LA GRANDE AVENTURE
AU
SERVICE DE
DIEU
CHAPITRE
VIII
À DJEDDAH, PORT DE LA MECQUE
Mon coeur était plein d'ardeur
après les expériences faites au cours
de mon voyage en compagnie de milliers de
pèlerins et j'étais désireuse
de les mettre à profit le mieux possible.
J'en fis le sujet de mes prières et de mes
méditations et cela m'amena à
concevoir un projet que je soumis par
correspondance à trois de mes amis
résidant au Caire. Tous trois avaient
consacré leur vie et leurs dons aux missions
parmi les mahométans. Ils étaient
connus dans le monde chrétien tout entier et
jouissaient d'une grande influence.
Mon plan était le suivant :
former un conseil de missionnaires
spécialisés, composé d'un
évangéliste, d'un médecin,
d'un administrateur et d'une dame jouant le
rôle de
« mère » ; on
demanderait au gouvernement turc, auquel l'Arabie
était soumise à cette époque,
de louer à ce conseil tous les
caravansérails disponibles à Djeddah
pour toute la durée du
« Hadj ».
J'espérais que ces trois amis
trouveraient les voies et moyens
de réaliser ce projet. L'oeuvre missionnaire
parmi les musulmans du Proche-Orient était
alors à son apogée et on aurait sans
aucun doute trouvé l'argent
nécessaire. Par-dessus tout, je savais que
« Dieu est riche pour tous ceux qui
l'invoquent ». Si le moment et le but de
cette entreprise hasardeuse étaient
conformes à sa volonté, elle
prendrait corps.
Je ne me rappelle pas avoir jamais
reçu de réponse à ma
proposition de la part d'aucun de mes amis.
J'appris seulement plus tard que, soit en
réponse à ma suggestion, soit
spontanément, on avait envoyé
à Djeddah un colporteur arménien dans
l'espoir qu'il y prendrait pied ; mais,
après un mois de persécutions, il
avait été contraint de retourner en
Egypte. Le silence de mes amis, si
compétents en la matière, me fit
comprendre que mon plan ne leur agréait pas
ou qu'il leur semblait irréalisable.
Toutefois je reçus de Dieu un encouragement
à retourner à Djeddah et à m'y
mettre à l'oeuvre pendant la durée du
pèlerinage à la Mecque. J'avais
appris sur le bateau des pèlerins du
Turkestan qu'il ne se trouvait personne à
Djeddah pour les soigner en cas de maladie.
Je remplissais - providentiellement -
certaines conditions qui allaient me permettre de
rendre particulièrement efficace l'oeuvre
à laquelle je songeais. Tout d'abord,
grâce au voyage accompli l'année
précédente en compagnie de cinq mille
pèlerins, je m'étais mise au courant
de leurs dispositions et de leurs besoins et
j'avais acquis à cet
égard une expérience
précieuse. De plus, en ma qualité de
membre de la Croix-Rouge russe, je possédais
le droit de diriger une policlinique.
Enfin j'étais « un
chevalier errant », c'est-à-dire
que je ne dépendais de personne. Je pouvais
donc me risquer dans une entreprise hors cadre, me
servant pour cela des moyens que Dieu m'avait
confiés et je ne serais responsable
qu'envers lui.
Ainsi, tandis que je m'occupais
activement à traduire - pour la
première fois en langue uzbek - des
traités religieux et des centaines de textes
bibliques, mon projet mûrissait ;
j'étais arrivée à une
décision, le coeur rempli d'un espoir
joyeux.
En juillet 1913, je quittai le Turkestan
et partis pour l'Arabie en passant par l'Angleterre
et la Suisse. J'avais à Londres un
beau-frère très cher, chez lequel je
séjournai quelques jours. Je n'avais
parlé à aucun de mes parents et amis
de mes projets relatifs à Djeddah, mais
j'avais demandé à Dieu d'y mettre son
sceau au moyen de quelque parole venant de sa part
et qui me donnerait la certitude absolue que mon
projet s'exécuterait par sa volonté
et sous sa direction.
Lorsque, le dimanche matin, je me rendis
à l'église de mon beau-frère
et que je vis ce dernier ouvrir la Bible pour lire
le passage du jour, une prière fervente
jaillit de mon coeur vers Dieu pour qu'il me donne
son « Amen, ainsi soit-il »
dans les paroles que j'allais entendre.
Aussi mon coeur tressaillit d'une joie
solennelle quand j'entendis lire les versets 4 et 5
du chapitre 5 de saint
Luc : « Il dit à Simon :
avance en pleine eau et jetez vos filets pour
pêcher. Simon lui répondit : sur
ta parole, je jetterai le filet. »
C'était la réponse !
Désormais le chemin s'ouvrait devant moi,
clair et lumineux.
Quelques jours plus tard, j'étais
en Suisse, à Zurich, pour la
Conférence universelle des Écoles du
dimanche où j'étais
déléguée du Turkestan.
J'y rencontrai mon ami Samuel M. Zwemer
que je n'avais pas vu depuis 1908 aux Conventions
de Keswick et de Baslow où il m'avait
transmis l'appel de Dieu pour l'oeuvre
d'évangélisation parmi les musulmans.
Lorsque à Zurich, il me demanda :
« Où irez-vous en partant d'ici,
après la
conférence ? », je
répondis avec l'entière conviction
d'être désormais sur la bonne voie.
« Je suis en route pour Djeddah afin d'y
ouvrir un dispensaire pour la durée du
pèlerinage et de la fête à la
Mecque. »
La joie manifestée par mon ami et
la bénédiction qu'il m'accorda furent
pour moi une nouvelle confirmation que mon projet
avait été inspiré par Dieu. Il
me demanda la permission de participer de quelque
manière à mon oeuvre et m'offrit la
jouissance d'une maison qu'il avait louée
à Djeddah pour le colporteur arménien
mentionné plus haut. J'acceptai avec
reconnaissance.
J'arrivai au Caire à la fin de juillet et
commençai mes préparatifs. Le
médecin-chef de l'hôpital
missionnaire, au Vieux-Caire, eut la bonté
de réunir tout ce qui était
nécessaire à l'installation d'un
dispensaire : pharmacie, pansements,
ustensiles divers.
Je me fis vacciner contre le
choléra et la réaction qui suivit
prouva que c'était bien nécessaire.
Mes préparatifs personnels furent vite
faits : un lit de camp, un tub de caoutchouc
et un tapis composaient tout mon fourniment ;
cela me suffisait.
Mais cette fois-ci j'eus soin d'emporter
une ample provision de littérature
chrétienne en arabe et en uzbek et des
extraits de la Bible dans la langue des divers pays
auxquels appartenaient les pèlerins que je
devais rencontrer à Djeddah.
Mes amis du Caire s'étonnaient
que je m'établisse dans une ville arabe sans
en connaître la langue. Je pouvais lire et
écrire les caractères arabes puisque
c'étaient ceux qu'employaient nos musulmans
de l'Asie centrale. De plus, comme presque tous les
peuples qui au cours des siècles avaient
adhéré à l'islam soit
volontairement, soit par contrainte, ils
mêlaient à leur langage des termes
arabes pour exprimer des idées d'ordre
spirituel telles que : péché,
pardon, rédemption, jugement, grâce,
etc... En faisant ma traduction en langue uzbek de
traités religieux et d'un grand nombre de
passages bibliques, j'avais appris beaucoup de mots
arabes et ceux-là précisément
dont j'avais besoin pour
évangéliser. J'étais bien
consciente, hélas ! du grand obstacle
que constituait mon ignorance de l'arabe vulgaire
mais ma mission était tout d'abord
auprès des pèlerins de l'Asie
centrale russe, avec lesquels je pouvais
m'entretenir de sujets profanes aussi bien que
spirituels. J'avais accompli en partant un acte de
foi et je ne pouvais que compter sur le
Maître pour vaincre cet obstacle.
C'est ainsi que vers la fin du mois d'août
de l'année 1913, par une chaleur torride, je
partis, l'âme sereine, pour un nouveau champ
de travail avec la confiance que Dieu
bénirait mon entreprise.
La maison que Samuel M. Zwemer avait
mise à ma disposition à Djeddah
était l'un des immeubles situés sur
le rivage ; ce quartier était
considéré comme le meilleur de la
ville ; tous les consulats se trouvaient dans
le voisinage. Comme toutes les maisons de Djeddah
et de la Mecque, la mienne était
étroite, mais haute de six étages,
avec le toit en terrasse propre à l'Orient
et chaque étage avait trois pièces.
L'intendant me remit la clé, je fis venir
mon bagage et pris possession de mon logement. Un
grand portail donnait accès à la cour
intérieure et à une grange, ce qui me
procurait des rats en abondance. Je n'occupais que
le second étage, les quatre étages
supérieurs restaient vides. Étant
seule femme européenne, non seulement
dans le bloc de maisons qui
entourait la cour mais dans toute la ville de
Djeddah, je me rendais compte que je devais
observer strictement le
« purdah », c'est-à-dire
vivre très retirée pour éviter
tout commérage. Les fenêtres des
autres maisons s'ouvraient sur la cour qui nous
était commune, de sorte que toute personne
entrant chez moi serait remarquée et
susciterait des commentaires. À cette
époque, c'est-à-dire l'automne de
l'année 1913, seize Européens
seulement, y compris les Levantins, se trouvaient
à Djeddah, par exemple les consuls de
Grande-Bretagne, de France, de Russie, des
Pays-Bas, d'Allemagne, etc... Ces pays
possédaient tous des colonies
peuplées de mahométans et leurs
ressortissants se rendaient donc en grand nombre
à Djeddah pour la Fête annuelle du
Sacrifice. Ils devaient se présenter
à leurs consulats respectifs et avaient le
droit d'y recevoir des conseils et une protection
éventuelle. Il y avait aussi des
employés de banque, un ingénieur
anglais, quelques médecins attachés
aux consulats et le personnel des
différentes compagnies de navigation. Tous
les fonctionnaires étaient turcs tandis que
le commerce était entre les mains des Turcs
et des Grecs.
Je fis visite au consul russe. Il se
montra stupéfait à ma vue : une
femme, seule, et qui avait réellement
l'intention de s'établir dans la ville pour
apporter aux pèlerins une aide
médicale et une influence chrétienne,
au coeur même de l'islam ! Il ordonna
cependant au « kawass », un
Arabe qui comprenait quelques
mots de russe, de se mettre à mon service si
j'en avais besoin.
Donc j'étais à Djeddah,
enfin ! Pendant les trois mois qu'il m'a
été donné d'y passer, Dieu ne
m'a jamais laissée tomber dans le
découragement, dans le doute ou la crainte.
J'acceptais tout comme venant de lui et je savais
qu'il ne me ferait jamais défaut. Mon
« home » fut vite prêt.
Les murs bruts de mes deux pièces
bâtis en de grands blocs de corail gris clair
restèrent nus. Leur seul ornement
était un texte peint par moi en gros
caractères arabes : « Vos
serviteurs pour l'amour de Jésus »
(2 Corinthiens 4, 5). Mais, en outre, de nombreux
lézards se promenaient le long des murs et
des armées de fourmis noires animaient la
chambre. Pour me protéger contre ces
bêtes, il fallut poser dans des
récipients pleins d'eau les pieds du lit de
camp et mettre à l'abri des rats maraudeurs
tout ce qui se mange et même le savon.
J'avais, dans la solitude de cette lugubre maison
vide, un agréable petit compagnon, un petit
chien javanais couleur safran qui m'avait
été envoyé pour la
durée de mon séjour à Djeddah
par le docteur du consulat italien. Je pris en
grande amitié ce gentil petit
animal.
C'est aux environs du premier septembre
que je me mis à la recherche d'un local
approprié pour mon dispensaire, La maison
que j'occupais aurait pu remplir cet office mais
étant située dans un des meilleurs
quartiers, elle était trop loin des
caravansérails des pèlerins. Entre
ces derniers et ma maison, se
trouvait le centre commercial constitué par
une longue avenue : le bazar à la mode
orientale, des boutiques en plein vent, les
marchands bien en vue des clients. La rue
était recouverte sur toute sa longueur d'une
toile de tente. Tout autour du bazar était
la ville aux étroites ruelles bordées
de maisons hautes et étroites ; les
fenêtres sans vitres étaient
protégées et en même temps
décorées de belles jalousies en bois
découpé. À
l'extrémité du bazar se trouvaient
les quartiers des pèlerins, mais lorsque
l'affluence était trop considérable,
ils envahissaient les maisons particulières,
et plus d'une fois, en faisant des visites à
mes malades, je dus enjamber autant de
pèlerins accablés de fatigue qu'il y
avait de marches à l'escalier. Je louai dans
l'un des caravansérails deux pièces
pour mon dispensaire. C'était justement le
quartier habité par mes gens de l'Asie
centrale et je me sentis immédiatement
à mon aise parmi mes amis turkestans avec
lesquels je pouvais plus ou moins m'entretenir dans
leur langue maternelle.
La plus grande des deux pièces
était ma pharmacie et ma salle de
réception. Elle prit bientôt un air
tout à fait avenant avec des tables, des
rayons, un baril d'eau et, sur le mur, un texte en
gros caractères arabes écrit par moi.
Je changeais ces textes périodiquement et je
me rappelle que, peu avant la Fête du
Sacrifice, j'avais peint puis suspendu le passage
du chapitre
10 des Hébreux, verset 4:
« Il est impossible que le sang
des taureaux et des boucs
ôte les péchés. »
Comme un petit nombre seulement de mes malades
savaient lire, même dans leur propre langue,
je leur lisais les textes et leur en expliquais le
sens. De cette manière, je pus jeter la
semence dans le coeur des moins
éclairés. Lorsque tout fut prêt
pour recevoir les malades et que les
« hadjis » de l'Asie centrale
furent invités à se faire soigner
à mon dispensaire, j'en informai les
autorités sanitaires turques et leur
demandai de venir faire une inspection officielle
de mon établissement.
Dans la ville s'était vite
répandue la nouvelle stupéfiante
qu'une femme chrétienne, européenne -
la première femme qui s'installât
à Djeddah - paraissait bel et bien vouloir y
rester en circulant seule parmi la foule des
pèlerins, allant et venant quotidiennement
à travers le bazar et saluant
aimablement.
Dès le premier jour j'avais
décidé de ne manifester aucune
frayeur, mais de me comporter comme si
j'étais au milieu de gens bienveillants,
alors que je n'ignorais pas que Dieu seul pouvait
me protéger contre une attaque de la part
d'un de ces musulmans fanatiques à
l'excès. Cela me fut confirmé lors
d'une visite que je fis à une femme malade
au début de mon séjour, à la
demande du portier soudanais. Elle était
autrefois à Constantinople dans un harem et
se trouvait maintenant seule et réduite
à une extrême pauvreté.
J'arrivai jusqu'à sa mansarde à
travers de sombres ruelles, en grimpant des
escaliers glissants ; la pauvre
mourante me fit l'accueil
le
plus chaud. Son cas était
désespéré et comme mon
dispensaire ne pouvait lui procurer ce dont elle
avait besoin, je priai un des médecins du
gouvernement turc de m'accompagner chez elle et de
la faire transporter à l'hôpital de la
ville, en dehors des murs. Le docteur vint, fit son
diagnostic et promit de l'hospitaliser pour les
quelques jours qui lui restaient à
vivre.
Comme nous redescendions tous deux en
trébuchant les escaliers et les ruelles
sombres, il se retourna soudain vers moi et me dit
en français :
« Madame, vous êtes en
train de rechercher la mort.
- Pourquoi dites-vous cela, demandai-je
étonnée.
- Ne savez-vous donc pas que dans cette
ville, vous êtes en danger constant
d'être tuée ? Vous, une femme
chrétienne, seule dans de pareils
milieux ! À chaque coin de rue peut se
trouver un musulman avide de vous tuer et
d'acquérir ainsi la gloire de devenir un
« ghazi » ?
- Je le sais, répondis-je, mais
je ne recherche pas la mort car je sais aussi - et
je veux en donner la preuve ici, à Djeddah -
que mon Dieu a le pouvoir de me protéger de
tout mal. »
La mourante me fit demander d'aller la
voir à l'hôpital avant qu'elle ne
meure. Je reçus la permission de quitter la
ville avec un « kawass » afin
de répondre à ce voeu. Et nous
voilà en face l'une de l'autre, la femme
musulmane et la femme
chrétienne, pouvant tout
juste nous comprendre à l'aide de mots
uzbeks et turcs. Je brûlais de lui laisser
une parole de réconfort, de consolation et
d'espoir pour l'éternité, à
l'entrée de la solitaire et sombre
vallée de la mort, mais que dire à
cette âme plongée dans les
ténèbres ? Nos regards se
croisaient, ardents, nos mains s'unissaient ;
soudain mue par un élan du coeur, je lui
dis : « Allah muhabbah » -
Dieu est amour -. Elle s'écria
aussitôt en turc : « Ewwet,
ewwet ! » - oui, oui -, et nous nous
étreignîmes. Puis je la laissai ;
elle allait mourir mais avec une espérance
qui l'accompagnerait au delà de la mort. Ce
fut inoubliable. Mes yeux se mouillent quand je
repense à cette expérience. Dieu, oui
Dieu seul, cela suffit pour éclairer toutes
les ténèbres.
Ma vie et mon activité
s'organisaient rapidement. J'avais engagé un
jeune pèlerin de Samarkand, un Uzbek parlant
arabe, pour être mon interprète au cas
où quelque habitant de la ville ou des
Bédouins du désert viendraient aussi
se faire soigner par moi. Tous les matins, je
longeais le bazar dans toute sa longueur pour me
rendre à mon dispensaire. Je devais
commencer par préparer les
médicaments les plus usuels tels que
pilules, pommades, car tous ceux qui se donnaient
la peine de venir me consulter recevaient
gratuitement les remèdes
nécessaires.
Plus tard on me fit appeler dans des
maisons particulières pour soigner des
femmes exclusivement et des femmes appartenant aux
classes aisées ; je
leur prescrivais des remèdes
préparés par l'unique pharmacien turc
de Djeddah.
Mes malades masculins venaient surtout
aux premières heures de la matinée.
Il y avait parmi eux des représentants de
tous les peuples de l'Asie centrale russe mais peu
à peu des gens de la ville et même des
Bédouins du désert, en dehors de
Djeddah, vinrent aussi demander des soins. Leur
confiance me touchait et tandis que je pansais
continuellement des pieds blessés, c'est
avec joie que moi « leur servante pour
l'amour de Jésus », je me penchais
sur eux.
Mais il y avait des cas qui
nécessitaient le secours d'un homme et je
pouvais, désormais, les envoyer au
dispensaire pour hommes que les médecins
turcs, après avoir visité le mien,
avaient aussitôt, et pour la première
fois, ouvert en ville. Ils s'étaient rendu
compte que mon oeuvre répondait à un
besoin.
Les femmes de Djeddah n'avaient d'autres
moyens d'obtenir un secours médical que mon
dispensaire et mes soins à domicile. On
m'avait raconté qu'une fois le
Département de l'hygiène avait fait
venir une sage-femme mais on l'emmena bientôt
dans un harem, de sorte qu'aucune femme ne put en
profiter. Aussi, lorsqu'elles entendirent parler de
mon dispensaire, un grand nombre parmi les plus
pauvres vinrent me trouver. Elles étaient
gentilles et pleines de confiance, mais quel
misérable troupeau ! Elles arrivaient
en bandes et remplissaient la salle de
réception de leur gaîté
bruyante, toutes vêtues de longues robes
noires, le visage couvert de
voiles noirs avec une ouverture
ménagée pour un seul oeil. Elles
parlaient toutes à la fois, gesticulant, me
caressant les bras et la poitrine, faisant un vrai
tintamarre avec le cliquetis de leurs bracelets aux
bras et aux chevilles sans compter les anneaux
qu'elles portaient aux oreilles et au nez. Elles
commençaient toujours leurs plaintes en
criant toutes ensemble et en répétant
sans cesse : « Koullou, koullou,
wajaau », ce qui signifie :
« Toutes, toutes, nous sommes
malades », ou quelque chose de semblable.
J'avais une peine infinie à
débrouiller leurs cas dans les descriptions
qu'elles faisaient de leurs maux, d'autant plus que
je ne comprenais pas entièrement leur
dialecte et que, pour y voir clair, je devais non
seulement avoir recours à mes yeux mais
à mes mains et à mon
expérience. Plus d'une fois, je m'en
souviens, mon cerveau était près
d'éclater, si bien qu'autour de moi tout
devenait trouble et se teintait de rouge.
Je crois fermement que seul, le
Consolateur, le Saint-Esprit qui fit le don des
langues à Pentecôte, m'accorda pendant
ces mois de travail à Djeddah, le don
miraculeux de comprendre, de saisir le sens d'une
langue dont j'ignorais la syntaxe et même le
vocabulaire ! J'avais naturellement acquis les
quelques mots arabes nécessaires à
mon oeuvre, médicale et à mes
rapports quotidiens avec les malades. Toutefois le
fait d'avoir pu traiter 1030 cas dûment
enregistrés, dont l'un seulement fit l'objet
d'une plainte par suite d'une erreur de ma part, ne
peut être expliqué que par la
faculté que Dieu
m'accorda de comprendre et d'employer une langue
qui m'était presque totalement
inconnue.
J'occupais généralement
mes après-midi à rendre visite aux
dames de la ville, épouses de fonctionnaires
turcs ou arabes. Je n'allais les voir que
lorsqu'elles me le demandaient. Ces visites me
rappelaient souvent l'avertissement du
docteur : « Vous recherchez la
mort ». Je devais, livrée à
mes seules ressources, découvrir la
résidence de ces dames en errant dans les
rues désertes du quartier aristocratique.
Lorsque enfin je trouvais la demeure
cherchée et que je frappais à la
porte, une jeune esclave ouvrait et me conduisait
auprès de sa maîtresse. Chaque
étage avait au moins six pièces
très spacieuses ; les persiennes des
fenêtres, sans vitres pour la plupart,
étaient en bois brun foncé
admirablement sculpté ; le mobilier se
composait de divans garnis de coussins, d'un grand
nombre de miroirs et d'objets de clinquant
d'origine européenne. Il y avait toujours un
petit poêle où le café turc
était aussitôt préparé
par l'une des esclaves. Les darnes portaient en
général leur costume national :
des pantalons collants, en soie, et des blouses
légères, décolletées
d'une façon exagérée. Cela
faisait une impression déplaisante,
contrastant avec les vêtements très
amples des hommes de la Mecque. On aurait dit que
les sexes avaient échangé leurs
vêtements ; les femmes avaient des airs
masculins, à mes yeux du moins, et les
hommes, souvent très corpulents, un air
efféminé. Ceux-là
étaient les citadins. Les
vrais Arabes, c'étaient
les Bédouins, habitants du désert,
aux yeux de flamme, aux boucles noires sous la
coiffure syrienne jaune d'or, à l'allure
guerrière, assis sur leur chameau, la lance
à la main.
Dans les maisons où je faisais
des visites, on me regardait avec curiosité
mais on m'accueillait aimablement. J'examinais la
malade, je donnais des conseils au moyen des
quelques mots d'arabe, brefs et précis, que
j'avais pu acquérir et j'acceptais la tasse
de café turc qu'on m'offrait. C'était
là le moment critique. Mon subconscient
s'attendait à une boisson empoisonnée
mais mon être conscient refusait d'avoir peur
et je continuai pendant mon séjour de plus
de trois mois à accepter tout ce que riches
et pauvres pouvaient m'offrir. Dieu me
protégeait.
Mon ignorance de l'arabe courant et de
la terminologie médicale me rendait presque
impossible tout entretien avec ces dames mais
j'emportais toujours avec moi un assortiment de
traités en arabe que je leur offrais et
qu'elles acceptaient pour la plupart ; et nous
avons réussi, d'une manière ou d'une
autre, à créer entre nous une
atmosphère de bienveillance
réciproque et dans certains cas de chaude
sympathie. J'ai l'espoir et même la
conviction que ces pauvres âmes
emprisonnées auront senti que, malgré
tous les obstacles, la première femme
« blanche » qui les a
approchées était une vraie amie pour
ses soeurs tellement moins
privilégiées qu'elle-même.
J'avais pu préparer ce second
voyage à Djeddah beaucoup mieux que le
premier qui m'avait prise par surprise. C'est ainsi
que j'avais emporté cette fois-ci,
grâce à l'obligeance de l'agent de la
Société biblique britannique et
étrangère de Port-Saïd, une
bonne provision d'extraits de l'Écriture
sainte dans un grand nombre de langues diverses
parlées par les pèlerins
rassemblés à Djeddah et à la
Mecque. Je distribuais gratuitement ces portions de
la Bible ainsi que des traités en arabe,
édités et imprimés par la
presse de la mission du Nil, au Caire, et mes
propres traités en uzbek-turki. J'en
recevais régulièrement de nouvelles
provisions de deux sources : le Caire et
Port-Saïd ; elles m'étaient
expédiées par le courrier postal et
ne passaient ni par la censure ni par la douane.
Mais il arriva une fois - ou plutôt Dieu
permit que cela arrivât, car il avait son
propre dessein dans l'affaire - que l'agent
m'expédia deux caisses comme marchandises et
ces caisses devaient être
contrôlées par la censure et la
douane. On me fit venir à la douane dont le
chef se trouvait être un Persan qui me
connaissait car j'habitais dans le même
bâtiment que lui et j'avais soigné un
membre de sa parenté. Il prit une expression
sévère et me demanda:
« Que signifient tous ces
ouvrages chrétiens qu'on vous envoie ?
À qui sont-ils
destinés ? »
Je répondis d'un air
jovial : « Ils sont destinés
à mes amis les
« hadjis ».
- Je ne puis permettre cela, fut sa
réponse.
Jamais encore, il n'est arrivé
chose pareille ; je dois les envoyer
immédiatement au cadi (le juge) et je vous
prie d'accompagner au tribunal l'homme qui les
portera.
- Volontiers », dis-je et je
m'apprêtais à suivre le porteur
lorsque le fonctionnaire persan de la douane
s'approcha de moi et murmura :
« Apportez-moi ce soir un des Nouveaux
Testaments en persan. » Je fis signe que
oui.
Le cadi, un efendi courtois à
barbe blanche, voyant ces caisses et en apprenant
ce qu'elles contenaient, se montra plus
choqué encore que le Persan. Une telle
quantité d'ouvrages chrétiens si
près de la Mecque ! Et c'était
le « Indjîl
î-charîf »
(l'Évangile) !
« Comment est-ce
possible ? s'écria-t-il. Je ne suis pas
compétent en la matière mais je ne
puis vous permettre de garder ces livres et de les
distribuer parmi les musulmans. C'est hors de
question. Il faut que j'envoie tout ce chargement
à la Mecque et que je fasse un rapport au
Conseil ecclésiastique ; ils
décideront eux-mêmes ce qu'on doit en
faire.
- Merci, répondis-je, c'est
là une sage résolution ; lorsque
vous recevrez une réponse du Conseil, je
vous serais obligée de m'en
informer. »
Je rentrai chez moi le coeur plein de
louanges. Voilà que plusieurs centaines
d'Évangiles et de Psaumes allaient
pénétrer dans la citadelle de l'islam
et ce sont des mains musulmanes qui les y
apporteraient ! Ainsi le but que nous nous
étions proposé et pour lequel nous
avions prié, l'agent de
la Société
biblique et moi, était atteint ! Sans
aucun doute, un grand nombre de ces livres,
interdits aux musulmans, circuleraient dans des
maisons particulières et dans des bureaux et
seraient lus, ne fût-ce que par
curiosité, mais le Saint-Esprit serait
à l'oeuvre là aussi. Je n'aurais
jamais pu espérer mettre moi-même
l'Évangile dans les mains d'un de ces
conseillers ecclésiastiques de l'islam, et
cela en pleine cité de la Mecque. Dieu le
savait et c'est lui qui avait permis cet
étrange concours de circonstances.
Quelques semaines plus tard, le cadi me
renvoya des exemplaires des Psaumes
seulement ; quant aux portions des
Évangiles, elles avaient toutes
été retenues à la Mecque.
Voici un autre épisode encore. Durant
plusieurs mois, j'avais soigné un
père et ses fils atteints de malaria et nous
étions devenus de très bons amis. Ils
allèrent tous trois à la Mecque pour
les jours de fête. Je rencontrai le
père à son retour dans sa petite
boutique et, après l'avoir salué, je
lui exprimai mon admiration pour son
« abayah », le large manteau
flottant des Arabes, richement brodé et aux
teintes harmonieuses. À ma grande surprise,
ses yeux lançaient des éclairs et il
me dit avec des accents passionnés :
« Répétez juste le Kalima
(Credo) et je vous emmènerai à la
Mecque et vous donnerai un abayah plus beau
encore ! » Le ton
don il me fit cette proposition me choqua plus
encore que la proposition elle-même. Je
répondis aussitôt comme quelqu'un qui
a reçu un soufflet et avec le plus profond
sérieux : « Non, je ne
répéterai pas le Kalima ! Dieu
merci, je suis
chrétienne. »
En une seconde le visage de cet homme
devint furieux et il répétait avec le
plus grand mépris : « Elle
est chrétienne ! » Il
semblait prêt à me mettre en
pièces. Je le quittai sans un mot de plus.
Ma confession de foi au Christ, brève mais
convaincue, m'en avait fait un ennemi. Je ne le vis
plus dans sa boutique pendant assez longtemps mais
je priais beaucoup pour lui et demandais à
Dieu que l'occasion me soit donnée de
renouer les liens d'amitié qui avaient
existé entre nous.
Quelques jours avant mon départ
de Djeddah je le vis qui s'avançait vers
moi, venant du bazar.
Nous nous rencontrâmes comme si
une force intérieure nous poussait l'un vers
l'autre. Aucune parole ne fut
échangée mais comme je lui tendais la
main, il la saisit et la tint ferme dans la sienne.
Qu'est-ce qui avait remué son coeur ?
Était-ce du respect pour une femme
chrétienne qui avait glorifié son
« Rabb 'Isa al-Messih » en se
déclarant son disciple ?
Était-ce l'action du Saint-Esprit ? Il
prit les brochures que je mis dans sa main, nous
nous séparâmes et je remerciai Dieu.
Il y eut un autre épisode du même
genre, mais qui se termina
différemment.
Un soir, comme les pèlerins
étaient de retour de la Mecque, je rentrais
chez moi après une visite de malade lorsque
j'aperçus dans une ruelle une femme gisant
à terre, seule et qui se mourait. Je me
hâtai d'aller trouver le médecin
inspecteur-chef de Djeddah (un juif devenu
musulman) et qui vivait dans le même bloc de
maisons que moi. Comme tous les fonctionnaires du
gouvernement turc, ce médecin parlait
couramment le français et je pus lui faire
part de l'urgence qu'il y avait à
transporter cette mourante à
l'hôpital. Il répondit poliment mais
détourna la conversation en parlant de mon
oeuvre en faveur des pèlerins. Puis il
ajouta avec un sourire déplaisant :
« Si vous vouliez une seule fois
répéter le Kalima (Allah seul est
Dieu et Mahomet est son prophète) je vous
emmènerais à la Mecque et vous y
trouveriez une magnifique activité parmi les
femmes. » De nouveau, je fus
frappée au coeur et m'écriai -
« Jamais ! jamais je ne
répéterai le Kalima ! Je suis
chrétienne. » Son mauvais sourire
avait fait place à la colère et au
mépris : » Ah !
ah ! c'est ainsi ? Eh ! bien,
désormais, je suis votre ennemi, ne comptez
plus sur une aide de ma part, que cette femme meure
là où elle
est ! »
Ma rupture avec l'inspecteur fut
scellée par lui de la manière
suivante. En me rencontrant bientôt
après dans une rue solitaire, son visage
exprima une profonde aversion et, me regardant
fixement, il remplit sa bouche
de salive et cracha sur mes pieds. À la
suite de cette déclaration
d'hostilité de la part du chef du
Département d'hygiène, l'unique
pharmacien de la ville cessa d'honorer mes
prescriptions pour les malades fortunés. Il
était devenu lui aussi un ennemi et pour me
compromettre aux yeux de mes
« clients » musulmans, il
proposa d'ajouter de l'alcool aux
médicaments prescrits, sachant que l'alcool
est interdit aux mahométans et que je n'en
aurais jamais ordonné.
Je n'ignorais pas, bien entendu, qu'il y
avait à Djeddah des gens qui ne pouvaient
souffrir la présence dans leur ville de la
femme chrétienne ; c'était
inévitable car la bienveillance que je
témoignais à chacun et le secours que
j'apportais à tous ceux qui en avaient
besoin ne les aveuglaient pas sur le fait que
j'étais avant tout une
chrétienne.
J'avais appris par les chameliers qui
conduisaient les musulmanes riches à la
ville sainte que les femmes de la Mecque avaient
souvent exprimé le désir que je
vienne les soigner comme je le faisais à
Djeddah. Quelle bonne nouvelle pour moi !
Déjà, avant mon départ du
Caire, j'avais espéré que ce serait
le cas et j'avais même prié le
directeur de presse de la mission du Nil de
rédiger dans son parfait arabe une lettre au
gouvernement de la Mecque, en lui demandant de me
laisser entrer dans cette ville. De même que
Dieu m'avait ouvert l'accès de Djeddah, je
pensais qu'il pouvait aussi faire tomber, ne
fût-ce qu'un pan de mur de ce
Jéricho !
Pendant tous ces mois passés
à Djeddah, j'avais éprouvé de
vifs regrets : celui de ne me sentir, moi
à qui Dieu avait confié ce travail de
pionnier, qu'un « chevalier
errant », sans préparation
spéciale pour évangéliser les
musulmans, ni connaissance suffisante de la langue
arabe, sans être non plus un médecin
pleinement qualifié. Pourquoi cette
responsabilité et ce privilège
m'étaient-ils échus ? Est-ce
parce que j'avais osé le demander à
Dieu ? Et pourtant mieux valait essayer et
échouer que de laisser perdre cette
précieuse occasion par crainte du risque.
J'envoyai donc cette importante lettre au chef de
l'inspecteur sanitaire à la Mecque.
L'essentiel pour moi était d'être
reconnue par les autorités turques et arabes
comme une disciple déclarée de
Jésus-Christ, venue dans la ville sainte
pour aider - comme telle - les femmes de la Mecque
qui auraient besoin de moi. Je priai avec ferveur,
profondément consciente de mon
indignité, mais aussi du pouvoir qu'avait
Dieu d'ouvrir aussi bien que fermer toute
porte.
Au cours de toute mon activité si
pleine de risques, tant en Sibérie que dans
l'Asie centrale russe, et à présent
en Arabie, j'avais l'absolue conviction que chaque
pas fait sur le sol ennemi avec une foi
complète en Dieu a une valeur spirituelle,
même s'il constitue en apparence un
échec, car il n'en est pas moins, dans le
Royaume des cieux, un pas en avant. Il est le gage
des grandes choses qu'un soldat mieux
qualifié pourrait accomplir ; au
service du Christ, aucun effort sur la route
tracée par Dieu ne
saurait être un échec complet. Sur ces
entrefaites, on était au mois de
décembre et la plupart des pèlerins
étaient de retour dans leurs pays
respectifs. Je restai, dans l'espoir d'être
autorisée à passer tout l'hiver
à Djeddah pour me consacrer aux soins des
femmes. Le propriétaire de la maison que
j'occupais, et louée par S. Zwemer,
consentit à prolonger la location d'une
année et ce fut conclu en due forme au
consulat russe.
Comme j'avais désormais un peu
plus de loisir, j'entrepris un petit voyage pour
visiter les tombes et la chapelle de notre
mère Eve. Je dis tombes au pluriel car,
d'après la tradition musulmane, cette
vénérable dame avait de telles
dimensions qu'on avait dû enterrer ses pieds
séparément du tronc sous une dalle de
marbre blanc où l'on avait sculpté
des lis. Quelques mètres plus loin, on avait
enterré le coeur et un peu plus loin encore
la tête ; seule celle-ci reposait dans
une chapelle. Les chrétiens, tout comme les
musulmans, n'y entraient qu'après avoir
ôté leurs souliers ou leurs sandales,
ce que je fis, ainsi que mes compagnons, le kawass
du consulat russe, et un soldat turc.
J'étais entourée de quelques
fidèles qui me demandèrent si je
croyais vraiment que notre commune ancêtre
avait été ensevelie en cet endroit.
Je ne pus que leur répondre que notre Livre
sacré, la Bible, ne mentionnait pas
l'endroit où elle mourut et qu'il n'y avait
pas de raison pour qu'elle ne reposât pas
ici.
Les touristes qui visitaient Djeddah et
la chapelle d'Eve devaient tous
repartir par le même chemin, la porte du
nord. Personne n'avait le droit de longer le mur
à l'extérieur et d'entrer dans la
ville par la fameuse porte qui s'ouvrait à
l'est vers la Mecque. C'était une porte
sacrée pour les pèlerins se rendant
à la Mecque et jamais un chrétien
connu comme tel n'avait été
autorisé à la franchir. Un membre du
consulat russe passa une fois par cette porte et
allait en ressortir lorsqu'on tira sur lui et une
balle le blessa au visage.
Mon intention, dès le
début, avait été de faire une
brèche dans ce mur d'airain
élevé par leur fanatisme entre
musulmans et chrétiens, et cela uniquement
en leur témoignant de la bonté et en
ne manifestant aucune crainte. Mon séjour au
milieu d'eux et le contact continuel que j'avais
avec eux avaient jusqu'à un certain
degré atteint ce but ; c'est pourquoi
je m'enhardis à faire un pas de plus et
même à rompre une tradition plus que
millénaire, mais seulement avec le
consentement des musulmans eux-mêmes. Je
demandai au soldat qui m'accompagnait si nous
pouvions tous trois continuer notre chemin le long
du mur de l'est et entrer dans la ville par la
porte sacrée. Il me répondit
affirmativement et donna comme raison que
j'étais connue de tout le monde. Lorsque
nous atteignîmes la porte, j'aperçus
un petit camp de Bédouins en face de nous.
Je m'approchai d'un vieux assis devant sa tente et
qui vendait divers objets. Il me salua d'un sourire
et je lui achetai un bol en cuivre et une petite
salière fabriquée avec
des roseaux. Je regardai la
route qui s'étendait devant nous, du
côté de l'est vers la chaîne de
montagnes derrière laquelle se cachait la
ville sainte du monde musulman... Quand les
messagers du Christ pourront-ils y entrer ? Je
m'en retournai ensuite et je franchis la porte pour
entrer à Djeddah. Elle était
large ; au-dessus de l'entrée, du
côté de la ville, on avait
gravé les mots : « Yah
hafiz ! » (Oh ! Toi qui
gardes !) sur le rocher de corail dans lequel
était taillée cette porte de
même que toutes les maisons. Je venais de
faire un pas de plus vers le but.
C'est pendant les dernières
semaines de mon séjour que j'entrai pour la
première fois en rapport avec la colonie
européenne résidant à Djeddah.
J'avais assez vécu les années
précédentes parmi les musulmans du
Turkestan pour connaître leurs
coutumes ; je savais, par conséquent,
qu'une femme vivant seule ne pouvait recevoir de
visites de messieurs sans ternir sa
réputation. Des deux côtés, on
le savait ; aucun Européen ne venait
donc me voir sauf le consul russe mais seulement
à la tombée de la nuit, de
façon à ne pas être vu ;
je n'avais aucune raison moi-même de rendre
visite à l'un des autres consuls, aucun
d'eux n'étant accompagné de sa femme.
Je devais aussi créer, à cet
égard, un précédent pour
d'autres femmes missionnaires qui viendraient, Dieu
voulant, à Djeddah.
Cependant, je reçus un jour un
billet d'un de ces Européens me priant de me
rendre à telle maison
où l'un des leurs se mourait du typhus, afin
de le veiller la nuit. Ils étaient à
bout de forces après avoir soigné
leur collègue nuit et jour. Quoique malade
moi-même de la malaria, j'y allai
aussitôt et je pris place au chevet du jeune
homme mourant. On ne pouvait plus rien faire pour
lui ; à l'aube, il rendit le dernier
soupir. Bien qu'on fût en décembre, la
chaleur était trop forte pour ajourner
l'ensevelissement et dès
l'après-midi, nous nous réunissions
pour le porter au champ du repos. J'avais
emporté mon livre de prières de
l'Eglise anglicane et je lus les passages de
l'Écriture et les prières pour les
services funèbres. Puis notre petit groupe
l'accompagna au cimetière des
chrétiens, en dehors des murs de la ville et
appelé par les musulmans le
« cimetière des
chiens ». Ses amis me prièrent de
prononcer quelques mots sur sa tombe. Je parlai de
l'espérance chrétienne et de la
confiance en notre Seigneur Jésus-Christ qui
est la Résurrection et la Vie et qui l'est
aussi pour ce jeune homme mort en pays lointain. Je
me sentais si souffrante pendant cette
cérémonie que je m'attendais à
être la prochaine personne qu'on
déposerait dans ce
« cimetière de chiens ».
Je remis avec confiance mon âme et mon corps
entre les mains de Dieu.
Mon séjour touchait à sa
fin. En réponse à ma lettre aux
autorités de la Mecque concernant les soins
à donner aux femmes de cette ville, on me
signifia par un messager spécial que je
devais quitter Djeddah par le prochain bateau
partant pour Suez. Je saisis de
l'affaire mon consul ; mais le messager, bien
qu'il admît que j'avais secouru un grand
nombre de pèlerins et de gens de leur ville,
fut inflexible quant à l'ordre qu'il m'avait
transmis d'avoir à quitter l'Arabie :
« C'est une missionnaire, une
chrétienne et le décret de la Mecque
est formel. En outre la
« femme-docteur » a
exercé la médecine sans avoir un
diplôme de docteur. »
Bien entendu, je promis de partir mais
tranquillement et non pas comme quelqu'un qui est
« chassé ». Je promis
également que l'année suivante
lorsque je reviendrai à l'époque du
pèlerinage et de la Fête du Sacrifice,
car je reviendrai, je leur présenterai mon
diplôme russe donnant le droit de faire
exactement le travail que j'avais fait en
qualité d'assistante du médecin. Je
ne commencerai pas mon activité à
Djeddah avant d'avoir exhibé ce
diplôme au Département de
l'hygiène de la Mecque. Sur ces paroles, le
messager repartit.
Certes, c'était une
déception pour moi mais je devais
l'accepter. Je donnai mes derniers soins aux
malades, je fis transporter tout ce que contenaient
mon dispensaire et ma pharmacie, bien fournis
encore de tout le nécessaire, à mon
domicile qui, fort heureusement, m'était
assuré pour une année encore.
Je pris congé de tout un cercle
d'amis personnels, habitants de la ville. J'arrivai
au Caire la veille de Noël 1913, je racontai
mes aventures à mes amis
missionnaires et regagnai
mon
champ de bataille, le Turkestan. De même
qu'à mon retour de Djeddah avec les
pèlerins, en 1912, je me présentai
devant Dieu pour lui rendre compte de cette
année de travail à son service,
année si riche d'expériences. Je
laissai entre ses mains le développement
futur de cette « aventure ».
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