinquante ans au
sommet du Mont des Fleurs, de prêcher
l'Évangile de Jésus-Christ dans tout
l'empire, ce voeu a été finalement
brisé. Vous voyez la perfidie du
diable ! Ce à quoi il n'avait pu
parvenir au début de ma vie
chrétienne au moyen d'une âpre
persécution, il y est parvenu à
l'aide du modernisme et de la haute critique.
Quelle terrible chose que le modernisme et la haute
critique entre les mains du diable !
Voilà comment je suis devenu
un fils prodigue de mon Père céleste,
comment j'ai erré pendant plus de vingt ans
loin de la maison paternelle ! Mais vous savez
comment, après avoir quitté la maison
paternelle et avoir tout oublié, -
père, frère, serviteurs, foyer et
tout, - en jouissant de la vie à sa
façon jusqu'à ce que survînt la
famine, l'enfant prodigue de la parabole en vint
à sentir le vide... Cependant son
père ne l'avait point oublié ;
il attendait le retour de son fils perdu. C'est
ainsi que, pendant ces vingt années
d'égarement, j'oubliai tout, mon Père
céleste, mon divin Sauveur, mon foyer
spirituel. Mais mon Père ne m'oubliait pas,
Lui. Il veillait sur moi, attendant une occasion
favorable pour intervenir, comme je vais vous le
raconter.
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