LA GRANDE AVENTURE
AU
SERVICE DE
DIEU
CHAPITRE XI
TROIS VISIONS
I
Dans les trois courts récits qui vont
suivre, je voudrais montrer comment Dieu s'est
révélé à des âmes
musulmanes encore plongées dans les
ténèbres.
C'était en décembre 1920. On
nous avait envoyées, une amie missionnaire
et moi, faire une tournée de pionniers au
sud des monts Atlas, de l'oasis de Biskra
jusqu'à Touggourt. Au cours de notre voyage
de deux à trois semaines, nous
touchâmes à vingt-six petites villes,
hameaux ou oasis. C'est mon amie qui se chargeait
de la conversation car elle savait bien
l'arabe ; de beaucoup son aînée,
je jouais un peu le rôle de chaperon. Une des
premières petites villes que nous avons
visitées est Tolga. On n'y avait jamais
encore ouvert de station missionnaire.
Les premières personnes
abordées par mon amie lui racontèrent
une chose étrange: l'homme le plus riche de
l'endroit, propriétaire de la plus vaste
plantation de dattiers, se trouvait menacé
par la ruine et la misère
par suite de l'extrême sécheresse. Il
avait eu beau effectuer des sondages pour faire des
puits artésiens, nulle part il n'avait
trouvé d'eau. Cet homme, on le savait en
ville, avait décidé de se suicider et
avait même fixé la date.
La veille de ce jour fatidique, pendant la
nuit, - dormait-il ou était-il
éveillé, je ne m'en souviens plus -,
un homme en blanc lui apparut et lui dit de ne pas
s'ôter la vie mais d'effectuer un nouveau
sondage dans un endroit de son jardin qu'il lui
désignait et que, là, il trouverait
de l'eau. Ce message était si
catégorique que le planteur reprit courage
et résolut de tenter sa chance une
dernière fois. On effectua des forages
à l'endroit indiqué et, ô
merveille ! l'eau se mit à jaillir avec
l'impétuosité et l'abondance d'un
torrent ! Elle coulait avec une force
irrésistible, si bien qu'elle inonda
bientôt non seulement le jardin du
propriétaire mais toutes les plantations
avoisinantes et la petite ville
elle-même.
Les voisins qui, tout d'abord,
s'étaient réjouis avec cet homme et
enviaient sa bonne chance, prirent peur ;
craignant même que la fièvre ne
fît son apparition dans l'oasis, ils
proférèrent des menaces et le
sommèrent d'arrêter ce torrent sous
peine d'être tué.
C'était une situation plutôt
fâcheuse pour ce pauvre homme, impuissant
à endiguer ces flots. Il leur fit alors une
proposition, celle de lui acheter une partie de
cette surabondance d'eau qui serait alors
dirigée dans leurs jardins et viendrait au
secours de leurs
plantations qui
souffraient également de la
sécheresse. Les voisins acceptèrent
et versèrent au propriétaire une
somme de 75.000 francs. Cette eau jaillissante fut
captée, nous dit-on, dans le jardin,
à la place même où elle
était apparue et amenée à un
bassin rond, en béton, d'où partaient
deux conduites également en béton,
l'une à droite, l'autre à
gauche ; la première irriguait la
plantation du propriétaire, et la seconde
les plantations des habitants de la ville. Et ainsi
la paix fut rétablie pour le plus grand
profit de tout le monde.
Cette histoire nous paraissait à
toutes deux invraisemblable, mais elle nous
intéressa vivement ; nous en
fûmes même fort émues car nous
étions là de nouveau devant un cas
où Dieu est intervenu pour sauver un homme,
un mahométan, et l'empêcher de mettre
fin à ses jours ; en outre, il avait
répandu sa bénédiction sur la
population de cette petite localité en lui
accordant l'eau dont elle manquait si
cruellement.
On nous indiqua l'endroit où
était située cette plantation et nous
arrivâmes bientôt dans le jardin au
milieu duquel coulait ce flot miraculeux.
C'était vraiment un spectacle
saisissant.
Des profondeurs de la terre, jaillissait en
flots ininterrompus un volume d'eau égal au
tronc d'un arbre que deux bras pourraient à
peine entourer. Tout était exactement comme
on nous l'avait décrit. Ce qui nous frappa
d'étonnement et d'admiration, ce
n'était pas seulement l'extraordinaire
abondance de l'eau mais aussi sa couleur.
Quiconque a vu de l'eau sortir d'un glacier,
claire, verdâtre, avec une étrange
lueur blanche comme de la neige fondante,
trouverait la même froide beauté, si
l'on peut dire, à cette onde qui sortait
impétueusement de la terre boueuse du
désert.
Nous restions muettes
d'émerveillement et même saisies d'une
sorte de crainte respectueuse ; puis nous
penchant sur l'onde vivifiante,
légèrement écumeuse,
jaillissante, bouillonnante, nous en bûmes
avec délices.
Mais nous avions envie de voir le
propriétaire lui-même afin de lui
transmettre le message que cette eau magique devait
lui apporter. Comme il était absent, c'est
son fils qui vint nous saluer ; mon amie
entama la conversation et exposa de la
manière attrayante qui lui était
propre la signification spirituelle de cette
merveilleuse expérience que son père,
ainsi que tous les habitants de Tolga, venait de
faire. Le jeune homme parut comprendre qui
était celui dont parlait ma compagne et de
quelle eau il s'agissait car il courut à la
maison et en rapporta un Nouveau Testament en
français que des missionnaires d'Alger lui
avaient donné. Selon toute évidence,
il en avait lu quelques fragments, sinon il
n'aurait pas reconnu avec nous l'existence et la
valeur unique de cette eau vive que Christ est venu
apporter aux coeurs altérés.
Nous sommes reparties avec le sentiment que
cette âme ouverte à l'influence du
Saint-Esprit pourrait être amenée par
le miracle de l'eau visible aux sources
éternelles.
II
Voici un autre cas où Dieu a
abaissé le mur entre le visible et
l'invisible afin de parler à une âme
plongée dans les
ténèbres.
J'étais alors détenue dans la
plus grande et la plus sévère des
prisons russes et j'avais été
transférée d'une salle dans une autre
plus vaste. Assise sur le bord du cadre de fer qui
servait à la fois de lit et de chaise et
garni d'un sac de toile grossière, je
laissai mon regard errer sur mes vingt à
vingt-deux compagnes de prison. Mes yeux
tombèrent sur une femme de grande taille,
aux yeux de couleur foncée et dont le visage
et l'attitude me frappèrent comme
étant différents des autres. En
réponse à la question que je lui
posai, elle m'apprit qu'elle était une
princesse caucasienne, mahométane et que son
fils était également en prison, mais
elle ne pouvait rien dire sur la cause de leur
détention.
Une mahométane ! Ici, dans la
même salle que moi ! Ne dirait-on pas
que c'est un fait exprès ? pensai-je.
Et je m'approchai d'elle avec des paroles amicales.
Elle eut l'air heureuse de parler à
quelqu'un et se mit aussitôt à
décharger son coeur. C'était son
fils, le prince de Nakhitchevan qui lui causait
surtout du chagrin et de l'anxiété.
Elle-même était la fille du dernier
souverain indépendant de la petite
principauté de Nakhitchevan dans le Caucase
du Sud ; celui-ci avait volontairement
cédé ses droits et son
autorité à son puissant et cupide
voisin, le tsar de Russie. Princesse du
sang, elle avait
été admise, avec son fils, à
la Cour impériale de Russie et lorsque son
époux, le général Ali Khan,
fut tué par une bombe
révolutionnaire, elle avait fait son
« home » dans les cercles de la
Cour.
Quand elle parlait de l'impératrice
Alexandra et de son entourage, j'étais
frappée de l'entendre employer à plus
d'une reprise, sous leur forme orthodoxe russe, le
mot de Sauveur (« Spassitel »)
ou le nom de la vierge Marie (« la
mère de Dieu »). C'était
étrange et inattendu de la part d'une
mahométane. « Pouvez-vous me dire,
lui demandai-je, qui vous appelez le
« Spassitel » et ce que ce nom
signifie pour vous, une
musulmane ? » Ma question sembla lui
faire plaisir et elle répondit :
« Eh bien ! voilà :
quand j'étais à la Cour, j'ai si
souvent entendu l'impératrice, ses dames
d'honneur et ses hâtes nommer la
« mère de Dieu » et
parfois aussi, mais plus rarement, le
« Spassitel » que j'en vins
à faire de même. Toutefois, je dois
avouer que j'ignore pourquoi on appelle ces deux
personnages d'un nom si étrange. Pouvez-vous
m'expliquer qui est ce
« Spassitel » et pourquoi il se
nomme ainsi ? » Elle ne me demanda
pas ce que la « mère de
Dieu » pouvait bien signifier.
Les mahométans répugnent
à cette expression et évitent
même de s'en servir de peur de
blasphémer contre Allah. Mais cette dame
avait fréquenté pendant des
années des personnages russes si haut
placés !
Elle me regardait d'un air suppliant.
« Votre âme n'est-elle jamais
entrée en contact personnel
avec ce Sauveur, chère
madame ? » lui demandai-je. Elle
parut soulagée de pouvoir parler à
coeur ouvert et répondit :
« Oui, je crois, et tout
récemment, ici, en prison. À la Cour,
on mentionnait son nom beaucoup moins souvent que
l'autre nom ; je pensais donc que la
« mère de Dieu » avait
une bien plus grande importance que le Sauveur.
Cependant il m'est arrivé quelque chose
d'étrange et depuis je pense davantage au
« Spassitel » et je me pose des
questions à son sujet.
« J'ai subi quelques semaines de
réclusion dans la tour de Pougatchef et dans
une horrible et abjecte cellule infestée de
rats. L'unique lucarne avait les vitres
cassées... par ce froid ! »
Elle frissonna et une expression de souffrance
passa sur son visage. « Une fois,
reprit-elle, était-ce de jour ou de nuit, je
ne m'en souviens pas, je vis un homme entrer
silencieusement, s'arrêter près de la
porte et me regarder. Il ne prononça pas un
mot mais continuait à fixer sur moi un
regard très doux et pourtant intense, comme
s'il voulait m'apporter un message
réconfortant. Puis, toujours en silence, il
s'éloigna en me jetant un dernier regard
avant de disparaître.
« J'avais aussitôt compris
qu'il était le
« Spassitel ».
Si souvent j'avais vu son visage sur les
murs de la chambre de l'impératrice !
Il désirait que je le suive, ne croyez-vous
pas ? et ne devrais-je pas, désormais,
le placer plus haut que la « mère
de Dieu » ? »
J'étais profondément
émue à l'ouïe de ces paroles si
simples, si sincères. Et quelle joie pour
moi !
C'était un rayon de lumière
après les mois si pénibles
passés dans cette immense et sombre prison
qui hébergeait, à ce
moment-là, plus, de onze mille êtres
humains privés de liberté.
Il fut convenu entre la princesse et moi
qu'elle viendrait auprès de mon grabat pour
de bonnes causeries. Je pouvais lui lire la Bible.
Une Bible dans une prison soviétique
où le régime était le plus
strict de tous ! Comment cela se
fait-il ? Il serait trop long de raconter de
quelle manière le bibliothécaire de
la prison, un juif âgé, m'avait
envoyé une Bible anglaise dans ma salle.
Elle avait providentiellement dû passer
inaperçue car, à cette époque,
tous les livres religieux étaient
éliminés de la
bibliothèque.
Jusqu'alors aucune de mes compagnes n'avait
manifesté le désir que je lui fasse
la lecture, à livre ouvert, en russe
d'après le texte anglais. Et voilà
enfin une âme qui se montrait non seulement
disposée à écouter mais avide
d'apprendre ce que la Parole de Dieu pouvait lui
dire sur celui qui sauve. Le Saint-Esprit,
l'interprète, celui qui donne la Vie lui
parlerait à travers mes faibles
paroles.
La société où nous nous
trouvions ne s'intéressait pas à nos
conversations ni à notre lecture de
l'Écriture sainte. Nous respirions un autre
air quand je l'entretenais de la Parole de Dieu et
de mes expériences personnelles.
Qui est le Sauveur, d'où vient-il,
pourquoi le Fils bien-aimé de Dieu est-il
venu sur la terre, comment a-t-il pu sauver de
pauvres pécheurs et les a-t-il fait asseoir
avec lui dans les cieux, autant
de questions qui se
pressaient
dans son esprit. Elle avait, hélas !
vécu des années dans une
atmosphère de mysticisme malsain tel qu'il
était professé et pratiqué
à la Cour de l'impératrice Alexandra
pendant les dernières et fatales
années du tsarisme.
Je ne crois pas que la princesse eût
déjà accepté le Christ comme
son Sauveur personnel. Tout s'était
passé pour elle d'une façon si
inattendue : la vision du Christ dans sa
cellule solitaire, la possibilité d'entendre
parler de lui et d'avoir une réponse
à ses questions ; mais je me souviens
qu'elle écoutait la Bible sans
émettre de doutes ni aucune des objections
toujours mises en avant par les musulmans au sujet
des vérités contenues dans
l'Écriture sainte, particulièrement
en ce qui concerne la divinité et la
souveraineté de Notre Seigneur.
C'était certainement là l'oeuvre du
Saint-Esprit dans son âme. Elle
possédait désormais une
lumière pour la conduire sur le chemin du
salut et savait qui était mort pour qu'elle
ait la vie. La bonne semence était
tombée dans un coeur avide de la recevoir et
c'est ce que Dieu, sans aucun doute, voulait lui
faire trouver grâce à notre rencontre
en prison, le pain de vie et l'eau vive pour la
soutenir au long du triste et long voyage qui
devait la mener vers un lointain exil.
Il n'y avait que quelques jours que nous
étions ensemble lorsque, soudain, alors que
tout le monde dormait, un des gardiens-chefs entra
dans notre salle. Nous nous dressâmes toutes
sur notre séant, silencieuses et raides. Il
se dirigea tout droit vers le
grabat de la princesse et dit d'une voix rude et
monotone : « Le verdict de la
haute-Cour de Moscou est la peine
capitale. » Silence. Puis il
continua : « Mais la haute Cour a eu
la clémence de commuer la peine en un
bannissement à vie » et il nomma
l'île redoutable de Solovietsky, dans la mer
Blanche. L'officier sortit. La princesse dit
seulement : « C'est une île
dont on ne revient jamais. »
Dès que le verdict était
communiqué aux prisonniers on les
transférait dans une salle spéciale.
La princesse rassembla ses rares possessions et
vint vers moi. Son visage était
baigné de larmes - larmes
silencieuses : « Personne d'autre
que vous ne me verra pleurer, dit-elle ; ce
n'est pas sur moi que je pleure ; c'est sur
mon fils. »
Elle me demanda tout d'un coup si je croyais
en une résurrection. J'en fus saisie.
« Y en a-t-il vraiment et pour
qui ? » Je lui citai la parole du
Christ : « Je suis la
résurrection et la vie, celui qui croit en
moi ne mourra jamais. Je vis et vous vivrez
aussi. » Une courte étreinte et on
l'emmena.
Nous apprîmes ensuite que son fils
devait partager son sort ; pour lui aussi la
peine capitale avait été,
« par clémence »,
commuée en un bannissement à vie dans
cette île des mers arctiques. La mère
et le fils pourraient du moins porter leur croix
ensemble.
Quelques mois plus tard, je fus
exilée dans le Nord. Aussitôt que je
pus correspondre avec un homme de confiance de
Moscou, je fis envoyer à la princesse par
son intermédiaire une somme mensuelle pour
la secourir dans ce lieu de
souffrances et
d'épouvante et la préserver du froid
et de la faim. Lorsque sept ans plus tard je fus
libérée, j'appris que la princesse
n'avait survécu que quelques mois et que le
secours qui lui était destiné avait
pu être utile à son fils.
J'ai confiance que le Christ, qui a
cherché cette âme avec tant d'amour en
lui donnant la vision du Sauveur lui-même et
en la faisant suivre de notre brève
rencontre, aura achevé l'oeuvre qu'il avait
commencée.
Parmi les centaines de femmes dont j'ai
partagé le sort dans nombre de prisons, elle
seule était musulmane. Quoique morte, elle
peut encore par cette courte histoire apporter son
hommage à la gloire du
« Spassitel ».
III
Le troisième récit me concerne
personnellement. En 1922, j'étais
retournée au Turkestan, à ce
moment-là sous l'administration des Soviets.
J'espérais, contre toute évidence,
que Dieu me donnerait, une fois encore,
accès chez les musulmans de l'Asie centrale
russe pour lui rendre témoignage, bien que
je fusse au courant des violentes
persécutions auxquelles les chrétiens
déclarés étaient
exposés. J'avais emporté 8000
exemplaires de mes traités en uzbek. Pour
arriver en Russie, j'avais passé par la
Perse où je dus les renvoyer tous, sous
peine de les voir brûler en public comme
étant de la « littérature
contre-révolutionnaire ». Il ne
restait plus qu'un seul moyen d'entrer en
contact avec mes Uzbeks,
c'était de vivre parmi eux et comme l'un
d'eux, aussi longtemps que la Guépéou
et le peuple uzbek lui-même le
toléreraient.
Mes cinq ans d'absence du Turkestan
m'avaient fait perdre quelques-uns de mes anciens
amis uzbeks de Tachkent où j'avais
vécu des années avant et pendant la
Grande Guerre. Une dame russe qui connaissait un
vieux couple uzbek, demeurant dans le
« vieux » Tachkent ou quartier
mahométan, m'offrit de me conduire chez eux
elle-même. Le « khodja »
- ainsi se nomment les Uzbeks de noble naissance -
descendait d'une ancienne famille de
« khan » et parlait le
russe ; il était connu des Russes aussi
bien que des Uzbeks pour sa grande culture, sa
dévotion et sa parfaite honorabilité.
Autrefois un des plus riches propriétaires
de Tachkent, il était réduit
actuellement à une extrême
pauvreté. Le coin de terre où il
vivait avec son épouse était tout ce
que le gouvernement soviétique lui avait
permis de garder des quarante domaines qu'il avait
possédés.
J'avais passablement oublié la langue
uzbek, du moins pour la conversation ;
j'étais donc heureuse que la dame russe
pût me servir d'interprète. En entrant
chez eux, nous les trouvâmes assis à
la mode orientale, sur des tapis et des coussins,
sous un auvent formé par la terrasse du toit
et joint à une grange qu'ils
habitaient ; celle-ci était
entourée d'un verger devenu le seul moyen
d'existence du khodja. Ce dernier se leva pour nous
saluer ; il avait conservé une haute
stature malgré ses
quatre-vingts ans ; il avait un nez aquilin et
un regard intelligent et dominateur. Nous nous
assîmes sur des coussins et après un
échange de salutations, l'épouse du
khodja nous servit du thé vert. La dame
russe exposa alors ma requête qui avait pour
objet d'être admise comme pensionnaire dans
leur demeure et leur vie de famille. C'était
là une demande tout à fait
inusitée. Plusieurs Russes, il est vrai,
étaient établis dans le quartier
musulman de Tachkent mais ils se bornaient à
louer des chambres, sans partager la vie de
famille ; or, c'était cela
précisément que je désirais
obtenir. Le vieillard me regarda attentivement, me
toisa pour ainsi dire, puis consentit, à la
seule condition que je ne recevrais jamais de
messieurs ; c'était tout à fait
légitime car son épouse observait
strictement le « purdah »,
c'est-à-dire qu'elle ne montrait jamais son
visage à un étranger ; par
conséquent si un homme apparaissait, elle
serait obligée de se cacher derrière
le long voile en crin noir et épais,
porté par toutes les femmes uzbeks.
Je ne demandais pas mieux que d'accepter
cette condition et je promis que même les
visites de dames seraient rares.
Je louai aussitôt la hutte qui se
trouvait à côté de la grange.
Elle me convenait à merveille ; elle
était juste assez grande pour un lit de
camp, une table, une chaise et un petit poêle
de fonte. L'unique fenêtre n'avait point de
vitres mais un petit rideau suffirait pour la nuit.
J'avais vécu assez longtemps parmi les
musulmans pour savoir que j'étais en
parfaite sécurité sous l'égide
de ce khodja.
J'avais prié avec ferveur pour que
Dieu me dirigeât dans cette entreprise.
N'était-ce pas déjà un
exaucement que le consentement du vieux couple, que
j'osais à peine espérer ? Je ne
crois même pas qu'ils m'aient jamais
demandé la raison de mon étrange
requête. S'ils l'avaient fait, j'aurais
répondu en toute franchise que, étant
une disciple de Jésus-Christ, j'étais
l'amie des musulmans. Le nom du Christ est
vénéré par eux tous mais ils
rejettent avec la dernière violence et
même de la façon la plus hostile son
titre de « Seigneur » qui
implique son égalité avec Dieu. Cela,
c'est un blasphème.
Je fus bien vite installée dans mon
humble demeure, heureuse et profondément
reconnaissante envers Dieu et envers le khodja et
son épouse (la
« khanoum »), car ils me
traitèrent immédiatement comme une
des leurs. Je ne puis donner ici de détails
sur notre vie en commun ; de trop nombreux et
précieux souvenirs me viendraient à
l'esprit. Dieu m'accorda de parler avec une
entière liberté de
Jésus-Christ comme Fils de Dieu, comme
Sauveur de l'humanité et comme mon Sauveur
personnel. La vieille dame était
étonnamment bonne pour la femme
chrétienne, son hôte. Elle aimait
à me faire part de vieilles histoires de
famille des bons et mauvais jours ; elle ne
faisait jamais d'objections à mes
idées religieuses mais elle était
trop âgée pour réagir soit en
les contestant, soit en y acquiesçant ;
elle se contentait de me montrer beaucoup
d'affection et d'être heureuse de ma
compagnie. Le khodja, au contraire, aimait à
m'écouter lorsque je lui
lisais dans l'un des quatre Évangiles ou
dans mes traités uzbeks, les quelques
traités que j'avais réussi à
sauver de la Guépéou. Il continuait
ses exercices religieux comme un fidèle
musulman mais il était accessible aux
vérités chrétiennes et les
écoutait volontiers. Je ne saurais dire si
elles avaient pénétré
très profondément dans son coeur,
mais son empressement à profiter de l'unique
occasion, que Dieu avait donnée, à
moi de rendre témoignage et à lui
d'écouter, était déjà
l'indice que Dieu avait mis sa
bénédiction sur mon séjour
chez ces amis.
Trois années consécutives, je
passai deux à trois mois dans la maisonnette
du verger, au printemps et jusqu'au début de
l'été, accueillie chaque fois comme
un membre de la famille. Une réelle et
profonde amitié s'était nouée
entre nous, Dieu merci ! Mais j'avais
prié d'obtenir davantage et je continuais
à espérer. J'avais combattu avec Dieu
contre l'ennemi du Christ qui empêchait le
khodja d'arriver à une décision. Je
priai avec larmes et un désir ardent au
coeur pour qu'un indice quelconque chez mon vieil
ami me montrât que le Seigneur avait fini par
conquérir ce coeur musulman.
Je savais que cette troisième
année serait la dernière que nous
passerions ensemble. Des signes certains
indiquaient clairement que la Guépéou
s'apprêtait à m'arrêter et
à me mettre en prison ;
c'étaient mes derniers jours et mes
dernières semaines de liberté.
L'occasion vint enfin pour le khodja, comme
exaucement à mes
prières, de parler ouvertement. Cela arriva
de la manière suivante.
La Guépéou avait
ordonné au chef des mullahs de Tachkent de
se rendre à notre demeure et d'y recueillir
des documents de nature à me compromettre et
à donner au gouvernement des Soviets un
motif de m'accuser d'active propagande
chrétienne ; celle-ci constituait en
elle-même un acte
« contre-révolutionnaire »
et par conséquent interdit par la loi
soviétique. Le mullah vint. La vieille dame
disparut et j'eus avec lui une longue discussion
sur les enseignements de l'islam et du Christ. Je
lui signalai à la fin quelques affirmations
absurdes et historiquement inexactes contenues dans
le Coran, entre autres celle qui veut que la vierge
Marie soit la nièce d'Aaron ! Tandis
que le mullah restait silencieux et quelque peu
embarrassé, mon vieil ami le khodja, qui
nous avait écoutés sans prononcer un
mot, s'adressa tout à coup à notre
visiteur et lui dit, son visage rayonnant d'un
éclat inaccoutumé :
« Notre amie que voici nous a
assurés que lorsque nous serons en
présence d'Allah au jour du jugement, 'Isa
al-Messih intercédera pour
nous. »
Il n'en dit pas davantage mais cela fit
tressaillir mon coeur. Cette déclaration
d'un mahométan, faite avec la tranquille
assurance d'un fait acquis, me prouvait que
l'âme de mon ami s'était ouverte du
moins à cet espoir, celui d'avoir un
intercesseur à l'heure du jugement si
redouté parles musulmans, et cet avocat -
Jésus-Christ !
Le jour vint où je dus partir avec la
triste certitude de ne jamais
revenir. Nous étions réunis tous les
trois, pour la dernière fois. Soudain le
khodja me dit : « Je vais vous dire
à présent ce qui m'a poussé
à vous accepter tout de suite dans notre
intimité ; avant de vous voir venir
dans notre jardin, je vous avais déjà
vue ! Oui, dès que j'ai jeté les
yeux sur vous, je vous ai reconnue ; vous
étiez la femme que Dieu m'avait
montrée une fois en rêve et lorsque
vous êtes venue chez nous, je savais que
c'était Dieu qui vous avait
envoyée. »
Voilà donc la raison qui l'avait
décidé à m'admettre à
son foyer ! Il m'avait accueillie comme une
messagère de Dieu et pendant mes trois
séjours dans sa demeure, par nos entretiens
et nos prières dans le paisible jardin, le
Saint-Esprit lui avait insufflé la confiance
par laquelle son âme s'était
ancrée dans les réalités
invisibles, celles qui sont « au
delà du voile ».
Soyons assurés que cet espoir ne l'a
pas trompé.
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