LA
GRANDE
AVENTURE
AU SERVICE
DE DIEU
CHAPITRE
PREMIER
À SAKHALINE, L'ILE
DES FORÇATS
(1)
Ce que je vais raconter
à la gloire de Dieu est arrivé, il y
a trente-sept ans, sur l'île de Sakhaline,
dans l'océan Pacifique, à quelques
centaines de kilomètres de la côte
sibérienne. J'étais allée
à Sakhaline pour la première fois en
1899 en qualité de directrice d'un asile de
69 enfants dont 67 étaient des enfants
illégitimes, nés dans les prisons de
femmes (2). Ces
prisons
étaient échelonnées le
long de la fameuse route -
trop
fameuse hélas ! - qui s'étend
sur 750 kilomètres, en traversant la
Sibérie. Étape par étape les
colonnes de déportés s'acheminaient
lentement vers Sakhaline où la plupart
d'entre eux devaient passer le reste de leur
vie ; 50% étaient des meurtriers et 50
% des êtres physiquement
anormaux.
Durant ce
premier
séjour, de 1899 à 1900,
j'étais déjà entrée en
contact avec les criminels en prison aussi bien
qu'avec ceux du camp de travaux forcés
où j'ai partagé, comme aide
médicale pendant tout un été,
la vie d'une colonie de cent hommes, sous la garde
de deux soldats seulement. Les prisonniers
étaient des malfaiteurs de la pire
espèce, exilés dans une prison
solitaire au milieu d'épaisses
forêts.
Je compris
bientôt que Dieu, en m'envoyant dans cette
île lointaine, avait accompagné cet
appel unique d'un don bien nécessaire :
l'amour pour ces âmes
déshéritées. Il y en avait
vingt-cinq mille, hommes et femmes,
déportés à Sakhaline,
lamentable rebut de l'humanité ! Dieu
m'avait accordé aussi le don d'organisation
et l'autorité nécessaire. Plus tard,
je pourrais, Dieu voulant, faire un récit
détaillé de mon oeuvre parmi les
déportés de 1899 à 1903. Je me
bornerai ici à quelques mots d'introduction
à l'histoire qui va suivre.
Lorsque la
révolte des Boxers s'étendit à
la Mandchourie et menaça les
intérêts russes dans nos provinces
maritimes, je fus rappelée de Sakhaline et
je me rendis dans la Mandchourie du Sud comme
infirmière-major de la
Croix-Rouge russe dans un corps sanitaire de
l'armée. En 1901, je retournai à
l'île de Sakhaline ayant reçu
l'autorisation du ministre de la justice d'y
organiser un « Foyer du
travail » destiné
spécialement aux centaines de détenus
libérés. Ceux-ci devaient pourvoir
à leur propre subsistance avec une
allocation mensuelle de trois roubles seulement,
juste de quoi ne pas mourir de faim et être
poussés à retourner au crime et
à la prison.
Les
déportés appartenaient à
différentes catégories ;
à leur arrivée, on les maintenait en
prison ; les pires criminels portaient des
chaînes un certain nombre d'années, et
même pendant leur travail dans les mines de
charbon, ils gardaient leurs chaînes, du
moins aux pieds. Plus tard, on les leur enlevait
mais ils travaillaient dans l'enceinte de la
prison. Au bout de plusieurs années
seulement, la plupart étaient
libérés mais ils devaient vivre
dans
l'île comme
« colons
déportés », quelques-uns
d'entre eux pouvaient espérer recevoir
l'autorisation de se rendre en Sibérie et
devenir des hommes libres. La majorité de
ces « colons
déportés » étaient
censés vivre dans les forêts vierges,
d'une dure existence, en proie à la solitude
et à la faim, beaucoup cependant
étaient trop brisés de corps et
d'âme au bout de vingt à vingt-cinq
ans de prison, pour se refaire une vie. Ils
sombraient dans le désespoir, ils
fréquentaient à nouveau les bouges,
les mauvais lieux et cherchaient à commettre
d'autres délits qui les
ramèneraient sur le chemin
de la prison où ils auraient du moins un
toit sur leur tête et de quoi manger. Ces
allées et venues en prison et hors de prison
se répétaient
périodiquement.
La
situation
désespérée de ces hommes, dont
une partie seulement pouvait s'établir avec
leurs familles qui les avaient suivis à
Sakhaline, me faisait plus d'impression encore que
les chaînes et les verges qu'ils avaient
subies pendant leur séjour en prison ;
ils n'avaient rien devant eux pour donner quelque
sens, ni le moindre agrément, ni une
impulsion quelconque, à leur vie
naufragée. À chacun d'eux auraient pu
s'appliquer les paroles que Dante a placées
à l'entrée de l'Enfer:
Lasciate
ogni
speranza, o voi ch'entrale
(Laissez ici toute espérance,
vous qui entrez).
C'est pour
ces
épaves humaines que mon coeur brûlait
de pitié et c'est surtout pour eux que je
retournai dans cette île en 1901. Mon but
était de leur apporter une atmosphère
d'amour humain au nom de Dieu et du Christ, quelque
chose qui leur donnerait au moins une apparence de
foyer et de travail honnête et leur rendrait
la dignité humaine qu'ils avaient
foulée aux pieds.
Il est
difficile de
décrire ici la sensation que mon appel aux
« colons
déportés » causa dans leurs
rangs. J'avais invité à venir me
trouver tous ceux qui désiraient
entreprendre dans mes ateliers un travail
volontaire rétribué.
Un grand
nombre
d'entre eux et de ceux qui étaient encore en
prison me connaissaient depuis
mon premier séjour
à Sakhaline. Les quelques intellectuels de
notre île manifestèrent ouvertement
leur scepticisme au sujet d'une entreprise aussi
insensée. Offrir du travail à des
hommes qui avaient passé des années
aux « travaux forcés »,
c'était aller au-devant d'un échec
certain ; aucun « colon »
ne viendrait, ou s'il venait, ce serait pour me
voler et me tuer. On me considérait comme
une « yourodivaya », une
« dévote imbécile».
Mais lorsque je lançai mon appel, il en vint
des centaines, je fus submergée comme par le
flux de la mer.
Je me
donnai six
semaines pour mettre sur pied le « Foyer
du travail » et pour l'organiser. J'avais
à trouver les maisons, à les louer,
à grouper les hommes d'après leur
ancien métier et leurs capacités,
à me procurer le matériel
nécessaire et à placer à la
tête de chacun des cinq ateliers un chef
choisi parmi les détenus eux-mêmes. Et
enfin, chose importante, il fallait trouver des
commandes pour mes tailleurs, mes cordonniers, mes
menuisiers, mes relieurs et mes fabricants de
tapis ; les hommes âgés
confectionnaient des balais et les vendaient.
Au bout de
six
semaines le Foyer fonctionnait :
quatre-vingt-dix à cent hommes y
travaillaient quotidiennement huit à dix
heures qu'ils étaient heureux de consacrer
à un travail rétribué comme
des hommes libres, dans la chaleur et la
propreté, et traités par moi comme
des égaux. Je passais la journée
parmi eux, et les soirées à faire des
comptes et à prier. La prière,
certes, était nécessaire. Je portais
ces hommes sur mon coeur et je sentais vivement
ma responsabilité envers
eux ; c'étaient des âmes à
sauver aussi bien que des êtres humains
à soulever au-dessus du désespoir et
du crime.
Quelle
merveille de
constater le changement qui s'opérait en
eux ! J'avais ouvert le Foyer par un acte de
foi ; j'étais arrivée à
Sakhaline avec une somme d'argent, recueillie par
les soeurs de ma communauté de la
Croix-Rouge, dans les Églises orthodoxes
grecques. Et ce que j'avais, moi, je le donnai avec
joie, mais nous avions besoin de faire des
bénéfices pour que les ateliers
marchent. Grâce à la
bénédiction de Dieu et
l'intérêt éveillé pour
le « Foyer du travail » chez
ceux mêmes qui s'étaient
montrés sceptiques, je reçus des
commandes pour tous nos ateliers et on
prépara des tapis pour les faire vendre sur
les côtes de la Sibérie orientale. Peu
à peu un groupe de vingt femmes avait
été formé, pour la plupart des
tziganes et des Tartares, femmes de prisonniers
qui, dans leurs maisons respectives, tissaient la
laine pour les fabricants de tapis. La situation
des femmes envoyées à Sakhaline comme
criminelles était affligeante. Lorsque aux
mois d'avril et d'octobre de chaque année,
le navire spécial des déportés
arrivait dans le port, les femmes n'étaient
pas mises en prison, car il n'y avait point de
prison pour elles ; on les répartissait
parmi les fonctionnaires et autres
particuliers.
Lorsque la
question
affaire fut réglée, je mis en train
la partie récréative (3) ; les
après-midi et les
soirées du dimanche, le
plus grand de nos ateliers était ouvert
à tous ceux qui étaient
disposés à y passer quelques heures
pour écouter mes causeries religieuses ou la
lecture d'une jolie histoire ou le gramophone.
Quelle joie et quelle émotion
manifestèrent ces hommes la première
fois qu'ils entendirent, au gramophone, les vieux
chants nationaux et l'émouvante musique
liturgique ! Les larmes coulaient le long de
leurs joues. On forma bientôt un petit choeur
et nous n'étions jamais fatigués de
les entendre chanter. À Noël j'avais
environ deux cents invités autour du bel
arbre ; ils écoutèrent avec
respect le récit de la Nativité et
furent ravis des petits cadeaux et des friandises
que je leur distribuai. Au printemps, j'ouvris la
plus grande de nos cours à ceux qui
désiraient s'amuser sur les chevaux de bois
et le carrousel, ou qui préféraient
s'asseoir tranquillement pour se reposer et se
sentir bien accueillis parmi nous.
J'avais
adopté
le principe de ne jamais me faire aider par un
policier pour maintenir l'ordre parmi mes
invités ; la confiance qui était
née entre mes hommes et moi était
assez grande pour garantir la discipline
nécessaire dans la libre atmosphère
d'un attachement réciproque.
Dans
l'été de 1902, j'allai en
Sibérie orientale, à Vladivostock
où quelques-uns de mes hommes devaient
être libérés, sous ma garantie.
J'y trouvai un grand nombre d'institutions qui
avaient entendu parler de notre
« Foyer du travail » et qui me
firent de bonnes commandes pour nos ateliers.
Cependant les commandes ne suffisaient pas à
assurer l'existence du Foyer. Je devais avoir
recours au Père de ma grande famille et
mettre ma confiance en lui. Lorsque le gouverneur
de l'île me demanda avant la reprise du
travail de l'hiver : « Ma soeur,
avez-vous l'argent nécessaire pour ce
travail d'hiver ? », je
répondis : « Je ne puis en
pourvoir si longtemps à l'avance. Je crois
que si notre Foyer est conforme à la
volonté de Dieu, il nous fera surmonter les
difficultés. » Un gros rire fut sa
réponse. Mais qu'arriva-t-il ? Quelques
semaines plus tard, ce même gouverneur
m'annonça que l'impératrice Alexandra
avait remis entre les mains de sa dame d'honneur,
à mon intention, la somme de 15 000 roubles
pour le « Foyer du travail » de
Sakhaline. En automne 1902, nous repartions d'un
bon pied, le coeur plein de gratitude et de
confiance envers Dieu. Tout marchait bien en ce qui
concerne les hommes et le travail, mais vers le
Nouvel An de 1903 je tombai malade.
Les
efforts physiques
et mentaux avaient été au-dessus de
mes forces. J'avais donné mon coeur et tout
ce que j'avais de forces au service de ce Foyer. Je
dus, bien contre mon gré, suivre l'avis du
docteur et passer les rênes en d'autres
mains. Deux des secrétaires du gouverneur,
qui, depuis assez longtemps, avaient
manifesté de la sympathie pour ma
façon de traiter mes hommes,
acceptèrent de me remplacer dans la
direction et d'adopter cette
famille d'environ cent hommes et vingt femmes. Un
rude combat se livra dans mon coeur avant que je me
décide à abandonner mon oeuvre ;
et je ne m'y résolus que lorsque je ne fus
plus en état de lire, ni d'écrire, ni
même de marcher. Une gentille famille juive
me prit chez elle.
J'aurais
pu traverser
les neuf cents kilomètres qui me
séparaient des côtes de la
Sibérie mais cela impliquait un voyage d'une
semaine ou deux en traîneau attelé de
treize chiens, sur des blocs de glace, en
étant ballottée de droite et de
gauche au risque de se briser les os. Je fus
contrainte d'obéir à l'ordre du
docteur de rester à Sakhaline jusqu'à
l'arrivée du premier bateau en avril 1903.
Il était convenu avec mes deux
remplaçants qu'ils continueraient l'oeuvre
et que moi j'aurais pour tâche de procurer
l'argent nécessaire et de
prier.
Un dimanche de mars, mon
remplaçant vint me rendre compte de la
marche du Foyer ; mais en même temps il
me demanda de déposer 3000 roubles pour les
besoins de l'oeuvre pendant que je serais absente
de Russie, éventuellement même de
l'Europe, absence qui pourrait se prolonger des
mois et peut-être davantage.
Cet homme
avait
raison. J'étais à la fois le
père et la mère du « Foyer
du travail » et de nos hommes, et comme
telle, j'avais à pourvoir à leur
subsistance. Je restai silencieuse et levai les
yeux En haut d'où seul pouvait venir le
secours. Et alors je me sentis
libre de dire à cet homme - et comme tous
ceux qui me connaissaient il savait que je
dépendais entièrement de Dieu - que
je prierais pour obtenir la somme
nécessaire, somme assez considérable.
Je lui dis de revenir dans quatre jours, le jeudi,
pour chercher les 3000 roubles.
Lorsque je
me trouvai
seule en présence de Dieu, je prêtai
l'oreille à ses directions. D'une
façon tout inattendue, un nom traversa mon
esprit, le nom de Mme Tcherkoff que je n'avais ni
lu ni entendu depuis des années. Cette
vieille dame vivait à Pétersbourg et
était membre de la première
Assemblée baptiste russe fondée par
Lord Radstock et le Dr Baedecker en 1879-1880. Mon
père avait appartenu à cette
assemblée et c'est en souvenir de lui, je
suppose, que Mme Tcherkoff m'avait envoyé
une fois sans aucune sollicitation de ma part mille
roubles pour le « Foyer du
travail » de Sakhaline. Depuis lors, nous
n'avions jamais communiqué. Je n'avais pas
pensé à m'adresser plus tôt
à Mme Narishkine, la dame d'honneur de
l'impératrice Alexandra, car le nom de Mme
Tcherkoff s'était imposé à mon
esprit. Je rédigeai donc - avec quelle
intense prière, on peut l'imaginer - le
télégramme suivant.
« Mme
Tcherkoff, Pétersbourg. Si Dieu vous met au
coeur de m'envoyer 3000 roubles pour mon oeuvre,
j'en serais
reconnaissante. »
J'allai
moi-même au bureau de poste et remis le
télégramme à l'employé.
Il pouvait atteindre le destinataire le lendemain,
franchissant, rapide comme
l'éclair, les dix-huit mille
kilomètres que représentait le voyage
aller et retour du lointain Pétersbourg. La
réponse devait être envoyée le
mercredi afin de m'arriver le jeudi, jour où
on viendrait chercher la somme
promise.
Je me
souviens que
pendant ces journées d'attente, je
m'étais sentie paisible et même
joyeuse. Dieu m'avait donné la
liberté d'accomplir cet acte de foi et il ne
refuserait pas d'y faire honneur. Il ne laisserait
pas sa servante dans la confusion devant les
nombreux sceptiques qui m'entouraient et qui, je le
savais bien, étaient au courant de mon
geste.
Le jeudi à
midi, je reçus un mandat
télégraphique de 3000 roubles de
Pétersbourg, signé non pas de Mme
Tcherkoff, mais de Mme Narishkine. Je ne pouvais
m'expliquer la chose. L'essentiel c'est que Dieu
avait réellement permis que quelqu'un dans
la ville lointaine m'envoyât la somme exacte
que j'avais demandée et le jour même
que j'avais fixé. Comme j'avais
déjà exprimé ma reconnaissance
dans mon télégramme et, qu'en outre,
notre île était coupée de toute
communication avec le continent pendant la fonte
des glaces sur l'Océan, je n'écrivis
à aucune de ces dames. Je me contentai de me
réjouir de la fidélité de Dieu
envers les siens. Mon départ était
proche lorsque l'employé du bureau de poste
auquel j'avais remis, quelques semaines auparavant,
mon télégramme pour
Pétersbourg vint me trouver
inopinément. Il avait l'air tout confus et
il m'avoua qu'en rédigeant un
mandat il avait découvert
dans un tiroir de son bureau le
télégramme que je lui avais
donné à expédier. Il me
demanda de bien vouloir lui pardonner et de ne pas
porter plainte auprès du chef.
J'étais consternée ! J'assurai
le jeune homme que je ne parlerais à
personne de sa négligence et il me
quitta.
Cela était
vraiment étrange ! Aucune des deux
dames - les seules susceptibles de m'envoyer de
l'argent pour mon « Foyer du
travail » - n'avait eu connaissance de ma
requête puisque mon télégramme
n'avait jamais été
expédié. Comment se faisait-il donc
que j'aie reçu la somme
spécifiée et au jour
indiqué ?
Ami
lecteur, en l'an
1903, le mystère des communications sans fil
n'avait été
révélé à personne
encore, mais il y a toujours eu et il y aura
toujours un Dieu qui fait des prodiges. Lui seul
savait que le télégramme
n'était pas parti et que, s'il ne mettait
pas immédiatement au coeur d'une des dames
s'intéressant à mon oeuvre d'envoyer
la somme requise, une de ses servantes dans cette
île lointaine serait dans la confusion pour
avoir mis sa confiance en lui.
Et ainsi,
par des
voies mystérieuses il accomplit ce miracle.
J'ai maintes fois eu le désir de faire part
de cette expérience à des
frères en la foi ; et maintenant,
trente-sept ans après, je vous la raconte.
Ne la lisez pas légèrement, mais
songez à la façon dont tout cela est
arrivé et comment le Très-Haut
lui-même est intervenu pour réparer
l'oubli du
télégraphiste et
justifier la confiance mise en lui par sa
servante.
Puisse
l'un ou
l'autre de mes lecteurs se joindre à la joie
et aux chants de triomphe qui, aujourd'hui encore,
après tant d'années et tant
d'expériences, montent à mon coeur.
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