LA GRANDE AVENTURE
AU
SERVICE DE
DIEU
CHAPITRE II
À TRAVERS L'ASIE CENTRALE RUSSE
L'Asie centrale russe, appelée le
Turkestan russe sous le gouvernement du Tsar,
s'étend des rives de la mer Caspienne
à la frontière occidentale de la
Chine. Sa frontière méridionale passe
au nord de la Perse, de l'Afghanistan, du
Kafiristan et du Turkestan chinois ou Kachgarie.
L'émirat de Boukhara et le khanat de Khiva
sur la mer d'Aral jouissaient, à
l'époque où je faisais ce voyage,
d'une certaine autonomie en ce qui concernait leurs
affaires intérieures.
Cette partie de l'Asie centrale avait
été conquise tout entière par
les Russes et incorporée à l'Empire
entre 1865 et 1885. La liberté
complète d'exercer leur religion, l'islam,
et de conserver leurs rites et leurs coutumes avait
été garantie par le vainqueur
à la population de huit à dix
millions d'âmes, alors entièrement
musulmane. Il était interdit à
l'Eglise d'État de faire la moindre
propagande religieuse.
Seul un petit nombre de mennonites,
colons d'origine allemande,
faisait paisiblement oeuvre
d'évangélisation dans le Nord, parmi
les Kirghiz, et moi-même, j'avais
également commencé, en 1910, une
oeuvre missionnaire d'une façon
indépendante, en colportant la Bible dans
l'Uzbékistan, le Ferghana et le Boukhara. Je
ne dépendais d'aucune société
missionnaire russe ou étrangère au
point de vue de mon travail, ni au point de vue
financier, et j'avais, providentiellement, des amis
dévoués à mon oeuvre et si
haut placés que les fonctionnaires du
gouvernement ne pouvaient guère s'y
opposer ; c'est pourquoi je pus, année
après année, semer le bon grain de la
Parole de Dieu dans les champs jusque-là en
friche de ces grands pays musulmans.
J'avais été
expulsée une fois du Vieux-Boukhara ;
on me soupçonnait d'être une
missionnaire alors que j'y séjournais pour
étudier les langues à la polyclinique
des femmes musulmanes. Mais, à
présent, c'est-à-dire deux
années plus tard, je décidai, avec
l'aide de Dieu, d'aller dans cette ville une fois
de plus, afin d'y répandre la connaissance
du Seigneur Jésus-Christ par
l'Écriture sainte.
Mais comment m'y prendre ?
J'étais bien connue dans les bazars depuis
mes premiers séjours au Vieux-Boukhara car
on ne voyait guère d'étrangers
à cette époque et seulement de loin
en loin, dans cette citadelle de
l'islamisme.
Comme on pouvait entrer par plusieurs
portes dans la ville ceinte de murailles, je
résolus de m'y introduire
chaque jour par une autre porte et de distribuer
mes livres seulement dans le quartier
avoisinant ; de la sorte, on ne me verrait
jamais deux fois dans le même quartier. Ainsi
fut fait.
Je logeais au Nouveau-Boukhara,
où se trouvaient une garnison de soldats
russes ainsi que le consulat russe.
Le premier jour de mon
« invasion » dans le
Vieux-Boukhara, j'apportai un gros sac rempli
d'écrits bibliques en plusieurs langues et
je les remis à un homme digne de confiance,
pour parer à toute
éventualité. J'exécutai mon
projet : entrer chaque jour avec ma
« marchandise » par une porte
différente, déambuler à
travers les ruelles entre les maisons sans
fenêtre, pénétrer dans les
maisons de thé, dans les mosquées et
les « khaousas » sacrés
(établissements pour les ablutions
rituelles). Je m'adressais à tous ceux qui
étaient disposés à
m'écouter, je lisais et expliquais, je
posais des questions et répondais à
celles qu'on me faisait. Tout se passait sans
froissement aucun de part et d'autre.
Vers la fin de mon séjour, je me
rendis au centre de la ville, le Reghistan ;
tout près de là, se trouvaient le
palais de l'émir et quelques-unes des plus
grandes mosquées. Après une vive
discussion avec un « mullah
(1) »,
au sein d'une foule de curieux, un autre mullah
m'ordonna de partir ; je prononçai
quelques paroles d'explication et d'hommage au
Seigneur, puis me retirai
tranquillement. Ce n'eût certainement pas
été l'honorer aux yeux de mon public
musulman que d'insister pour continuer à
parler et provoquer ainsi une bagarre.
Je remerciai Dieu du fond du coeur pour
ce qu'il m'avait permis de faire et de dire dans
cette cité fanatique ; je
décidai de ne pas retourner au
Vieux-Boukhara pour le moment et de repartir
aussitôt que possible pour la ville de
Karchi, dans une autre région de
l'émirat. Karchi était connue pour la
rudesse et le fanatisme de ses habitants.
C'était une ville essentiellement musulmane
où aucun Russe ne s'était encore
installé, à part quelques juifs de
Boukhara, venus pour y faire du commerce.
On pouvait atteindre Karchi, soit du
nord, C'est-à-dire de la capitale, le
Vieux-Boukhara, en trois jours de voiture, à
travers le désert de sable, ou bien par un
chemin beaucoup plus long : d'abord vers le
sud, sur le fleuve Amou-Daria jusqu'à
Kerki ; de là, après avoir
franchi ce fleuve, de nouveau par le redoutable
désert de sable, vers le nord.
J'avais tout d'abord
décidé de prendre le chemin le plus
court, en compagnie d'un marchand juif, mais ce
projet ne se réalisa pas, car tandis que je
prenais un court repos à mon hôtel,
avant mon départ, je fus convoquée
par le consul russe au Nouveau-Boukhara ; je
m'y rendis aussitôt en me demandant ce que
cela signifiait.
Le consul m'informa poliment mais
sérieusement que, la veille, un groupe de
mullahs du Vieux-Boukhara
s'était présenté devant lui et
avait déposé une plainte au sujet de
mes visites à leur ville sainte où je
répandais des livres interdits aux musulmans
et qui parlaient de la « din
î-nousrani » (religion
chrétienne). Ils avaient averti le consul
que si jamais on me revoyait faisant cela dans le
Vieux-Boukhara on m'en chasserait à coups de
pierres et de bâton.
Je dis au consul que j'avais
déjà pris la résolution de
cesser mes visites dans la capitale. Il me demanda
alors si j'avais l'autorisation du gouvernement
russe pour répandre l'Écriture
sainte. Je lui montrai mon permis pour tout
l'Empire russe, dans toutes les langues que je
voudrais ». Ce permis m'était
renouvelé chaque année par le
gouverneur de Moscou.
« Mais avez-vous un permis
spécial pour entrer dans l'émirat de
Boukhara en y apportant l'Écriture
sainte ? demanda le consul.
- Non, je n'en ai point, fut ma
réponse, car l'émirat est un
État autonome et on ne peut y
évangéliser qu'à ses risques
et périls ; je suis fort heureuse
d'avoir pu, avec l'aide de Dieu, répandre
l'Évangile si peu que ce soit parmi les
fanatiques de cette cité et avoir pu rendre
témoignage au Christ. Mais je sens
moi-même que je dois m'arrêter à
présent et je vais quitter cet
endroit.
- C'est parfait en ce qui vous concerne,
répliqua le consul, mais quant à moi,
je suis obligé de faire un rapport sur votre
activité au gouverneur de Tachkent.
- Faites comme vous croyez devoir le
faire, répondis-je, mais je ne puis que
répéter qu'à
l'intérieur des frontières de
l'émirat je ne suis pas soumise à la
juridiction russe et suis libre de ne suivre que
les directions de Dieu. »
En partant, je me rendis compte que,
dorénavant, ici à Boukhara, de
même que dans d'autres parties du Turkestan,
la police suivrait mes traces ! J'allai donc
aussitôt trouver le commerçant juif
avec lequel je devais me rendre à Karchi et
je lui dis qu'il serait plus en
sécurité s'il voyageait sans
moi.
Depuis mon arrivée au Turkestan
en 1910, j'avais toujours été un
objet d'étonnement pour les fonctionnaires
du gouvernement russe ; je leur étais
même suspecte, mais, grâce aux amis
influents que Dieu m'avait donnés, on
m'avait permis jusqu'alors de continuer ma vie
itinérante de messagère du Christ.
Toutefois j'avais appris à me servir du
« bon sens » que saint Paul
attribue au croyant, c'est pourquoi, après
ma conversation avec le consul, je décidai
tout de suite de changer d'itinéraire pour
aller à Karchi et de prendre une voie
inusitée. Je n'irai pas directement vers le
sud-est à travers le désert mais je
prendrai d'abord, au sud-ouest, le bateau
jusqu'à la forteresse de Kerki et, de
là, laissant le fleuve Amou-Daria, je
poursuivrai ma route pour Karchi du sud au
nord.
Je quittai le Nouveau-Boukhara le soir
même, avec deux malles contenant les
vêtements nécessaires pour une absence
de quinze jours et des
écrits bibliques en
afghan, en persan, en uzbek, en hébreu, en
yiddish et en russe. J'atteignis le lendemain matin
Tchardjoui situé sur le fleuve et
m'embarquai aussitôt sur le bateau qui
faisait le service une fois par semaine de Khiva
sur la mer d'Aral à Patta-Hissar sur la
frontière nord de l'Afghanistan. Le trajet
dura plusieurs jours car nous remontions le courant
et en outre nous étions arrêtés
par des bancs de sable au milieu du fleuve qui nous
forçaient à jeter l'ancre chaque
nuit.
La vie à bord était
très simple et très agréable.
Les passagers de première classe se
mêlaient librement aux passagers du pont qui
se composaient de Boukhariens, d'Afghans, de juifs
et de soldats russes rejoignant leur garnison, la
forteresse de Kerki Je me souviens avec plaisir de
cette atmosphère fraternelle qui permettait
à chacun de se donner en toute
liberté pour ce qu'il était. Mes
écrits bibliques auxquels j'avais
ajouté une bonne provision de traités
en russe et de biographies de saints étaient
appréciés et provoquèrent bien
des conversations avec le capitaine et les
officiers, avec les marchands, le prêtre ou
« batiouchka », ainsi qu'avec
les musulmans et les soldats ; ceux-ci avaient
l'âme simple des paysans ; on pouvait y
jeter la bonne semence avec l'espoir presque
certain qu'elle ne tomberait pas sur un terrain
pierreux ; du moins en était-il ainsi
dans le « bon vieux
temps » ! Nous arrivâmes enfin
à la forteresse de Kerki, située
autrefois sur sol afghan et actuellement sur sol
russe. C'était de là que je
devais partir vers le nord
pour
aller à Karchi. Kerki, comme toutes les
villes et tous les hameaux du Turkestan,
était divisée en deux : la ville
« neuve ou russe » et la ville
« ancienne ou musulmane ».
La première était le
siège des forces militaires, la seconde, le
centre de la vie commerciale et indigène. La
ville neuve avait un air avenant avec ses bungalows
blancs et ses grands jardins ombragés. Je
devais m'y arrêter pour m'informer des voies
et moyens d'atteindre Karchi à travers le
morne désert inhabité qui
s'étend du fleuve Amou-Daria jusqu'à
l'intérieur de l'émirat de
Boukhara ; je me mis donc à chercher
une chambre où je pourrais me reposer
quelques jours. Je ne me dissimulais pas que
l'apparition dans cette ville d'une
étrangère, surtout d'une femme seule,
était tout à fait insolite et qu'elle
serait remarquée et commentée.
« Qui donc est-elle ? et quels
motifs a-t-elle de venir en ce lieu
excentrique ? » Mais j'avais pris
l'habitude d'être en butte à la
curiosité et même aux suspicions et,
Dieu merci ! d'y faire face. Je portais
l'uniforme des soeurs de la Croix-Rouge qui,
partout en Russie, était aimée et
respectée ; la
« siestritsa »
n'était-elle pas l'amie et la vraie soeur de
tous ceux qui souffrent ? C'était aussi
une de mes tactiques éprouvées
d'entrer dans « le camp
ennemi » - si ennemi il y avait - sans
délai et sans crainte. Je demandai donc ici
aussi une chambre et j'en trouvai une dans le
bungalow d'un officier supérieur. Je
déclarai sans ambages que je voyageais de
mon propre gré et d'une
façon indépendante pour vendre
l'Écriture sainte en autant de langages
qu'on en parlait dans les diverses parties de la
Russie, et que j'étais en même temps
membre de la « Croix-Rouge de toutes les
Russies ». Comme j'étais sur sol
russe tant que je séjournais dans la
forteresse, la validité de mon permis fut
admise et ma situation était tout à
fait en règle.
Après avoir pris quelques jours
de repos chez mes hôtes - milieu très
cultivé - et fait des tournées
quotidiennes dans les baraques, les bazars et les
maisons de thé, munie de mes écrits
bibliques joliment reliés, je m'enquis
prudemment des moyens d'atteindre mon but qui
était la ville de Karchi.
« Comment y aller ? Combien de jours
et de nuits de voiture (araba) est-ce que cela
représente ? Par combien de
caravansérails faudra-t-il passer ? Et
pourra-t-on y trouver de l'eau et du
pain ? » Tous ceux à qui
j'adressais cette question avaient l'air
stupéfait. « Quoi ! une femme
tout à fait seule songeait à
traverser ce terrible désert et en cette
saison, par la chaleur torride de
l'été ? Et pour quelle raison
aller parmi des gens aussi peu
civilisés ? »
J'avais prié avec ferveur pour
que Dieu me fasse trouver la personne capable de me
donner un conseil au sujet de cette
traversée du désert. Et je trouvai
effectivement un marchand juif qui avait plus d'une
fois fait le voyage de Karchi ; bien qu'il
secouât la tête, lui aussi, à
l'annonce de ce projet, il me donna quelques
conseils et engagea pour moi le
conducteur d'une « araba » du
pays en fixant le prix d'avance. Cependant sur un
point essentiel, il se trompait gravement! Il
m'avait assuré que durant les trois ou
quatre jours de voyage, on me fournirait du pain
pour le conducteur et moi et du fourrage pour le
cheval, aux divers «kounouchs » ou petits
caravansérails des plus primitifs. En
réalité, avant d'atteindre les
faubourgs de Karchi, nous ne trouvâmes pas de
pain du tout et seulement de l'eau
saumâtre.
Mon but et mon espoir en entreprenant ce
voyage étaient, bien entendu, exclusivement
associés aux documents bibliques que
j'emportais; je craignais donc qu'il ne m'en
restât qu'une très petite
quantité, après en avoir vendu sur le
bateau et dans mes tournées à travers
la forteresse de Kerki. Cela valait-il la peine de
parcourir une telle distance pour « ces
cinq pains d'orge et ces deux
poissons » ?
Mais Dieu soit loué !
J'avais si souvent expérimenté ses
directions et appris à saisir par la foi
quelque chose de sa pensée et de ses
« voies mystérieuses »,
que je résolus de partir par pure
obéissance et avec joie, m'en remettant
à lui, le Tout-Puissant, du succès ou
de l'échec - peut-être apparent
seulement - de cette entreprise.
Le matin fixé pour notre
départ, de très bonne heure, je me
rendis au bord du fleuve où toute une foule
était rassemblée, une foule
composée moins encore d'hommes que de
moutons qui devaient être transportés
à Boukhara. Tout près se trouvait le
bac qui allait nous faire traverser le large fleuve
de l'Amou-Daria au cours
rapide.
Je m'assis sur ma petite malle de livres ;
toutes mes affaires étaient
enveloppées dans un tapis et un petit sac
contenait ma ration quotidienne de pain, une gourde
d'eau et quelques melons.
J'avais tout loisir pour étudier
ceux qui m'entouraient ; il y avait un
continuel va-et-vient, un bruyant
remue-ménage. J'observai le
tempérament farouche et passionné des
natifs de l'endroit - Boukhariens et Afghans -
contrastant avec la placidité des
Uzbeks ; les Boukhariens sont de souche
aryenne, les Afghans peut-être
sémites, tandis que les Uzbeks ont du sang
turc. Je constatai aussi, avec effroi, que leur
langage m'était incompréhensible. Je
comprenais facilement et parlais le persan des gens
cultivés mais non le dialecte employé
ici. Cela signifiait que pendant trois ou quatre
jours, jusqu'à notre arrivée à
Karchi, nous pourrions à peine nous
comprendre, mon conducteur et moi ! Ainsi je
serais non seulement seule mais encore
virtuellement sourde et muette !
Toutefois ces circonstances et leurs
suites possibles ne causaient à la surface
de mon âme qu'un frémissement
léger comme celui que causerait sur l'eau
une brise éphémère. Dans sa
couche profonde mon âme restait parfaitement
calme, prête à tout, quoi qu'il
advienne ; une paix complète
m'enveloppait et ainsi tout était
bien.
C'était midi. Nous attendions,
les uns assis, les autres debout ou couchés
sous les rayons ardents du soleil. On nous appela
enfin à prendre place sur
le bac ; tout
d'abord on fit
passer les troupeaux de moutons sur
l'étroite passerelle, puis vint un
magnifique pur sang richement
caparaçonné qui ruait et
renâclait, conduit par un serviteur.
Suivaient les conducteurs des diverses arabas, puis
des hommes et des animaux faisant entendre des
vociférations et des bêlements, et
enfin, la dernière du troupeau, je mis le
pied sur le bac, cherchant un coin où
m'asseoir, mais tout était plein à
déborder.
Je ne pus trouver de place que sur un
tas de melons d'eau et juste à
côté du beau coursier, voisin peu
agréable. Il était tout tremblant,
effrayé par cette vaste étendue d'eau
qui l'environnait, par le bêlement des
centaines de moutons qui faisaient des efforts
frénétiques pour sauter par-dessus
bord, par les cris des conducteurs qui pouvaient
à peine s'en rendre maîtres. À
la fin, à notre grand soulagement, notre bac
démarra et le courant nous emporta
rapidement.
Au milieu de cet enfer, la grâce
me fut donnée d'être en paix et
même de jouir de la situation, du clapotement
mélodieux des vagues contre notre bateau
qui, surchargé, se maintenait juste
au-dessus de la ligne de flottaison ; devant
nous, les dunes de sable qui s'étendaient au
loin, à travers l'émirat, et
derrière nous les murailles blanches de la
forteresse de Kerki qui disparaissait rapidement,
entourée de ses beaux jardins. Je sifflais
doucement pour apaiser le cheval piaffant et
renâclant, je frôlais presque le poil
soyeux de sa robe . Par-dessus
tout, j'avais dans mon coeur la ferme assurance que
tout se passait exactement selon la volonté
de Dieu et que j'étais là où
je devais être et sur la bonne voie.
Nous parcourûmes une longue
distance sur les flots rapides du fleuve avant
d'aborder. Avec une surprenante rapidité,
les hommes et les animaux, se bousculant et se
poussant les uns les autres, parvinrent à
terre et, dans une fuite désordonnée,
disparurent dans toutes les directions. Nous
restions seuls, mon conducteur et moi, avec l'araba
et nous nous préparâmes au
départ. Mon tapis fui étendu sur la
planche fixée entre les deux hautes roues
où je me cramponnai pour grimper sur le
siège. Mes quelques possessions et la malle,
- bien petite hélas ! - contenant les
écrits bibliques, furent attachées
par derrière ainsi que les trop
parcimonieuses bottes de fourrage pour mon cheval.
Tout cela fut accompli en silence car, jusqu'ici,
nous n'avions pas encore trouvé, mon
conducteur et moi, dans quel dialecte, s'il en
existait un, nous pourrions converser au cours de
notre long voyage. Je m'installai à la
façon orientale, le conducteur s'assit sur
le devant et, en route avec une prière au
seul et même Dieu partant du coeur musulman
comme du coeur chrétien.
Je me rappelle m'être sentie heureuse lors
de cette course périlleuse à Karchi.
Le Maître lui-même l'avait
préparée pour moi et il saurait, sans
aucun doute, y mettre sa
bénédiction et la faire
réussir.
Après le bruit et la chaleur de
la journée, le silence du désert,
tout autour de nous, était un repos
bienfaisant. Le soleil couchant empourprait les
dunes de sable. Notre petit cheval indigène
couvrait kilomètre après
kilomètre au trot caractéristique des
chevaux attelés à une araba ;
cela produisait, pour le voyageur assis ou
couché sur la planche, des secousses
ininterrompues ; il fallait de la patience et
de l'expérience pour le supporter ;
heureusement que je possédais les
deux.
Le conducteur fredonnait une
cantilène de son pays, se
répétant à lui-même tout
ce dont il venait d'être le
témoin ; cela faisait l'effet d'un
bourdonnement continu.
Soudain, on s'arrêta court ;
devant nous se tenait le cavalier boukharien qui
avait la garde du coursier royal et qui devait le
conduire jusqu'à la capitale, le
Vieux-Boukhara ; il était chargé
de le remettre à l'émir de la part
d'un de ses vassaux, le begh de Kerki qui le lui
offrait, en cadeau.
« Que vous est-il
arrivé à vous et à votre
cheval ? » fut notre question comme
il s'approchait d'un air qui ne présageait
rien de bon.
« J'ai oublié
d'emporter du fourrage pour mon cheval,
répondit-il ; je suis obligé de
prendre celui que vous avez, de peur que cet animal
ne tombe d'inanition en route, avant notre
arrivée à Karchi, ce qui me ferait
encourir la disgrâce de mon seigneur
l'émir. » À ces mots, il
grimpa sur mon siège et se
mit à jeter en bas toutes les bottes d'alfa
qui constituaient le fourrage de notre
cheval ! Nous nous soumîmes, mon
conducteur et moi, avec un stoïcisme tout
oriental, car nous avions encore l'espoir de
pouvoir acheter du fourrage au premier
« kounouch » ou
campement.
Le soleil avait disparu sur ces
entrefaites, et la nuit orientale, soudaine comme
toujours, lui succéda, dissipant dans le
ciel les dernières lueurs du
couchant.
Tard dans la nuit, nous arrivâmes
à un petit hameau composé de deux ou
trois huttes où un indigène à
moitié endormi nous apporta du thé.
Il n'y avait pas de pain mais nous trouvâmes
du moins une ou deux bottes de fourrage pour notre
cheval.
Je dormis dans l'araba sous le ciel
étoilé et à l'aube nous
repartions déjà.
Toute la journée nous
poursuivîmes notre route, au trot ralenti du
cheval insuffisamment nourri. Nous nous
partageâmes, le conducteur et moi, l'eau
saumâtre de notre gourde, devenue chaude
à mesure que le jour avançait ;
nous n'avions de pain ni l'un ni l'autre. Un soleil
de feu tombait à pic sur le sable qui
scintillait comme s'il projetait des
étincelles, effet causé sans doute
par le sel qu'il contenait. Aucune habitation,
aucun être humain, aucun oiseau.
Une fois seulement nous avons
trouvé sur notre chemin les ruines d'un
ancien puits, complètement à sec, et
nous nous sommes reposés à son ombre
un moment. Nous avions
finalement
trouvé le moyen de causer ensemble, mon
conducteur et moi, et les inconforts du voyage que
nous subissions l'un et l'autre avaient
créé entre nous une sorte de
camaraderie.
Plus d'une fois dans la journée,
j'étais descendue de mon siège haut
perché entre les roues. Je ne pouvais plus
supporter, à la longue, la position assise
les jambes croisées, ou couchée
à plat la face contre terre, secouée
par les continuels cahots de notre carriole. En
marchant je respirais plus librement, et j'allais
aussi vite ou plutôt aussi lentement que
notre pauvre cheval affamé et
altéré. À l'ouest,
apparaissaient des mirages : des
bâtiments blancs, de grands palmiers et de
l'eau, de grandes étendues
d'eau !
Le soleil se couchait dans un ciel d'or
et de feu, faisant présager une chaleur
intense pour le lendemain, lorsque nous
atteignîmes notre abri pour la nuit. Ce
n'était qu'un petit groupe de huttes
semblables à notre dernier
« kounouch ». Elles n'avaient
d'autre ouverture qu'une entrée basse et
étroite sur le devant et par laquelle je
rampai à l'intérieur où il
faisait sombre et frais. Je m'étendis sur le
grossier tapis et je bus tasse après tasse
d'un thé chaud et saumâtre. Mon
conducteur en fit autant après avoir pris
soin de son cheval. Impossible d'avoir du pain et,
ce qui était pire, point de fourrage pour le
pauvre animal !
De nouveau le grand ciel bleu sombre
étendait sa voûte constellée
d'étoiles au-dessus de moi,
comme je me préparais
à dormir à l'extérieur du
« trou à taupes »
où mon conducteur s'était
installé pour la nuit.
Combien l'univers qui m'entourait me
semblait mort, sinistre, plein de
mystère ! Et moi-même, point
imperceptible au milieu de ce désert sans
limites, sous l'immense étendue des cieux,
combien je m'y sentais petite, solitaire,
impuissante ! Pourtant quelle chose admirable
de savoir qu'un Père était
présent là-haut, très loin...
non, très près, si près que
mon âme pouvait entendre sa voix et
s'élever au-dessus des misères
terrestres. la douleur, la fatigue, la faim et la
soif, et entonner un chant de
louanges !
Mes prières ne cessaient de
monter à Dieu afin qu'il bénisse ce
périlleux voyage et que se réalise sa
promesse - « Quiconque met sa confiance
en lui ne sera pas confus ».
Était-ce vraiment sa
volonté que son nom soit proclamé et
son salut offert à quelques âmes dans
cette contrée de Karchi, sauvage et mal
famée ? Comment en douter après
l'appel si net que j'avais
reçu ?
J'avais la conviction profonde, et
c'était la raison d'être de toute mon
oeuvre en Turkestan, qu'il y avait dans ce pays
quelques âmes élues et
prédestinées à faire partie de
son corps qui est l'Eglise, avec tous ses saints
à travers le vaste monde. Oui,
c'était bien cela qui me poussait à
courir la grande aventure dans ces régions
lointaines. Pour Dieu, il n'y a rien
d'inaccessible.
L'aube du jour suivant nous trouva de
nouveau en route. La journée
s'annonçait rude pour hommes et bête.
Nous avions pitié de notre pauvre cheval,
sans fourrage depuis deux jours et n'ayant pour
toute boisson qu'un peu d'eau saumâtre -
comme nous-mêmes du reste. Une gourde pleine
de cette eau, c'est tout ce que nous avions pu
emporter, et impossible d'atteindre le prochain
campement avant la tombée de la
nuit.
Le soleil se leva tout rouge, à
travers une brume de mauvais augure ; des
mirages d'arbres touffus et d'étangs remplis
d'eau nous narguaient au loin, vers
l'ouest.
J'étais descendue de mon
siège pour de bon et je marchais vaillamment
de même que le conducteur. Vers le milieu du
jour le « simoun »
s'éleva, en soulevant de son souffle
brûlant des nuages de sable fin très
chaud. Notre cheval chancelait sous ses rafales,
aveuglé par le sable, affamé et
altéré ; cependant nous ne
prîmes aucun repos. Aucun abri, aucun ombrage
ne s'offrait à nous ; il fallait
poursuivre notre chemin heure après
heure.
Toutes les fois que le cheval,
épuisé, s'arrêtait, je
l'encourageais en balançant au-dessus de sa
tête mon ombrelle rouge ; cela
rafraîchissait l'air un instant et il se
remettait péniblement en route. Les heures
de l'après-midi furent terribles, notre
provision d'eau était épuisée
depuis longtemps ; nous avions la bouche et
les yeux remplis de sable fin, nos lèvres se
crevassaient et, lorsque je regardai le conducteur,
je fus impressionnée par son visage
desséché, son teint
noir bleuâtre comme celui d'une personne qui
se meurt du choléra. Sans doute avais-je le
même aspect. Je ne pouvais adresser au ciel
que des gémissements, et pourtant, nous
n'étions pas perdus dans le désert,
nous finirions bien par trouver sur notre route
quelque asile pour nous y reposer, si Dieu nous
aidait à
« tenir ».
Il n'y avait point de chemin
tracé sous nos pieds ; cheval et
conducteur, guidés par l'instinct, y
avançaient résolument dans la
direction du nord.
À la fin, comme le soleil allait
se coucher, nous aperçûmes dans le
sable quelques
« taupinières » à
peine visibles à nos yeux affaiblis. Et
alors nous avançâmes de plus belle,
tirant par la bride notre malheureux compagnon
jusqu'au campement. Quel soulagement d'y arriver
enfin !
Hors d'haleine, sans pouvoir prononcer
une parole, j'entrai par l'étroite ouverture
dans l'une des huttes où je vis quelques
musulmans accroupis sur le sol. L'air frais, voire
humide, produisit un tel effet sur mon corps
surchauffé et mon coeur excédé
de fatigue que je me trouvai mal. Je suppliai Dieu
de ne pas me laisser perdre connaissance et tomber,
ici, seule au milieu de ces étrangers ;
je saisis des mains de l'un d'eux un bol plein
d'eau et me le versai dans le cou. Le choc produit
par cette douche froide si soudaine agit sur mon
coeur défaillant comme un coup de fouet et
le ranima aussitôt ; mes yeux obscurcis
se rouvrirent et je revins à moi.
Je m'assis sur le tapis et adressai le
salut habituel, le « salamet »,
à ces hommes qui me dévisageaient,
abasourdis à l'apparition de cet hôte
inattendu et qui se trouvait être une
femme !
« Où est votre
mari ? » fut leur première
question. «Je n'en ai point. Je suis une
« dervichekhatoun » (une
religieuse), répondis-je.
Un profond silence suivit. Je commandai
du thé ; on ne pouvait pas se procurer
du pain ici non plus. Le conducteur qui, pendant ce
temps, avait pris soin de son cheval, entra
à son tour. L'air frais et le thé
chaud effacèrent peu à peu de son
visage le teint livide qu'il avait. Nous
étions tous deux si exténués
que, sans échanger une seule parole avec les
autres voyageurs, nous ressortîmes de la
hutte. Je m'étendis sur ma carriole aux
hautes roues et je baignai mes membres endoloris
dans la fraîcheur de l'air nocturne tandis
que mon âme et mon esprit s'ouvraient
à la douce présence de mon
Maître.
Nous reprîmes notre route le
lendemain matin de bonne heure, reconnaissants
d'avoir été protégés au
milieu des dures épreuves de la veille et
pleins d'espoir aussi, car ce jour-là nous
devions arriver à un grand
« kichlak » ou village, les
premières habitations humaines depuis notre
départ de Kerki quatre jours auparavant et
nous y trouverions de l'eau fraîche, du pain
et du repos !
Mais pour le moment, nous étions
toujours dans le désert; de nouveau je dus
mettre pied à terre et marcher pendant des
kilomètres car notre cheval
était à bout de
forces ; il fallait lui épargner tout
effort supplémentaire. Vers midi nous
atteignîmes les premiers jardins ;
combien la vue des champs, des arbres fruitiers,
des vignes et des ruisseaux était
bienfaisante ! Enfin nous arrivâmes au
village, et notre attelage pénétra
dans la vaste cour d'un agréable
caravansérail où régnait la
fraîcheur. On me conduisit dans la chambre
des hôtes et je m'assis sur le tapis au
milieu de couvertures et de coussins. On
déposa devant moi des fruits, du thé
et du pain indigène. Le conducteur ne tarda
pas à venir partager ces
rafraîchissements si bienvenus, après
quoi je tombai dans un paisible sommeil bien
mérité.
Dans toutes les demeures du Turkestan
musulman, à l'heure du couchant, on sert,
dans un grand plat rond, un mets
épicé, appelé
« pilouf », qu'on affectionne
particulièrement et qui se compose de riz et
de tranches de mouton. Tout le monde se sert avec
ses doigts qu'on a soigneusement lavés au
préalable. Mon conducteur et moi, nous nous
joignîmes à ce repas avec un bel
appétit. Auparavant, on m'avait
promenée à travers la maison et le
jardin avec amabilité mais non sans
manifester une certaine curiosité à
mon égard. Les « dames »
m'avaient invitée à une
réception des anciens de la
communauté. Les hommes parlaient l'uzbek de
sorte que nous pûmes échanger des
nouvelles et des opinions, celles-ci concernant nos
religions respectives.
Au début ces
« anciens » rendirent hommage
au Christ, « 'Isa
al-Messih », en citant des textes du
Coran pour démontrer d'après leurs
livres sacrés qu'eux aussi le
vénéraient. Je me mis à
comparer ces textes avec les déclarations
contenues dans l'Évangile qu'ils
respectaient également ; les
divergences manifestes entre le « nabi
'Sa' de l'islam et le « Fils de Dieu,
Jésus-Christ le Crucifié et le
Ressuscité », d'après
l'Évangile et la foi que je professais, leur
apparurent alors. Les vénérables
« anciens » gardèrent le
silence, l'air sérieux et embarrassé,
puis au bout d'un moment quittèrent la
maison.
J'en fus peinée mais non
surprise. Trop souvent j'avais été le
témoin de scènes de ce genre :
des musulmans s'étaient montrés
disposés à écouter et à
accepter le message de l'Évangile mais
dès qu'on leur parlait de la
vérité contenue dans ce même
Évangile, de la gloire de
Jésus-Christ comme Fils de Dieu et de son
humiliation par sa mort sur la croix, ils se
heurtaient à cette pierre d'achoppement et
vous quittaient. Et pourtant, c'est
précisément ce
message-là qui devait
être proclamé, et la semence
être jetée, en s'en remettant à
Dieu du soin de la faire recevoir et fructifier
dans un bon terrain préparé par son
Saint-Esprit.
« Jette ton pain à la
surface des eaux ! »
Le lendemain nous repartions, restaurés,
et avec un autre cheval. La course, cette fois,
était une partie de plaisir ; nous
traversions un pays
cultivé où les
champs étaient mûrs pour la moisson et
les arbres courbés sous l'abondance de
fruits succulents. Tout en jouissant de ces
agréables sites, je priais avec ferveur afin
que me soient accordés le courage et la
sagesse nécessaires pour la tâche qui
m'attendait à Karchi.
Ce qui me troublait en m'aventurant
seule dans cette ville mal famée où
ma voix serait la première à
prononcer le nom du Seigneur Jésus-Christ,
ce n'était pas des craintes au sujet de ma
propre sécurité, non, c'était
bien plutôt le sentiment de ma
responsabilité. Voilà ce qui me
pesait. Saurais-je comprendre quelle était
la volonté de Dieu en m'envoyant à
Karchi et trouver ceux auxquels son message devait
être adressé ?
Vers midi nous faisions notre
entrée dans la ville. Elle est si grande
qu'il nous fallut quelques heures pour traverser
ses faubourgs. À la fin, mon conducteur nous
amena dans la vaste cour d'un
caravansérail ; je mis pied à
terre et on me conduisit, par une échelle
mobile, à l'étage supérieur
dans une chambre d'où je dominais la cour
mais où j'étais tout à fait
seule. Dans la maison de thé qui se trouvait
au rez-de-chaussée, en face, un groupe
d'hommes, des voyageurs et des citadins, assistait
en silence à mon installation.
J'étais pleine de reconnaissance
pour la protection que Dieu m'avait accordée
au cours de ce pénible voyage et je
goûtais la tranquillité de ma petite
chambre lorsque, soudain, une voix qui venait de
l'étage inférieur me cria :
« Où est votre
mari ? »
C'était l'inévitable question. De
nouveau je répondis : « Je
n'en ai point, je suis une
« dervichekhatoun ». Suivit le
silence habituel. Instruite par
l'expérience, je sentais dans ce silence
à la fois de la surprise et du blâme.
Quand vint la nuit, on retira l'échelle et
je dormis d'un sommeil reposant.
Le patron de la maison et ses
hôtes m'ayant demandé la raison de ma
venue, je leur répondis que j'étais
une « kitab-fourouch » ou
vendeuse de livres, mais je ne leur dis pas
à ce moment-là quels étaient
les livres que je portais avec moi. J'ajoutai
seulement que ma provision était presque
entièrement vendue et que j'espérais
partir le lendemain soir pour Samarkand.
Après mes expériences dans
une douzaine de grandes foires, de villages et
même de villes, je m'étais fait une
règle de ne pas dire à l'avance que
mes livres étaient des livres religieux,
sinon quelque zélé fanatique n'aurait
pas manqué de faire immédiatement une
tournée à la foire ou dans le village
pour empêcher les gens d'acheter ma
marchandise ou même de m'écouter.
Cette façon de procéder me permettait
de partir de bonne heure le matin avec une
corbeille remplie de passages de l'Écriture
sainte joliment reliés et de me mêler
librement à la population sans être
entravée par leurs soupçons. Tout au
plus pouvais-je sentir chez eux la méfiance
qu'ils manifestaient toujours à
l'égard de tout livre chrétien.
J'évitais en général de
prendre un garçon pour porter mon lourd
fardeau, car il arrivait souvent que ces
« aides »
détournaient l'attention
des acheteurs ou de ceux qui m'interrogeaient par
leur bavardage futile, voire même
malveillant.
Toutefois comme Karchi était une
très grande ville et que son dialecte ne
m'était pas familier, j'engageai un
garçon et je partis avec lui dès le
matin de bonne heure pour une tournée de
reconnaissance dans la ville. Mais quelle ne fut
pas ma surprise de le voir marcher devant moi en
criant aux passants d'une voix forte :
« Cette femme n'a point de
mari ! » Et il ne se lassait pas de
répéter cette absurde proclamation
jusqu'au moment où je pus le rattraper et le
faire taire. Nous passâmes devant
d'importantes mosquées et des
bâtiments scolaires entourés de
jardins ombragés et nous rencontrâmes
quelques mullahs et quelques
« anciens » que je saluai
poliment et silencieusement. Nous
pénétrâmes ensuite dans les
longues ruelles couvertes et à moitié
obscures du grand bazar ; les boutiques de
marchands persans qui se trouvaient sur mon passage
attirèrent particulièrement mon
attention.
J'en savais assez à
présent et je retournai seule à mon
caravansérail. Il fut convenu avec mon
hôte qu'il engagerait à mon service,
pour le soir même, un conducteur d'araba et
que celui-ci m'amènerait au cours de la nuit
à Gouzar, en route pour Samarkand. Pendant
la chaleur torride de la journée, je restai
dans ma chambre, recherchant de tout coeur l'aide
et la direction de mon Maître. Je lui
abandonnai tout : ma volonté soumise
à la sienne, mon esprit
éclairé et stimulé par son
Esprit, mes paroles inspirées par sa
sagesse.
Vers quatre heures de
l'après-midi, je rassemblai mes quelques
possessions, je m'assurai que le conducteur serait
prêt pour six heures et, après avoir
mis dans ma corbeille ce qui restait de
traités en arabe et les deux seuls Nouveaux
Testaments en persan, je me dirigeai vers le centre
de la ville.
Le sens inné de l'orientation que
je possède s'était encore
accentué à force de voyager ; je
pus donc facilement trouver mon chemin jusqu'aux
mosquées et aux hautes écoles. J'y
entrai et offris mes traités en arabe aux
vénérables professeurs de science et
de théologie islamiques.
Ils les prirent avec une certaine
appréhension et d'un air méfiant.
C'était une chose tellement inusitée
de voir une femme pénétrer là
pour offrir Allah seul sait quoi ! Mais
lorsque je leur fis lecture du titre de quelques
traités en y ajoutant des explications et
que leurs yeux tombèrent sur la formule
sacrée et familière :
« Au nom du Dieu saint et
miséricordieux », suivi d'un texte
du Coran, ils prirent courage ; ils eurent
même l'air satisfait et acceptèrent
tous mes traités. Après cela, nous
nous quittâmes avec des
« salaams » et les voeux les
plus cordiaux.
La semence était
jetée ; désormais,
c'était à Celui qui donne la vie de
la faire lever dans les coeurs.
Je retournai aussitôt au bazar
où je devais aller à la recherche des
deux âmes destinées à recevoir
les Nouveaux Testaments. Avec de muettes
prières,je longeais les allées
regardant attentivement et d'un air amical les
marchands assis les jambes croisées dans un
silence plein de dignité derrière
leurs marchandises. Je tenais à la main l'un
des Nouveaux Testaments tout en disant d'une
manière engageante en uzbek et en
persan : « Voici le Saint
Évangile qui parle de 'Isa al-Messih, un bon
livre qui indique le chemin du salut. »
Personne ne répondit ni ne demanda à
voir mes livres.
Mais soudain, je m'arrêtai :
deux yeux noirs comme du charbon me
lançaient un regard ardent plein de
défi. Il y avait dans ce regard la
méfiance bien connue du mahométan
envers le « nousrani »
(chrétien), mais quelque chose de
plus : un appel, une question, voire
même un ordre. Je m'approchai alors de cet
homme et je lui tendis un livre qu'il saisit en
continuant à me regarder. Je lui expliquai
en quelques mots le but de l'Évangile :
« nous faire connaître l'amour que
Dieu nous a témoigné en nous donnant
son Fils pour nous sauver »,
c'est-à-dire l'essence du message. L'homme
ne répondit rien mais la façon dont
il tenait le livre montrait clairement qu'il avait
l'intention de le garder.
Je lui fis des adieux très
cordiaux et poursuivis ma route, heureuse que cet
homme, malgré son air farouche, fût
bien celui auquel était destiné ce
trésor. Serait-ce pour le critiquer ou pour
le bénir ? Dieu seul pouvait le
savoir.
Et à présent, à la
recherche de la seconde personne à qui je
devais le donner ! Encouragée et le
coeur plein d'espoir j'avançais en offrant
mon livre comme
précédemment, avec des paroles
engageantes. Tout à coup une voix jeune et
amicale me cria : « Est-ce que c'est
l'Évangile, le vrai Évangile ? -
Certainement, répondis-je, en me
hâtant de me rapprocher du marchand qui se
pencha pour prendre le Nouveau Testament.
« Il n'y a qu'un seul Évangile,
celui que Dieu a envoyé aux hommes pour leur
parler de Jésus-Christ, le Seigneur, afin
que les pécheurs croient en lui et
reçoivent par lui le pardon et la vie
éternelle. »
Le jeune homme avait porté le
livre à ses lèvres et à son
front, d'un geste respectueux, puis il le serra
dans ses deux mains et parut tout heureux.
« Est-ce que vous le lirez
vraiment ? lui demandai-je. - Oui, certes,
répondit-il, voilà longtemps que je
désirais savoir ce qu'il y a au juste dans
l'Évangile. » Je lui promis de
prier pour qu'il y trouve la Vérité,
car c'était la Parole de Dieu
annoncée aux hommes. Nous nous
touchâmes la main à la mode orientale
et en mettant ma main sur la sienne, j'entendais
lui donner ma bénédiction.
Les mains vides mais comme si j'avais
des ailes je rentrai à mon
caravansérail. Mon conducteur m'attendait
déjà. Mon tapis fut promptement
étendu sur mon siège haut
perché et après avoir acheté
du pain et du raisin et avoir fait nos adieux tout
autour de nous, nous repartîmes pour notre
course nocturne.
Nous nous dirigions vers l'est et nous
arrivâmes vers le milieu du jour à
l'une de ces stations postales du gouvernement
russe, qui ressemblaient à une
forteresse; elle gardait la
route
de Samarkand à l'Afghanistan. Cette route
qui traversait l'émirat de Boukhara
était peu sûre, infestée de
bandits boukhariens mais, sous la protection de
l'Éternel, je ne « craignais pas
les terreurs de la nuit ».
Mon conducteur était un jeune
garçon enjoué, passant ces heures
nocturnes à se régaler de raisins ou
à fredonner doucement les mélodies
plaintives de son pays.
Dans mon coeur, il y avait aussi des
chants.
Le soleil qui, derrière nous,
baissait à l'horizon, jetait ses
dernières lueurs, en signe d'adieu, sur
toute l'étendue du ciel et colorait d'une
teinte rosée les sommets lointains vers
lesquels nous marchions. À la vue de cette
beauté éphémère du
ciel, je pensais que « c'est ainsi que
nous tous qui contemplons, comme dans un miroir, la
gloire du Seigneur, à visage
découvert, nous sommes transformés en
la même image, de gloire en gloire, comme par
l'Esprit du Seigneur ».
Le coeur rempli de ces pensées et
de ces espoirs, je poursuivis ma route dans la
nuit.
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