Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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LA GRANDE AVENTURE
AU SERVICE DE DIEU


CHAPITRE VIII

À DJEDDAH, PORT DE LA MECQUE

Mon coeur était plein d'ardeur après les expériences faites au cours de mon voyage en compagnie de milliers de pèlerins et j'étais désireuse de les mettre à profit le mieux possible. J'en fis le sujet de mes prières et de mes méditations et cela m'amena à concevoir un projet que je soumis par correspondance à trois de mes amis résidant au Caire. Tous trois avaient consacré leur vie et leurs dons aux missions parmi les mahométans. Ils étaient connus dans le monde chrétien tout entier et jouissaient d'une grande influence.

Mon plan était le suivant : former un conseil de missionnaires spécialisés, composé d'un évangéliste, d'un médecin, d'un administrateur et d'une dame jouant le rôle de « mère » ; on demanderait au gouvernement turc, auquel l'Arabie était soumise à cette époque, de louer à ce conseil tous les caravansérails disponibles à Djeddah pour toute la durée du « Hadj ».

J'espérais que ces trois amis trouveraient les voies et moyens de réaliser ce projet. L'oeuvre missionnaire parmi les musulmans du Proche-Orient était alors à son apogée et on aurait sans aucun doute trouvé l'argent nécessaire. Par-dessus tout, je savais que « Dieu est riche pour tous ceux qui l'invoquent ». Si le moment et le but de cette entreprise hasardeuse étaient conformes à sa volonté, elle prendrait corps.

Je ne me rappelle pas avoir jamais reçu de réponse à ma proposition de la part d'aucun de mes amis. J'appris seulement plus tard que, soit en réponse à ma suggestion, soit spontanément, on avait envoyé à Djeddah un colporteur arménien dans l'espoir qu'il y prendrait pied ; mais, après un mois de persécutions, il avait été contraint de retourner en Egypte. Le silence de mes amis, si compétents en la matière, me fit comprendre que mon plan ne leur agréait pas ou qu'il leur semblait irréalisable. Toutefois je reçus de Dieu un encouragement à retourner à Djeddah et à m'y mettre à l'oeuvre pendant la durée du pèlerinage à la Mecque. J'avais appris sur le bateau des pèlerins du Turkestan qu'il ne se trouvait personne à Djeddah pour les soigner en cas de maladie.

Je remplissais - providentiellement - certaines conditions qui allaient me permettre de rendre particulièrement efficace l'oeuvre à laquelle je songeais. Tout d'abord, grâce au voyage accompli l'année précédente en compagnie de cinq mille pèlerins, je m'étais mise au courant de leurs dispositions et de leurs besoins et j'avais acquis à cet égard une expérience précieuse. De plus, en ma qualité de membre de la Croix-Rouge russe, je possédais le droit de diriger une policlinique.
Enfin j'étais « un chevalier errant », c'est-à-dire que je ne dépendais de personne. Je pouvais donc me risquer dans une entreprise hors cadre, me servant pour cela des moyens que Dieu m'avait confiés et je ne serais responsable qu'envers lui.
Ainsi, tandis que je m'occupais activement à traduire - pour la première fois en langue uzbek - des traités religieux et des centaines de textes bibliques, mon projet mûrissait ; j'étais arrivée à une décision, le coeur rempli d'un espoir joyeux.

En juillet 1913, je quittai le Turkestan et partis pour l'Arabie en passant par l'Angleterre et la Suisse. J'avais à Londres un beau-frère très cher, chez lequel je séjournai quelques jours. Je n'avais parlé à aucun de mes parents et amis de mes projets relatifs à Djeddah, mais j'avais demandé à Dieu d'y mettre son sceau au moyen de quelque parole venant de sa part et qui me donnerait la certitude absolue que mon projet s'exécuterait par sa volonté et sous sa direction.

Lorsque, le dimanche matin, je me rendis à l'église de mon beau-frère et que je vis ce dernier ouvrir la Bible pour lire le passage du jour, une prière fervente jaillit de mon coeur vers Dieu pour qu'il me donne son « Amen, ainsi soit-il » dans les paroles que j'allais entendre.
Aussi mon coeur tressaillit d'une joie solennelle quand j'entendis lire les versets 4 et 5 du chapitre 5 de saint Luc : « Il dit à Simon : avance en pleine eau et jetez vos filets pour pêcher. Simon lui répondit : sur ta parole, je jetterai le filet. » C'était la réponse ! Désormais le chemin s'ouvrait devant moi, clair et lumineux.

Quelques jours plus tard, j'étais en Suisse, à Zurich, pour la Conférence universelle des Écoles du dimanche où j'étais déléguée du Turkestan.
J'y rencontrai mon ami Samuel M. Zwemer que je n'avais pas vu depuis 1908 aux Conventions de Keswick et de Baslow où il m'avait transmis l'appel de Dieu pour l'oeuvre d'évangélisation parmi les musulmans. Lorsque à Zurich, il me demanda : « Où irez-vous en partant d'ici, après la conférence ? », je répondis avec l'entière conviction d'être désormais sur la bonne voie. « Je suis en route pour Djeddah afin d'y ouvrir un dispensaire pour la durée du pèlerinage et de la fête à la Mecque. »

La joie manifestée par mon ami et la bénédiction qu'il m'accorda furent pour moi une nouvelle confirmation que mon projet avait été inspiré par Dieu. Il me demanda la permission de participer de quelque manière à mon oeuvre et m'offrit la jouissance d'une maison qu'il avait louée à Djeddah pour le colporteur arménien mentionné plus haut. J'acceptai avec reconnaissance.

J'arrivai au Caire à la fin de juillet et commençai mes préparatifs. Le médecin-chef de l'hôpital missionnaire, au Vieux-Caire, eut la bonté de réunir tout ce qui était nécessaire à l'installation d'un dispensaire : pharmacie, pansements, ustensiles divers.
Je me fis vacciner contre le choléra et la réaction qui suivit prouva que c'était bien nécessaire. Mes préparatifs personnels furent vite faits : un lit de camp, un tub de caoutchouc et un tapis composaient tout mon fourniment ; cela me suffisait.
Mais cette fois-ci j'eus soin d'emporter une ample provision de littérature chrétienne en arabe et en uzbek et des extraits de la Bible dans la langue des divers pays auxquels appartenaient les pèlerins que je devais rencontrer à Djeddah.

Mes amis du Caire s'étonnaient que je m'établisse dans une ville arabe sans en connaître la langue. Je pouvais lire et écrire les caractères arabes puisque c'étaient ceux qu'employaient nos musulmans de l'Asie centrale. De plus, comme presque tous les peuples qui au cours des siècles avaient adhéré à l'islam soit volontairement, soit par contrainte, ils mêlaient à leur langage des termes arabes pour exprimer des idées d'ordre spirituel telles que : péché, pardon, rédemption, jugement, grâce, etc... En faisant ma traduction en langue uzbek de traités religieux et d'un grand nombre de passages bibliques, j'avais appris beaucoup de mots arabes et ceux-là précisément dont j'avais besoin pour évangéliser. J'étais bien consciente, hélas ! du grand obstacle que constituait mon ignorance de l'arabe vulgaire mais ma mission était tout d'abord auprès des pèlerins de l'Asie centrale russe, avec lesquels je pouvais m'entretenir de sujets profanes aussi bien que spirituels. J'avais accompli en partant un acte de foi et je ne pouvais que compter sur le Maître pour vaincre cet obstacle.

C'est ainsi que vers la fin du mois d'août de l'année 1913, par une chaleur torride, je partis, l'âme sereine, pour un nouveau champ de travail avec la confiance que Dieu bénirait mon entreprise.

La maison que Samuel M. Zwemer avait mise à ma disposition à Djeddah était l'un des immeubles situés sur le rivage ; ce quartier était considéré comme le meilleur de la ville ; tous les consulats se trouvaient dans le voisinage. Comme toutes les maisons de Djeddah et de la Mecque, la mienne était étroite, mais haute de six étages, avec le toit en terrasse propre à l'Orient et chaque étage avait trois pièces. L'intendant me remit la clé, je fis venir mon bagage et pris possession de mon logement. Un grand portail donnait accès à la cour intérieure et à une grange, ce qui me procurait des rats en abondance. Je n'occupais que le second étage, les quatre étages supérieurs restaient vides. Étant seule femme européenne, non seulement dans le bloc de maisons qui entourait la cour mais dans toute la ville de Djeddah, je me rendais compte que je devais observer strictement le « purdah », c'est-à-dire vivre très retirée pour éviter tout commérage. Les fenêtres des autres maisons s'ouvraient sur la cour qui nous était commune, de sorte que toute personne entrant chez moi serait remarquée et susciterait des commentaires. À cette époque, c'est-à-dire l'automne de l'année 1913, seize Européens seulement, y compris les Levantins, se trouvaient à Djeddah, par exemple les consuls de Grande-Bretagne, de France, de Russie, des Pays-Bas, d'Allemagne, etc... Ces pays possédaient tous des colonies peuplées de mahométans et leurs ressortissants se rendaient donc en grand nombre à Djeddah pour la Fête annuelle du Sacrifice. Ils devaient se présenter à leurs consulats respectifs et avaient le droit d'y recevoir des conseils et une protection éventuelle. Il y avait aussi des employés de banque, un ingénieur anglais, quelques médecins attachés aux consulats et le personnel des différentes compagnies de navigation. Tous les fonctionnaires étaient turcs tandis que le commerce était entre les mains des Turcs et des Grecs.

Je fis visite au consul russe. Il se montra stupéfait à ma vue : une femme, seule, et qui avait réellement l'intention de s'établir dans la ville pour apporter aux pèlerins une aide médicale et une influence chrétienne, au coeur même de l'islam ! Il ordonna cependant au « kawass », un Arabe qui comprenait quelques mots de russe, de se mettre à mon service si j'en avais besoin.

Donc j'étais à Djeddah, enfin ! Pendant les trois mois qu'il m'a été donné d'y passer, Dieu ne m'a jamais laissée tomber dans le découragement, dans le doute ou la crainte. J'acceptais tout comme venant de lui et je savais qu'il ne me ferait jamais défaut. Mon « home » fut vite prêt. Les murs bruts de mes deux pièces bâtis en de grands blocs de corail gris clair restèrent nus. Leur seul ornement était un texte peint par moi en gros caractères arabes : « Vos serviteurs pour l'amour de Jésus » (2 Corinthiens 4, 5). Mais, en outre, de nombreux lézards se promenaient le long des murs et des armées de fourmis noires animaient la chambre. Pour me protéger contre ces bêtes, il fallut poser dans des récipients pleins d'eau les pieds du lit de camp et mettre à l'abri des rats maraudeurs tout ce qui se mange et même le savon. J'avais, dans la solitude de cette lugubre maison vide, un agréable petit compagnon, un petit chien javanais couleur safran qui m'avait été envoyé pour la durée de mon séjour à Djeddah par le docteur du consulat italien. Je pris en grande amitié ce gentil petit animal.

C'est aux environs du premier septembre que je me mis à la recherche d'un local approprié pour mon dispensaire, La maison que j'occupais aurait pu remplir cet office mais étant située dans un des meilleurs quartiers, elle était trop loin des caravansérails des pèlerins. Entre ces derniers et ma maison, se trouvait le centre commercial constitué par une longue avenue : le bazar à la mode orientale, des boutiques en plein vent, les marchands bien en vue des clients. La rue était recouverte sur toute sa longueur d'une toile de tente. Tout autour du bazar était la ville aux étroites ruelles bordées de maisons hautes et étroites ; les fenêtres sans vitres étaient protégées et en même temps décorées de belles jalousies en bois découpé. À l'extrémité du bazar se trouvaient les quartiers des pèlerins, mais lorsque l'affluence était trop considérable, ils envahissaient les maisons particulières, et plus d'une fois, en faisant des visites à mes malades, je dus enjamber autant de pèlerins accablés de fatigue qu'il y avait de marches à l'escalier. Je louai dans l'un des caravansérails deux pièces pour mon dispensaire. C'était justement le quartier habité par mes gens de l'Asie centrale et je me sentis immédiatement à mon aise parmi mes amis turkestans avec lesquels je pouvais plus ou moins m'entretenir dans leur langue maternelle.

La plus grande des deux pièces était ma pharmacie et ma salle de réception. Elle prit bientôt un air tout à fait avenant avec des tables, des rayons, un baril d'eau et, sur le mur, un texte en gros caractères arabes écrit par moi. Je changeais ces textes périodiquement et je me rappelle que, peu avant la Fête du Sacrifice, j'avais peint puis suspendu le passage du chapitre 10 des Hébreux, verset 4: « Il est impossible que le sang des taureaux et des boucs ôte les péchés. » Comme un petit nombre seulement de mes malades savaient lire, même dans leur propre langue, je leur lisais les textes et leur en expliquais le sens. De cette manière, je pus jeter la semence dans le coeur des moins éclairés. Lorsque tout fut prêt pour recevoir les malades et que les « hadjis » de l'Asie centrale furent invités à se faire soigner à mon dispensaire, j'en informai les autorités sanitaires turques et leur demandai de venir faire une inspection officielle de mon établissement.

Dans la ville s'était vite répandue la nouvelle stupéfiante qu'une femme chrétienne, européenne - la première femme qui s'installât à Djeddah - paraissait bel et bien vouloir y rester en circulant seule parmi la foule des pèlerins, allant et venant quotidiennement à travers le bazar et saluant aimablement.

Dès le premier jour j'avais décidé de ne manifester aucune frayeur, mais de me comporter comme si j'étais au milieu de gens bienveillants, alors que je n'ignorais pas que Dieu seul pouvait me protéger contre une attaque de la part d'un de ces musulmans fanatiques à l'excès. Cela me fut confirmé lors d'une visite que je fis à une femme malade au début de mon séjour, à la demande du portier soudanais. Elle était autrefois à Constantinople dans un harem et se trouvait maintenant seule et réduite à une extrême pauvreté. J'arrivai jusqu'à sa mansarde à travers de sombres ruelles, en grimpant des escaliers glissants ; la pauvre mourante me fit l'accueil le plus chaud. Son cas était désespéré et comme mon dispensaire ne pouvait lui procurer ce dont elle avait besoin, je priai un des médecins du gouvernement turc de m'accompagner chez elle et de la faire transporter à l'hôpital de la ville, en dehors des murs. Le docteur vint, fit son diagnostic et promit de l'hospitaliser pour les quelques jours qui lui restaient à vivre.

Comme nous redescendions tous deux en trébuchant les escaliers et les ruelles sombres, il se retourna soudain vers moi et me dit en français :
« Madame, vous êtes en train de rechercher la mort.
- Pourquoi dites-vous cela, demandai-je étonnée.
- Ne savez-vous donc pas que dans cette ville, vous êtes en danger constant d'être tuée ? Vous, une femme chrétienne, seule dans de pareils milieux ! À chaque coin de rue peut se trouver un musulman avide de vous tuer et d'acquérir ainsi la gloire de devenir un « ghazi » ?
- Je le sais, répondis-je, mais je ne recherche pas la mort car je sais aussi - et je veux en donner la preuve ici, à Djeddah - que mon Dieu a le pouvoir de me protéger de tout mal. »

La mourante me fit demander d'aller la voir à l'hôpital avant qu'elle ne meure. Je reçus la permission de quitter la ville avec un « kawass » afin de répondre à ce voeu. Et nous voilà en face l'une de l'autre, la femme musulmane et la femme chrétienne, pouvant tout juste nous comprendre à l'aide de mots uzbeks et turcs. Je brûlais de lui laisser une parole de réconfort, de consolation et d'espoir pour l'éternité, à l'entrée de la solitaire et sombre vallée de la mort, mais que dire à cette âme plongée dans les ténèbres ? Nos regards se croisaient, ardents, nos mains s'unissaient ; soudain mue par un élan du coeur, je lui dis : « Allah muhabbah » - Dieu est amour -. Elle s'écria aussitôt en turc : « Ewwet, ewwet ! » - oui, oui -, et nous nous étreignîmes. Puis je la laissai ; elle allait mourir mais avec une espérance qui l'accompagnerait au delà de la mort. Ce fut inoubliable. Mes yeux se mouillent quand je repense à cette expérience. Dieu, oui Dieu seul, cela suffit pour éclairer toutes les ténèbres.

Ma vie et mon activité s'organisaient rapidement. J'avais engagé un jeune pèlerin de Samarkand, un Uzbek parlant arabe, pour être mon interprète au cas où quelque habitant de la ville ou des Bédouins du désert viendraient aussi se faire soigner par moi. Tous les matins, je longeais le bazar dans toute sa longueur pour me rendre à mon dispensaire. Je devais commencer par préparer les médicaments les plus usuels tels que pilules, pommades, car tous ceux qui se donnaient la peine de venir me consulter recevaient gratuitement les remèdes nécessaires.

Plus tard on me fit appeler dans des maisons particulières pour soigner des femmes exclusivement et des femmes appartenant aux classes aisées ; je leur prescrivais des remèdes préparés par l'unique pharmacien turc de Djeddah.

Mes malades masculins venaient surtout aux premières heures de la matinée. Il y avait parmi eux des représentants de tous les peuples de l'Asie centrale russe mais peu à peu des gens de la ville et même des Bédouins du désert, en dehors de Djeddah, vinrent aussi demander des soins. Leur confiance me touchait et tandis que je pansais continuellement des pieds blessés, c'est avec joie que moi « leur servante pour l'amour de Jésus », je me penchais sur eux.
Mais il y avait des cas qui nécessitaient le secours d'un homme et je pouvais, désormais, les envoyer au dispensaire pour hommes que les médecins turcs, après avoir visité le mien, avaient aussitôt, et pour la première fois, ouvert en ville. Ils s'étaient rendu compte que mon oeuvre répondait à un besoin.

Les femmes de Djeddah n'avaient d'autres moyens d'obtenir un secours médical que mon dispensaire et mes soins à domicile. On m'avait raconté qu'une fois le Département de l'hygiène avait fait venir une sage-femme mais on l'emmena bientôt dans un harem, de sorte qu'aucune femme ne put en profiter. Aussi, lorsqu'elles entendirent parler de mon dispensaire, un grand nombre parmi les plus pauvres vinrent me trouver. Elles étaient gentilles et pleines de confiance, mais quel misérable troupeau ! Elles arrivaient en bandes et remplissaient la salle de réception de leur gaîté bruyante, toutes vêtues de longues robes noires, le visage couvert de voiles noirs avec une ouverture ménagée pour un seul oeil. Elles parlaient toutes à la fois, gesticulant, me caressant les bras et la poitrine, faisant un vrai tintamarre avec le cliquetis de leurs bracelets aux bras et aux chevilles sans compter les anneaux qu'elles portaient aux oreilles et au nez. Elles commençaient toujours leurs plaintes en criant toutes ensemble et en répétant sans cesse : « Koullou, koullou, wajaau », ce qui signifie : « Toutes, toutes, nous sommes malades », ou quelque chose de semblable. J'avais une peine infinie à débrouiller leurs cas dans les descriptions qu'elles faisaient de leurs maux, d'autant plus que je ne comprenais pas entièrement leur dialecte et que, pour y voir clair, je devais non seulement avoir recours à mes yeux mais à mes mains et à mon expérience. Plus d'une fois, je m'en souviens, mon cerveau était près d'éclater, si bien qu'autour de moi tout devenait trouble et se teintait de rouge.

Je crois fermement que seul, le Consolateur, le Saint-Esprit qui fit le don des langues à Pentecôte, m'accorda pendant ces mois de travail à Djeddah, le don miraculeux de comprendre, de saisir le sens d'une langue dont j'ignorais la syntaxe et même le vocabulaire ! J'avais naturellement acquis les quelques mots arabes nécessaires à mon oeuvre, médicale et à mes rapports quotidiens avec les malades. Toutefois le fait d'avoir pu traiter 1030 cas dûment enregistrés, dont l'un seulement fit l'objet d'une plainte par suite d'une erreur de ma part, ne peut être expliqué que par la faculté que Dieu m'accorda de comprendre et d'employer une langue qui m'était presque totalement inconnue.

J'occupais généralement mes après-midi à rendre visite aux dames de la ville, épouses de fonctionnaires turcs ou arabes. Je n'allais les voir que lorsqu'elles me le demandaient. Ces visites me rappelaient souvent l'avertissement du docteur : « Vous recherchez la mort ». Je devais, livrée à mes seules ressources, découvrir la résidence de ces dames en errant dans les rues désertes du quartier aristocratique. Lorsque enfin je trouvais la demeure cherchée et que je frappais à la porte, une jeune esclave ouvrait et me conduisait auprès de sa maîtresse. Chaque étage avait au moins six pièces très spacieuses ; les persiennes des fenêtres, sans vitres pour la plupart, étaient en bois brun foncé admirablement sculpté ; le mobilier se composait de divans garnis de coussins, d'un grand nombre de miroirs et d'objets de clinquant d'origine européenne. Il y avait toujours un petit poêle où le café turc était aussitôt préparé par l'une des esclaves. Les darnes portaient en général leur costume national : des pantalons collants, en soie, et des blouses légères, décolletées d'une façon exagérée. Cela faisait une impression déplaisante, contrastant avec les vêtements très amples des hommes de la Mecque. On aurait dit que les sexes avaient échangé leurs vêtements ; les femmes avaient des airs masculins, à mes yeux du moins, et les hommes, souvent très corpulents, un air efféminé. Ceux-là étaient les citadins. Les vrais Arabes, c'étaient les Bédouins, habitants du désert, aux yeux de flamme, aux boucles noires sous la coiffure syrienne jaune d'or, à l'allure guerrière, assis sur leur chameau, la lance à la main.

Dans les maisons où je faisais des visites, on me regardait avec curiosité mais on m'accueillait aimablement. J'examinais la malade, je donnais des conseils au moyen des quelques mots d'arabe, brefs et précis, que j'avais pu acquérir et j'acceptais la tasse de café turc qu'on m'offrait. C'était là le moment critique. Mon subconscient s'attendait à une boisson empoisonnée mais mon être conscient refusait d'avoir peur et je continuai pendant mon séjour de plus de trois mois à accepter tout ce que riches et pauvres pouvaient m'offrir. Dieu me protégeait.

Mon ignorance de l'arabe courant et de la terminologie médicale me rendait presque impossible tout entretien avec ces dames mais j'emportais toujours avec moi un assortiment de traités en arabe que je leur offrais et qu'elles acceptaient pour la plupart ; et nous avons réussi, d'une manière ou d'une autre, à créer entre nous une atmosphère de bienveillance réciproque et dans certains cas de chaude sympathie. J'ai l'espoir et même la conviction que ces pauvres âmes emprisonnées auront senti que, malgré tous les obstacles, la première femme « blanche » qui les a approchées était une vraie amie pour ses soeurs tellement moins privilégiées qu'elle-même.

J'avais pu préparer ce second voyage à Djeddah beaucoup mieux que le premier qui m'avait prise par surprise. C'est ainsi que j'avais emporté cette fois-ci, grâce à l'obligeance de l'agent de la Société biblique britannique et étrangère de Port-Saïd, une bonne provision d'extraits de l'Écriture sainte dans un grand nombre de langues diverses parlées par les pèlerins rassemblés à Djeddah et à la Mecque. Je distribuais gratuitement ces portions de la Bible ainsi que des traités en arabe, édités et imprimés par la presse de la mission du Nil, au Caire, et mes propres traités en uzbek-turki. J'en recevais régulièrement de nouvelles provisions de deux sources : le Caire et Port-Saïd ; elles m'étaient expédiées par le courrier postal et ne passaient ni par la censure ni par la douane. Mais il arriva une fois - ou plutôt Dieu permit que cela arrivât, car il avait son propre dessein dans l'affaire - que l'agent m'expédia deux caisses comme marchandises et ces caisses devaient être contrôlées par la censure et la douane. On me fit venir à la douane dont le chef se trouvait être un Persan qui me connaissait car j'habitais dans le même bâtiment que lui et j'avais soigné un membre de sa parenté. Il prit une expression sévère et me demanda:
« Que signifient tous ces ouvrages chrétiens qu'on vous envoie ? À qui sont-ils destinés ? »

Je répondis d'un air jovial : « Ils sont destinés à mes amis les « hadjis ».
- Je ne puis permettre cela, fut sa réponse.
Jamais encore, il n'est arrivé chose pareille ; je dois les envoyer immédiatement au cadi (le juge) et je vous prie d'accompagner au tribunal l'homme qui les portera.
- Volontiers », dis-je et je m'apprêtais à suivre le porteur lorsque le fonctionnaire persan de la douane s'approcha de moi et murmura : « Apportez-moi ce soir un des Nouveaux Testaments en persan. » Je fis signe que oui.

Le cadi, un efendi courtois à barbe blanche, voyant ces caisses et en apprenant ce qu'elles contenaient, se montra plus choqué encore que le Persan. Une telle quantité d'ouvrages chrétiens si près de la Mecque ! Et c'était le « Indjîl î-charîf » (l'Évangile) !
« Comment est-ce possible ? s'écria-t-il. Je ne suis pas compétent en la matière mais je ne puis vous permettre de garder ces livres et de les distribuer parmi les musulmans. C'est hors de question. Il faut que j'envoie tout ce chargement à la Mecque et que je fasse un rapport au Conseil ecclésiastique ; ils décideront eux-mêmes ce qu'on doit en faire.
- Merci, répondis-je, c'est là une sage résolution ; lorsque vous recevrez une réponse du Conseil, je vous serais obligée de m'en informer. »

Je rentrai chez moi le coeur plein de louanges. Voilà que plusieurs centaines d'Évangiles et de Psaumes allaient pénétrer dans la citadelle de l'islam et ce sont des mains musulmanes qui les y apporteraient ! Ainsi le but que nous nous étions proposé et pour lequel nous avions prié, l'agent de la Société biblique et moi, était atteint ! Sans aucun doute, un grand nombre de ces livres, interdits aux musulmans, circuleraient dans des maisons particulières et dans des bureaux et seraient lus, ne fût-ce que par curiosité, mais le Saint-Esprit serait à l'oeuvre là aussi. Je n'aurais jamais pu espérer mettre moi-même l'Évangile dans les mains d'un de ces conseillers ecclésiastiques de l'islam, et cela en pleine cité de la Mecque. Dieu le savait et c'est lui qui avait permis cet étrange concours de circonstances.

Quelques semaines plus tard, le cadi me renvoya des exemplaires des Psaumes seulement ; quant aux portions des Évangiles, elles avaient toutes été retenues à la Mecque.

Voici un autre épisode encore. Durant plusieurs mois, j'avais soigné un père et ses fils atteints de malaria et nous étions devenus de très bons amis. Ils allèrent tous trois à la Mecque pour les jours de fête. Je rencontrai le père à son retour dans sa petite boutique et, après l'avoir salué, je lui exprimai mon admiration pour son « abayah », le large manteau flottant des Arabes, richement brodé et aux teintes harmonieuses. À ma grande surprise, ses yeux lançaient des éclairs et il me dit avec des accents passionnés : « Répétez juste le Kalima (Credo) et je vous emmènerai à la Mecque et vous donnerai un abayah plus beau encore ! » Le ton don il me fit cette proposition me choqua plus encore que la proposition elle-même. Je répondis aussitôt comme quelqu'un qui a reçu un soufflet et avec le plus profond sérieux : « Non, je ne répéterai pas le Kalima ! Dieu merci, je suis chrétienne. »

En une seconde le visage de cet homme devint furieux et il répétait avec le plus grand mépris : « Elle est chrétienne ! » Il semblait prêt à me mettre en pièces. Je le quittai sans un mot de plus. Ma confession de foi au Christ, brève mais convaincue, m'en avait fait un ennemi. Je ne le vis plus dans sa boutique pendant assez longtemps mais je priais beaucoup pour lui et demandais à Dieu que l'occasion me soit donnée de renouer les liens d'amitié qui avaient existé entre nous.
Quelques jours avant mon départ de Djeddah je le vis qui s'avançait vers moi, venant du bazar.
Nous nous rencontrâmes comme si une force intérieure nous poussait l'un vers l'autre. Aucune parole ne fut échangée mais comme je lui tendais la main, il la saisit et la tint ferme dans la sienne. Qu'est-ce qui avait remué son coeur ? Était-ce du respect pour une femme chrétienne qui avait glorifié son « Rabb 'Isa al-Messih » en se déclarant son disciple ? Était-ce l'action du Saint-Esprit ? Il prit les brochures que je mis dans sa main, nous nous séparâmes et je remerciai Dieu.

Il y eut un autre épisode du même genre, mais qui se termina différemment.
Un soir, comme les pèlerins étaient de retour de la Mecque, je rentrais chez moi après une visite de malade lorsque j'aperçus dans une ruelle une femme gisant à terre, seule et qui se mourait. Je me hâtai d'aller trouver le médecin inspecteur-chef de Djeddah (un juif devenu musulman) et qui vivait dans le même bloc de maisons que moi. Comme tous les fonctionnaires du gouvernement turc, ce médecin parlait couramment le français et je pus lui faire part de l'urgence qu'il y avait à transporter cette mourante à l'hôpital. Il répondit poliment mais détourna la conversation en parlant de mon oeuvre en faveur des pèlerins. Puis il ajouta avec un sourire déplaisant : « Si vous vouliez une seule fois répéter le Kalima (Allah seul est Dieu et Mahomet est son prophète) je vous emmènerais à la Mecque et vous y trouveriez une magnifique activité parmi les femmes. » De nouveau, je fus frappée au coeur et m'écriai - « Jamais ! jamais je ne répéterai le Kalima ! Je suis chrétienne. » Son mauvais sourire avait fait place à la colère et au mépris : » Ah ! ah ! c'est ainsi ? Eh ! bien, désormais, je suis votre ennemi, ne comptez plus sur une aide de ma part, que cette femme meure là où elle est ! »

Ma rupture avec l'inspecteur fut scellée par lui de la manière suivante. En me rencontrant bientôt après dans une rue solitaire, son visage exprima une profonde aversion et, me regardant fixement, il remplit sa bouche de salive et cracha sur mes pieds. À la suite de cette déclaration d'hostilité de la part du chef du Département d'hygiène, l'unique pharmacien de la ville cessa d'honorer mes prescriptions pour les malades fortunés. Il était devenu lui aussi un ennemi et pour me compromettre aux yeux de mes « clients » musulmans, il proposa d'ajouter de l'alcool aux médicaments prescrits, sachant que l'alcool est interdit aux mahométans et que je n'en aurais jamais ordonné.

Je n'ignorais pas, bien entendu, qu'il y avait à Djeddah des gens qui ne pouvaient souffrir la présence dans leur ville de la femme chrétienne ; c'était inévitable car la bienveillance que je témoignais à chacun et le secours que j'apportais à tous ceux qui en avaient besoin ne les aveuglaient pas sur le fait que j'étais avant tout une chrétienne.

J'avais appris par les chameliers qui conduisaient les musulmanes riches à la ville sainte que les femmes de la Mecque avaient souvent exprimé le désir que je vienne les soigner comme je le faisais à Djeddah. Quelle bonne nouvelle pour moi ! Déjà, avant mon départ du Caire, j'avais espéré que ce serait le cas et j'avais même prié le directeur de presse de la mission du Nil de rédiger dans son parfait arabe une lettre au gouvernement de la Mecque, en lui demandant de me laisser entrer dans cette ville. De même que Dieu m'avait ouvert l'accès de Djeddah, je pensais qu'il pouvait aussi faire tomber, ne fût-ce qu'un pan de mur de ce Jéricho !

Pendant tous ces mois passés à Djeddah, j'avais éprouvé de vifs regrets : celui de ne me sentir, moi à qui Dieu avait confié ce travail de pionnier, qu'un « chevalier errant », sans préparation spéciale pour évangéliser les musulmans, ni connaissance suffisante de la langue arabe, sans être non plus un médecin pleinement qualifié. Pourquoi cette responsabilité et ce privilège m'étaient-ils échus ? Est-ce parce que j'avais osé le demander à Dieu ? Et pourtant mieux valait essayer et échouer que de laisser perdre cette précieuse occasion par crainte du risque. J'envoyai donc cette importante lettre au chef de l'inspecteur sanitaire à la Mecque. L'essentiel pour moi était d'être reconnue par les autorités turques et arabes comme une disciple déclarée de Jésus-Christ, venue dans la ville sainte pour aider - comme telle - les femmes de la Mecque qui auraient besoin de moi. Je priai avec ferveur, profondément consciente de mon indignité, mais aussi du pouvoir qu'avait Dieu d'ouvrir aussi bien que fermer toute porte.

Au cours de toute mon activité si pleine de risques, tant en Sibérie que dans l'Asie centrale russe, et à présent en Arabie, j'avais l'absolue conviction que chaque pas fait sur le sol ennemi avec une foi complète en Dieu a une valeur spirituelle, même s'il constitue en apparence un échec, car il n'en est pas moins, dans le Royaume des cieux, un pas en avant. Il est le gage des grandes choses qu'un soldat mieux qualifié pourrait accomplir ; au service du Christ, aucun effort sur la route tracée par Dieu ne saurait être un échec complet. Sur ces entrefaites, on était au mois de décembre et la plupart des pèlerins étaient de retour dans leurs pays respectifs. Je restai, dans l'espoir d'être autorisée à passer tout l'hiver à Djeddah pour me consacrer aux soins des femmes. Le propriétaire de la maison que j'occupais, et louée par S. Zwemer, consentit à prolonger la location d'une année et ce fut conclu en due forme au consulat russe.

Comme j'avais désormais un peu plus de loisir, j'entrepris un petit voyage pour visiter les tombes et la chapelle de notre mère Eve. Je dis tombes au pluriel car, d'après la tradition musulmane, cette vénérable dame avait de telles dimensions qu'on avait dû enterrer ses pieds séparément du tronc sous une dalle de marbre blanc où l'on avait sculpté des lis. Quelques mètres plus loin, on avait enterré le coeur et un peu plus loin encore la tête ; seule celle-ci reposait dans une chapelle. Les chrétiens, tout comme les musulmans, n'y entraient qu'après avoir ôté leurs souliers ou leurs sandales, ce que je fis, ainsi que mes compagnons, le kawass du consulat russe, et un soldat turc. J'étais entourée de quelques fidèles qui me demandèrent si je croyais vraiment que notre commune ancêtre avait été ensevelie en cet endroit. Je ne pus que leur répondre que notre Livre sacré, la Bible, ne mentionnait pas l'endroit où elle mourut et qu'il n'y avait pas de raison pour qu'elle ne reposât pas ici.

Les touristes qui visitaient Djeddah et la chapelle d'Eve devaient tous repartir par le même chemin, la porte du nord. Personne n'avait le droit de longer le mur à l'extérieur et d'entrer dans la ville par la fameuse porte qui s'ouvrait à l'est vers la Mecque. C'était une porte sacrée pour les pèlerins se rendant à la Mecque et jamais un chrétien connu comme tel n'avait été autorisé à la franchir. Un membre du consulat russe passa une fois par cette porte et allait en ressortir lorsqu'on tira sur lui et une balle le blessa au visage.

Mon intention, dès le début, avait été de faire une brèche dans ce mur d'airain élevé par leur fanatisme entre musulmans et chrétiens, et cela uniquement en leur témoignant de la bonté et en ne manifestant aucune crainte. Mon séjour au milieu d'eux et le contact continuel que j'avais avec eux avaient jusqu'à un certain degré atteint ce but ; c'est pourquoi je m'enhardis à faire un pas de plus et même à rompre une tradition plus que millénaire, mais seulement avec le consentement des musulmans eux-mêmes. Je demandai au soldat qui m'accompagnait si nous pouvions tous trois continuer notre chemin le long du mur de l'est et entrer dans la ville par la porte sacrée. Il me répondit affirmativement et donna comme raison que j'étais connue de tout le monde. Lorsque nous atteignîmes la porte, j'aperçus un petit camp de Bédouins en face de nous. Je m'approchai d'un vieux assis devant sa tente et qui vendait divers objets. Il me salua d'un sourire et je lui achetai un bol en cuivre et une petite salière fabriquée avec des roseaux. Je regardai la route qui s'étendait devant nous, du côté de l'est vers la chaîne de montagnes derrière laquelle se cachait la ville sainte du monde musulman... Quand les messagers du Christ pourront-ils y entrer ? Je m'en retournai ensuite et je franchis la porte pour entrer à Djeddah. Elle était large ; au-dessus de l'entrée, du côté de la ville, on avait gravé les mots : « Yah hafiz ! » (Oh ! Toi qui gardes !) sur le rocher de corail dans lequel était taillée cette porte de même que toutes les maisons. Je venais de faire un pas de plus vers le but.

C'est pendant les dernières semaines de mon séjour que j'entrai pour la première fois en rapport avec la colonie européenne résidant à Djeddah. J'avais assez vécu les années précédentes parmi les musulmans du Turkestan pour connaître leurs coutumes ; je savais, par conséquent, qu'une femme vivant seule ne pouvait recevoir de visites de messieurs sans ternir sa réputation. Des deux côtés, on le savait ; aucun Européen ne venait donc me voir sauf le consul russe mais seulement à la tombée de la nuit, de façon à ne pas être vu ; je n'avais aucune raison moi-même de rendre visite à l'un des autres consuls, aucun d'eux n'étant accompagné de sa femme. Je devais aussi créer, à cet égard, un précédent pour d'autres femmes missionnaires qui viendraient, Dieu voulant, à Djeddah.

Cependant, je reçus un jour un billet d'un de ces Européens me priant de me rendre à telle maison où l'un des leurs se mourait du typhus, afin de le veiller la nuit. Ils étaient à bout de forces après avoir soigné leur collègue nuit et jour. Quoique malade moi-même de la malaria, j'y allai aussitôt et je pris place au chevet du jeune homme mourant. On ne pouvait plus rien faire pour lui ; à l'aube, il rendit le dernier soupir. Bien qu'on fût en décembre, la chaleur était trop forte pour ajourner l'ensevelissement et dès l'après-midi, nous nous réunissions pour le porter au champ du repos. J'avais emporté mon livre de prières de l'Eglise anglicane et je lus les passages de l'Écriture et les prières pour les services funèbres. Puis notre petit groupe l'accompagna au cimetière des chrétiens, en dehors des murs de la ville et appelé par les musulmans le « cimetière des chiens ». Ses amis me prièrent de prononcer quelques mots sur sa tombe. Je parlai de l'espérance chrétienne et de la confiance en notre Seigneur Jésus-Christ qui est la Résurrection et la Vie et qui l'est aussi pour ce jeune homme mort en pays lointain. Je me sentais si souffrante pendant cette cérémonie que je m'attendais à être la prochaine personne qu'on déposerait dans ce « cimetière de chiens ». Je remis avec confiance mon âme et mon corps entre les mains de Dieu.

Mon séjour touchait à sa fin. En réponse à ma lettre aux autorités de la Mecque concernant les soins à donner aux femmes de cette ville, on me signifia par un messager spécial que je devais quitter Djeddah par le prochain bateau partant pour Suez. Je saisis de l'affaire mon consul ; mais le messager, bien qu'il admît que j'avais secouru un grand nombre de pèlerins et de gens de leur ville, fut inflexible quant à l'ordre qu'il m'avait transmis d'avoir à quitter l'Arabie : « C'est une missionnaire, une chrétienne et le décret de la Mecque est formel. En outre la « femme-docteur » a exercé la médecine sans avoir un diplôme de docteur. »

Bien entendu, je promis de partir mais tranquillement et non pas comme quelqu'un qui est « chassé ». Je promis également que l'année suivante lorsque je reviendrai à l'époque du pèlerinage et de la Fête du Sacrifice, car je reviendrai, je leur présenterai mon diplôme russe donnant le droit de faire exactement le travail que j'avais fait en qualité d'assistante du médecin. Je ne commencerai pas mon activité à Djeddah avant d'avoir exhibé ce diplôme au Département de l'hygiène de la Mecque. Sur ces paroles, le messager repartit.

Certes, c'était une déception pour moi mais je devais l'accepter. Je donnai mes derniers soins aux malades, je fis transporter tout ce que contenaient mon dispensaire et ma pharmacie, bien fournis encore de tout le nécessaire, à mon domicile qui, fort heureusement, m'était assuré pour une année encore.

Je pris congé de tout un cercle d'amis personnels, habitants de la ville. J'arrivai au Caire la veille de Noël 1913, je racontai mes aventures à mes amis missionnaires et regagnai mon champ de bataille, le Turkestan. De même qu'à mon retour de Djeddah avec les pèlerins, en 1912, je me présentai devant Dieu pour lui rendre compte de cette année de travail à son service, année si riche d'expériences. Je laissai entre ses mains le développement futur de cette « aventure ».


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