LA GRANDE AVENTURE
AU
SERVICE DE
DIEU
CHAPITRE IV
À LA FRONTIÈRE DE
L'AFGHANISTAN
Nous étions enfin arrivés
après une semaine où nous avions
manqué de nourriture, d'eau et du plus
élémentaire confort de la vie
civilisée. Comme le dit saint Paul :
« J'ai été en danger sur
les rivières, en danger de la part des
voleurs ; en danger dans les déserts...
dans les peines, dans les travaux, dans les
veilles... dans la faim, dans la
soif ».
Mais toutes ces choses, Dieu nous avait
permis de les surmonter.
Comme j'y réfléchissais,
le coeur plein de reconnaissance, de nouveau une
question se posa à mon esprit.
« Que signifiait tout
cela ? Quelle est ma mission à
présent à Patta-Hissar ? De
quelle manière Dieu voudra-t-il que
s'achève cette entreprise hasardeuse,
insensée même, du point de vue de la
froide raison ? »
Et pourtant j'éprouvais en
même temps la certitude complète qu'il
y avait au fond de tout ceci une sage et
merveilleuse pensée d'amour pour
« quelqu'un ».
Et si c'est moi dont Dieu avait besoin pour
transmettre ses bénédictions à
ce « quelqu'un », que
pourrais-je, que voudrais-je faire d'autre que de
prier pour que vraiment « ma
volonté soit à l'unisson de la
sienne », pour être, pour agir et
pour endurer ?
Patta-Hissar était un très
petit endroit : quelques rues bien propres, de
jolis bungalows aux jardins ombragés et des
baraques pour la garnison composaient le quartier
russe ; un peu en dehors se trouvaient un
petit bazar et quelques caravansérails pour
les Afghans qui arrivaient après avoir
traversé l'Amou-Daria.
Je m'établis dans le quartier
indigène de Patta-Hissar, dans un petit
hôtel tenu par des juifs, sans même
prendre un repos pourtant bien mérité
mais poussée par le sentiment que la mission
que j'avais à accomplir ici devait
l'être promptement, quelle qu'elle
fût ; je mis dans ma corbeille les
quelques livres qui restaient et me dirigeai vers
le bazar.
Comme je fus heureuse de constater que
ces livres étaient exactement ceux qu'il
fallait ici : en hébreu, en yiddish et
en afghan (ou pouchtou). Les seuls
commerçants du petit bazar étaient
presque tous juifs ; ils prirent les derniers
livres avec empressement et me suivirent même
jusqu'à mon logement dans l'espoir d'en
avoir d'autres. Combien ces petites choses,
insignifiantes en apparence, acquièrent de
valeur pour une âme qui aime à
découvrir la sollicitude du Père
Tout-Puissant, dans les plus
infimes détails de l'oeuvre accomplie pour
lui ! c'était mon cas d'une
façon toute spéciale, car je marchais
par la foi et l'obéissance, ne sachant
où j'allais en ce moment
précis.
En dernier lieu, j'entrai dans les
caravansérails afghans. On examinait d'un
air méfiant, du regard farouche qui
caractérise les Afghans, cette femme
étrangère qui offrait des extraits de
l'Évangile. Quoi, on leur demandait
d'accepter des livres offerts par une
« kafir »
(infidèle) ? Mais lorsque ces livres
furent ouverts devant eux et qu'ils les virent
imprimés dans leur langue, l'aversion fit
place à la curiosité et j'eus la joie
de voir tous les livres disparaître dans les
sacs de voyage ou
« khourdjoums ». Et maintenant
que Dieu lui-même se charge de faire
pénétrer ces écrits dans le
pays fermé de l'Afghanistan.
À mon retour à
l'hôtel, ma corbeille et mes mains
étaient vides. « Que Dieu en soit
béni ! Mais à présent,
que dois-je faire ? » pensai-je. Je
demandai à Dieu la lumière et la
direction et la volonté de lui
obéir.
Comme j'étais en train de
méditer de la sorte, un coup de sifflet
strident me fit tressauter ; m'informant de ce
qu'il signifiait, j'appris que le bateau
hebdomadaire venait d'arriver et qu'il allait
repartir dans deux heures. « Et il n'y
aura aucune autre occasion de quitter Patta-Hissar
pendant toute une semaine, demandai-je, sauf par le
chemin que je viens de faire ? -
Aucune », répondit mon hôte.
Je décidai aussitôt de retourner avec
ce bateau. J'étais
sûre que je devais agir de cette
façon, si absurde que cela dût
paraître à d'autres et à
moi-même. Mais je n'avais qu'à
obéir.
Je me rendis sur le quai et voulus
prendre un billet pour Tchardjoui, petite ville sur
l'Amou-Daria, par laquelle passe le chemin de fer
qui traverse le Turkestan de l'ouest à
l'est. On me le refusa. Je montai à bord et
demandai au capitaine de me laisser embarquer sur
ce bateau mais lui aussi refusa en disant :
« Toutes les cabines sont
réservées pour une noce de la famille
du général. »
J'insistai en lui disant que je devais
prendre ce bateau et aucun autre.
Il se fâcha et répondit
d'un ton rude : « Dans ce cas, je ne
puis vous offrir qu'une place sous la table du
repas de noce pour y dormir. - C'est bien, je
l'accepté », répondis-je,
et je payai ma place sur le bateau.
Je retournai vite à mon
hôtel, j'en rapportai mes bagages et je
m'assis dessus, dans un coin, sur le pont.
J'étais donc engagée dans de
nouvelles aventures, Il me suffisait de savoir que
Dieu en connaissait le but. Qu'il dispose de moi
comme il l'entendra !
Je me sentais à présent
heureuse et tranquille. Comme je regardais autour
de moi, mes yeux tombèrent sur un groupe de
mahométans qui attendaient de monter
à bord. Ils étaient exposés
aux rayons ardents du soleil de midi ;
silencieux, patients et portant tous sur leur
visage émacié une
expression de souffrance et de lassitude qui me
frappa ainsi que leurs vêtements
particulièrement misérables et
sales ; ils semblaient mentalement et
physiquement abattus et exténués. Qui
étaient-ils donc ?
J'étais tout émue. Ne
pouvais-je rien faire pour eux ? Je remarquai
surtout une femme âgée, un vrai
squelette ; elle avait un gros goitre et des
veines très enflées. Il était
facile de voir qu'elle souffrait intensément
de la chaleur excessive à laquelle elle
était exposée.
Je ne pouvais plus supporter ce
spectacle !
Pourquoi, au nom du ciel, ces
misérables gens devaient-ils rester
là à endurer des
tortures ?
J'allai trouver l'homme
préposé à l'entrée de
la passerelle : « Laissez
immédiatement ces gens monter à
bord », lui dis-je d'une voix ferme. Il
regarda autour de lui et allait refuser lorsque ses
yeux tombèrent sur la croix rouge que je
portais sur la poitrine et il comprit que j'avais
le droit de parler avec autorité. Il fit un
pas en arrière et les laissa passer ;
en une minute tous ces pauvres gens se
précipitèrent sur le pont et
s'installèrent partout où ils
pouvaient trouver la plus petite place sous la
grande tente qui abritait le pont.
Je pouvais les voir de plus près
maintenant. Pourquoi avaient-ils tous l'air
d'avoir, comme le dit le proverbe russe,
« passé à travers l'eau et
le feu et par des tuyaux de
cuivre » ?
Ils s'étaient, à
présent, établis à l'ombre et
peu à peu leurs traits se
détendirent ; ils avaient l'air
soulagés. Il y en avait
environ une vingtaine, hommes et femmes,
âgés pour la plupart. Ils avaient
remarqué naturellement que c'était
à mon intervention qu'ils devaient d'avoir
échappé à leur station debout
sous le soleil ardent et l'un après l'autre,
ils me faisaient un signe de tête
reconnaissant et j'étais heureuse d'y
répondre moi aussi par un petit signe de
tête et un sourire encourageant. Un vieillard
à barbe blanche qui n'avait pas eu de place
à l'ombre allait se trouver mal ; je
lui prêtai mon ombrelle rouge et,
protégé par elle, il me souriait d'un
air content. La vieille femme au goitre avait par
hasard trouvé une bonne place et comme je
passais devant elle, elle me glissa dans la main
une tranche gluante de concombre, se privant de ce
qui était peut-être le dernier morceau
de nourriture qui lui restait.
Sur ces entrefaites, la
« noble » société
des invités à la noce, presque tous
des officiers avec leurs
« dames », était
montée à bord et occupait toute la
partie du pont qui s'étendait entre moi
à l'une des extrémités du
bateau et mes pauvres amis à l'autre
extrémité.
Bien que nous fussions
séparés et qu'il ne me fût
possible d'aller que de temps en temps leur
apporter un peu de nourriture et quelques paroles
amicales, mes pensées continuaient à
les entourer. Sous leur apparence misérable,
je pressentais quelque chose de mystérieux,
quelque chose de fort et de grand qui les soutenait
et les unissait. Un idéal commun paraissait
être au fond de leurs
souffrances si patiemment
endurées ; leur abjecte pauvreté
elle-même, supportée avec
dignité, mettait sur eux comme une
auréole. Qui étaient-ils ?
D'où venaient-ils et où
allaient-ils ?
Comme nous descendions le courant, notre
voyage aurait pu ne durer que deux ou trois jours,
mais nous étions arrêtés par
les nombreux bancs de sable qui traversent
l'Amou-Daria ; il fallait jeter l'ancre au
coucher du soleil et si c'était près
de la rive, les passagers avaient la permission
d'aller à terre. La contrée
située à notre gauche était
sur sol russe ; nous y étions donc en
sûreté.
Un soir je descendis moi aussi sur le
rivage ; le voyage était des plus
inconfortables pour moi : pendant la
journée j'étais assise sur mon
baluchon et la nuit je m'étendais sous la
table du dîner où une autre voyageuse
sans cabine m'avait rejointe.
J'avais à peine posé le
pied sur le sable du rivage que je vis un de mes
nouveaux amis tomber et rester inanimé sur
le sol ; j'appelai immédiatement au
secours et aidée d'un des voyageurs de
première classe, un marchand boukharien,
j'essayai de soulever le pauvre homme qui ne
pouvait ni remuer ni parler ; comme je
m'agenouillais à côté de lui,
je regardai soudain le Boukharien et lui
demandai : « Qui sont ces
gens ? D'où venaient-ils donc lorsque
je les ai aperçus pour la première
fois, abandonnés et misérables,
vis-à-vis de l'inhospitalière rive
afghane ?
- Comment, répondit-il, vous ne
savez pas que ce sont des
pèlerins venant de la Mecque et retournant
en Asie centrale ? Ce sont des
« hadjis ».
- Ah ! des
pèlerins ! » J'en savais
assez à présent pour y voir clair.
C'était donc là ce
« quelque chose de
sacré » qui, mon âme en
avait eu l'intuition, enveloppait ce groupe des
« pauvres de Dieu » et
cimentait leur union.
Franchissant des milliers de
kilomètres depuis leurs aouls, yourtes ou
k'chlaks des steppes du Kirghisistan ou des
montagnes de Kachgar, ils étaient venus,
beaucoup emportant tout ce qu'ils
possédaient, leurs dernières forces
et leur dernier souffle de vie jusqu'à cette
Mecque lointaine ; à travers des
contrées étrangères où
l'on parle des langues étrangères,
bravant la tempête sur des mers qu'ils ne
connaissaient pas, errant dans le désert,
menacés de mille dangers, « danger
des voleurs, danger de leurs cupides
faux-frères, danger de la faim et de la soif
et même d'une mort violente... » et
tout cela, ils l'avaient supporté pour
satisfaire le désir de leurs coeurs :
adorer ! « Conceptions bien
arriérées, souffrances
inutiles », soit. Mais c'était
pour Dieu, tel qu'ils le comprenaient qu'ils
avaient suivi cette voie douloureuse !
Je savais à présent ce que
Dieu avait voulu en me faisant quitter
l'agréable séjour de Samarkand pour
les contrées désertiques du Boukhara
jusqu'à ces lointains rivages. Et il m'avait
conduite ici juste à temps pour m'embarquer
sur ce bateau et être témoin de la
misère de ce petit troupeau de
pèlerins épuisés, brebis sans
berger.
Dieu avait rendu mes yeux prompts
à les remarquer et mon coeur à s'en
émouvoir.
En faisant remonter à bord le
pauvre malade, mon âme ne pouvait que se
prosterner dans l'adoration devant le Seigneur.
J'étais pleinement satisfaite de ses
directions. « L'Éternel a
dressé un chemin dans la mer et un sentier
à travers des eaux
impétueuses. »
Tous les passagers étaient
émus de compassion en entendant parler des
souffrances endurées par les
« hadjis » pendant leur long
voyage de retour de la Mecque ; lorsque nous
arrivâmes à Tchardjoui, une jolie
somme avait été recueillie pour les
aider à regagner leurs lointaines demeures
sans être dans le besoin.
Comme il arrive toujours dans des cas
semblables, en quelques minutes nous voilà
tous dispersés et les liens qu'on avait
noués, rompus. Mais non pour moi toutefois.
Ce n'était pas :
- « Comme des navires qui se
croisent dans la nuit
- Échangeant des signaux en
passant. »
Non, ce n'était pas une expérience
passagère. De toute mon âme, de tout
mon esprit et de toute ma volonté, j'en
avais saisi le sens ; cette aventure avait
été voulue par Dieu pour donner aux
pèlerins une place dans ma vie et dans mon
oeuvre. Et j'acceptai cet appel. Désormais
j'attendrai de recevoir de nouvelles
lumières sur la route encore inconnue
tracée devant moi.
Cela cadrait merveilleusement avec mon
activité parmi les mahométans de
l'Asie centrale ; non
plus
seulement par des écrits et des paroles mais
par des actes de miséricorde et d'amour
chrétien à l'heure même de la
détresse, le Seigneur étendrait sa
main rédemptrice vers les « brebis
qui ne sont pas de sa bergerie ».
Les quelques explications qui suivent
sont destinées aux lecteurs peu
familiarisés avec le monde de
l'islam.
Le « Hadj » ou
Pèlerinage de la Mecque est l'un des
principaux devoirs du fidèle
mahométan. Pour autant que cela est
possible, et même au prix de grands
sacrifices, ce pèlerinage doit être
accompli au moins une fois dans la vie, à
une époque spéciale et de la
manière prescrite. Ceux que leur âge
ou leur santé empêchent de faire le
pèlerinage peuvent s'en assurer le
mérite en payant un
remplaçant.
Les enfants nés à la
Mecque sont considérés comme des
hadjis (pèlerins) et ont le droit de porter
le turban vert, insigne du hadji. Les
pèlerins malades qui meurent à la
Mecque ont plus de chance d'entrer dans la
félicité céleste.
Les principales cérémonies
du pèlerinage consistent à faire sept
fois le tour du sanctuaire, la Kaaba, en baisant la
pierre noire et à boire au puits
« Zemzem » ; ce puits est
censé être celui que l'ange a
montré à Agar pour qu'elle donne
à boire à Ismaël. Le
troisième jour est le véritable
« Baïram »
ou jour de l'« Arafat » ;
des cent mille pèlerins sacrifient chacun
une brebis ou un autre animal pur, jusqu'à
un chameau, et accomplissent le rite sacré
de jeter des pierres à Satan ou
« Chaïtan, le
maudit ».
C'est une cérémonie
dépourvue de signification spirituelle,
associée à de vieilles
légendes et à d'anciennes traditions.
Le prophète Mahomet fut le premier à
l'accomplir dans tous ses détails et il en
fit une institution pour ses disciples. C'est un
puissant moyen de maintenir l'union entre les
multiples nations et races qui composent le
« Monde de l'islam ». Pour les
pèlerins qui y assistent pour la
première fois ou pour les fervents, le Hadj
a une importance énorme.
Un grand nombre de pèlerins
fortunés se rendent à cette
fête, à plusieurs reprises, soit pour
en avoir le mérite, soit pour faire du
commerce. Ils extorquent de l'argent à leurs
compagnons de voyage ou vendent des objets
rapportés de la ville sainte dans tous les
pays du monde habités par les
mahométans. (J'ai rencontré un homme
qui avait fait vingt-deux fois le voyage de la
Mecque.)
Ce n'étaient pas ceux-là
que j'étais venue aider mais les âmes
simples et pieuses pour qui ce pénible
voyage représentait une étape sur le
chemin du ciel ; les vieux, les malades, les
pauvres et les solitaires, voilà le troupeau
sans berger auquel j'avais été
envoyée par notre grand Berger à tous
et ils acceptaient le ministère que
j'exerçais auprès d'eux.
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