Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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LA GRANDE AVENTURE
AU SERVICE DE DIEU


CHAPITRE V

SUR LE BATEAU DES PÈLERINS

Environ une année et demie s'était écoulée depuis que Dieu m'avait assigné une tâche en Arabie, tout en me faisant rencontrer les pèlerins de l'Asie centrale revenant de la Mecque par l'Afghanistan.
Dès mon retour de la frontière afghane, je m'étais adressée à la Compagnie de navigation pour obtenir un emploi dans le personnel médical du bateau des pèlerins qui se rendait en Arabie, mais devinant en moi une missionnaire, elle refusa de m'accepter au nombre des passagers et même de me vendre un billet.

Je continuai donc mon travail de colporteur au Turkestan pendant les mois d'été et pendant l'hiver de 1911 à 1912, que je passai à Tachkent et à Samarkand, j'étudiai les langues uzbek et persane et en fis des traductions. Mais l'espoir d'exercer plus tard une mission parmi les pèlerins en route pour la Mecque demeurait vivant dans mon coeur ; toutefois, j'attendais l'heure et les moyens choisis par Dieu.

Au printemps de 1912, je posai de nouveau ma candidature pour un poste d'assistante du médecin sur le grand navire des pèlerins de la Flotte volontaire russe et je demandai en même temps son appui à la présidente de la Communauté des soeurs de la Croix-Rouge à laquelle j'appartenais depuis 1898. La présidente était une femme chrétienne que j'aimais beaucoup ; elle avait une situation élevée, celle de dame d'honneur de l'impératrice Alexandra et de l'impératrice douairière ; son frère occupait, lui aussi, un poste influent, il était gouverneur de Moscou. Tous deux, depuis quatorze ans déjà, m'aidaient de leur autorité et du prestige de leur nom et de leur position ; ils m'avaient ouvert plus d'une porte fermée pendant les années de mon activité dans l'île de Sakhaline, en Sibérie, dans les bas-fonds de Moscou (1) et à présent au Turkestan ; je considérais ces amis de mon oeuvre de pionnier comme un don de Dieu ; sans eux, cette oeuvre m'aurait depuis longtemps conduite en prison.

Après avoir fait ainsi tout ce que je pouvais, mais jusqu'alors sans succès, je passai l'été de 1912 à voyager à travers le Turkestan, répandant le message par des écrits ou de vive voix. Comme je ne recevais aucune réponse au sujet de ma candidature, je m'installai pour l'hiver à Andijan, ville très animée, entièrement mahométane, dans le Ferghana, non loin de la frontière du Turkestan chinois.

Là-dessus, je reçus la nouvelle tout à fait imprévue qu'un membre de ma famille, un jeune neveu, avait besoin de moi, ce qui impliquait tout un hiver à Moscou. Cela me semblait être mon premier devoir pour le moment ; je devais donc quitter le Turkestan, non sans regret, et m'en aller vers le nord, à Moscou. Je laissai mes robes d'été à Boukhara, chez des amis, car je considérais le Turkestan comme mon chez moi. Mais quel ne fut pas mon étonnement, en rassemblant mes vêtements chauds en vue d'un rude hiver à Moscou, de percevoir nettement l'ordre de prendre aussi les plus légers de mes uniformes de soeur de la Croix-Rouge. Et ceci alors que j'allais au-devant d'un hiver dans le nord ! Je murmurais intérieurement à l'idée de faire une chose aussi absurde en apparence, mais l'ordre était clair et je repris tout de suite à mes amis mes vêtements légers, puis je me mis docilement en route.

À mon arrivée à Moscou, au début de septembre 1912, j'appris que mon neveu, pour lequel j'avais quitté le Turkestan, n'avait plus besoin de moi ; quelqu'un d'autre avait pris soin de lui. Voilà que j'avais abandonné un champ d'activité, et inutilement ! Je me souviens avoir accepté cette situation désagréable avec la certitude que je comprendrais peu à peu les desseins de Dieu, si étranges en apparence.

Le second ou le troisième jour de mon séjour à Moscou, comme je me trouvais dans un magasin, je me sentis soudainement poussée par une force intérieure à appeler au téléphone mon amie, la dame d'honneur de Leurs Majestés. Sur-le-champ, je déposai l'objet que je tenais à la main et je pris l'appareil pour téléphoner au palais du gouverneur de Moscou. Ce fut mon amie elle-même qui répondit ; lorsque je me nommai, elle s'écria : « Comment est-ce possible, vous à Moscou ? Je viens de vous télégraphier hier seulement à l'autre bout du Turkestan pour vous dire que vous étiez admise par la Flotte volontaire comme soeur et assistante du médecin sur le bateau des pèlerins Jérusalem. Je savais qu'il vous serait impossible d'arriver à Odessa en ces quelques jours, avant le départ du bateau pour l'Orient. Comment se fait-il que vous soyez ici ? »

Je compris aussitôt ce que signifiait cette étrange coïncidence. Le Seigneur avait besoin de moi à Odessa pour accompagner les pèlerins en Arabie ; il s'était alors servi des circonstances qui faisaient désirer ma présence auprès de mon neveu pour me faire venir à Moscou à temps pour prendre le bateau. Je m'adaptai immédiatement à son plan. Rien n'est trop merveilleux pour lui. Il était 15 heures, et le seul train qui me donnait la possibilité d'atteindre le bateau à Odessa, partait à 18 heures. Je dis à mon amie que je m'arrangerais à partir à 18 heures et la priai, en sa qualité de présidente de ma communauté, de préparer les papiers officiels nécessaires ; quelques minutes plus tard, je me rendis en voiture au palais pour aller la trouver.

De là, je téléphonai au directeur du collège qui avait la responsabilité de mon neveu, lui disant que les choses étant réglées pour ce dernier, j'allais partir le soir même pour un voyage de trois mois en Arabie. Après avoir reçu de la main de la présidente les documents nécessaires, accompagnés de sa bénédiction, je pris mes bagages à l'hôtel et j'étais dans l'express pour Odessa en temps voulu. Mon coeur ne pouvait que se prosterner devant les merveilles accomplies par le Maître.

Quarante-huit heures plus tard, je me présentai au palais du gouverneur d'Odessa ; la lettre personnelle de la dame d'honneur de Leurs Majestés fit merveille ; le gouverneur donna des ordres pour qu'on m'accorde immédiatement le permis nécessaire pour quitter la Russie et me rendre à l'étranger ; le caissier de la Banque d'État rouvrit la banque déjà fermée pour recevoir l'argent de mon passeport et quelques heures plus tard j'étais installée. L'accueil du médecin de service ne fut guère aimable : « Pourquoi arrivez-vous si tard et pourquoi, au nom du ciel, est-ce qu'on vous a prise dans notre personnel médical ? Je n'y comprends rien. Les règlements de notre Compagnie de navigation interdisent la présence d'une femme dans le corps médical. » Je ne répondis rien. Ce n'était pas devant cet homme que je pouvais jeter les « perles » de mon expérience spirituelle et le moment ne s'y prêtait pas, mais plus tard, je déclarai nettement devant le personnel médical et les officiers que j'étais venue ici au service du Maître.

Nous partîmes pour Sébastopol. Le bateau était à quai ; l'embarquement des pèlerins commença. Ils étaient là, mes amis de l'Asie centrale. Quelle foule bigarrée, tous musulmans, tous mus par l'ardent désir d'atteindre le but : la Mecque ! Tous les pays de l'Asie centrale étaient représentés : l'Uzbékistan, le Kirghisistan, les khanats de Boukhara et de Khiva, le Turkménistan, la Kachgarie, la Perse, l'Afghanistan, les Tartares de la Volga, la Sibérie, l'Oural, les tribus des montagnes du Caucase ; ils sortaient à flots des baraques où ils étaient entassés depuis des semaines attendant le départ pour l'Arabie. Le Jérusalem était aménagé tout exprès pour les pèlerins ; à d'autres époques de l'année, à Noël et à Pâques par exemple, les pèlerins étaient des chrétiens russes orthodoxes, de pauvres paysans pour la plupart, qui remplissaient l'intérieur du bateau ; leurs coeurs étaient animés du même ardent désir, celui d'atteindre ce qui était le but du voyage ; s'agenouiller dans les lieux sacrés, à Jérusalem et à Bethléem, se tremper dans le Jourdain avec la chemise qui leur servirait de linceul lorsqu'ils quitteraient ce monde.

À ce moment-ci, c'étaient le nom et la pensée de Mahomet qui faisaient battre le coeur des pèlerins. Quelle que fût leur catégorie, chrétiens ou musulmans, on retrouvait chez eux la même aspiration fervente, le même élan vers un Être suprême, pour exhaler devant lui l'hommage de leur adoration.

Le temps était froid et maussade et je me sentais bien dans la pelisse et la toque de fourrure que j'avais revêtues à mon départ de Moscou. Je me tins des heures durant à l'embarcadère comme les pèlerins s'y déversaient ; la plupart étaient des hommes, parmi lesquels beaucoup de vieillards, mais il s'y trouvait aussi un bon nombre de femmes, très peu d'enfants. Il n'y eut ni vacarme, ni bousculade tandis qu'ils défilaient ainsi devant moi, hommes et femmes chargés, jusqu'à l'extrême limite de leurs forces et au delà, de toute une literie, matelas et coussins enroulés dans des tapis, de lourds sacs remplis de pain dur et de viande séchée, de toutes sortes d'ustensiles de cuisine : des théières et des bols pour le thé (tchay) et pour la soupe (chourba).

À leur regard anxieux en montant à bord - pour la plupart c'était la première fois - je répondais par une parole amicale dans leur langue respective avec un regard d'encouragement et de bienvenue. Un grand nombre d'entre eux disparurent dans l'intérieur du bateau où on leur avait préparé des places.
Ceux qui étaient de trop s'installèrent sur le pont ; il y avait aussi des passagers de première et de seconde classe dont les repas étaient faits par le cuisinier du bord. Parmi eux, quelques mullahs qui étalaient leurs luxueux tapis sur le pont des passagers. Le voyage ne dura que quelques jours car notre bateau n'allait cette fois que jusqu'à Haïfa ; de là les pèlerins continuaient leur route à dos de chameau ou par chemin de fer jusqu'à Tebouk, puis de nouveau à dos de chameau ou à pied jusqu'à Médine ; un certain nombre s'arrêtaient à Jérusalem, lieu sacré pour eux, en souvenir d'Ibrahim (Abraham), l'ami de Dieu.

Nous n'avions guère plus d'un millier de pèlerins pour ce premier voyage. Aussitôt que possible je pénétrai dans l'intérieur du bateau et me fis des amis parmi les passagers. Une fois là-dessous, en sécurité et au milieu des leurs, ils se ressaisissaient. On avait séparé la cale en compartiments dont l'un était réservé aux femmes. J'expliquai à tous ces gens dans leur langue que je voyageais avec eux afin de soigner leurs malades et ils me répondirent très gentiment. Je portais l'insigne de la Croix-Rouge sur le bras et sur ma blouse et c'était une grande joie pour moi d'arborer ce précieux emblème. N'était-il pas le symbole de mon ministère auprès d'eux ? Quelques-uns avaient déjà vu l'uniforme de la Croix-Rouge dans des dispensaires et dans des hôpitaux russes de certaines régions du Turkestan.

Les « mangaltchys » ou petits poêles à quatre pieds furent vite installés sur le pont et allumés pour ceux qui désiraient prendre le repas habituel des musulmans du Turkestan, à cinq heures environ, repas composé de riz aux oignons et de tranches de mouton. Puis, au coucher du soleil, les petits tapis furent étendus pour la prière dans tous les coins, et la foule des pèlerins, séparés en groupes d'après leurs diverses sectes, se livrèrent à de ferventes oraisons, en se tournant vers le sud, du côté de la Mecque, le « kibla », ainsi qu'il est prescrit.

Dès le début de mon ministère parmi les musulmans, je m'étais donné pour règle de me tenir silencieusement auprès d'eux lorsqu'ils étaient en prière ; et tout naturellement, mon coeur s'élevait. aussi à Dieu ; pour moi c'était un Père par son Fils bien-aimé ; pour mes amis musulmans, c'était un Souverain lointain et inaccessible - en théorie du moins - car, au plus profond de leur coeur, il était le « al-Rahman al-rahim », le Miséricordieux. C'est à Dieu que s'adressaient vraiment leurs prières, et non au Prophète qui n'est pour eux qu'un « intermédiaire », tout en étant fanatiquement aimé et révéré.

La présence à bord de vingt à trente Afghans qui faisaient bande à part et formaient un groupe d'hommes à l'air sauvage, rude et agressif, posait un vrai problème. On leur avait assigné un coin spécial dans l'intérieur du bateau ; ils avaient un aspect si rebutant que les dix infirmiers avaient catégoriquement refusé de s'occuper d'eux.

Enfin, mon heure était venue. Depuis que j'avais commencé à travailler parmi les musulmans de l'Asie centrale en 1910, mon idée fixe était de pénétrer en Afghanistan. Je ne me rendais pas compte alors que l'entrée en était interdite à tout chrétien et spécialement aux Russes sous peine de mort, car le gouvernement russe avait donné asile, quelques années auparavant, au souverain détrôné l'émir Abdur-Rahman, fuyant son pays. Tout à fait inconsciente de la nature extraordinaire de ma demande, j'allai trouver le gouverneur général du Turkestan, le général Samsonoff, et lui demandai la permission de pénétrer en Afghanistan. Le visage du général devint rouge comme s'il était frappé d'apoplexie et il s'écria : « Alors, vous avez envie d'être pendue au premier arbre de la frontière. - Pourquoi cela ? » demandai-je. D'un air furieux, il répliqua : « Aucun chrétien ou aucun Russe ne peut franchir la frontière sans perdre la vie. - Vraiment ? » dis-je tranquillement, et je me retirai après l'avoir salué. Mais je décidai, Dieu aidant, de faire tout mon possible pour entrer quand même dans ce pays fermé. C'est dans cette intention que l'hiver précédent j'avais commencé l'étude du persan car cette langue ayant beaucoup de rapport avec l'afghan me permettrait de me tirer d'affaire en Afghanistan. Le persan est la lingua franca de l'Asie centrale russe ; c'est ainsi que dans l'émirat de Boukhara, à Samarkand et dans le Ferghana, on pouvait se faire comprendre en parlant cette langue. Et voilà que j'avais maintenant, en dehors même de l'Afghanistan, l'occasion si rare de témoigner de l'amour chrétien et de la sympathie humaine à un groupe d'Afghans ! C'était providentiel ! J'en fus naturellement heureuse et reconnaissante.

Le personnel était composé d'officiers, de membres du corps médical comprenant deux médecins, deux assistants et dix infirmiers. À part la femme de service, j'étais la seule femme russe et chrétienne à bord. On m'avait donné une cabine sombre et froide où je ne passais que la nuit, mais hélas ! en compagnie de rats ! Je me souviens en particulier de l'un de ces animaux qui avait son trou dans la boiserie juste au-dessus de ma tête et qui, de la manière la plus confiante, me sautait sur la tête dont il se servait comme d'un marchepied pour regagner son gîte.
Une nuit comme j'étais agréablement surprise d'éprouver une sensation de chaleur, je cherchai d'où cela pouvait venir et ce faisant je mis la main sur un gros rat qui s'était glissé entre moi et le mur de la cabine. Je le laissai tranquille ; pour l'instant nous étions des camarades nous réchauffant mutuellement.

Mon premier acte, dès le matin, fut de parcourir les ponts et les cales de notre navire. Si quelqu'un se sentait malade, je l'envoyais ou l'accompagnais au petit dispensaire pour y être examiné et y recevoir des conseils ; dans presque chaque cas, j'avais à jouer le rôle d'interprète. Ensuite j'apportais les médicaments au malade et lui expliquais la façon d'en faire usage.

Personne, parmi les membres du corps médical ou du corps des officiers, ne m'attirait et ma cabine froide pas davantage. Ainsi je passais toutes mes heures de loisir avec les pèlerins. En 1912, je n'avais point encore préparé de traités pour les Uzbeks et dans la hâte de mon départ, je n'avais pu prendre avec moi une provision de passages bibliques dans les diverses langues parlées par les pèlerins. Ainsi que je l'ai raconté plus haut, à mon départ du Turkestan, je croyais aller à Moscouet non en Arabie sur le navire des pèlerins. Mon but était de nouer des liens d'amitié avec ces mahométans ; la plupart n'avaient jamais encore rencontré de missionnaire, ils n'en avaient surtout jamais approché de si près. Je voulais aussi leur démontrer qu'un « nousrani », c'est-à-dire un chrétien, était l'ami de tous les hommes et dans le cas présent, des mahométans.

Et ils en eurent vraiment l'impression. Durant ce long voyage où ils se trouvaient parmi des inconnus, ils avaient besoin de rencontrer une âme compatissante, car presque tous ces groupes de race différente, même s'il s'agissait de musulmans comme eux, leur restaient étrangers. Cette grande étendue d'eau qui les environnait, cette ambiance nouvelle après une existence vécue tout entière dans leurs huttes, la perspective de cette fête solennelle et d'un contact avec la population dure et cupide de l'Arabie, tout cela pesait à ces pauvres gens, en particulier à ceux qui s'étaient aventurés pour la première fois hors de chez eux. Il y en avait de très pauvres ; quelques-uns se nourrissaient des restes que leur laissaient les riches et portaient par-dessus leurs vêtements usés une couverture, leur unique possession, qu'ils comptaient vendre en arrivant à Djeddah, avant d'accomplir les rites prescrits.

Je ne trouvais pas juste, au moment même où ils allaient participer à cette fête solennelle, d'ébranler leur confiance en Allah et la conviction qu'ils avaient de lui être agréable en accomplissant ce pénible et coûteux pèlerinage. Un grand nombre de ces pèlerins, épuisés et isolés au milieu de cette grouillante masse humaine, aspiraient réellement à plaire à Dieu qui, lui, connaît les intentions et les désirs du coeur et qui est un Dieu plein de miséricorde. Ces pèlerins agissaient d'après leurs lumières. Il me semblait - Dieu me pardonne si je me suis trompée ! - que c'était le cas de leur témoigner cette compassion humaine dont notre Seigneur lui-même s'est servi comme d'une clé pour ouvrir les coeurs.

Les pèlerins savaient tous que j'étais une « 'Isa khatoun », c'est-à-dire une disciple du Christ, et j'étais toujours heureuse de l'affirmer, mais je ne crois pas avoir jamais essayé de jeter du discrédit sur le pèlerinage qui, pour toute âme musulmane, possède une telle valeur.

Nous passâmes par le Bosphore et Constantinople, les Dardanelles et la mer Égée avec ses Îles et, au bout de quelques jours, nous abordâmes à Haïfa. C'était le port de débarquement pour ceux qui voulaient s'arrêter à Jérusalem et poursuivre ensuite leur route par Médine et le désert jusqu'à la Mecque. Au retour de la fête de la Mecque, ces mêmes gens devaient se réembarquer sur notre bateau, à Djeddah.

Après le débarquement de cette bande de pèlerins, nous retournâmes immédiatement en Russie où un contingent plus nombreux encore s'était rassemblé et nous attendait à Sébastopol. L'embarquement se fit rapidement cette fois et nous voilà de nouveau en route vers la Mecque en traversant la Méditerranée jusqu'à Port-Saïd et en passant par Suez et Djeddah.

Il était interdit, par les autorités de tous ces ports : Constantinople, Port-Saïd et Suez, d'aller à terre car les bateaux chargés de pèlerins étaient considérés - du moins à cette époque - comme dangereux pour la santé publique. À notre passage à Constantinople, le capitaine me raconta qu'une fois, en traversant le Bosphore, avec un bateau de pèlerins, ils avaient dû, pour une raison ou pour une autre, faire une quarantaine en rade d'Istambul. Comme les jours passaient, les pèlerins, impatients d'arriver à Djeddah à temps pour la fête, se mirent en révolte ; ils étaient plus d'un millier. Il fallait absolument atteindre Djeddah à jour fixe car ils se tourmentaient à l'idée de perdre le mérite que leur conférait le « Hadj » avec tous les rites prescrits aux fidèles. Ils accusaient le « kafir » (2), le corps des officiers et surtout le médecin du bord, de garder le bateau en quarantaine tout exprès pour leur faire manquer le but de leur voyage. Ils se portèrent en masse vers la partie centrale du navire où se trouvait la cabine du docteur, l'assaillirent et pourchassèrent le pauvre homme à travers les corridors, d'un pont à l'autre, le menaçant à grands cris de le tuer. Le capitaine les accueillit par un jet d'eau froide, ce qui les calma, et la révolte fut réprimée par la menace du capitaine de lâcher sur eux un jet de vapeur si jamais ils osaient recommencer. Ils s'apaisèrent, mais le docteur, qui avait réussi à s'enfuir dans sa cabine et à s'y barricader, était devenu complètement fou à la suite de cet attentat contre lui et ne se remit jamais.

C'est lorsque nous eûmes traversé la Méditerranée et que la température monta que je compris la sollicitude dont mon Père céleste avait fait preuve en m'ordonnant d'emporter mes vêtements les plus légers pour ce voyage dont la destination devait être Moscou ! Il m'était impossible d'en acheter en route car je n'avais pas le droit de quitter le bateau. Combien j'aurais souffert dans cette cale étouffante si ceux-ci avaient été adaptés au climat de Moscou ! Il peut paraître étrange que le Souverain de l'Univers s'abaisse à de si infimes détails mais c'est la preuve de son amour et de sa bonté.

Tout se passa paisiblement, grâce à Dieu. Je me mêlais à tout moment et du matin au soir à la vie des pèlerins et ils me témoignaient une affection et une confiance que j'appréciais fort. Je me souviens en particulier d'avoir assisté au « zikr » ; c'était une marque de confiance de la part de musulmans ; ils avaient disposé à l'intérieur du bateau un espace vide où quelques derviches étaient assis en cercle. La cérémonie commença par la harangue de l'un d'eux qui s'excitait de plus en plus, gesticulait, la sueur ruisselant de son visage, jusqu'au moment où toute l'assemblée se mit à pousser des cris frénétiques : « Huwa ! Huwa ! Allah ! Huwa ! » Ils se mirent ensuite à se balancer en avant et en arrière, puis dans tous les sens. Le vacarme, la chaleur, la surexcitation, l'exaltation devinrent intolérables ; je le supportai aussi longtemps que possible mais lorsque les acclamations devinrent des vociférations et que le balancement des corps se changea en contorsions de plus en plus rapides, je m'éclipsai, affligée de voir ces chercheurs de Dieu en proie à une telle aberration.

Au cours de ce voyage, j'avais eu l'occasion, comme je l'ai déjà dit, de me lier d'amitié avec un groupe d'Afghans. Plusieurs d'entre eux étaient malades, de sorte que j'avais souvent à leur rendre visite, à faire des pansements, à masser, à conseiller ; ils acceptaient mes services avec plaisir. Au moyen du persan, nous pouvions nous comprendre plus ou moins et avoir des conversations amicales, voire même humoristiques. Je ne me formalisais pas, naturellement, du sans-façon avec lequel ils m'appelaient en donnant un coup de sifflet strident, comme pour un chien. Ce n'était pas le moment de les éduquer mais de nouer avec eux des liens d'amitié. Ces huit à dix jours de navigation avaient amené ce résultat, preuve en soit la manière dont toute cette bande d'Afghans me fit ses adieux au moment de monter sur le feluga (3) turc en arrivant à Djeddah ; à la grande surprise de l'équipage et des pèlerins eux-mêmes, mes rudes amis afghans élevèrent leurs voix en des « salaams » bruyants et demandèrent pour moi la bénédiction divine.

La vie tranquille et disciplinée de nos pèlerins se changea en manifestations de fanatisme à l'entrée de la mer Rouge. Les zikrs se faisaient plus passionnés, la lecture de certaines parties du Coran par des mullahs spéciaux provoquait plus d'exaltation encore et faisait verser aux fidèles d'abondantes larmes d'extase. Je n'ai jamais senti la beauté de la langue arabe mise en valeur d'une façon aussi admirable que par ces lecteurs inspirés. Deux ou trois soirs avant l'arrivée à Djeddah, un immense gémissement se fit entendre, rompant le silence de la nuit ; la foule entière des pèlerins remplissait l'air de ses cris, exprimant de la sorte son chagrin, car c'était au moment où notre navire passait à l'endroit même où, 1300 années auparavant, le prophète Mahomet avait perdu une dent dans la bataille d'Ohod, en combattant contre les citoyens de la Mecque, alors des infidèles.

Durant la dernière partie du voyage, une vraie métamorphose s'accomplit chez les pèlerins : sans distinction de sectes ou de nationalité, ils enlevèrent leurs vêtements ordinaires, leurs chaussures et même leurs coiffures, turbans ou autres sortes de couvre-chef, laissant leur tête découverte et non rasée. Leurs corps nus étaient drapés dans toutes sortes d'étoffes non cousues : des draps blancs ou de grandes serviettes de bains. Une partie de leur poitrine et de leurs bras restait nue et ils portaient des sandales aux pieds, non cousues également. De cette façon seulement, ils devenaient de véritables pèlerins ou « hadjis ».
C'est le costume prescrit pour franchir le sol sacré de l'Arabie et entrer dans la ville sainte. Ils avaient tous pris un air solennel et tendu.

Les préparatifs du débarquement et l'arrivée à Djeddah sur le feluga, tout cela se passa en silence et avec rapidité. J'échangeai des paroles d'adieu et d'encouragement avec les pèlerins comme ils défilaient devant moi le long de la passerelle, chargés de leur literie, de leurs tapis et de leurs ustensiles, tous revêtus du costume obligatoire des « hadjis ». Ces pèlerins ne devaient pas retourner sur notre bateau ; mais après la fête, ils devaient continuer à travers le désert jusqu'à Médine pour honorer la tombe du prophète Mahomet et d'autres saints ; puis après s'être inclinés à El Kouds (Jérusalem) devant le rocher d'Abraham et d'Ismaël, sous le dôme de la mosquée d'Omar, ils allaient retourner par Haïfa à Fedosia en Crimée ; de là, ces milliers de gens se disperseraient, chacun vers sa tente dans toute la Russie et l'Asie centrale.

L'arrivée à Djeddah m'a laissé une vision de beauté inoubliable ; c'est un des plus admirables spectacles qu'il m'ait été donné de contempler dans mes randonnées sur quatre continents. Nous arrivâmes au lever du soleil et voici le tableau qui s'offrit à mes regards : la vue embrassait le ciel matinal légèrement rosé qui se fondait en une teinte bleuâtre et au premier plan une chaîne d'austères montagnes brun foncé cachait la Mecque à nos yeux. À droite et à gauche, s'étendait le désert jaune tandis que, devant nous, apparaissait la ville de Djeddah, d'un gris pâle, tout entière construite en rocher de corail et dont les contours se dessinaient, clairs et purs, dans le ciel, avec les murailles, les minarets, la prison massive et les maisons étroites de six à huit étages, bien caractéristiques des villes arabes, silencieuses, secrètes, inhospitalières. Devant cette grisaille mystérieuse, s'étendait la mer Rouge, point rouge du tout, mais d'un vert de cristal et aux rivages de corail blanc se reflétant dans l'eau.

Rompant audacieusement la féerie du paysage, se dressaient très haut les voiles rouge brique des felugas. Cependant, si toute cette beauté parlait aux sens pour les enchanter, l'esprit, lui, ne pouvait oublier que c'était l'Arabie, le pays fermé à tout messager de la Croix ; le pays, le peuple, les croyances, tout se dressait comme un roc d'airain contre les droits du Fils de Dieu.


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1 Son oeuvre parmi les miséreux de Moscou avait été reprise et continuée par S. A. I. la grande duchesse Elisabeth, fondatrice de l'« Ordre de Marthe et Marie ».

2 infidèle.

3 Faluga, c'est la felouque, bateau à voiles et à rames.

 

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