Voix Chrétiennes dans la
Tourmente
L'ÉPREUVE
Pasteur A. -N. BERTRAND
16 Juin 1940
LECTURES BIBLIQUES
- Je suis l'homme qui a vu la
misère
- Sous la verge de sa fureur.
- Il m'a conduit, mené dans les
ténèbres,
- Et non dans la lumière.
- Il m'a entouré d'un mur pour que
je ne m'échappe pas.
- Il m'a donné de pesantes
chaînes ;
- J'ai beau crier et implorer du
secours,
- Il ne laisse pas accès à ma
prière...
- Et j'ai dit : « Ma force
est perdue,
- Je n'ai plus d'espérance en,
l'Éternel ! »
-
- Voici cependant ce que je veux repasser
en mon coeur,
- Ce qui me donnera de
l'espérance :
- Les bontés de l'Éternel ne
sont pas épuisées,
- Ses compassions ne sont pas à leur
terme ;
- Elles se renouvellent chaque matin.
- Oh ! que ta fidélité
est grande !
- L'Éternel a de la bonté
pour qui espère en Lui,
- Pour l'âme qui le cherche.
- Il est boit d'attendre en silence
- Le secours de l'Éternel,
- Car le Seigneur ne rejette pas à
toujours,
- Mais lorsqu'il afflige, il a compassion
selon sa miséricorde,
- Car ce n'est pas volontiers qu'il
humilie
- Et qu'il afflige les enfants des
hommes.
LIVRE
DES LAMENTATIONS, CH. III.
Béni soit Dieu, le Père de
Notre Seigneur Jésus-Christ, qui, dans sa
grande miséricorde, nous a
régénérés pour que nous
ayons une espérance vivifiante par la
résurrection de Jésus-Christ ;
... sa puissance vous garde, par la foi, pour le
salut qui paraîtra au moment final. Cette
pensée vous remplit de joie, quoique
maintenant, puisqu'il le faut, vous soyez
attristés pour un peu de temps par diverses
épreuves, afin que la solidité
éprouvée de votre foi, plus
précieuse que l'or périssable qu'on
éprouve cependant par le feu, tourne
à votre louange, votre honneur et votre
gloire, quand Jésus-Christ
paraîtra.
I. PIERRE, CH. I, V. 3 A 8.
Heureux
l'homme
qui supporte l'épreuve avec
patience.
JACQUES, I, 12.
L'épreuve. Maintenant nous savons ce que
c'est. Elle nous étreint, elle nous
enserre ; mais elle ne nous vaincra pas.
Nous croyions savoir ce que c'était
que souffrir ; insensés que nous
étions ! Nos malheurs personnels,
certes, nous avaient cruellement atteints, parfois
en plein coeur ; mais ils étaient comme
baignés dans un grand courant de joie et de
bonheur qui les faisait apparaître comme une
chose qui n'était que de nous, et qui peu
à peu s'apaisait au contact de la paix des
autres. Aujourd'hui c'est l'inverse. Nos bonheurs
personnels, s'il pouvait encore y en avoir,
seraient aussitôt roulés,
emportés dans un tel torrent d'amertume et
de désespoir que nous serions hors
d'état d'en jouir. Ce n'est pas un malheur
collectif qui a fondu sur nous ; c'est pour
chacun de nous un malheur privé dont nous
retrouvons l'image dans tous les yeux que nous
regardons. Oui, nous savons maintenant ce que c'est
que l'épreuve.
Cependant ce mot d'épreuve,
qui est le mot central de la pensée que nous
méditons, ne désigne pas seulement un
événement douloureux ; il
désigne un événement qui
permet de se rendre compte de ce que nous valons.
Dans le langage courant, on emploie le mot
« épreuve » pour
désigner toute espèce de
souffrance ; mais le sens primitif,
authentique, est celui d'une mesure de notre
valeur, de notre solidité. Dans les usines,
il y a un « banc
d'épreuve » où l'on fait
passer toutes les pièces, pour voir si elles
ont la résistance voulue. C'est de ce point
de vue que je voudrais envisager brièvement
aujourd'hui les heures lourdes que nous
vivons : elles ne sont pas
seulement une souffrance, elles sont une occasion
de révéler devant Dieu, devant les
hommes et devant nous-mêmes ce que nous
sommes, ce que nous valons.
Ce que nous sommes se révèle
déjà dans la part plus ou moins
grande que nous prenons à la souffrance
commune. On dit qu'il y a dans Paris des hommes et
des femmes - j'entends : des Français
et des Françaises - qui peuvent encore rire,
penser à eux-mêmes, à leurs
profits, à leurs plaisirs. Si cela est vrai,
il faut les plaindre ; c'est un grand malheur
d'être à ce point étranger dans
sa propre maison que l'on ne ressent même
plus les deuils de famille. La façon dont
une âme résonne sous le choc de la
souffrance, décèle déjà
sa qualité. Il y a des métaux qui
vibrent comme l'acier, comme l'or, comme l'argent,
il y en a qui rendent un son mat comme le plomb. On
a beau les frapper, on n'en tirera jamais un son
clair.
« Heureux ceux qui
pleurent ! » Cette parole resterait
vraie, quand même elle serait privée
de la phrase complémentaire :
« ils seront consolés ».
Tout vaut mieux que l'apathie,
l'indifférence, le repliement sur
soi-même. Porter en soi une âme ardente
et souffrir avec passion, c'est déjà
un privilège, un don magnifique et terrible
de notre Dieu.
Telle est la première
épreuve : au choc de la douleur, nos
âmes font connaître si elles sont
d'airain ou de plomb.
Mais le tout n'est pas de souffrir, encore
faut-il savoir si l'on est capable de porter sa
douleur. La porter, c'est être plus
fort qu'elle, c'est ne pas se laisser
écraser par elle ; l'épreuve est
la mesure de notre force : un fardeau est
posé sur les épaules d'un
homme ; qui est le plus fort ? Si c'est
l'homme, il porte le fardeau ; si c'est le
fardeau, il écrase l'homme. Il en est de
même du malheur ; il met notre force
à l'épreuve : il faut nous
révéler capables de le porter.
Il y a des hommes qui se sentent si faibles
devant la souffrance, qu'ils
prennent la fuite devant elle, ils se
réfugient dans l'oubli, dans
l'indifférence, dans mille
dérivatifs, et, généralement,
ce qu'on appelle
« consolations » dans le monde,
est un ensemble de considérations qui
tendent à vous détourner de regarder
votre malheur en face, à vous persuader
qu'à vrai dire vous n'êtes pas aussi
malheureux que vous en avez l'air et que vous le
croyez vous-même. Misérables
platitudes, médiocrités qui
n'inspirent que le dégoût aux
âmes hautes, pauvres évasions
dictées par la faiblesse devant un
adversaire que l'on n'ose pas affronter en face,
abdication devant une épreuve que l'on sait
ne pas pouvoir subir.
D'autres au contraire se croient forts, si
forts qu'ils veulent se passer des hommes et se
passer de Dieu ; et quand ils se trouvent
ainsi sans défense, avec leur âme
toute nue sous la souffrance, ils s'effondrent, ils
ne sont pas capables de la porter ; ils ont
méconnu sa puissance ; ils n'ont ni
préparé ni entraîné leur
âme ; l'épreuve tourne à
leur confusion.
Mais celui qui a connu sa faiblesse et qui
s'est préparé, celui qui affronte
l'épreuve avec l'humble dessein de la porter
par les forces de Dieu plutôt que par les
siennes propres, celui-là aborde
l'épreuve avec toutes les chances de
succès ; il la porte.
Telle est la deuxième
épreuve : la révélation
de notre capacité de résistance.
L'écrivain sacré nous avertit
enfin qu'il faut porter l'épreuve avec
patience ; on pourrait traduire, avec plus
de précision peut-être : avec
persévérance. Car
l'épreuve peut être longue, et nul ne
sait si elle n'usera pas peu à peu les
forces qu'on lui oppose. Combien ont porté
leur fardeau pour un temps et ont succombé
ensuite ! Pour durer ainsi, il faut garder
toutes nos forces, et il faut les garder souples et
disponibles, il ne faut pas se raidir : c'est
l'acier le plus souple qui se révèle
en définitive le plus résistant. Il y
a quelques jours, un ami qui avait passé un
certain temps à l'arrière et qui
demandait à rejoindre son corps en raison de
la gravité des circonstances, disait
à sa femme en la quittant :
« Fais-toi un coeur de pierre, et ne
pense à rien. »
Il faut comprendre la grandeur, la beauté de
cette résolution farouche ; mais je ne
crois pas que ce conseil fût le bon ; il
faut garder son coeur aimant et sa pensée
claire, dût-on pour cela souffrir mille fois
plus. Car la tension use, et un jour vient
où la corde trop tendue casse brusquement.
Il faut rester détendu, garder la paix dans
son coeur ; il ne faut pas confondre
l'indignation avec la haine, la force avec la
colère. Le croyant, parce qu'il remet toutes
choses entre les mains de Dieu, garde son
équilibre intérieur et sa
clairvoyance.
C'est là le magnifique
privilège de la foi : « Les
jeunes hommes se fatiguent et les héros
chancellent, dit le Psalmiste, mais celui qui se
confie en l'Éternel renouvelle ses
forces. » La foi, comme la prière
qui en est la plus haute expression, est à
la fois une action et un repos, une marche en
avant, une victoire, et en même temps une
détente, un abandon entre les mains de
Dieu ; et c'est Pourquoi elle renferme des
possibilités infinies. Si longue que soit
l'épreuve, notre foi sera plus longue
encore. Que dis-je ? Elle grandira par
l'épreuve même ; « l'or
qui n'est qu'un métal périssable est
mis à l'épreuve du feu ; ainsi
notre foi, bien plus précieuse, subira
victorieusement l'épreuve et nous assurera
honneur et gloire ».
Telle est la troisième
épreuve, celle de la constance. Saint Pierre
promet honneur et gloire, et saint Jean la couronne
de vie à ceux qui l'auront subie sans
fléchir.
Une couronne ! Ce mot évoque des
visions de victoire, d'athlète
couronné pour avoir triomphé dans la
lutte, et les événements n'arrivent
pas à éteindre ces visions à
l'horizon qui est devant nous. Laissons là
cependant les prévisions et les
espérances qui ne sont que de l'ordre
historique ; nous n'avons pas
compétence pour en parler ; c'est une
autre couronne qui nous hante, c'est la parole de
Jésus : « le disciple n'est
pas plus que son Maître ; il suffit au
disciple d'être comme son
Maître ». Notre Seigneur n'a jamais
porté qu'une couronne, la couronne
d'épines, la sanglante couronne des
douleurs. Si cette couronne-là doit
être la nôtre, nous
regarderons à Celui de qui
nous vient la lumière et la vie, nous la
porterons, comme Lui, dans la charité, dans
la foi, mais aussi dans l'espérance, nous
reposant sur la promesse qui nous a
été faite : « Si nous
sommes humiliés avec Lui, nous serons aussi
glorifiés avec Lui ; si nous mourons
avec Lui, nous aurons aussi la vie avec
Lui. »
Avec Lui ! Si nous sommes
fidèles à ce mot d'ordre,
l'épreuve ne tournera pas à notre
confusion, mais à notre salut. C'est
aujourd'hui l'heure de la Croix ; mais un jour
viendra l'heure de la
Résurrection !
Ainsi soit-il.
Voix Chrétiennes dans la
Tourmente
CHIENS
VIVANTS ET
LIONS MORTS
Pasteur G. VIDAL
3 Novembre 1940
LECTURES BIBLIQUES
Telle est la destinée des
enfants des hommes, telle est la destinée
des animaux ; leur sort est exactement le
même. La mort des uns est comme la mort des
autres. Un même souffle les anime tous et
l'homme n'a aucune supériorité sur
l'animal ; car tout est vanité. Tout va
au même lieu. Tout est sorti de la
poussière et tout retournera à la
poussière. Qui sait si l'esprit de l'homme
s'élève vers les hauteurs, et si
l'esprit de l'animal descend dans les profondeurs
de la terre ?
L'ECCLÉSIASTE, CH. III, V. 19 A
22.
J'ai tout vu au, cours de ma vaine existence.
Tel juste se perd par sa justice même ;
et tel méchant prolonge ses jours par sa
méchanceté. Ne sois pas juste
à l'excès, et ne sois point sage
outre mesure. Pourquoi travailler à ta
propre ruine ? Ne sois pas non plus
méchant à l'excès, et ne te
comporte pas comme un insensé. Pourquoi
mourrais-tu avant toit heure ?
L'ECCLÉSIASTE, CH. VII, V.
15-17.
Aussi longtemps qu'un homme reste dans la
société des vivants, il y a pour lui
de l'espoir ; car même un chien vivant
vaut mieux qu'un lion mort. Les vivants savent du
moins qu'ils mourront, mais les morts ne savent
rien. Pour eux, plus de récompense :
leur mémoire même est oubliée.
Leur amour, leur haine, leurs ambitions, tout s'est
évanoui ; Ils n'auront désormais
plus aucune part à ce qui se fait sous le
soleil.
L'ECCLÉSIASTE, CH. IX, V. 4 A
6.
Si quelqu'un veut venir après moi,
qu'il renonce à lui-même, qu'il se
charge de sa croix et qu'il me suive. Car celui qui
voudra sauver sa vie la perdra ; mais celui
qui perdra sa vie à cause de moi et de
l'Évangile, la sauvera. Et que servirait-il
à un homme de gagner le monde entier, s'il
perdait son âme ? Ou bien, que donnerait
l'homme en échange de soit
âme ?
ÉVANGILE SELON SAINT MARC, CH.
VIII, V. 34-37.
Un
chien vivant
vaut mieux qu'un lion mort.
ECCLÉSIASTE, IX, 4.
Celui
qui voudra
sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa
vie à cause de moi la
retrouvera.
MARC, VIII, 34.
Si le lion a toujours représenté,
aux yeux des hommes, le courage sous son aspect le
plus noble, le chien qui, pour nous, symbolise la
fidélité, a toujours
été regardé, en Orient, comme
un animal vil et méprisable. Mépris
explicable, s'il faut en croire les voyageurs qui
reviennent des contrées du Levant !
Leurs récits nous montrent ces animaux
faméliques, rôdant par les rues, en
hordes à demi sauvages qui se partagent les
quartiers des villes et gardent jalousement leur
fief, où l'arrivée d'un intrus donne
lieu à de furieuses batailles. Vivant de
larcins, se repaissant d'immondices et de cadavres,
ces meutes errantes peuplent les nuits de leurs
lugubres hurlements. Toujours fourbe et
défiant à l'égard de l'homme,
sournois et effronté dans l'attaque et la
rapine, couard et veule devant la menace et le
danger, le chien reste pour l'Oriental une
bête impure et immonde, et son nom,
jeté à la face d'un homme, constitue
la plus mortelle injure.
Quel prix attachait à la vie
terrestre le sceptique écrivain biblique
pour la préférer, même dans la
honte et l'ignominie, à la mort glorieuse et
féconde ! Pour ceux qui vivent -
songeait-il y a encore de l'espérance,
fussent-ils des chiens, mais, pour les morts, tout
est fini, eussent-ils été, durant
leur vie, des lions. « Les morts ne
savent rien et il n'y a plus pour eux de salaire,
puisque leur mémoire est
oubliée. » Un chien vivant peut
encore manger, boire, dormir, jouir, montrer les
crocs, attaquer sa proie, et la
défendre ; un lion mort « n'a
plus aucune part à ce qui
se fait sous le soleil » ; les
pleutres eux-mêmes peuvent venir narguer sa
dépouille et les enfants la frapper de leur
bâton ; « mieux vaut un chien
vivant qu'un lion mort ».
À cette affirmation de la sagesse
désabusée, la folie du Christ a
répondu : « Celui qui voudra
sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa
vie, à cause de moi, la
retrouvera. » Confrontons la sagesse
humaine et la folie du Christ et
plaçons-nous sous l'inspiration du
Crucifié pour méditer la parole du
penseur avisé et prudent !
S'il y a, dans l'histoire, des temps
héroïques où les hommes savent
lutter en lions, il y a aussi des siècles de
veulerie où il semble qu'ils ne sachent plus
vivre qu'en chiens. L'Ecclésiaste semble
appartenir à l'un de ces époques.
Écoutez les litanies de ce
désenchanté : « J'ai
vu le juste périr dans sa justice et le
méchant prolonger ses jours dans son
indignité... J'ai vu que tout travail, et
toute habileté dans le travail, n'est que
jalousie de l'homme à l'égard de son
prochain... J'ai encore vu sous le soleil que la
course n'est point aux agiles, ni la guerre aux
vaillants, ni le pain aux sages, ni la faveur aux
savants... Le juste et le méchant
périssent également... À quoi
sert à l'homme tout son travail, la
recherche de la sagesse ou de la justice ?...
Tout est vanité et poursuite du vent... J'ai
reconnu qu'il n'y a de bonheur pour l'homme
qu'à se réjouir et à se donner
du bien-être pendant sa vie, car pour tous
ceux qui vivent il y a de l'espérance et
même un chien vivant vaut mieux qu'un lion
mort. »
Nous aussi nous avons vu tout cela, et pis
encore. Nous avons vu la brutalité et
l'injustice triompher, nous avons vu
l'échelle des valeurs
renversée : la vérité,
l'amour, la paix bafoués et le mensonge, la
haine, la violence exaltés ; nous avons
vu le sage, l'homme de bien, le savant mourir dans
l'indigence et dans l'oubli, la faveur aller aux
histrions et les chiens vivants se disputer les
dépouilles des lions morts. Nous avons vu le
courage succomber sous la ruée de meutes
affamées ; mais nous l'avons vu aussi,
ce courage, s'écouler du
coeur de notre peuple
épuisé par de tragiques
saignées et fissuré surtout par
l'atmosphère desséchante de ces
années où un vent de folie emportait
les hommes et les égarait dans une fureur de
jouissance sans frein.
« L'égoïsme ça ne paye
pas !... », pensait-on,
« à moins qu'il ne s'agisse de
celui des autres. » Chacun n'avait plus
qu'un souci : se faire une place au soleil,
s'assurer une existence confortable à l'abri
du danger. C'était la sagesse ! En fait
de sagesse, il paraît que le peuple de la
logique et du bon sens n'a jamais mieux
déraisonné. Aujourd'hui,
l'humanité tout entière - semble-t-il
- s'est fait une âme cynique. Elle se moque
et du bien et du mal. Elle a pour le vice le
sourire de l'indulgence ou de la complaisance, et
pour la vertu celui de la pitié. Veule ou
sauvage, elle ne cherche que la satisfaction de ses
appétits : la niche et la
pâtée, âprement défendues
contre tous les intrus dépourvus et
faméliques, et conquises par tous les
moyens : ici par la ruse, la rapine et la
force brutale, là par l'acceptation du
collier et de la laisse.
L'Eglise des héros et des martyrs
semble, elle-même, avoir subi la contagion de
cette veulerie. Certes elle a su, ici ou là,
en certaines circonstances, opposer la loi de
l'Évangile à la pression du monde et
aux exigences des Césars qui la voulaient
courber. Mais elle ne s'est pas dressée tout
entière contre les ennemis du Christ. Il
s'est créé un christianisme plat,
servile et complaisant qui a subordonné les
ordres de son Chef aux règles de
l'intérêt, et qui a cherché
à sauver sa vie, sans redouter de perdre son
âme ; un christianisme peureux et
timide, attentif à ne pas compromettre sa
situation par ses incartades ou son intransigeance.
Le souci de paraître large, tolérant -
et intelligent ! - a même
contribué à créer un certain
protestantisme qui se flatte de tout comprendre,
tire gloire de ses célébrités
- fussent-elles détachées de lui -
plus que de ses héros, raille lui-même
son passé, l'austérité de ses
moeurs et la rigidité des vieilles
consciences huguenotes réputées
ennuyeuses, ridicules, voire même hypocrites,
parce qu'elles gênent et jugent. On a fait
ainsi un christianisme sans grandeur et sans vertu
qui, pour garder ses privilèges et se faire
valoir aux yeux des hommes, se discrédite
aux yeux de Dieu. Or, quand
l'Eglise se laisse gagner par le monde, au lieu de
pénétrer le monde de l'esprit du
Christ, quand elle se tait, à l'heure
où son Chef est attaqué, et s'incline
devant ses adversaires, quand, au lieu d'inspirer
et de diriger les grands mouvements de
pensée et d'action qui tendent à
libérer l'humanité de ses servitudes,
elle se contente de les suivre de loin, lorsqu'elle
ne les freine pas, de cette Église qui
chante encore la gloire de ses martyrs, mais ne se
sent plus le goût de les suivre, on peut bien
dire - et c'est le moins qu'on puisse dire - que
dans la lutte pour la paix, la justice, la
vérité et dans la défense des
valeurs chrétiennes, aujourd'hui si
dangereusement Menacées, elle ne fait pas
figure de lion.
Tout l'Évangile du Christ donne un
démenti à la parole du sage dont
notre temps a fait sa philosophie. Les chiens
vivants meurent un jour, quand même ;
mais ils meurent dans la peur et l'abjection et, de
ce qu'ils furent, il ne reste que des cadavres. Les
chiens, même vivants, sont déjà
des morts. Les lions, même morts, sont encore
vivants. « Celui qui voudra sauver sa vie
la perdra, mais celui qui perdra sa vie à
cause de moi la retrouvera. »
Un peuple ne vit vraiment que par ses
héros, humbles ou glorieux, vivants ou
morts, par ceux de ses fils en qui, dans les temps
de déchéance et d'abjection,
refleurissent les vertus héroïques qui
firent jadis sa grandeur. Ceux-là forment
l'élite qui sauve les nations aux heures
désespérées. Ils sont, dans
notre monde, le sel qui le préserve encore
de la totale corruption. Or, le trépas
lui-même n'éteint pas leur action.
Nous vivons tous, aujourd'hui, de forces et de
richesses que de grands morts nous ont
laissées, et leur esprit vivant nous parle
et nous anime. Les héros tombés le
long du chemin, penseurs et savants,
inspirés et prophètes, nourrissent et
protègent nos âmes. Le
bénéfice de leur labeur et de leurs
sacrifice s'étend même à notre
vie physique, préservée ou
délivrée de terribles
calamités par les travaux où se sont
épuisés des
chercheurs disparus. En
sorte
qu'aujourd'hui, de cyniques jouisseurs et de veules
honnêtes gens peuvent se donner du bon temps
et se féliciter d'être encore
« chiens vivants », parce que
des lions sont morts.
Ce n'est pas, en effet, dans
l'au-delà seulement que vivent et agissent
ces héros tombés, mais sur la terre,
dans le visible. Leurs oeuvres les suivent ;
leur esprit, dans la mesure où il sut
s'attacher à ce qui reste incorruptible,
trouve toujours à s'incarner et à
revivre. Des ruines d'Israël et de Juda ne
subsiste aujourd'hui que l'esprit des
prophètes, seul vivant et vivifiant, et les
personnages les plus puissants et les plus glorieux
de leur époque n'échappent à
l'oubli que par le reflet dont cet esprit les
éclaira.
Si le Protestantisme a tenu ferme dans la
tourmente, s'il reste encore debout, c'est que nos
Réformateurs et nos martyrs, « en
vrais lions », surent lutter, souffrir et
mourir. Et combien d'entre nous, en des jours de
défaitisme et de lâche abandon, se
trouvent ranimés et ramenés au combat
par l'esprit d'un aïeul, d'un ami, d'une
mère, de cette invisible armée de
fidèles témoins, que l'élan de
leur mort a portés devant nous pour
être, désormais, nos guides et nos
entraîneurs !
Si l'Évangile est sorti vainqueur de
toutes les tempêtes, c'est que des disciples,
des apôtres, en chaque
génération, se sont levés, ont
combattu et sont tombés afin que le Christ
règne. Et depuis vingt siècles
bientôt, au-dessus des ruines mortes de
civilisations englouties, de trônes et de
régimes écroulés, de doctrines
et de philosophies en poussière qui avaient
cru pouvoir le mépriser ou l'écraser,
le Crucifié, méconnu et
bafoué, règne toujours et
« demeure le même hier,
aujourd'hui, éternellement ».
Ces lions morts restent les grands vivants,
les vivants éternels. Leur pouvoir n'est pas
éteint et leur voix fait encore trembler les
méchants. S'ils ne savaient pas qu'ils sont
vivants et, pour eux, redoutables, les
méchants ne s'efforceraient pas
d'étouffer leurs voix. Ils ne chercheraient
pas à museler ou à domestiquer des
lions qui ne seraient, à leurs yeux, que
lions morts.
Hélas ! ce n'est pas toujours
dans l'âme et par le labeur de leurs
descendants que se poursuit l'oeuvre de grands
ancêtres. Les lions morts ne se
réincarnent pas en des chiens vivants. Ils
cherchent d'autres héritiers. Il y a des
peuples dont le nom n'évoque qu'un grand
passé, et dont le passé seul est
vivant aujourd'hui et, seul, digne de vivre.
Voudrions-nous, en tant que peuple, en tant
qu'Eglise, être de ceux qui ne sont encore
vivants que par leurs morts ?
La Vérité, la justice, l'Amour
se feront jour nécessairement, fatalement,
avec nous ou malgré nous, ou contre nous
parce qu'ils sont éternels, parce qu'ils
sont de Dieu. Mais ils pourraient, pendant
longtemps, subir une éclipse qui laisserait
notre terre plongée dans d'affreuses
ténèbres. Si nous voulons, pour notre
génération et pour celles qui montent
dans notre peuple et dans le monde, sauver la
justice aujourd'hui foulée aux pieds, la
Vérité étouffée, la
Liberté menacée par l'anarchie ou
écrasée par l'oppression, l'Amour
bafoué par les doctrines de violence et de
haine qu'on veut nous imposer, si nous voulons
retrouver ces saintes réalités qui
font les âmes fortes et vivantes et, par leur
vertu, arracher notre peuple à cette
veulerie de chien couchant où on s'efforce
de le conduire et de le maintenir pour le mieux
asservir, il nous faut, dès maintenant,
chercher en Christ - « le seul nom qui
ait été donné aux hommes, par
lequel ils puissent être
sauvés » - la source de
l'héroïsme. Pour s'approprier le
courage du lion, il y a des peuplades sauvages qui
mangent son coeur. Le temps est venu pour nous de
« manger du lion ». Celui que
l'Écriture appelle « le lion de
Juda » n'a pas dédaigné de
se servir de ce symbole. Il nous invite toujours
à nous nourrir de son Esprit qui
régénère les coeurs, comme par
la transfusion d'un sang nouveau, et leur
communique l'héroïsme de la foi, avec
ses saintes audaces, et celui de l'amour qui
supporte tout, mais ne capitule jamais.
L'héroïsme chrétien ne
s'impose guère à l'admiration des
hommes par des prouesses et des actions
d'éclat qui frappent les
regards. Il se manifeste dans une ardeur
résolue et constante, hardie sans
témérité, audacieuse sans
provocation. Il a horreur des bravades et de la
forfanterie. Il répugne à toute
ostentation et se revêt toujours
d'humilité. Il s'exprime dans une attitude
de fidélité inébranlable
à l'égard de Christ. Il consiste
à être simplement nous-mêmes, en
tant que ses disciples, devant Dieu et devant les
hommes, quoiqu'il arrive et quoiqu'il puisse nous
en coûter. Encore faut-il agir en
conséquence et, dans ce but, dénoncer
le mal partout où il se trouve, travailler
à l'extirper de toutes nos forces. Cela ne
nous est pas toujours possible dans les
circonstances actuelles, du moins pouvons-nous
dresser contre lui cette résistance de
l'esprit qui crie sa protestation indignée
devant les crimes de la violence, oppose aux
menées de l'ennemi et à ses
tentatives de corruption son refus obstiné
et têtu, et constitue une réprobation
pour lui et pour ceux qu'il entraîne. Il se
peut bien que cet héroïsme attire sur
nous la colère des hommes et que nous ayons
à souffrir, mais c'est le propre de
l'héroïsme chrétien de se
manifester dans la douleur, dans la défaite,
à travers les humiliations, sous les
insultes et sous les coups, et c'est alors qu'il
est vainqueur, comme il le fut devant le
Sanhédrin et le Prétoire où le
condamné apparaît comme le juge, et
sur le Calvaire où le Crucifié
demeure l'éternel Vivant.
Cet héroïsme n'a pas pour le
soutenir la puissance des armes, celle de la ruse
ou de l'habileté ; il prend force dans
la faiblesse, dans la simplicité. Il
n'explose pas en éclats soudains et
isolés, suivis bientôt de tristes et
humiliantes retombées. Il ne doit rien aux
circonstances, aux événements dont le
choc produit une exaltation
éphémère, qui jette un homme
hors de lui-même. Au contraire, il exige la
possession, la maîtrise de soi. Pourtant,
c'est dans le renoncement à soi-même
qu'il trouve sa forme la plus austère, mais
la plus haute et la plus pure. Il n'y a pas
là de contradiction, car on ne renonce
qu'à ce qu'on possède. Apprenons
donc, pour renoncer à nous-mêmes,
à nous posséder, pour nous donner,
à nous recueillir, complètement, sans
rien oublier ni dissimuler, sans mettre à
part quelque richesse en vue d'une utilisation
égoïste ou d'un
bénéfice personnel.
Si, à l'heure du « don de
nous-mêmes nous retenons encore quelque
chose, notre coeur s'attachera à ce capital
en réserve sur lequel nous fonderons et nous
organiserons notre vie. L'héroïsme
chrétien, c'est de tout donner et de se
donner tout entier. Il nous fait peur cet
héroïsme obscur et
dépouillé. Nous ne voulons pas
comprendre que ce dépouillement nous comble,
que ce don de nous-mêmes nous permet de nous
retrouver dans une plénitude de forces et de
richesses insoupçonnées. Nous
préférons attendre des autres les
renoncements nécessaires, escomptant qu'ils
nous sauveront par surcroît. Peut-être,
en effet, les sacrifices des autres suffisent-ils
à nous sauver quand seule notre existence
matérielle est en péril, mais quand
notre vie morale et spirituelle est en danger,
quand il s'agit du salut de notre âme ou de
l'âme de notre peuple, il faut payer de notre
personne. Il faut accepter de perdre pour gagner,
de perdre ses biens afin de devenir riche pour
Dieu, de perdre sa liberté pour la
sauvegarder, de perdre sa vie pour la sauver.
L'héroïsme ne
s'élève à cette hauteur
qu'à la condition de tirer sa force de la
foi et de l'amour. Notre foi, c'est la certitude
que la vérité, la justice, la paix,
la fraternité sont l'ordre, le régime
normal d'une humanité normale - encore
qu'elle n'ait jamais connu ce régime - et
qu'en dépit de toutes les perturbations
actuelles et malgré les abominations qui
contredisent notre foi, cet ordre s'établira
parce qu'il est voulu de Dieu. Notre foi, c'est la
certitude qu'au-dessus de cet océan
d'iniquités, de mensonges, de haines qui
submergent le monde, Dieu est là quand
même, qu'Il règne quand même et
que son heure viendra. Notre foi, c'est la
certitude, fondée sur des faits, que tout ce
qui s'édifie, ici-bas, sans Dieu ou contre
Dieu s'écroulera un jour, tandis que tout ce
qui s'édifie avec lui, par lui et pour lui
subsistera toujours. Si nous n'avons pas cette foi,
alors nos Églises ne seront jamais que des
instituts de morale utilitaire où se
formeront des sages à la manière de
l'Ecclésiaste, qui sauront tenir le milieu
entre le vice et la vertu et tirer le meilleur
parti possible des circonstances et des
événements pour se donner du bon
temps, dans le respect des convenances et de la
légalité. Mais ces
Églises ne seront plus
chrétiennes ; elles ne pourront rien
apporter aux hommes qu'ils ne connaissent et ne
pratiquent déjà, pour leur
malheur ; elles ne sauront qu'enfoncer
davantage, dans une veulerie dont il meurt, un
monde qu'elles n'auront pas su transformer et qui
les aura perverties. Mais Dieu est là !
C'est notre foi, et dans cette foi nous retrouvons
la source des vertus héroïques. La
présence du Héros qui, dans le combat
« pour nous lutte sans cesse »,
nous communique une assurance et une audace
tranquilles, qui nous permettent d'affronter tous
les périls. À travers les privations,
les dépouillements, dans les chaînes,
le fidèle, soutenu par cette
présence, chante :
- Ta grâce est la plus forte,
- Et ton royaume est pour les tiens.
Pourtant, si l'héroïsme naît
de la foi, la foi exige un acte de courage
préliminaire. Beaucoup se plaignent de ne
pas l'avoir reçue, comme si elle
n'était qu'un privilège
réservé à quelques
élus, alors qu'ils ont toujours
reculé devant le renoncement qu'elle exige
pour naître. Et demandent à
Dieu : « Donne-nous la foi, alors
nous trouverons le courage de vivre
héroïquement. » Dieu leur
répond : « Trouvez, d'abord,
le courage d'accepter les exigences de l'Esprit,
ayez l'audace du pas décisif, de
l'élan qui brise les liens des esclavages
terrestres, et la foi vous sera
donnée. » Mais ils ne veulent pas
entendre cette réponse de Dieu. Que de
chrétiens - de nom - restent ainsi aux
frontières de la foi et se complaisent dans
l'imprécision de demi-certitudes qui leur
permettent de faire figure de croyants, sans
engager pleinement leur coeur et leur vie !
Nos Églises meurent de cette veulerie qui
laisse le champ libre à la puissance du
mal.
Retrouvons le courage de la foi, l'audace de
croire ! Il le faut ! Alors, à ce
courage, la foi donnera cette
sérénité tranquille et cette
grandeur qui font sa noblesse, cette
résistance ferme et constante qui s'appuie
sur des certitudes, cet héroïsme qui
permet d'affronter les périls et les
épreuves et de rester inébranlable
dans la persécution, dans l'abandon, la
solitude et jusque dans la défaite. Les
chiens peuvent parfois trouver
une sorte de courage dans le nombre ou dans la
présence et l'appui de leur maître,
mais l'héroïsme qui permet à un
homme de faire face, seul, contre des meutes
humaines déchaînées, c'est
celui de la foi.
Et voici que l'amour fait cet
héroïsme victorieux et
conquérant. Celui qui triomphe par la force
brutale ne peut qu'humilier et porter des blessures
qui empoisonnent de rancune le coeur de
l'adversaire. Mais celui qui lutte en esprit
d'amour, à travers les doctrines
détestables de l'ennemi et ses gestes
barbares, cherche son âme, peut-être
abusée ou avilie qui, dans sa
déchéance, reste pourtant fille de
Dieu. Il souffre lui-même des coups qu'il
doit porter ; il frappe, mais pour
libérer ; il « blesse et
meurtrit, mais pour vivifier. Vainqueur, il
n'écrase pas mais relève, et la
chaleur de son amour, à travers les rigueurs
de sa justice, apporte à l'adversaire
humilié un espoir de
régénération. Vaincu, il
l'oblige à se juger lui-même, le
conduit à douter de la justice de sa cause
et parfois à reconnaître dans sa
victoire apparente une défaite
réelle. Seul l'amour désarme les
mains et gagne les coeurs.
Cherchons en Christ la foi source de
l'héroïsme et l'amour qui le rend
vainqueur ! Il les donne en surabondance
à tous ceux qui font de son Esprit leur
nourriture, lui le Vainqueur du Calvaire qui a
dressé, avec le bois de sa Croix,
l'inébranlable barrière contre
laquelle se brisent les plus formidables
ruées de la puissance du mal. Là, sur
la Croix, se manifeste glorieusement le pouvoir de
la foi et de l'amour. Là éclate la
sublime grandeur de l'héroïsme
chrétien. Là, derrière la
Croix, nous n'avons rien à redouter, ni la
ruine, ni la persécution, ni la mort. Le
Vainqueur est avec nous, Sa voix rassurante nous
répète : « Ne crains
point, crois seulement... je suis avec
toi. » Non seulement nous n'aurons rien
à craindre, mais nous pourrons tout oser
avec lui, pourvu qu'il soit là. Alors les
semeurs de haine et d'iniquité, les
corrupteurs, les lâches, les chiens
trouveront des lions vivants sur leur chemin et
reconnaîtront en eux l'esprit du Chasseur de
démons. Et si nous devons
succomber dans la lutte, Dieu sera là pour
relever ceux qui tombent et les emporter dans son
ciel, où ils se joindront aux phalanges
invisibles qui inspirent, animent et vivifient ceux
qui poursuivent sur la terre le bon combat. Ainsi
les hommes, les chiens eux-mêmes,
connaîtront que les lions ne meurent pas.
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