LA GRANDE AVENTURE
AU
SERVICE DE
DIEU
CHAPITRE IX
EN PÉRIL
En juillet 1914, je quittai Boukhara pour
retourner à Djeddah à temps pour la
grande fête et le pèlerinage.
J'arrivai à Berlin le jour même de
l'assassinat de Serajevo qui déclencha la
guerre. Après avoir passé quelques
semaines à rétablir ma santé,
je partis brusquement le 1er août au moment
où l'Allemagne et la Russie mobilisaient. Je
pris le bateau à Trieste pour
l'Égypte et, pendant la traversée de
la Méditerranée, un câblogramme
annonça la déclaration de guerre
entre l'Allemagne et la Russie. À
l'arrivée à Alexandrie, on nous
apprit que la Grande-Bretagne s'était jointe
à la France et à la Russie en
déclarant la guerre à
l'Allemagne.
En conséquence, aucun Allemand ni
aucun Autrichien ne fut autorisé à
débarquer à Alexandrie ou à
Port-Saïd, et ils durent retourner sur le
bateau du Triester Lloyd. On me permit de
débarquer, car j'avais un passeport russe,
et je commençai aussitôt à
préparer mon voyage à Djeddah ;
mais, à ma grande
consternation, on refusa dans toutes les banques du
Caire les pièces d'or allemandes que je
comptais échanger contre des livres
anglaises ou turques. Il n'était pas certain
non plus qu'un bateau partirait pour Djeddah.
Quelle déception pour moi ! Je dus
rester au Caire et attendre que la situation
évolue.
On me dit un jour au bureau de la
Compagnie de navigation qu'un bateau - le dernier
très probablement - partirait dans un ou
deux jours. Et il partirait sans moi ! Je
parcourais tristement la ville lorsque je me sentis
poussée soudain à
pénétrer dans une petite rue
où je n'avais jamais été et
où je n'avais aucune raison d'aller.
À peine y étais-je, quel ne fut pas
mon étonnement de me trouver devant une
banque ! Comme j'avais sur moi mes
pièces d'or et que je pressentais une
direction d'En haut, j'entrai dans la banque et
offris mon or à échanger. Et
voilà que cette fois mon offre fut
acceptée par un homme qui était
précisément venu dans cette banque
pour acheter de l'or allemand. Il voulait l'envoyer
en Allemagne à sa mère. La
transaction se fit en quelques minutes avec une
joie réciproque et je m'en retournai. Une
fois de plus le Maître m'avait dirigée
à l'endroit voulu et en temps
voulu !
Je me rendis immédiatement au
bureau de la Compagnie de navigation et pris un
billet de première classe pour Djeddah.
Chose étrange! je fus avisée par une
voix intérieure de m'abstenir d'acheter une
provision de médicaments pour mon
dispensaire ou de passages
de
l'Écriture sainte mais de partir juste avec
ce que j'avais.
En montant à bord, j'appris que
ma cabine avait été retenue par un
cheik arabe ; il appartenait à la suite
des fils du chérif de la Mecque, les deux
princes Abdullah et Faiçal, qui voyageaient
sur ce bateau ; le premier est actuellement
roi d'Arabie et le second émir de
Transjordanie. Ils revenaient avec leur suite de
Constantinople où ils avaient rendu visite
au Sultan ; nous étions eux et moi les
seuls passagers de première et de seconde
classe.
Je me rappelle les sentiments empreints
de solennité que j'éprouvais en
apprenant la présence à, bord de ces
importants personnages. De nouveau, Dieu
était intervenu. J'avais été
retenue au Caire par cet incident de la banque puis
libre de quitter l'Egypte et
précisément sur le bateau qui amenait
cette bande de chérifs à
Djeddah ! Tout cela avait été
voulu par Dieu.
Par la chaleur suffocante de la mer
Rouge en août, souvent je m'agenouillais dans
la petite cabine sans air qu'on m'avait
assignée, demandant que me soient
accordés la grâce, la sagesse et le
courage nécessaires pour tirer le meilleur
parti possible de cette occasion unique qui me
faisait voyager avec des personnages si haut
placés du monde musulman.
Notre bateau touchait à tous les
petits ports le long des rives de la
péninsule du Sinaï ; notamment aux
ports d'Akaba et de Yambo où les fils du
chérif furent respectueusement salués
par les habitants.
Ceci prolongea notre voyage d'un ou deux
jours. Je rencontrai le chérif et la
société qui l'accompagnait sur le
pont des passagers où je m'installai avec ma
grammaire arabe. Le prince Abdullah, futur roi
d'Arabie, s'approcha de moi et m'offrit de
m'enseigner la vraie prononciation. Il savait,
évidemment, qui j'étais car il ne me
demanda jamais le motif de mon voyage à
Djeddah. Nous parlions à moitié en
français, à moitié en persan.
Mon ignorance de l'arabe me causait un grand
chagrin. J'étais là, en
présence du futur souverain de l'Arabie,
l'homme le plus important de l'islam après
le Calife, et dans l'incapacité de lui
exposer la Vérité que je professais
et dont j'étais la messagère, ce
qu'on n'ignorait pas.
Le cadeau d'un mouton offert à
Port-Yambo aux nobles princes Abdullah et
Faiçal me donna l'idée de leur faire
moi aussi un cadeau et un plus beau encore. Comme
je l'ai dit plus haut, je n'avais emporté
que les traités arabes et uzbek-turki qui
m'accompagnaient toujours lorsque j'étais
parmi les mahométans. Je pris dix à
douze de ces traités et les attachai
ensemble avec un joli ruban de soie puis je montai
sur le pont, après m'être mis, moi et
mes traités, sous la garde de Dieu
grâce auquel j'étais entrée en
rapport d'une façon si remarquable avec le
groupe du chérif. Je trouvai ce dernier
assis au milieu de ses cheiks ; lui, à
la manière européenne sur un banc,
eux, à la manière orientale, sur le
plancher. Je m'adressai à lui en
français et le priai d'accepter mon
présent comme il avait accepté celui
des habitants de Yambo, un
présent qui était la parole de Kalam
Allah. Cela parut lui faire plaisir et
l'intéresser et il me fit asseoir à
côté de lui. Lorsque je lus les
titres, tous tirés du Coran, il prit les
traités de mes mains et fit la lecture de
ces titres aux cheiks, en arabe. Puis il me
dit : « Cherchons un
interprète pour nous entretenir de tous ces
sujets. » Je priai le médecin du
bord de nous servir d'interprète car il
connaissait également bien l'arabe et le
français. Il accepta et nous
commençâmes aussitôt à
parler de la personne du Christ comme Fils de Dieu.
Mais à notre grand déplaisir, le
docteur tournait en plaisanterie les questions du
chérif Abdullah et les réponses que
je lui faisais, se moquant de ce qui était
pour nous deux des choses sérieuses. Aussi
je préférai me lancer toute seule,
tant bien que mal, et le prince parut content
d'être débarrassé de
l'irrévérencieux docteur. Nous
faisions de notre mieux pour nous comprendre et
saisir les sublimes vérités relatives
à la nature du Sauveur, sa divinité,
sa mort rédemptrice et son retour.
Et de nouveau, comme à
l'époque où je soignais mes malades
à Djeddah l'année
précédente, le Saint-Esprit m'a
donné les paroles et la sagesse
nécessaires. Notre entretien dura une heure
environ pendant laquelle le prince se tournait
souvent vers ses cheiks accroupis autour de lui,
afin de leur faire part des choses étranges
qui lui étaient dites. Le soleil se
couchait, on servit le dîner, le mouton de
Yambo apparut sur la table sous la formé du
mets habituel, le
« pilouf ». On le plaça
devant le capitaine, le prince Abdullah et moi. Et
devant le groupe de cheiks et le prince
Faiçal assis par terre à la
manière orientale, on déposa ce
même aliment dans un grand plat.
Le lendemain matin nous arrivions
à Djeddah. Je montai sur le pont pour
prendre congé du prince Abdullah et le
remercier de la courtoisie qu'il avait mise
à accepter et à garder les
traités. Il répondit par un aimable
sourire et le salut arabe.
Pendant mon séjour à bord,
je m'étais toujours comportée avec la
politesse et la franche liberté qui sont
celles des gens cultivés dans le monde
entier. Cependant en parlant au chérif
Abdullah, je l'avais toujours appelé par son
titre : « Votre Altesse »,
ce qu'il était en droit d'attendre.
Me voilà de nouveau sur le sol arabe. Mes
sentiments étaient empreints de
gravité mais mon coeur exultait au souvenir
de cette mémorable rencontre avec des
personnages arabes de haut rang, ce qui
n'était pas souvent accordé à
de simples particuliers européens. Ce n'est
pas leur rang élevé qui
m'impressionnait, je m'étais
déjà trouvée parmi des
personnages royaux. Ce qui m'importait, à
moi la missionnaire chrétienne, c'est que
j'avais remis entre les mains du futur souverain
des mahométans des ouvrages qui glorifiaient
notre Seigneur Jésus-Christ auquel j'avais
librement et joyeusement rendu
témoignage, bien que ce fût en
balbutiant dans un confus mélange de langues
différentes.
Je retrouvai ma maison de l'année
précédente et le petit appartement
que j'y occupais bien en ordre et je reçus
un accueil cordial de la part du portier soudanais
noir comme l'ébène et de la part de
ses petits garçons Abd-ul-Rahman et
Abd-ul-Rahm. On me remit la clé de mon
logement au consulat russe ; je dis au consul
que, conformément à la promesse que
j'avais faite un an auparavant à mon
départ, je ne commencerais pas à
soigner des malades avant que mon certificat arrive
de St-Pétersbourg. Comme j'avais
laissé dans la maison mon modeste mobilier
ainsi que ma pharmacie, en vue de mon retour, je me
sentis tout de suite chez moi. Les ravages
causés à mon grand chapeau de paille
par les rats, qui, selon toute évidence,
s'en étaient servis comme terrain de jeux,
me rappelèrent que je devais de nouveau
être sur mes gardes et prendre mes
précautions contre les rats, les
lézards et les fourmis et aussi contre un
long serpent mince et verdâtre que j'avais
aperçu devant ma porte, se chauffant au
soleil. Tout cela, joint aux hurlements, la nuit,
d'innombrables chiens errants et à la
solitude lugubre de cette grande maison de six
étages, me fit sentir que j'étais
bien réellement à Djeddah une fois
encore, mais une fois encore, aussi, gardée
et protégée par Dieu.
Au cours de mon voyage de Suez à
Djeddah, j'avais
été soudain avertie par une voix
intérieure de n'accepter cette fois aucune
boisson ni aucune nourriture qui me seraient
offertes par des musulmans. L'ordre était si
catégorique que je lui obéis
strictement pendant les trois brèves
semaines qu'on me permit de passer à
Djeddah. Au bazar, on me salua d'une façon
amicale mais plus réservée que
l'année précédente. Seul, un
marchand de l'Hindoustan se leva vivement en me
voyant et me tendit la main en disant d'un ton
cordial - « Comme je suis content que
vous soyez revenue parmi nous ! »
C'était un accueil encourageant. Un autre
homme et sa femme - c'étaient des gens de la
Mecque - me souhaitèrent également la
bienvenue et me montrèrent avec orgueil leur
premier-né ; j'avais contribué
à son heureuse arrivée dans ce monde,
un an auparavant, en fortifiant la très
jeune mère. Cet homme m'avisa qu'on avait
ourdi un complot pour rendre mon séjour
à Djeddah impossible. Bien que lui et sa
femme fussent très cordiaux, je refusai la
traditionnelle tasse de café.
Pendant ces trois semaines, je
vécus presque toujours chez moi ; je
sortais, comme l'année
précédente, sans éprouver de
crainte mais je ne faisais aucune visite car
j'aurais été obligée de
refuser de soigner et même d'interroger et
d'examiner les malades. On n'était qu'au
milieu d'août et très peu de
pèlerins encore étaient
arrivés. De même qu'un an auparavant,
aucun Européen ne me rendait visite et les
rares malades qui frappaient à ma porte
étaient poliment éconduits :
« J'attends pour
commencer d'avoir reçu
l'autorisation », leur
répondais-je. J'allais quotidiennement au
bazar pour acheter du fruit qui, ajouté
à la petite miche de pain de froment,
composait presque toute ma nourriture. Ces miches
savoureuses étaient certainement de la
même forme et de la même consistance
que celles que mangeait il y a mille trois cents
ans le prophète Mahomet ! Comme lors de
mon dernier séjour, un Bédouin
apportait un bol de lait de chèvre, et au
coucher du soleil, un Soudanais apportait un bol de
lait caillé.
J'avais de nouveau un petit chien et
nous nous tenions compagnie pendant les longues
heures chaudes de la journée et les quelques
moments que je passais vers le soir sur l'un de mes
toits ; le petit chien jouait autour de moi
pendant que je me reposais et que je me
recueillais. Une année auparavant, j'avais
fait de même mais alors la ville était
animée par les hadjis et, à l'heure
du couchant, l'appel à la prière
retentissait sur plus d'un toit. En face du mien,
un groupe de pèlerins marocains avait
coutume de se réunir pour la
prière ; c'étaient des hommes de
couleur ; au-dessus du visage noir, ils
portaient un turban blanc de neige et ils
étaient drapés des épaules aux
talons dans un manteau rouge vif,
« I'abaya ». Lorsque
j'assistais à la prière des
musulmans, je laissais tout et je montrais par mon
silence respectueux que, moi aussi, je priais, mais
pour eux, et en m'adressant au seul Dieu qui
écoute les prières pour autant
qu'elles viennent d'un coeur humble et ardent,
qu'il soit chrétien ou
musulman... Ou bien, dira-t-on que Dieu
n'écoute pas la prière d'un musulman
et n'y répond pas ?
Le soleil se couchait ; aussitôt, de
même que l'année
précédente, des centaines de
chauves-souris faisaient leur apparition ; la
nuit tombait vite ; mon petit compagnon et
moi, nous nous retirions chez nous, seuls dans la
grande et haute maison. L'habituelle chasse aux
rats commençait ; puis j'allumais la
petite lampe à pétrole et nous
prenions notre frugal repas composé de lait
et de pain, suivi pour moi de quelques heures
tranquilles de lecture.
Malgré cette inaction
forcée et la réserve manifeste des
habitants de la ville, je n'étais pas
démoralisée ; j'avais la
certitude que ma venue à Djeddah ne pouvait
être une erreur ; j'y avais
été dirigée et conduite d'une
façon trop nette pour en douter. Ma
rencontre avec le chérif Abdullah avait
été un encouragement ; tout se
passait comme le Maître le voulait.
Une fois seulement, je m'en souviens,
j'eus un moment d'angoisse. J'étais en train
de lire ; il n'y avait tout autour de moi
qu'obscurité et silence. Il était
encore trop tôt pour que les chiens
commencent à hurler ; quelque chose qui
ressemblait à l'horreur des
ténèbres m'accabla. Bien entendu, je
savais que cette année j'étais une
femme
« condamnée ».
Quand, où et par qui le coup serait-il
porté ? Ces paroles de Job dans la
détresse traversèrent subitement mon
esprit : « S'il donne le repos, qui
répandra le trouble ? » et
les paroles du Seigneur que chacun de ses enfants
peut répéter : « Je ne
suis pas seul, car le Père est avec
moi. » Je continuai ma lecture ;
c'était la biographie de Mahomet par Sir W.
Muir et je lus ceci : « Le
Prophète et son fidèle ami Abou-Bekr
s'étaient cachés dans la caverne de
Hira pour la nuit avec l'intention de fuir le
lendemain sur le Kaswa, le fameux chameau blanc,
pour Médine où toute la famille et
les fidèles étaient
déjà en sécurité.
Soudain Abou-Bekr devint anxieux ; leur
solitude au milieu de leurs ennemis de la Mecque
lui faisait peur. « Tous deux seuls ici,
que pourrons-nous contre eux tous si nous sommes
découverts ? » dit-il ;
à quoi Mahomet eut cette réponse
sublime - « Nous ne sommes pas deux, nous
sommes trois. Dieu est avec nous ici. »
C'était précisément le
reproche et le réconfort dont j'avais besoin
et je me les appropriai ; je remerciai Dieu et
repris courage.
Un matin arrivèrent quelques
fonctionnaires envoyés par le
Département de l'hygiène ; ils
enlevèrent toute ma pharmacie. Une autre
fois, après la tombée de la nuit, un
Arabe força presque ma porte et me demanda
d'un air excité de le suivre chez une
personne très malade. Je refusai, n'ayant
pas encore reçu la permission de pratiquer
et j'eus de la peine à le faire sortir.
Enfin, un soir encore, le kawass
du consul russe entre chez moi sans bruit en me
disant de la part de son chef que je devais
immédiatement rassembler tout ce que je
possédais en fait d'ouvrages
chrétiens dans les diverses langues
parlées par les musulmans. Chose
étrange, quelques heures auparavant, je
m'étais sentie poussée à faire
exactement ce qu'on me priait de faire en ce
moment. Les livres et les traités
étaient déjà tous
préparés et je pus les remettre tout
de suite au kawass qui les emporta sans avoir
été vu de personne.
Comme je me promenais un jour non loin
de chez moi, je rencontrai un vieux fonctionnaire
dont j'avais soigné la femme l'année
précédente. En me voyant, il
s'arrêta ; je le saluai. Il resta
silencieux puis dit enfin : « Vous
êtes de nouveau ici ? » et
secouant la tête, il disparut. J'étais
sûre qu'il allait informer les
autorités de la Mecque que j'étais de
retour à Djeddah. Le messager à l'air
excité et méchant revint une seconde
fois à la nuit tombante pour m'amener vers
la personne « très
malade ». Tout son être exhalait de
mauvais desseins. Si je l'avais suivi, il m'aurait
fait périr au prochain coin de rue, je n'en
doute pas. Grâce à Dieu je pus fermer
la porte sur lui de toutes mes forces. Je pris la
résolution de ne plus jamais ouvrir la
porte, de nuit, à quelqu'un dont la voix ne
me serait pas familière.
Trois semaines
s'écoulèrent ainsi; pendant tout ce
temps je n'avais jamais reçu qu'une seule
visite agréable: celle d'un Anglais
accompagné de sa jeune
femme. L'année précédente
déjà il était à Djeddah
et nous nous étions rencontrés aux
funérailles du jeune Écossais dont
j'ai parlé. Encouragé par le fait que
j'avais été la seule femme
européenne à pouvoir passer, sans
être attaquée, trois mois et demi dans
cette ville surpeuplée de pèlerins,
il avait cette fois emmené à Djeddah
sa jeune femme et leur bébé. Et il
était venu me la présenter ;
elle fut épouvantée à la vue
des chambres où je vivais, ces pièces
toutes nues et au-dessus desquelles se trouvaient
encore quatre étages vides.
« Comment pouvez-vous vivre ici ? me
dit-elle. Quant à moi cela me serait
impossible, même si on me donnait deux mille
livres sterling par
semaine ! »
Or, un après-midi, une quinzaine
de jours après cette visite, quelqu'un
parlant anglais demanda à entrer. En ouvrant
la porte, je reconnus ce même Anglais. Il me
raconta que sa femme et son enfant devaient partir
le lendemain car on avait reçu un
télégramme annonçant que la
Turquie avait déclaré la guerre
à la Russie et que toutes les femmes
européennes devaient partir
immédiatement. Il pensait donc que je serais
obligée d'en faire autant et était
heureux de savoir que sa femme m'aurait comme
compagne de voyage. J'étais
stupéfaite. La Russie en guerre avec la
Turquie ! « Pour ma part, dis-je
à mon visiteur, je ne quitterai pas Djeddah
avant que le consul russe fasse de
même. » Il essaya de me convaincre,
mais je restai ferme : « Aussi
longtemps que mon consul restera ici, ajoutai-je,
je resterai aussi. Pourquoi
m'enfuir ? »
Il eut l'air très
déçu mais je le consolai en lui
rappelant les bons soins que la femme de service du
bateau prodigue toujours aux voyageuses et je
souhaitai bonne chance à sa femme. Il me
quitta. À la tombée de la nuit, le
consul russe apparut et me répéta la
même chose - la guerre avec la Russie, les
Arabes sous la domination turque, impossible de
rester.
« Mais vous ?
- Moi, fut sa réponse, je serai
aussi obligé de partir sous peu.
- Eh ! bien, répliquai-je,
je resterai ici aussi longtemps que
vous. » Il eut l'air
mécontent.
« Rendez-vous compte, dit-il,
que je puis être mis en prison »,
et il indiqua la Tour, non loin de
là.
« Moi aussi je puis aller en
prison », ajoutai-je, plus
décidée que jamais à ne pas
m'enfuir.
« Il se peut, dit-il encore,
que je sois obligé de me sauver et cela dans
un canot, pour traverser la mer Rouge
jusqu'à Massaouah !
- Et pourquoi ne traverserais-je pas la
mer Rouge avec vous ? Nous sommes les seuls
Russes à Djeddah et je suis sous votre
protection. » Il resta silencieux et moi
de même. Me sentir soudain contrainte
à quitter un endroit où je me
trouvais par suite d'un ordre venant de Dieu
blessait mon sentiment de l'honneur. Je ne le
pouvais, sans avoir reçu un nouvel ordre me
poussant à partir ; ç'eût
été une désertion.
Lorsque mon regard se reporta sur le
consul, je fus frappée par l'étrange
expression de son visage
où se peignaient la
douleur et l'angoisse. Une pensée traversa
mon esprit : « Est-ce parce que je
suis une femme et que nous sommes seuls ? Mais
non, dans ce moment critique où nous nous
trouvions, qu'importe qu'on soit un homme ou une
femme ? Il n'y a pas de place pour des
distinctions de ce genre. Le silence dura... ma vie
était en jeu, à mon insu.
De nouveau, une expression douloureuse
passa sur le visage du consul. Alors, comme en un
éclair, l'ordre me vint ; je sus que je
devais obéir et partir. Aucune raison ne
m'était donnée mais l'ordre
était net : Obéir, rien de plus.
« Je partirai demain, monsieur le
consul », furent mes seules paroles. Nous
nous serrâmes la main et il s'en alla. Le
kawass devait venir à neuf heures du matin
pour m'accompagner. « Adieu, mais je
reviendrai. »
Plus d'une fois, mes lecteurs s'en souviennent,
j'avais eu à obéir à ces
ordres mystérieux sans savoir pourquoi ni
comment. Je fis donc mes emballages pendant la nuit
avec tranquillité et confiance. Le matin de
bonne heure, je me hâtai de descendre au
bazar où j'avais à voir
l'épicier grec et je lui expliquai que la
Turquie ayant déclaré la guerre
à la Russie, je devais partir, en ma
qualité de Russe.
« Comment,
s'écria-t-il, et qui vous a dit cela ?
Ce ne peut être vrai, nous le
saurions. » Je me bornai
à lui faire un signe
d'adieu et continuai ma course. Une fois à
bord du navire, j'attendais la vedette qui devait
amener la jeune femme anglaise et son
bébé, mais le temps passait, elle
n'arrivait toujours pas. Les fonctionnaires
quittèrent le navire, on donna le signal du
départ et, à mon grand émoi,
nous prîmes le large sans la passagère
anglaise. J'éprouvais un réel chagrin
à la pensée qu'on l'avait
laissée en arrière et j'exprimai mes
sentiments au seul Européen, un des
directeurs de banque :
« Comment se fait-il,
demandai-je, que cette dame n'ait pas pris le
bateau alors que hier son mari se faisait du souci
au sujet de son voyage ? Mon interlocuteur
hésita un peu avant de répondre, puis
il me dit :
« Je vais vous dire à
présent toute la vérité ;
il n'y a pas eu de télégramme du tout
ni de déclaration de guerre, mais votre
consul a reçu une déclaration d'un
autre genre, émanant du gouvernement turc
à la Mecque. Elle l'informait que si vous ne
partiez pas avec ce bateau, vous seriez
assassinée. L'année dernière,
il avait empêché qu'on vous tue, parce
qu'il était en paix avec votre pays ;
mais cette année, la Turquie étant
sur le point de déclarer la guerre à
la Russie, il ne veut plus vous protéger et
votre fin eût été certaine. Le
consul savait que vous refuseriez de quitter le
pays sous cette menace ; il tint alors un
conciliabule avec les quelques Européens
résidant à Djeddah pour aviser au
moyen de vous faire partir immédiatement.
Nous avons imaginé une
ruse : cet Anglais
devait
vous pousser à partir avec sa femme en
prétextant une déclaration de guerre.
Vous avez refusé ; c'est alors que le
consul tenta sa chance et réussit. Vous le
voyez, nous avons été obligés
de vous tromper, mais avec les meilleures
intentions, et vous n'avez plus qu'à
accepter cette délivrance et à
remercier Dieu d'être hors des mains des
musulmans et en
sécurité ! »
Quel coup pour moi ! Je ne puis
décrire mes sentiments. Cela paraissait
être une telle défaite ! Mais
l'intention était si bonne et c'était
sans aucun doute la main protectrice de Dieu qui
m'avait subitement forcée de céder et
de quitter Djeddah.
À mon arrivée au Caire,
j'allai trouver mes amis M. et Mme Zwemer et leur
racontai mes aventures. « Mais pourquoi
appeler cela une défaite ? »
s'écria M. Zwemer. C'est une victoire au
contraire. C'est certainement le chérif
Abdullah qui a trempé dans cette affaire. Il
a compris que vous comptiez bel et bien apporter
l'Évangile à Djeddah,
c'est-à-dire tout près de la Ville
sainte ! Eh bien ! cela, c'est une
victoire, je le répète. Ne nous
arrêtons pas là mais envoyons au
prince Abdullah une magnifique Bible en arabe, oui,
une Bible au coeur même de
l'islam ! » Et c'est ce que fit cet
excellent ami. En première page, de sa plus
belle écriture, il appelait la
bénédiction de Dieu sur la lecture de
la Parole sainte par une dédicace ainsi
conçue : « En souvenir de la
femme chrétienne qui a voyagé en
votre compagnie jusqu'à
Djeddah. »
Il n'y a aucun doute que cette Bible, le
plus ruse : cet Anglais
devait vous pousser à partir avec sa femme
en prétextant une déclaration de
guerre. Vous avez refusé ; c'est alors
que le consul tenta sa chance et réussit.
Vous le voyez, nous avons été
obligés de vous tromper, mais avec les
meilleures intentions, et vous n'avez plus
qu'à accepter cette délivrance et
à remercier Dieu d'être hors des mains
des musulmans et en
sécurité ! »
Quel coup pour moi ! Je ne puis
décrire mes sentiments. Cela paraissait
être une telle défaite ! Mais
l'intention était si bonne et c'était
sans aucun doute la main protectrice de Dieu qui
m'avait subitement forcée de céder et
de quitter Djeddah.
À mon arrivée au Caire,
j'allai trouver mes amis M. et Mme Zwemer et leur
racontai mes aventures. « Mais pourquoi
appeler cela une défaite ? »
s'écria M. Zwemer. C'est une victoire au
contraire. C'est certainement le chérif
Abdullah qui a trempé dans cette affaire. Il
a compris que vous comptiez bel et bien apporter
l'Évangile à Djeddah,
c'est-à-dire tout près de la Ville
sainte ! Eh bien ! cela, c'est une
victoire, je le répète. Ne nous
arrêtons pas là mais envoyons au
prince Abdullah une magnifique Bible en arabe, oui,
une Bible au coeur même de
l'islam ! » Et c'est ce que fit cet
excellent ami. En première page, de sa plus
belle écriture, il appelait la
bénédiction de Dieu sur la lecture de
la Parole sainte par une dédicace ainsi
conçue : « En souvenir de la
femme chrétienne qui a voyagé en
votre compagnie jusqu'à
Djeddah. »
Il n'y a aucun doute que cette Bible, le
plus beau des présents,
ne soit arrivée au prince Abdullah, la Bible
qui avait été le centre de toute
cette aventure de Djeddah, et qui lui avait
donné toute sa signification et toute sa
valeur en apportant le Christ, le Seigneur, si
près de l'âme musulmane.
Ainsi se termina cette aventure. Il
appartient au Maître de la moisson de juger
si la semence qui a été jetée
a porté du fruit pour la Vie
éternelle.
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