Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



LA GRANDE AVENTURE
AU SERVICE DE DIEU


CHAPITRE II

À TRAVERS L'ASIE CENTRALE RUSSE

L'Asie centrale russe, appelée le Turkestan russe sous le gouvernement du Tsar, s'étend des rives de la mer Caspienne à la frontière occidentale de la Chine. Sa frontière méridionale passe au nord de la Perse, de l'Afghanistan, du Kafiristan et du Turkestan chinois ou Kachgarie. L'émirat de Boukhara et le khanat de Khiva sur la mer d'Aral jouissaient, à l'époque où je faisais ce voyage, d'une certaine autonomie en ce qui concernait leurs affaires intérieures.

Cette partie de l'Asie centrale avait été conquise tout entière par les Russes et incorporée à l'Empire entre 1865 et 1885. La liberté complète d'exercer leur religion, l'islam, et de conserver leurs rites et leurs coutumes avait été garantie par le vainqueur à la population de huit à dix millions d'âmes, alors entièrement musulmane. Il était interdit à l'Eglise d'État de faire la moindre propagande religieuse.

Seul un petit nombre de mennonites, colons d'origine allemande, faisait paisiblement oeuvre d'évangélisation dans le Nord, parmi les Kirghiz, et moi-même, j'avais également commencé, en 1910, une oeuvre missionnaire d'une façon indépendante, en colportant la Bible dans l'Uzbékistan, le Ferghana et le Boukhara. Je ne dépendais d'aucune société missionnaire russe ou étrangère au point de vue de mon travail, ni au point de vue financier, et j'avais, providentiellement, des amis dévoués à mon oeuvre et si haut placés que les fonctionnaires du gouvernement ne pouvaient guère s'y opposer ; c'est pourquoi je pus, année après année, semer le bon grain de la Parole de Dieu dans les champs jusque-là en friche de ces grands pays musulmans.

J'avais été expulsée une fois du Vieux-Boukhara ; on me soupçonnait d'être une missionnaire alors que j'y séjournais pour étudier les langues à la polyclinique des femmes musulmanes. Mais, à présent, c'est-à-dire deux années plus tard, je décidai, avec l'aide de Dieu, d'aller dans cette ville une fois de plus, afin d'y répandre la connaissance du Seigneur Jésus-Christ par l'Écriture sainte.
Mais comment m'y prendre ? J'étais bien connue dans les bazars depuis mes premiers séjours au Vieux-Boukhara car on ne voyait guère d'étrangers à cette époque et seulement de loin en loin, dans cette citadelle de l'islamisme.

Comme on pouvait entrer par plusieurs portes dans la ville ceinte de murailles, je résolus de m'y introduire chaque jour par une autre porte et de distribuer mes livres seulement dans le quartier avoisinant ; de la sorte, on ne me verrait jamais deux fois dans le même quartier. Ainsi fut fait.
Je logeais au Nouveau-Boukhara, où se trouvaient une garnison de soldats russes ainsi que le consulat russe.

Le premier jour de mon « invasion » dans le Vieux-Boukhara, j'apportai un gros sac rempli d'écrits bibliques en plusieurs langues et je les remis à un homme digne de confiance, pour parer à toute éventualité. J'exécutai mon projet : entrer chaque jour avec ma « marchandise » par une porte différente, déambuler à travers les ruelles entre les maisons sans fenêtre, pénétrer dans les maisons de thé, dans les mosquées et les « khaousas » sacrés (établissements pour les ablutions rituelles). Je m'adressais à tous ceux qui étaient disposés à m'écouter, je lisais et expliquais, je posais des questions et répondais à celles qu'on me faisait. Tout se passait sans froissement aucun de part et d'autre.

Vers la fin de mon séjour, je me rendis au centre de la ville, le Reghistan ; tout près de là, se trouvaient le palais de l'émir et quelques-unes des plus grandes mosquées. Après une vive discussion avec un « mullah (1», au sein d'une foule de curieux, un autre mullah m'ordonna de partir ; je prononçai quelques paroles d'explication et d'hommage au Seigneur, puis me retirai tranquillement. Ce n'eût certainement pas été l'honorer aux yeux de mon public musulman que d'insister pour continuer à parler et provoquer ainsi une bagarre.

Je remerciai Dieu du fond du coeur pour ce qu'il m'avait permis de faire et de dire dans cette cité fanatique ; je décidai de ne pas retourner au Vieux-Boukhara pour le moment et de repartir aussitôt que possible pour la ville de Karchi, dans une autre région de l'émirat. Karchi était connue pour la rudesse et le fanatisme de ses habitants. C'était une ville essentiellement musulmane où aucun Russe ne s'était encore installé, à part quelques juifs de Boukhara, venus pour y faire du commerce.

On pouvait atteindre Karchi, soit du nord, C'est-à-dire de la capitale, le Vieux-Boukhara, en trois jours de voiture, à travers le désert de sable, ou bien par un chemin beaucoup plus long : d'abord vers le sud, sur le fleuve Amou-Daria jusqu'à Kerki ; de là, après avoir franchi ce fleuve, de nouveau par le redoutable désert de sable, vers le nord.

J'avais tout d'abord décidé de prendre le chemin le plus court, en compagnie d'un marchand juif, mais ce projet ne se réalisa pas, car tandis que je prenais un court repos à mon hôtel, avant mon départ, je fus convoquée par le consul russe au Nouveau-Boukhara ; je m'y rendis aussitôt en me demandant ce que cela signifiait.

Le consul m'informa poliment mais sérieusement que, la veille, un groupe de mullahs du Vieux-Boukhara s'était présenté devant lui et avait déposé une plainte au sujet de mes visites à leur ville sainte où je répandais des livres interdits aux musulmans et qui parlaient de la « din î-nousrani » (religion chrétienne). Ils avaient averti le consul que si jamais on me revoyait faisant cela dans le Vieux-Boukhara on m'en chasserait à coups de pierres et de bâton.

Je dis au consul que j'avais déjà pris la résolution de cesser mes visites dans la capitale. Il me demanda alors si j'avais l'autorisation du gouvernement russe pour répandre l'Écriture sainte. Je lui montrai mon permis pour tout l'Empire russe, dans toutes les langues que je voudrais ». Ce permis m'était renouvelé chaque année par le gouverneur de Moscou.
« Mais avez-vous un permis spécial pour entrer dans l'émirat de Boukhara en y apportant l'Écriture sainte ? demanda le consul.
- Non, je n'en ai point, fut ma réponse, car l'émirat est un État autonome et on ne peut y évangéliser qu'à ses risques et périls ; je suis fort heureuse d'avoir pu, avec l'aide de Dieu, répandre l'Évangile si peu que ce soit parmi les fanatiques de cette cité et avoir pu rendre témoignage au Christ. Mais je sens moi-même que je dois m'arrêter à présent et je vais quitter cet endroit.
- C'est parfait en ce qui vous concerne, répliqua le consul, mais quant à moi, je suis obligé de faire un rapport sur votre activité au gouverneur de Tachkent.
- Faites comme vous croyez devoir le faire, répondis-je, mais je ne puis que répéter qu'à l'intérieur des frontières de l'émirat je ne suis pas soumise à la juridiction russe et suis libre de ne suivre que les directions de Dieu. »

En partant, je me rendis compte que, dorénavant, ici à Boukhara, de même que dans d'autres parties du Turkestan, la police suivrait mes traces ! J'allai donc aussitôt trouver le commerçant juif avec lequel je devais me rendre à Karchi et je lui dis qu'il serait plus en sécurité s'il voyageait sans moi.

Depuis mon arrivée au Turkestan en 1910, j'avais toujours été un objet d'étonnement pour les fonctionnaires du gouvernement russe ; je leur étais même suspecte, mais, grâce aux amis influents que Dieu m'avait donnés, on m'avait permis jusqu'alors de continuer ma vie itinérante de messagère du Christ. Toutefois j'avais appris à me servir du « bon sens » que saint Paul attribue au croyant, c'est pourquoi, après ma conversation avec le consul, je décidai tout de suite de changer d'itinéraire pour aller à Karchi et de prendre une voie inusitée. Je n'irai pas directement vers le sud-est à travers le désert mais je prendrai d'abord, au sud-ouest, le bateau jusqu'à la forteresse de Kerki et, de là, laissant le fleuve Amou-Daria, je poursuivrai ma route pour Karchi du sud au nord.

Je quittai le Nouveau-Boukhara le soir même, avec deux malles contenant les vêtements nécessaires pour une absence de quinze jours et des écrits bibliques en afghan, en persan, en uzbek, en hébreu, en yiddish et en russe. J'atteignis le lendemain matin Tchardjoui situé sur le fleuve et m'embarquai aussitôt sur le bateau qui faisait le service une fois par semaine de Khiva sur la mer d'Aral à Patta-Hissar sur la frontière nord de l'Afghanistan. Le trajet dura plusieurs jours car nous remontions le courant et en outre nous étions arrêtés par des bancs de sable au milieu du fleuve qui nous forçaient à jeter l'ancre chaque nuit.

La vie à bord était très simple et très agréable. Les passagers de première classe se mêlaient librement aux passagers du pont qui se composaient de Boukhariens, d'Afghans, de juifs et de soldats russes rejoignant leur garnison, la forteresse de Kerki Je me souviens avec plaisir de cette atmosphère fraternelle qui permettait à chacun de se donner en toute liberté pour ce qu'il était. Mes écrits bibliques auxquels j'avais ajouté une bonne provision de traités en russe et de biographies de saints étaient appréciés et provoquèrent bien des conversations avec le capitaine et les officiers, avec les marchands, le prêtre ou « batiouchka », ainsi qu'avec les musulmans et les soldats ; ceux-ci avaient l'âme simple des paysans ; on pouvait y jeter la bonne semence avec l'espoir presque certain qu'elle ne tomberait pas sur un terrain pierreux ; du moins en était-il ainsi dans le « bon vieux temps » ! Nous arrivâmes enfin à la forteresse de Kerki, située autrefois sur sol afghan et actuellement sur sol russe. C'était de là que je devais partir vers le nord pour aller à Karchi. Kerki, comme toutes les villes et tous les hameaux du Turkestan, était divisée en deux : la ville « neuve ou russe » et la ville « ancienne ou musulmane ».

La première était le siège des forces militaires, la seconde, le centre de la vie commerciale et indigène. La ville neuve avait un air avenant avec ses bungalows blancs et ses grands jardins ombragés. Je devais m'y arrêter pour m'informer des voies et moyens d'atteindre Karchi à travers le morne désert inhabité qui s'étend du fleuve Amou-Daria jusqu'à l'intérieur de l'émirat de Boukhara ; je me mis donc à chercher une chambre où je pourrais me reposer quelques jours. Je ne me dissimulais pas que l'apparition dans cette ville d'une étrangère, surtout d'une femme seule, était tout à fait insolite et qu'elle serait remarquée et commentée. « Qui donc est-elle ? et quels motifs a-t-elle de venir en ce lieu excentrique ? » Mais j'avais pris l'habitude d'être en butte à la curiosité et même aux suspicions et, Dieu merci ! d'y faire face. Je portais l'uniforme des soeurs de la Croix-Rouge qui, partout en Russie, était aimée et respectée ; la « siestritsa » n'était-elle pas l'amie et la vraie soeur de tous ceux qui souffrent ? C'était aussi une de mes tactiques éprouvées d'entrer dans « le camp ennemi » - si ennemi il y avait - sans délai et sans crainte. Je demandai donc ici aussi une chambre et j'en trouvai une dans le bungalow d'un officier supérieur. Je déclarai sans ambages que je voyageais de mon propre gré et d'une façon indépendante pour vendre l'Écriture sainte en autant de langages qu'on en parlait dans les diverses parties de la Russie, et que j'étais en même temps membre de la « Croix-Rouge de toutes les Russies ». Comme j'étais sur sol russe tant que je séjournais dans la forteresse, la validité de mon permis fut admise et ma situation était tout à fait en règle.

Après avoir pris quelques jours de repos chez mes hôtes - milieu très cultivé - et fait des tournées quotidiennes dans les baraques, les bazars et les maisons de thé, munie de mes écrits bibliques joliment reliés, je m'enquis prudemment des moyens d'atteindre mon but qui était la ville de Karchi. « Comment y aller ? Combien de jours et de nuits de voiture (araba) est-ce que cela représente ? Par combien de caravansérails faudra-t-il passer ? Et pourra-t-on y trouver de l'eau et du pain ? » Tous ceux à qui j'adressais cette question avaient l'air stupéfait. « Quoi ! une femme tout à fait seule songeait à traverser ce terrible désert et en cette saison, par la chaleur torride de l'été ? Et pour quelle raison aller parmi des gens aussi peu civilisés ? »

J'avais prié avec ferveur pour que Dieu me fasse trouver la personne capable de me donner un conseil au sujet de cette traversée du désert. Et je trouvai effectivement un marchand juif qui avait plus d'une fois fait le voyage de Karchi ; bien qu'il secouât la tête, lui aussi, à l'annonce de ce projet, il me donna quelques conseils et engagea pour moi le conducteur d'une « araba » du pays en fixant le prix d'avance. Cependant sur un point essentiel, il se trompait gravement! Il m'avait assuré que durant les trois ou quatre jours de voyage, on me fournirait du pain pour le conducteur et moi et du fourrage pour le cheval, aux divers «kounouchs » ou petits caravansérails des plus primitifs. En réalité, avant d'atteindre les faubourgs de Karchi, nous ne trouvâmes pas de pain du tout et seulement de l'eau saumâtre.

Mon but et mon espoir en entreprenant ce voyage étaient, bien entendu, exclusivement associés aux documents bibliques que j'emportais; je craignais donc qu'il ne m'en restât qu'une très petite quantité, après en avoir vendu sur le bateau et dans mes tournées à travers la forteresse de Kerki. Cela valait-il la peine de parcourir une telle distance pour « ces cinq pains d'orge et ces deux poissons » ?

Mais Dieu soit loué ! J'avais si souvent expérimenté ses directions et appris à saisir par la foi quelque chose de sa pensée et de ses « voies mystérieuses », que je résolus de partir par pure obéissance et avec joie, m'en remettant à lui, le Tout-Puissant, du succès ou de l'échec - peut-être apparent seulement - de cette entreprise.

Le matin fixé pour notre départ, de très bonne heure, je me rendis au bord du fleuve où toute une foule était rassemblée, une foule composée moins encore d'hommes que de moutons qui devaient être transportés à Boukhara. Tout près se trouvait le bac qui allait nous faire traverser le large fleuve de l'Amou-Daria au cours rapide. Je m'assis sur ma petite malle de livres ; toutes mes affaires étaient enveloppées dans un tapis et un petit sac contenait ma ration quotidienne de pain, une gourde d'eau et quelques melons.

J'avais tout loisir pour étudier ceux qui m'entouraient ; il y avait un continuel va-et-vient, un bruyant remue-ménage. J'observai le tempérament farouche et passionné des natifs de l'endroit - Boukhariens et Afghans - contrastant avec la placidité des Uzbeks ; les Boukhariens sont de souche aryenne, les Afghans peut-être sémites, tandis que les Uzbeks ont du sang turc. Je constatai aussi, avec effroi, que leur langage m'était incompréhensible. Je comprenais facilement et parlais le persan des gens cultivés mais non le dialecte employé ici. Cela signifiait que pendant trois ou quatre jours, jusqu'à notre arrivée à Karchi, nous pourrions à peine nous comprendre, mon conducteur et moi ! Ainsi je serais non seulement seule mais encore virtuellement sourde et muette !
Toutefois ces circonstances et leurs suites possibles ne causaient à la surface de mon âme qu'un frémissement léger comme celui que causerait sur l'eau une brise éphémère. Dans sa couche profonde mon âme restait parfaitement calme, prête à tout, quoi qu'il advienne ; une paix complète m'enveloppait et ainsi tout était bien.

C'était midi. Nous attendions, les uns assis, les autres debout ou couchés sous les rayons ardents du soleil. On nous appela enfin à prendre place sur le bac ; tout d'abord on fit passer les troupeaux de moutons sur l'étroite passerelle, puis vint un magnifique pur sang richement caparaçonné qui ruait et renâclait, conduit par un serviteur. Suivaient les conducteurs des diverses arabas, puis des hommes et des animaux faisant entendre des vociférations et des bêlements, et enfin, la dernière du troupeau, je mis le pied sur le bac, cherchant un coin où m'asseoir, mais tout était plein à déborder.

Je ne pus trouver de place que sur un tas de melons d'eau et juste à côté du beau coursier, voisin peu agréable. Il était tout tremblant, effrayé par cette vaste étendue d'eau qui l'environnait, par le bêlement des centaines de moutons qui faisaient des efforts frénétiques pour sauter par-dessus bord, par les cris des conducteurs qui pouvaient à peine s'en rendre maîtres. À la fin, à notre grand soulagement, notre bac démarra et le courant nous emporta rapidement.

Au milieu de cet enfer, la grâce me fut donnée d'être en paix et même de jouir de la situation, du clapotement mélodieux des vagues contre notre bateau qui, surchargé, se maintenait juste au-dessus de la ligne de flottaison ; devant nous, les dunes de sable qui s'étendaient au loin, à travers l'émirat, et derrière nous les murailles blanches de la forteresse de Kerki qui disparaissait rapidement, entourée de ses beaux jardins. Je sifflais doucement pour apaiser le cheval piaffant et renâclant, je frôlais presque le poil soyeux de sa robe . Par-dessus tout, j'avais dans mon coeur la ferme assurance que tout se passait exactement selon la volonté de Dieu et que j'étais là où je devais être et sur la bonne voie.

Nous parcourûmes une longue distance sur les flots rapides du fleuve avant d'aborder. Avec une surprenante rapidité, les hommes et les animaux, se bousculant et se poussant les uns les autres, parvinrent à terre et, dans une fuite désordonnée, disparurent dans toutes les directions. Nous restions seuls, mon conducteur et moi, avec l'araba et nous nous préparâmes au départ. Mon tapis fui étendu sur la planche fixée entre les deux hautes roues où je me cramponnai pour grimper sur le siège. Mes quelques possessions et la malle, - bien petite hélas ! - contenant les écrits bibliques, furent attachées par derrière ainsi que les trop parcimonieuses bottes de fourrage pour mon cheval. Tout cela fut accompli en silence car, jusqu'ici, nous n'avions pas encore trouvé, mon conducteur et moi, dans quel dialecte, s'il en existait un, nous pourrions converser au cours de notre long voyage. Je m'installai à la façon orientale, le conducteur s'assit sur le devant et, en route avec une prière au seul et même Dieu partant du coeur musulman comme du coeur chrétien.

Je me rappelle m'être sentie heureuse lors de cette course périlleuse à Karchi. Le Maître lui-même l'avait préparée pour moi et il saurait, sans aucun doute, y mettre sa bénédiction et la faire réussir.

Après le bruit et la chaleur de la journée, le silence du désert, tout autour de nous, était un repos bienfaisant. Le soleil couchant empourprait les dunes de sable. Notre petit cheval indigène couvrait kilomètre après kilomètre au trot caractéristique des chevaux attelés à une araba ; cela produisait, pour le voyageur assis ou couché sur la planche, des secousses ininterrompues ; il fallait de la patience et de l'expérience pour le supporter ; heureusement que je possédais les deux.
Le conducteur fredonnait une cantilène de son pays, se répétant à lui-même tout ce dont il venait d'être le témoin ; cela faisait l'effet d'un bourdonnement continu.

Soudain, on s'arrêta court ; devant nous se tenait le cavalier boukharien qui avait la garde du coursier royal et qui devait le conduire jusqu'à la capitale, le Vieux-Boukhara ; il était chargé de le remettre à l'émir de la part d'un de ses vassaux, le begh de Kerki qui le lui offrait, en cadeau.
« Que vous est-il arrivé à vous et à votre cheval ? » fut notre question comme il s'approchait d'un air qui ne présageait rien de bon.
« J'ai oublié d'emporter du fourrage pour mon cheval, répondit-il ; je suis obligé de prendre celui que vous avez, de peur que cet animal ne tombe d'inanition en route, avant notre arrivée à Karchi, ce qui me ferait encourir la disgrâce de mon seigneur l'émir. » À ces mots, il grimpa sur mon siège et se mit à jeter en bas toutes les bottes d'alfa qui constituaient le fourrage de notre cheval ! Nous nous soumîmes, mon conducteur et moi, avec un stoïcisme tout oriental, car nous avions encore l'espoir de pouvoir acheter du fourrage au premier « kounouch » ou campement.
Le soleil avait disparu sur ces entrefaites, et la nuit orientale, soudaine comme toujours, lui succéda, dissipant dans le ciel les dernières lueurs du couchant.

Tard dans la nuit, nous arrivâmes à un petit hameau composé de deux ou trois huttes où un indigène à moitié endormi nous apporta du thé. Il n'y avait pas de pain mais nous trouvâmes du moins une ou deux bottes de fourrage pour notre cheval.
Je dormis dans l'araba sous le ciel étoilé et à l'aube nous repartions déjà.

Toute la journée nous poursuivîmes notre route, au trot ralenti du cheval insuffisamment nourri. Nous nous partageâmes, le conducteur et moi, l'eau saumâtre de notre gourde, devenue chaude à mesure que le jour avançait ; nous n'avions de pain ni l'un ni l'autre. Un soleil de feu tombait à pic sur le sable qui scintillait comme s'il projetait des étincelles, effet causé sans doute par le sel qu'il contenait. Aucune habitation, aucun être humain, aucun oiseau.

Une fois seulement nous avons trouvé sur notre chemin les ruines d'un ancien puits, complètement à sec, et nous nous sommes reposés à son ombre un moment. Nous avions finalement trouvé le moyen de causer ensemble, mon conducteur et moi, et les inconforts du voyage que nous subissions l'un et l'autre avaient créé entre nous une sorte de camaraderie.

Plus d'une fois dans la journée, j'étais descendue de mon siège haut perché entre les roues. Je ne pouvais plus supporter, à la longue, la position assise les jambes croisées, ou couchée à plat la face contre terre, secouée par les continuels cahots de notre carriole. En marchant je respirais plus librement, et j'allais aussi vite ou plutôt aussi lentement que notre pauvre cheval affamé et altéré. À l'ouest, apparaissaient des mirages : des bâtiments blancs, de grands palmiers et de l'eau, de grandes étendues d'eau !

Le soleil se couchait dans un ciel d'or et de feu, faisant présager une chaleur intense pour le lendemain, lorsque nous atteignîmes notre abri pour la nuit. Ce n'était qu'un petit groupe de huttes semblables à notre dernier « kounouch ». Elles n'avaient d'autre ouverture qu'une entrée basse et étroite sur le devant et par laquelle je rampai à l'intérieur où il faisait sombre et frais. Je m'étendis sur le grossier tapis et je bus tasse après tasse d'un thé chaud et saumâtre. Mon conducteur en fit autant après avoir pris soin de son cheval. Impossible d'avoir du pain et, ce qui était pire, point de fourrage pour le pauvre animal !

De nouveau le grand ciel bleu sombre étendait sa voûte constellée d'étoiles au-dessus de moi, comme je me préparais à dormir à l'extérieur du « trou à taupes » où mon conducteur s'était installé pour la nuit.

Combien l'univers qui m'entourait me semblait mort, sinistre, plein de mystère ! Et moi-même, point imperceptible au milieu de ce désert sans limites, sous l'immense étendue des cieux, combien je m'y sentais petite, solitaire, impuissante ! Pourtant quelle chose admirable de savoir qu'un Père était présent là-haut, très loin... non, très près, si près que mon âme pouvait entendre sa voix et s'élever au-dessus des misères terrestres. la douleur, la fatigue, la faim et la soif, et entonner un chant de louanges !
Mes prières ne cessaient de monter à Dieu afin qu'il bénisse ce périlleux voyage et que se réalise sa promesse - « Quiconque met sa confiance en lui ne sera pas confus ».
Était-ce vraiment sa volonté que son nom soit proclamé et son salut offert à quelques âmes dans cette contrée de Karchi, sauvage et mal famée ? Comment en douter après l'appel si net que j'avais reçu ?
J'avais la conviction profonde, et c'était la raison d'être de toute mon oeuvre en Turkestan, qu'il y avait dans ce pays quelques âmes élues et prédestinées à faire partie de son corps qui est l'Eglise, avec tous ses saints à travers le vaste monde. Oui, c'était bien cela qui me poussait à courir la grande aventure dans ces régions lointaines. Pour Dieu, il n'y a rien d'inaccessible.

L'aube du jour suivant nous trouva de nouveau en route. La journée s'annonçait rude pour hommes et bête. Nous avions pitié de notre pauvre cheval, sans fourrage depuis deux jours et n'ayant pour toute boisson qu'un peu d'eau saumâtre - comme nous-mêmes du reste. Une gourde pleine de cette eau, c'est tout ce que nous avions pu emporter, et impossible d'atteindre le prochain campement avant la tombée de la nuit.
Le soleil se leva tout rouge, à travers une brume de mauvais augure ; des mirages d'arbres touffus et d'étangs remplis d'eau nous narguaient au loin, vers l'ouest.

J'étais descendue de mon siège pour de bon et je marchais vaillamment de même que le conducteur. Vers le milieu du jour le « simoun » s'éleva, en soulevant de son souffle brûlant des nuages de sable fin très chaud. Notre cheval chancelait sous ses rafales, aveuglé par le sable, affamé et altéré ; cependant nous ne prîmes aucun repos. Aucun abri, aucun ombrage ne s'offrait à nous ; il fallait poursuivre notre chemin heure après heure.

Toutes les fois que le cheval, épuisé, s'arrêtait, je l'encourageais en balançant au-dessus de sa tête mon ombrelle rouge ; cela rafraîchissait l'air un instant et il se remettait péniblement en route. Les heures de l'après-midi furent terribles, notre provision d'eau était épuisée depuis longtemps ; nous avions la bouche et les yeux remplis de sable fin, nos lèvres se crevassaient et, lorsque je regardai le conducteur, je fus impressionnée par son visage desséché, son teint noir bleuâtre comme celui d'une personne qui se meurt du choléra. Sans doute avais-je le même aspect. Je ne pouvais adresser au ciel que des gémissements, et pourtant, nous n'étions pas perdus dans le désert, nous finirions bien par trouver sur notre route quelque asile pour nous y reposer, si Dieu nous aidait à « tenir ».
Il n'y avait point de chemin tracé sous nos pieds ; cheval et conducteur, guidés par l'instinct, y avançaient résolument dans la direction du nord.
À la fin, comme le soleil allait se coucher, nous aperçûmes dans le sable quelques « taupinières » à peine visibles à nos yeux affaiblis. Et alors nous avançâmes de plus belle, tirant par la bride notre malheureux compagnon jusqu'au campement. Quel soulagement d'y arriver enfin !

Hors d'haleine, sans pouvoir prononcer une parole, j'entrai par l'étroite ouverture dans l'une des huttes où je vis quelques musulmans accroupis sur le sol. L'air frais, voire humide, produisit un tel effet sur mon corps surchauffé et mon coeur excédé de fatigue que je me trouvai mal. Je suppliai Dieu de ne pas me laisser perdre connaissance et tomber, ici, seule au milieu de ces étrangers ; je saisis des mains de l'un d'eux un bol plein d'eau et me le versai dans le cou. Le choc produit par cette douche froide si soudaine agit sur mon coeur défaillant comme un coup de fouet et le ranima aussitôt ; mes yeux obscurcis se rouvrirent et je revins à moi.
Je m'assis sur le tapis et adressai le salut habituel, le « salamet », à ces hommes qui me dévisageaient, abasourdis à l'apparition de cet hôte inattendu et qui se trouvait être une femme !
« Où est votre mari ? » fut leur première question. «Je n'en ai point. Je suis une « dervichekhatoun » (une religieuse), répondis-je.

Un profond silence suivit. Je commandai du thé ; on ne pouvait pas se procurer du pain ici non plus. Le conducteur qui, pendant ce temps, avait pris soin de son cheval, entra à son tour. L'air frais et le thé chaud effacèrent peu à peu de son visage le teint livide qu'il avait. Nous étions tous deux si exténués que, sans échanger une seule parole avec les autres voyageurs, nous ressortîmes de la hutte. Je m'étendis sur ma carriole aux hautes roues et je baignai mes membres endoloris dans la fraîcheur de l'air nocturne tandis que mon âme et mon esprit s'ouvraient à la douce présence de mon Maître.

Nous reprîmes notre route le lendemain matin de bonne heure, reconnaissants d'avoir été protégés au milieu des dures épreuves de la veille et pleins d'espoir aussi, car ce jour-là nous devions arriver à un grand « kichlak » ou village, les premières habitations humaines depuis notre départ de Kerki quatre jours auparavant et nous y trouverions de l'eau fraîche, du pain et du repos !
Mais pour le moment, nous étions toujours dans le désert; de nouveau je dus mettre pied à terre et marcher pendant des kilomètres car notre cheval était à bout de forces ; il fallait lui épargner tout effort supplémentaire. Vers midi nous atteignîmes les premiers jardins ; combien la vue des champs, des arbres fruitiers, des vignes et des ruisseaux était bienfaisante ! Enfin nous arrivâmes au village, et notre attelage pénétra dans la vaste cour d'un agréable caravansérail où régnait la fraîcheur. On me conduisit dans la chambre des hôtes et je m'assis sur le tapis au milieu de couvertures et de coussins. On déposa devant moi des fruits, du thé et du pain indigène. Le conducteur ne tarda pas à venir partager ces rafraîchissements si bienvenus, après quoi je tombai dans un paisible sommeil bien mérité.

Dans toutes les demeures du Turkestan musulman, à l'heure du couchant, on sert, dans un grand plat rond, un mets épicé, appelé « pilouf », qu'on affectionne particulièrement et qui se compose de riz et de tranches de mouton. Tout le monde se sert avec ses doigts qu'on a soigneusement lavés au préalable. Mon conducteur et moi, nous nous joignîmes à ce repas avec un bel appétit. Auparavant, on m'avait promenée à travers la maison et le jardin avec amabilité mais non sans manifester une certaine curiosité à mon égard. Les « dames » m'avaient invitée à une réception des anciens de la communauté. Les hommes parlaient l'uzbek de sorte que nous pûmes échanger des nouvelles et des opinions, celles-ci concernant nos religions respectives.

Au début ces « anciens » rendirent hommage au Christ, « 'Isa al-Messih », en citant des textes du Coran pour démontrer d'après leurs livres sacrés qu'eux aussi le vénéraient. Je me mis à comparer ces textes avec les déclarations contenues dans l'Évangile qu'ils respectaient également ; les divergences manifestes entre le « nabi 'Sa' de l'islam et le « Fils de Dieu, Jésus-Christ le Crucifié et le Ressuscité », d'après l'Évangile et la foi que je professais, leur apparurent alors. Les vénérables « anciens » gardèrent le silence, l'air sérieux et embarrassé, puis au bout d'un moment quittèrent la maison.

J'en fus peinée mais non surprise. Trop souvent j'avais été le témoin de scènes de ce genre : des musulmans s'étaient montrés disposés à écouter et à accepter le message de l'Évangile mais dès qu'on leur parlait de la vérité contenue dans ce même Évangile, de la gloire de Jésus-Christ comme Fils de Dieu et de son humiliation par sa mort sur la croix, ils se heurtaient à cette pierre d'achoppement et vous quittaient. Et pourtant, c'est précisément ce message-là qui devait être proclamé, et la semence être jetée, en s'en remettant à Dieu du soin de la faire recevoir et fructifier dans un bon terrain préparé par son Saint-Esprit.
« Jette ton pain à la surface des eaux ! »

Le lendemain nous repartions, restaurés, et avec un autre cheval. La course, cette fois, était une partie de plaisir ; nous traversions un pays cultivé où les champs étaient mûrs pour la moisson et les arbres courbés sous l'abondance de fruits succulents. Tout en jouissant de ces agréables sites, je priais avec ferveur afin que me soient accordés le courage et la sagesse nécessaires pour la tâche qui m'attendait à Karchi.

Ce qui me troublait en m'aventurant seule dans cette ville mal famée où ma voix serait la première à prononcer le nom du Seigneur Jésus-Christ, ce n'était pas des craintes au sujet de ma propre sécurité, non, c'était bien plutôt le sentiment de ma responsabilité. Voilà ce qui me pesait. Saurais-je comprendre quelle était la volonté de Dieu en m'envoyant à Karchi et trouver ceux auxquels son message devait être adressé ?

Vers midi nous faisions notre entrée dans la ville. Elle est si grande qu'il nous fallut quelques heures pour traverser ses faubourgs. À la fin, mon conducteur nous amena dans la vaste cour d'un caravansérail ; je mis pied à terre et on me conduisit, par une échelle mobile, à l'étage supérieur dans une chambre d'où je dominais la cour mais où j'étais tout à fait seule. Dans la maison de thé qui se trouvait au rez-de-chaussée, en face, un groupe d'hommes, des voyageurs et des citadins, assistait en silence à mon installation.

J'étais pleine de reconnaissance pour la protection que Dieu m'avait accordée au cours de ce pénible voyage et je goûtais la tranquillité de ma petite chambre lorsque, soudain, une voix qui venait de l'étage inférieur me cria : « Où est votre mari ? » C'était l'inévitable question. De nouveau je répondis : « Je n'en ai point, je suis une « dervichekhatoun ». Suivit le silence habituel. Instruite par l'expérience, je sentais dans ce silence à la fois de la surprise et du blâme. Quand vint la nuit, on retira l'échelle et je dormis d'un sommeil reposant.

Le patron de la maison et ses hôtes m'ayant demandé la raison de ma venue, je leur répondis que j'étais une « kitab-fourouch » ou vendeuse de livres, mais je ne leur dis pas à ce moment-là quels étaient les livres que je portais avec moi. J'ajoutai seulement que ma provision était presque entièrement vendue et que j'espérais partir le lendemain soir pour Samarkand.

Après mes expériences dans une douzaine de grandes foires, de villages et même de villes, je m'étais fait une règle de ne pas dire à l'avance que mes livres étaient des livres religieux, sinon quelque zélé fanatique n'aurait pas manqué de faire immédiatement une tournée à la foire ou dans le village pour empêcher les gens d'acheter ma marchandise ou même de m'écouter. Cette façon de procéder me permettait de partir de bonne heure le matin avec une corbeille remplie de passages de l'Écriture sainte joliment reliés et de me mêler librement à la population sans être entravée par leurs soupçons. Tout au plus pouvais-je sentir chez eux la méfiance qu'ils manifestaient toujours à l'égard de tout livre chrétien. J'évitais en général de prendre un garçon pour porter mon lourd fardeau, car il arrivait souvent que ces « aides » détournaient l'attention des acheteurs ou de ceux qui m'interrogeaient par leur bavardage futile, voire même malveillant.

Toutefois comme Karchi était une très grande ville et que son dialecte ne m'était pas familier, j'engageai un garçon et je partis avec lui dès le matin de bonne heure pour une tournée de reconnaissance dans la ville. Mais quelle ne fut pas ma surprise de le voir marcher devant moi en criant aux passants d'une voix forte : « Cette femme n'a point de mari ! » Et il ne se lassait pas de répéter cette absurde proclamation jusqu'au moment où je pus le rattraper et le faire taire. Nous passâmes devant d'importantes mosquées et des bâtiments scolaires entourés de jardins ombragés et nous rencontrâmes quelques mullahs et quelques « anciens » que je saluai poliment et silencieusement. Nous pénétrâmes ensuite dans les longues ruelles couvertes et à moitié obscures du grand bazar ; les boutiques de marchands persans qui se trouvaient sur mon passage attirèrent particulièrement mon attention.

J'en savais assez à présent et je retournai seule à mon caravansérail. Il fut convenu avec mon hôte qu'il engagerait à mon service, pour le soir même, un conducteur d'araba et que celui-ci m'amènerait au cours de la nuit à Gouzar, en route pour Samarkand. Pendant la chaleur torride de la journée, je restai dans ma chambre, recherchant de tout coeur l'aide et la direction de mon Maître. Je lui abandonnai tout : ma volonté soumise à la sienne, mon esprit éclairé et stimulé par son Esprit, mes paroles inspirées par sa sagesse.

Vers quatre heures de l'après-midi, je rassemblai mes quelques possessions, je m'assurai que le conducteur serait prêt pour six heures et, après avoir mis dans ma corbeille ce qui restait de traités en arabe et les deux seuls Nouveaux Testaments en persan, je me dirigeai vers le centre de la ville.

Le sens inné de l'orientation que je possède s'était encore accentué à force de voyager ; je pus donc facilement trouver mon chemin jusqu'aux mosquées et aux hautes écoles. J'y entrai et offris mes traités en arabe aux vénérables professeurs de science et de théologie islamiques.
Ils les prirent avec une certaine appréhension et d'un air méfiant. C'était une chose tellement inusitée de voir une femme pénétrer là pour offrir Allah seul sait quoi ! Mais lorsque je leur fis lecture du titre de quelques traités en y ajoutant des explications et que leurs yeux tombèrent sur la formule sacrée et familière : « Au nom du Dieu saint et miséricordieux », suivi d'un texte du Coran, ils prirent courage ; ils eurent même l'air satisfait et acceptèrent tous mes traités. Après cela, nous nous quittâmes avec des « salaams » et les voeux les plus cordiaux.
La semence était jetée ; désormais, c'était à Celui qui donne la vie de la faire lever dans les coeurs.

Je retournai aussitôt au bazar où je devais aller à la recherche des deux âmes destinées à recevoir les Nouveaux Testaments. Avec de muettes prières,je longeais les allées regardant attentivement et d'un air amical les marchands assis les jambes croisées dans un silence plein de dignité derrière leurs marchandises. Je tenais à la main l'un des Nouveaux Testaments tout en disant d'une manière engageante en uzbek et en persan : « Voici le Saint Évangile qui parle de 'Isa al-Messih, un bon livre qui indique le chemin du salut. » Personne ne répondit ni ne demanda à voir mes livres.

Mais soudain, je m'arrêtai : deux yeux noirs comme du charbon me lançaient un regard ardent plein de défi. Il y avait dans ce regard la méfiance bien connue du mahométan envers le « nousrani » (chrétien), mais quelque chose de plus : un appel, une question, voire même un ordre. Je m'approchai alors de cet homme et je lui tendis un livre qu'il saisit en continuant à me regarder. Je lui expliquai en quelques mots le but de l'Évangile : « nous faire connaître l'amour que Dieu nous a témoigné en nous donnant son Fils pour nous sauver », c'est-à-dire l'essence du message. L'homme ne répondit rien mais la façon dont il tenait le livre montrait clairement qu'il avait l'intention de le garder.
Je lui fis des adieux très cordiaux et poursuivis ma route, heureuse que cet homme, malgré son air farouche, fût bien celui auquel était destiné ce trésor. Serait-ce pour le critiquer ou pour le bénir ? Dieu seul pouvait le savoir.

Et à présent, à la recherche de la seconde personne à qui je devais le donner ! Encouragée et le coeur plein d'espoir j'avançais en offrant mon livre comme précédemment, avec des paroles engageantes. Tout à coup une voix jeune et amicale me cria : « Est-ce que c'est l'Évangile, le vrai Évangile ? - Certainement, répondis-je, en me hâtant de me rapprocher du marchand qui se pencha pour prendre le Nouveau Testament. « Il n'y a qu'un seul Évangile, celui que Dieu a envoyé aux hommes pour leur parler de Jésus-Christ, le Seigneur, afin que les pécheurs croient en lui et reçoivent par lui le pardon et la vie éternelle. »

Le jeune homme avait porté le livre à ses lèvres et à son front, d'un geste respectueux, puis il le serra dans ses deux mains et parut tout heureux. « Est-ce que vous le lirez vraiment ? lui demandai-je. - Oui, certes, répondit-il, voilà longtemps que je désirais savoir ce qu'il y a au juste dans l'Évangile. » Je lui promis de prier pour qu'il y trouve la Vérité, car c'était la Parole de Dieu annoncée aux hommes. Nous nous touchâmes la main à la mode orientale et en mettant ma main sur la sienne, j'entendais lui donner ma bénédiction.

Les mains vides mais comme si j'avais des ailes je rentrai à mon caravansérail. Mon conducteur m'attendait déjà. Mon tapis fut promptement étendu sur mon siège haut perché et après avoir acheté du pain et du raisin et avoir fait nos adieux tout autour de nous, nous repartîmes pour notre course nocturne.

Nous nous dirigions vers l'est et nous arrivâmes vers le milieu du jour à l'une de ces stations postales du gouvernement russe, qui ressemblaient à une forteresse; elle gardait la route de Samarkand à l'Afghanistan. Cette route qui traversait l'émirat de Boukhara était peu sûre, infestée de bandits boukhariens mais, sous la protection de l'Éternel, je ne « craignais pas les terreurs de la nuit ».

Mon conducteur était un jeune garçon enjoué, passant ces heures nocturnes à se régaler de raisins ou à fredonner doucement les mélodies plaintives de son pays.
Dans mon coeur, il y avait aussi des chants.

Le soleil qui, derrière nous, baissait à l'horizon, jetait ses dernières lueurs, en signe d'adieu, sur toute l'étendue du ciel et colorait d'une teinte rosée les sommets lointains vers lesquels nous marchions. À la vue de cette beauté éphémère du ciel, je pensais que « c'est ainsi que nous tous qui contemplons, comme dans un miroir, la gloire du Seigneur, à visage découvert, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par l'Esprit du Seigneur ».
Le coeur rempli de ces pensées et de ces espoirs, je poursuivis ma route dans la nuit.


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1 Moullah, maure, professeur musulman.

 

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