VOIR JÉSUS
« PORTER, SERVIR,
BÉNIR »
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Sermon prêché
à l'Oratoire du Louvre,
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le 20 Février 1938
-
par le pasteur WILFRED MONOD.
L'Éternel
sépara la tribu de Lévi, et lui
ordonna de porter l'arche de l'alliance de
l'Éternel - de se tenir devant
l'Éternel pour le servir - et de
bénir le peuple en son nom. Voilà
pourquoi Lévi n'a point de part avec ses
frères : son héritage, c'est
l'Éternel.
(Deutéronome 10/8).
Mes frères, pour comprendre
notre passage, nous examinerons les verbes à
loisir. Par les adjectifs, on a les nuances ;
par les substantifs, on possède les formes
générales ; par les verbes, on
atteint le squelette, les muscles cachés, le
mouvement. Je lisais le Deutéronome quand,
soudain, mes yeux furent éblouis par le
résumé des fonctions confiées
aux Lévites : Porter, servir,
bénir. Il m'apparut que ces termes, en leur
généralité, pouvaient
s'appliquer au saint ministère dans les
Églises de la Réformation.
Tous ensemble, prêtons
l'oreille ; car le prédicateur
lui-même n'a le droit de prêcher, que
dans la mesure où il entend. De nos coeurs
unis s'élève la prière
ardente : « Parle Seigneur !
ton serviteur écoute. »
« L'Éternel
sépara la tribu de Lévi, lui
ordonnant de porter l'arche de
l'alliance » ; en d'autres termes un
visible coffret sculpté, symbole
sacré de la présence du
Très-Haut parmi son peuple. L'Eglise
chrétienne, semble-t-il, adopta une attitude
analogue avec la doctrine du sacrement ; elle
y voit le véhicule concret d'une grâce
immatérielle. Sur la terre, actuellement, la
plus grande partie de la chrétienté
affirme que Jésus institua des moyens de
bénédiction, canalisés, au
nombre de sept, capables de transférer la
vie céleste et d'incarner, ici-bas, une
énergie divine.
Dans les églises du
protestantisme le plus logique, ou le plus rigide,
ou le plus pur - ou n'accepte pas une
théorie aussi massive. Cependant, en baptise
les nouveau-nés ; on distribue la
communion aux malades ; souvent, avec ferveur,
j'ai porté le pain et le vin à des
mourants. Les « Adieux d'Adolphe Monod
à ses amis et à l'Eglise »
furent prononcés, dimanche après
dimanche, sur son lit de torture, au moment de
participer à la sainte
Cène.
Toutefois, en me conformant à
ces pieuses pratiques, je n'ai jamais oublié
l'enseignement de mon père, fidèle
à l'authentique tradition protestante. Pour
le septième anniversaire de ma naissance, il
me remit une Bible avec ces mots :
« Chaque jour tu liras ce livre
inspiré, en priant Dieu de t'éclairer
par son Esprit ». Un précepte
pareil, familier à nos coreligionnaires, est
sublime. On touche là une des cimes de
l'humanité. Comme l'aigle emportant l'aiglon
au sommet de la montagne, l'âme paternelle me
souleva d'un coup d'aile dans la Religion
absolue : « Dieu est Esprit, il faut
que ses adorateurs l'adorent en esprit et en
vérité ». Cette affirmation
royale maintient, ou même refoule, tout
l'appareil rituel à un niveau qu'il ne peut
dépasser : les formes ont une mission
nécessaire, mais secondaire. Elles
étayent notre faiblesse, comme un tuteur
soutient la fleur. Mieux encore : notre
infirmité se dégage de l'emprise des
choses brutes, précisément parce
qu'elles deviennent les signes visibles d'une
grâce invisible. Une chrétienté
vraiment spirituelle peut donc recourir à la
pratique évangélique du sacrement,
sans nier que le christianisme en son essence reste
avant tout une orientation, une expérience,
une vie ; c'est précisément la
communion avec le Christ qui peut se trouver
protégée, fortifiée, nourrie
même, par le recours au sacrement, dans le
sens où ce terme appartenait au vocabulaire
des apôtres et de l'Eglise
primitive.
Gardons-nous d'oublier que
l'âme reste liée à un
corps ; de même, l'individu demeure
inséparable d'un groupe, d'une
société où les idées
peuvent différer d'une manière
légitime ; dès lors, plus
s'affirme la divergence des pensées
indépendantes, et plus s'impose la
convergence des sentiments rassemblés autour
d'une image qui les cristallise, qui les condense
dans le symbole du sacrement. Alors une même
émotion, un même rite, rapprochent les
coeurs dans un même culte, sans pour cela que
toutes les doctrines soient découpées
dans le même patron, avec la pointe
aiguë des ciseaux d'une brodeuse.
Examinons le second point du programme
élaboré pour la tribu de
Lévi ; il se concentre dans le mot
servir. J'avoue que ce terme, d'après le
contexte, vise une activité d'ordre cultuel.
Mais les prophètes israélites,
eux-mêmes, élargirent magnifiquement
la notion du service de Dieu ; ni un
Esaïe, ni un Michée n'adopteraient
volontiers, à Paris, la formule de notre
Union consistoriale pour désigner la liste
des cultes protestants : « Tableau
des Services ». Bien plutôt
serait-ce un Tableau des Offices, pareil terme
désignant les millénaires prestations
en nature, ou les rites préhistoriques,
exigés par une Divinité
jalouse.
Au contraire, les prophètes
affirmaient d'une manière paradoxale, et qui
semblait impie : « Pour servir Dieu,
aidez les hommes ! Aimez ! »
Songez à l'image du « Serviteur de
l'Éternel », souffrant par ses
frères et pour ses frères ;
modèle que Jésus contempla tant de
fois, dans ses méditations au désert,
avant de s'écrier : « je ne
suis pas venu pour être servi, mais pour
servir ».
Eh bien ! le service
ainsi
compris est au centre même du pastorat,
puisque « ministère »
signifie littéralement :
« service ». L'apôtre
écrivait avec un saint enthousiasme aux
Corinthiens : « Ce que nous
sommes ? Vos serviteurs à cause de
Jésus ».
Servir... ah ! c'est le
mot qui
fulgure dans le diadème de l'institution
glorieuse fondée par l'Eglise
primitive ; le diaconat (ce groupe de bons
Samaritains), le diaconat qui signifie :
assister, secourir, soulager, suppléer,
conforter... Voilà nos diamants de la
couronne.
Hélas ! le pasteur se
demande souvent : Ai-je réellement
servi mes quémandeurs, mes
hospitalisés, mes pauvres ? La
confusion l'accable. Devant ce muet
défilé des vaincus de l'existence, on
reste défaillant,
dégoûté de soi-même et de
son hypocrisie ; honteux d'avoir quelquefois
raison contre les broyés, les
empoisonnés. On voudrait s'agenouiller
devant eux, demander pardon. Je revois ! mes
opérés dans les cliniques, - mes
aliénés ou mes infirmes dans les
asiles, - mes affligés auprès du trou
creusé, qui est parfois la « fosse
commune », - et mes prisonniers
pêle-mêle dans la commune
prison.
Et puis je pense à tous ceux
qui recourent au pasteur, dans telle circonstance,
et disparaissent. Qu'il s'agisse d'un mariage, d'un
nouveau-né, d'une inhumation, jamais, jamais
les circonstances ne se répètent.
L'officiant souhaiterait parfois refaire et redire,
devenir un peu indifférent, ne pas donner
toujours de sa brûlante substance
d'âme. Et c'est impossible. Il faut se
dépenser, ou bien trahir la charité,
renier la foi au Dieu « Amour et
Lumière. »
Le pasteur écrit des
lettres ? C'est pour servir... Il sonne aux
portes ? C'est pour servir... Il reçoit
des visites ? C'est pour servir... Quand il
entre chez son prochain, c'est bien souvent pour le
consoler ; mais quand le prochain entre chez
le pasteur, c'est bien souvent pour le
désoler. Quels aveux il reçoit,
quelles confessions ! Quels noirs serpents
rôdent ! Quels atroces combats de la
chair, ou de la haine, ou de l'orgueil !
Oh ! mes pauvres pécheurs, mes pauvres
méchants, mes pauvres butés !
J'ai bien le droit de vous appeler miens, car ce
qui a retenti en vous trouva d'abord,
peut-être, un écho en moi-même.
je crois au péché. je sais le
péché...
Mais aussi quelles
révélations ineffables
prodiguées au serviteur dans le jardin
secret des âmes, dans la communion des
saints, dans le sanctuaire des vaincus victorieux,
dont la « vie demeure cachée avec
Christ en Dieu ». Dans leur compagnie
j'ai respiré, muet d'extase,
l'atmosphère du Paradis...
Voici maintenant le troisième
aspect du ministère :
« L'Éternel chargea Lévi de
bénir le peuple en son
nom ».
Ici encore, je vais être
obligé de moderniser un peu le passage,
c'est-à-dire de le christianiser afin de le
rendre utilisable dans l'Eglise, et enrichissant
pour les disciples du Christ ; car ceux-ci
possèdent la Révélation
évangélique. On ne peut exiger qu'ils
retrouvent exactement leur âme dans les vieux
textes d'Israël ; d'ailleurs, quand ils
versent le vin du Nouveau Testament dans l'Ancien,
il se produit le résultat noté par
Jésus chez les vendangeurs : le raisin
fermenté crève les outres
périmées. L'Ancien Testament nous
aide à mieux comprendre le Nouveau ;
mais le Nouveau n'est point chargé de
conserver l'Ancien.
Les religions primitives
considéraient l'acte de bénir comme
une cérémonie magique par laquelle
certaines syllabes sacrées,
énoncées d'une certaine
manière par des personnages spéciaux,
apportaient la chance heureuse ou une bonne fortune
aux bénéficiaires, Jacob ayant obtenu
par ruse une bénédiction
destinée à Ésaü, celui-ci
ne put jamais récupérer celle que son
frère cadet lui avait soutirée ;
elle avait imprégné d'un
sortilège le fraudeur.
Ce n'est pas ainsi que nous
envisageons la bénédiction, dans
l'atmosphère morale d'un groupe
chrétien. Sans doute, elle est une
réalité ; qu'elle soit
donnée par un père ou une
mère, un sage ou un maître un pasteur
ou un prêtre, dans l'intimité ou dans
le culte public, nous ne croyons pas que la
bénédiction se réduise
à un simple geste, que n'accompagne aucune
énergie spirituelle active ; mais nous
ne pensons point, d'autre part, qu'elle soit
projetée matériellement comme une
liqueur insecticide qui nettoie les feuilles de
leurs parasites.
Dès lors, la vraie
bénédiction octroyée par
l'officiant chrétien sera liée
à des paroles, à un message,
plutôt qu'à la récitation de
stériles formules souvent
incompréhensibles, rabaissées au
niveau d'une incantation superstitieuse.
Ceci m'amène à
soutenir que la réelle
bénédiction apportée à
ses paroissiens par l'officiant
évangélique est tout simplement, tout
mystérieusement, le magnifique bienfait de
l'enseignement régulier de la
vérité biblique, soit dans le
catéchisme, soit dans le sermon.
Voilà une surprise dans
l'histoire ! L'apparition d'une religion qui
se parle, qui est une nouvelle, une
« bonne » nouvelle,
c'est-à-dire un
« évangile ». Celui-ci
fut annoncé, ici-bas, la première
fois qu'un messager d'En-haut s'écria :
« Le vrai Dieu règne sur les
coeurs, transforme les vies, unit les hommes.
Cessez de lui offrir des victimes ! Remplacez
le sang qui ruisselle en terre, par la
prière qui monte au ciel ; tout
adorateur qui sacrifie une bête est
lui-même bestialisé par sa
cruauté. » Comment donc nier que
l'Évangile avait surgi, déjà,
par les prophètes israélites, ces
voyants suscités pour
« bénir » ?
Et parce qu'ils bénissaient,
ils furent maudits. La mort de Socrate, pour crime
de prétendu blasphème, est due
peut-être à la corporation
athénienne des tueurs de boeufs, car le
philosophe réprouvait la piété
inséparable de l'abattoir. Une religion qui
se parle - (quel bonheur !) - est en
même temps une religion qui se pense - quel
honneur !
Voilà bien la grandeur, la
majesté de la prédication dans
l'Eglise. Et il faut compléter cette
affirmation par la suivante : une religion qui
se parle devient une religion qui s'incarne,
puisqu'elle exige un porteur de la parole, un homme
pour l'exprimer, la personnifier.
Vous ne remplacerez jamais un
prédicateur par un
« haut-parleur » ; car le
messager divin est bien autre chose qu'une autre
mécanique à faible
répercussion, un gosier
« bas-parleur ».
La prédication n'est pas une
vérité seulement affichée par
exemple contre un mur ; c'est une
vérité transmise à travers une
personnalité. Elle n'est pas offerte sur un
plateau, comme une boisson ; elle est
donnée comme un regard, un sourire, tint
poignée de main, une chaude
étreinte ; elle est l'émanation
d'une âme, un fluide, le charme d'un coeur
qui rayonne, qui s'ouvre à d'autres coeurs.
Les mots d'un lexique sont noirs,
éteints ; les mots d'un discours
brillent d'une mystérieuse
phosphorescence.
Rappelez-vous le majestueux
prologue
du quatrième évangile ; le
Révélateur suprême,
Jésus le Christ, le Fils du Père, est
nommé la « Parole ». Et
le « Verbe » divin s'incarne.
Il ne devient pas livre, il devient chair. Dieu ne
peut pas se faire « objet »,
mais il se fait « homme ». La
Bible elle-même, notre grande, sainte,
bien-aimée Bible, n'est qu'une simple chose
dans sa matérialité de volume imprime
la déifier, l'adorer, serait tomber dans
l'idolâtrie « je suis
l'Éternel ton Dieu tu n'auras point d'autre
Dieu devant ma face » pas même le
double recueil divinisé de l'Ancien et du
Nouveau Testament. La Parole de Dieu s'exprime donc
à travers la Bible, comme le souffle du
musicien exprime son âme à travers les
modulations de la flûte. La Bible n'exhale sa
pleine résonance, et son harmonie
surnaturelle, qu'à travers la Parole de Dieu
qui l'inspire ; car elle commença par
inspirer les hommes qui écrivirent la
Bible ; et elle inspire les croyants qui
aujourd'hui la méditent.
En quelle atmosphère
lisons-nous la Bible au culte public, et même
dans le culte privé, dans la prière
secrète ? Nous restons
enveloppés par la mystérieuse
ambiance et la vivifiante influence de l'Eglise. Le
livre sacré figure au centre du sanctuaire,
disposé avec respect, largement ouvert, sur
la table de communion. Nous affirmons ainsi que la
« Parole vivante » rayonne
à travers la « Parole
écrite » et peut, seule, vraiment
l'interpréter. « Quand deux ou
trois sont rassemblés en mon nom, je suis
là ». Dès lors flamboie la
mission du prédicateur ; au nom de
Jésus-Christ, et par la vertu de l'Esprit
saint, il fait jaillir la Parole de Dieu hors de la
Bible, comme l'éclair qui fuse d'un miroir
orienté vers le soleil.
« L'Éternel
sépara la tribu de Lévi, lui
ordonnant de bénir le peuple en son
nom. »
Malheur, trois fois malheur, au
monde contemporain, s'il parvenait à
supprimer la voix de la prédication
chrétienne ! Des insensés,
ennemis inconscients du genre humain qu'ils
essayent quand même de servir - (mais, comme
les bourreaux du Calvaire, « ils ne
savent pas ce qu'ils font ») - des
insensés malfaisants rêvent
d'interrompre, ici-bas, le témoignage
chrétien et la méditation publique
des saintes Écritures.
Ah ! prenons garde,
nous-mêmes, de jamais prononcer un seul mot
qui puisse alimenter la flamme dévoratrice
d'un universel incendie. Résistez à
l'Anté-Christ, caché sous divers
masques. Résistons à Satan, qui
d'ailleurs croit en Dieu. Écoutez ces notes
de clairon dans la brume, jetées par
l'apôtre Paul sous le règne d'un
César Néron :
« Veillez ! Demeurez fermes dans la
foi ! Soyez virils !
Fortifiez-vous ! »
Ne laissons pas diminuer
imprudemment la place dominatrice de la Parole
divine dans notre piété intime ou
dans nos assemblées de prière.
Assurément je reconnais combien les fils de
la Réforme française, les
réchappés d'une séculaire
persécution, offrent parfois l'aspect d'un
grand blessé ; nous avons un besoin
pathétique d'enrichir les formes de notre
adoration, de recourir avec plus de ferveur aux
trésors liturgiques de l'Eglise universelle,
d'assurer une place normale au silence, aux
symboles et aux rites, à la contemplation,
à la catholicité spirituelle des
âmes unies dans le corps mystique de
Jésus-Christ ; - mais à la
condition que la Bible demeure ouverte sur la table
de la sainte Cène ! À la
condition que le message providentiel et courageux
des prophètes et des confesseurs de la
Parole ne cesse de retentir haut et ferme, pour
l'illumination des esprits, l'affermissement des
consciences, la consolation et le salut des
âmes, la consécration courageuse au
Royaume de Dieu.
Des heures de crise religieuse
pourront sonner bientôt sur notre territoire.
Intercédez pour vos prédicateurs afin
qu'ils ne renient jamais l'Oraison dominicale, afin
qu'ils ne cèdent jamais à la
tentation diabolique de remplacer le
« Notre Père » et le
« Notre Pain » par des formules
d'abandon, d'apathie et de fatalisme.
... D'ailleurs, la
« tribu
de Lévi » trahirait, en courtisant
le monde. Réfractaire à l'apostasie,
elle ne peut servir Dieu et Mamon.
Méditez la conclusion de
notre passage inspiré
« Lévi n'a point de
part, ni de richesse avec ses frères :
son héritage, c'est l'Éternel.
»
Amen.
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