Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



DOROTHÉE TRUDEL


II

 C'est ainsi que Dorothée fut préparée à l'oeuvre à laquelle Dieu la destinait. Son instruction avait été sans doute fort incomplète, mais elle avait reçu, en revanche, une intelligence et des dons extraordinaires. Ajoutons que, si les paroles et l'exemple de sa mère lui furent très salutaires, ils ne suffirent pas toutefois à changer son coeur. Elle tenait de la nature de son père ; avec les traits de son visage, elle avait hérité de lui une violence qui la faisait souffrir. Dans sa jeunesse, elle se contentait de dire :
« Je n'y puis rien, c'est un défaut de race. » Mais sa parfaite droiture et le sentiment du devoir la préservèrent des écueils et des dangers de la jeunesse.

De nature, elle était encore vaniteuse, preuve en soit ce qu'elle disait plus tard à une jeune fille qui s'accusait devant elle de légèreté :
- Tu n'es pas à beaucoup près aussi vaine que je l'étais avant ma conversion ; je me rappelle, en effet, que le samedi, en me coiffant, lorsque j'avais terminé les quatre larges tresses, alors à la mode, je ne me contentais pas de me regarder dans un miroir, il m'en fallait un second derrière moi...

Désirant détourner ses enfants de tout ce qui est contraire à une conduite pieuse, Mme Trudel défendait à Dorothée la danse, à laquelle elle était très portée. Mais celle-ci lui désobéissait souvent en ce point, non qu'elle dansât avec les garçons du village, elle repoussait bien plutôt leurs avances, et l'un d'eux ayant un jour voulu l'embrasser, elle fit pour lui échapper un effort qui lui laissa une faiblesse au dos et qu'elle considéra toujours comme la cause première de la maladie qui la rendit plus tard bossue. Elle aimait, en revanche, beaucoup à danser avec une amie qui demeurait chez sa mère, et elle l'avait fait souvent le dimanche, ce qui était contraire à la volonté expresse de sa mère. Cette jeune fille mourut subitement et laissa Dorothée inconsolable. À la vue de ce départ inattendu, elle se reprocha amèrement de n'avoir jamais parlé à son amie de ses intérêts éternels. Au lieu de confier sa préoccupation à sa mère, elle se consuma dans un chagrin silencieux et finit par en tomber gravement malade. Cette crise corporelle dura de longs mois, pendant lesquels, enfin, s'opéra dans son coeur un changement décisif ; elle s'humilia, résolut de renoncer entièrement au monde et de ne plus vivre que pour Dieu.

Durant sa maladie, elle n'avait pu recevoir personne à cause de sa grande faiblesse. Quand elle revit ses amies, elle leur raconta dès le premier jour son changement, ajoutant que, si elles comptaient se réunir comme par le passé pour répéter des bavardages, elle ne se sentirait plus libre de se joindre à elles ; que, en revanche, elle était très disposée à les voir pour parler du salut. C'est d'alors aussi que date sa maladie de dos, qui dura sept ans et ensuite de laquelle sa stature, jusque-là grande et svelte, devint peu à peu petite et contrefaite. Sa personne n'avait du reste rien de disgracieux. Habillée de noir et couverte de la grande pèlerine qui lui descendait jusqu'à la ceinture, elle conserva dans tout son être un frappant cachet de modestie et de distinction.

Dorothée avait vingt-deux ans lors de sa conversion et demeurait chez ses parents à Hombrechtikon, sur la hauteur, à quelques lieues de Maennedorf.

Ce n'est que plus tard, après la mort de sa mère, en 1840, qu'avec son frère et ses deux soeurs elle vint se fixer chez son oncle de Hollande, à Maennedorf (1). Là elle se mit à fréquenter assidûment le culte des Frères moraves, qui réunissait les gens pieux du village ; bientôt elle s'y fit connaître par sa décision et son zèle religieux.

À cette époque et sur le conseil de son oncle, elle renonça à son métier de tisseuse de soie, trop fatigant pour elle, et entreprit la fabrication des fleurs artificielles. Un neveu de Dorothée fonda vers le même temps un atelier de passementerie dans lequel il occupait nombre d'ouvriers et d'ouvrières ; plusieurs logeaient et prenaient pension dans l'établissement même, et Dorothée eut bientôt dans cette maison industrieuse sa place toute trouvée. Elle s'occupait comme une tendre mère du bien matériel et spirituel des ouvriers, apprentis et apprenties. Pleine d'énergie, d'ardeur et de sympathie, elle passa là par des luttes et des déceptions nombreuses, et souvent il lui arriva de s'aigrir contre ceux qui résistaient à ses conseils et à son influence.
Elle avait alors près de trente-sept ans ; on parlait beaucoup, dans le petit cercle qu'elle fréquentait, d'une nouvelle réunion plymouthiste, fondée à Zurich et où, disait-on, l'enseignement était bien plus intéressant et spirituel que dans la réunion morave. Après avoir résisté un temps à l'attrait de cette apparition nouvelle, elle se décida enfin à y céder. Elle aimait à raconter cette expérience, à peu près en ces termes :
« Avide d'entendre quelque chose de nouveau, j'allais donc prendre place dans cette petite assemblée. Nous avions à Maennedorf toujours les mêmes frères pour nous édifier, et leur prédication avait un caractère très vague et général ; aussi n'avais-je, depuis des années, entendu expliquer la Bible qu'à un seul point de vue, assez monotone. Celui qui dirigeait ce jour-là la réunion lut dans le chapitre XXIV de la Genèse l'histoire du mariage d'Isaac.

Il allégorisa ce beau récit, y faisant voir l'union de l'âme avec le Sauveur et insistant sur le rôle d'Eliézer, qui représentait à ses yeux l'activité du Saint-Esprit préparant l'âme à se décider pour Christ. Tout cela était pour moi très nouveau ; ce fut une fête spirituelle, comme je n'en avais jamais eue ; je bus les paroles du prédicateur. Quand le discours fut achevé, voyant qu'on se préparait à prendre la cène, je gardai ma place, me trouvant heureuse au milieu de ces frères. Mais quand vint mon tour, celui qui offrait le pain et le vin me laissa de côté, ce qui m'attrista fort. Il s'approcha près de moi et me dit :
- Ne vous connaissant pas, je ne pouvais vous donner la cène. Dites-moi, avez-vous reçu le Saint-Esprit ?

Cette question m'embarrassa d'abord ; je me sentais confuse d'être ainsi interpellée et de voir suspectée ma qualité d'enfant de Dieu, moi qui, à Maennedorf, était connue pour une des plus zélées. Je répondis pourtant qu'on ne m'avait pas beaucoup parlé du Saint-Esprit, mais que je croyais avoir, par le sang de Christ, le pardon de mes péchés.
- Ce n'est pas là ma question, il faut que vous sachiez si vous avez reçu le Saint-Esprit, et celui qui l'a reçu le sait ; lisez seulement à ce sujet le 1er chapitre des Éphésiens et le VIIIe des Romains.

Je connaissais bien ces deux chapitres, et restai vivement impressionnée de ce court entretien. Ce que souvent j'avais vaguement supposé m'était devenu clair : il y avait des lacunes dans ce qui m'avait été enseigné, et mon développement spirituel s'en était ressenti ! Mon retour fut occupé d'une seule pensée : « Il faut, me disais-je, à tout prix arriver à une pleine clarté. »

Rentrée à la maison, je me couchai en même temps que les autres, mais quand tout le monde se fut endormi, je me relevai et passai la nuit en prières et en supplications, luttant avec mon Dieu pour obtenir les lumières qui me manquaient. Pleine d'anxiété, mais en même temps d'espoir, je connaissais la fidélité de mon Dieu et je savais qu'il m'exaucerait. »

A cette époque vient se placer une nouvelle expérience spirituelle, qui transforma la vie de Dorothée. Elle y attachait une très grande importance. Nous l'avons entendue la raconter plus d'une fois, à peu près en ces termes :
« Un de mes principaux sujets de préoccupation, au temps où j'habitais chez mon neveu, était sa conversion. Il avait un caractère emporté et, tout en ayant une conduite honorable et des habitudes de piété, il aimait le monde et ne connaissait pas la nouvelle vie. Je l'avais souvent exhorté et je priais journellement pour lui.

Un matin (il pouvait être neuf heures), assise près de la fenêtre de ma chambre, je l'entends frapper une porte en prononçant des paroles violentes. Je me remets alors à prier pour lui, m'écriant : « 0 Dieu quand enfin convertiras-tu ce pauvre Jacob ? À peine avais-je parlé qu'à mon tour j'entendis ces mots : Convertis-toi toi-même avant de vouloir convertir les autres !

Ces paroles étaient prononcées d'une voix solennelle, pleine de douceur et de reproche, qui me laissa comme foudroyée et anéantie. Ma vie entière passa en un clin d'oeil devant moi ; tout y était souillure et péché ; mon orgueil et ma recherche de moi-même, en particulier, m'accusaient d'une manière terrifiante. Tout ce que j'avais fait m'apparaissait comme anéanti, et j'étais pulvérisée. Il me semblait qu'on me mettait à nu. Puis, je vis passer sous mes yeux toute ma Bible. Sur chaque page resplendissait un seul mot : Moi, l'Éternel, moi, c'est moi, il n'y en a pas d'autre que moi !
Je restai pendant longtemps dans un trouble profond et ma soeur crut que j'avais perdu la raison.
Cet état dura plusieurs jours ; je m'échappais souvent de la maison pour errer dans la forêt : c'est là qu'après de longues angoisses la clarté se fit enfin dans mon âme. La conviction que Jésus, le Crucifié, ne m'abandonnerait pas me rendit la paix.

Revenue à moi-même, je me trouvais dans un état de paix et de bonheur, de béatitude et de ravissement difficile à décrire. Je vivais dans un autre monde, dans une communion intense et non interrompue avec mon Dieu ; la vie terrestre me paraissait presque impossible, et je me sentais transformée. Au bout de trois semaines, j'étais encore tellement absorbée par l'intensité de ma vie intérieure, que je dus demander à Dieu de faire diminuer la vivacité de mes impressions et de me mettre à même de vaquer à ma tâche journalière.

À dater de cette crise mémorable, la vie spirituelle de Dorothée Trudel fut entièrement renouvelée. Jugeant sévèrement son passé, elle reconnut que pendant quinze années, depuis sa première conversion, elle avait conservé trop de recherche propre et d'orgueil spirituel. Dès lors, pleine d'humilité et débordante d'amour, elle reprit courageusement sa tâche avec foi et reconnaissance.

L'influence qu'elle exerçait déjà sur son entourage et en particulier sur la jeunesse employée dans la maison de son neveu s'accentua de plus en plus, et de cette époque datent des changements décisifs dans mainte existence.
Un de ses amis qui l'a connue dès sa jeunesse nous écrit :
« Celui qui allait voir Dorothée Trudel vers 1850, lorsqu'elle était occupée dans l'atelier de passementerie de son neveu, remarquait en elle, à côté d'une vigoureuse intelligence et d'une rare perspicacité, une soif de connaissance et un amour pour les âmes qui surmontait tous les obstacles. Elle ne se contentait pas de connaître les vérités du salut, mais s'empressait de les mettre en pratique et de conformer toute sa conduite à ses convictions. »

C'est quelque temps après cette transformation intérieure que se manifesta chez elle le don de guérison. Quatre ouvriers de son neveu étant tombés gravement malades, elle se sentit poussée à suivre la ligne tracée par saint Jacques et à leur imposer les mains au nom du Seigneur. Ne connaissant pas d'ancien qualifié à appeler auprès de ses malades, elle dit naïvement au Seigneur : « Sois toi-même l'ancien ! » Elle pria et obtint la guérison. Il en fut de même dans un second cas, et bientôt elle était couramment appelée auprès des malades du village pour leur imposer les mains et prier avec eux. De nombreuses guérisons répandirent sa réputation de proche en proche.

En 1852, Dorothée vint habiter la maison de son oncle ; elle continuait à faire des fleurs pour vivre, mais elle avait consacré sa vie au Seigneur ; visitant les malades et les aliénés dans ses heures de loisir, elle réunissait aussi les enfants du village pour leur lire la Bible et prier avec eux. Son mot d'ordre était :

Que mon nom, disparu de la scène du monde,
Soit un jour répété par l'écho du saint lieu :
Qu'il dorme enseveli dans une nuit profonde,
Pourvu qu'il soit inscrit dans le livre de Dieu.

Une jeune fille de Maennedorf, en service dans un village voisin, y fut atteinte d'une violente nostalgie. Dorothée l'ayant appris, alla la voir, pria beaucoup avec elle et la guérit. La maîtresse de cette jeune fille fut la première à engager Mlle Trudel à prendre des malades chez elle, mais elle répondit qu'elle ne s'y sentait point appelée. Malgré ce refus, cette dame lui adressa plusieurs malades, entre autres la veuve d'un pasteur, mère de douze enfants, que la mort de son mari avait rendue folle.
Remise de son mal après sept semaines et rentrée dans sa famille, cette veuve engagea à son tour Dorothée à s'établir de manière à recevoir des malades, ce qu'elle fit enfin non sans avoir demandé à Dieu de lui montrer sa volonté.

En 1856, des plaintes furent portées contre elle pour exercice illégal de la médecine et elle dut payer 60 francs d'amende avec ordre de fermer sa maison.
Plus tard, le gouvernement cessa son opposition contre l'hospice, le nombre des malades augmenta, et il fallut acheter une nouvelle maison ; la soeur de Dorothée renonça, en vue de cet achat, à l'héritage de son oncle.

C'est dans ces deux maisons que Mlle Trudel déploya pendant six ans environ une activité extraordinairement bénie. On cherchait auprès d'elle le soulagement du corps, mais son coeur se préoccupait avant tout de l'âme de ses malades. Voici un exemple de l'originalité franche et aimable avec laquelle elle accueillait ceux qui venaient à elle. Un soir, comme elle était sur sa porte, arrive M. X., le fils d'un chrétien distingué. Il était malade depuis longtemps et profondément triste. À l'ouïe de son nom :
- Comment ! s'écria-t-elle, vous êtes le fils de M. X. et vous faites une pareille figure ! Ah ! quand la maladie du péché sera sortie du coeur, la maladie du corps cédera aussi bien vite.

Au bout de dix jours ce jeune homme repartait, après avoir passé par une profonde conversion et en bonne voie de guérison.

La force principale de Dorothée était la Parole de Dieu, qu'on méditait après chaque repas ; l'usage zuricois étant de prendre quatre repas par jour, on avait aussi quatre cultes, à huit heures et demie, à une heure, à cinq heures et à huit heures du soir. Le culte de cinq heures était spécialement consacré à la prière. Chacun de ces cultes durait une heure, et celui du matin souvent plus longtemps. Comme mère de famille, Mlle Trudel présidait. Longtemps elle s'était bornée à lire un sermon de Hofacker ou quelques pages de Kolb, un disciple de Michael Hahn. Plus tard, elle se mit à faire elle-même quelques réflexions sur ce qu'elle avait lu. Elle prenait en général le chapitre indiqué par le livre de textes moraves et le lisait en entier ; ou bien, se recueillant et dirigeant son regard vers le ciel, elle tirait son texte d'une boîte renfermant une collection d'environ mille passages bibliques. À peine la lecture finie, elle parlait près d'une heure avec une liberté, une verve et une charité difficiles à se représenter.

Elle ne se sentait pas appelée à expliquer la Bible ou à enseigner, mais les versets du chapitre qui passaient tour à tour sous ses yeux lui servaient comme de point de départ pour parler des sujets qui lui tenaient à coeur. Son discours n'avait pas tant le caractère d'un enseignement que celui d'un témoignage rendu à la fidélité, à la sainteté et à la puissance de Dieu.

Parlant de ses propres expériences, la richesse de sa vie intérieure donnait une grande autorité à sa parole. Elle était sévère et cependant très encourageante, poursuivant jusqu'en ses derniers retranchements la piété alanguie et à demi mondaine. Elle voulait à tout prix amener les âmes à des rapports personnels avec un Sauveur vivant, sans craindre de troubler dans ce but une paix factice et de dissiper des espérances illusoires. Le souvenir des quinze années qui avaient précédé pour elle la crise qu'elle appelait sa vraie conversion et pendant lesquelles sa vie chrétienne était restée stérile, la pressait d'encourager chacun à prendre les promesses de Dieu plus au sérieux, à rechercher un entier affranchissement du péché, une vie sainte et bénie.

Ce qu'elle recommandait à l'individu, elle aurait voulu le voir réaliser par l'Eglise entière ; elle s'affligeait du manque de dons spirituels dont elle voyait partout la preuve, proclamant la nécessité d'un christianisme apostolique et d'une abondante effusion du Saint-Esprit en des coeurs vraiment transformés.

Il y avait dans ses allocutions tant de vie émue, qu'on assistait sans lassitude à ces quatre cultes par jour ; c'est avec joie et avec une attente toujours renouvelée que jeunes et vieux venaient reprendre leurs places d'abord autour de la table commune, et plus tard, quand le nombre des malades eut augmenté, dans une petite salle adaptée à cet usage.

Faisant placer des malades l'un à sa droite et l'autre à sa gauche pendant le culte, elle leur imposait les mains tant que duraient son discours et sa prière ; aussi n'avons-nous jamais vu aucun geste accompagner ses discours, ce qui contribuait à l'austérité et à la dignité de son attitude.

Ce témoignage puissant et d'un genre si particulier ne tardait pas à agir sur les hôtes de la maison hospitalière. Les domestiques, aussi bien que les malades, y vivaient sous une forte discipline spirituelle ; les paroles inutiles, l'esprit volage et badin étaient comme bannis de cette petite société ; on se sentait repris et intérieurement travaillé ; bien des illusions s'évanouissaient et l'on en venait à aspirer avec angoisse à la lumière et au pardon. Chacun, du reste, était individuellement pris à partie et dans le secret des coeurs se livraient des luttes, s'opéraient des dépouillements, dont les heureux effets se font encore sentir dans mainte famille. Dans le village aussi il se produisit de nombreuses conversions, surtout parmi les jeunes gens.

Une telle influence ne pouvait s'exercer sans provoquer d'opposition, aussi les persécutions ne furent pas épargnées à Mlle Trudel.
Un ouvrier forgeron, vexé de voir plusieurs de ses camarades gagnés par le mouvement, projeta d'y mettre ordre ; et dans ce but, un soir qu'on était réuni pour le culte, il s'approcha de la maison les poches garnies de cailloux, décidé à casser les vitres et à tout disperser. Mais c'était l'été, les fenêtres étaient grandes ouvertes et il n'y avait par conséquent rien à briser ; en revanche, on entendait du dehors chaque mot, et tandis que notre homme cherchait un nouveau moyen d'en venir à ses fins, les paroles de Dorothée pénétrèrent son coeur comme des traits brûlants. Il fut saisi par une force invisible, ses yeux s'ouvrirent sur son état moral et il se sentit un misérable pécheur. Peu à peu, laissant tomber ses cailloux, il écouta le discours jusqu'au bout. Puis il entra dans la salle, confessa à Dorothée son péché et sa folie, se déclarant résolu à commencer une nouvelle vie. Rayonnante de joie, elle pria aussitôt avec le jeune homme, qui ne tarda pas à devenir un disciple zélé de Jésus-Christ et, par la suite, un missionnaire en Afrique.

Un jour, Dorothée fut la victime d'une odieuse calomnie qu'un jeune homme s'était amusé à répandre. Le village fut en émoi, le monde s'empara avec avidité de cette arme, et la pauvre femme, qui alors n'avait pas encore les nombreux amis qu'elle eut plus tard, fut pendant quelque temps l'objet des imputations les plus blessantes. Dans sa perplexité, elle s'adressa à son Dieu et passa des heures et des nuits à prier pour le salut du malheureux calomniateur. Quelle surprise, lorsqu'un soir, elle voit arriver chez elle un jeune homme en proie à une grande angoisse, se déclarant l'auteur de ces bruits calomnieux et la suppliant de lui pardonner !

Les critiques ne firent naturellement pas défaut, et elle dut entendre plus d'une fois des remontrances très sévères sur la liberté qu'elle prenait, elle femme, contre la défense formelle de saint Paul d'annoncer l'Évangile dans sa maison, devant un auditoire devenu de plus en plus nombreux et s'élevant le dimanche après-midi jusqu'à quelques centaines de personnes. Elle répondait à ces observations en racontant comment, peu à peu, elle avait été amenée, à en agir ainsi, et en montrant les bénédictions que Dieu avait accordées à cette partie de son activité.

Un soir, après avoir discuté de nouveau la chose tout au long avec un pasteur allemand, elle se coucha inquiète, et, au milieu de la nuit, se réveilla préoccupée par ce passage : « L'obéissance vaut mieux que le sacrifice et la désobéissance est autant que le péché de divination. » (1 Sam. XV, 22, 23.) Elle se dit que si réellement elle désobéissait à Dieu en continuant ses cultes, elle était pire qu'une sorcière. Agitée par cette pensée, elle se leva immédiatement et, dans une prière ardente, elle déclara à Dieu sa décision de ne lui désobéir en aucun point, le suppliant de lui accorder un signe positif de sa volonté par le passage biblique qu'elle tirerait au sort le lendemain matin, et s'engageant, si ce passage contenait une seule allusion à la repentance ou un seul mot de désapprobation, à cesser de parler en public et de recevoir des confessions.

Le lendemain matin, à son réveil, elle va à sa boîte de passages, où bien des fois déjà elle avait trouvé, en réponse à sa confiance naïve et absolue, des consolations et de précieuses directions. Le premier qu'elle tira fut celui-ci (Esaïe LXI, 6) : « Mais vous, vous serez appelés les sacrificateurs de l'Éternel ; on vous nommera les ministres de notre Dieu. »

Priant encore une fois, elle demanda à Dieu de lui donner une seconde parole propre à lui communiquer une pleine clarté dans cette affaire si importante et si contestée. Cette parole fut (I Pierre II, 9) : « Mais vous, vous êtes la race élue, la sacrificature royale, la nation sainte, le peuple acquis pour annoncer les vertus de Celui qui vous a appelés des ténèbres à sa merveilleuse lumière. »

Par une troisième prière, elle demanda une dernière confirmation, puis, mettant de nouveau la main dans la boîte, elle en tira le passage suivant ou un autre d'un sens tout à fait analogue : « Il ne tomba pas un seul mot de toutes les bonnes paroles que l'Éternel avait dites... » (Jos. XXI, 45.)

Dès ce jour-là, entièrement tranquillisée à cet égard, elle estima que tout en respectant la règle posée par saint Paul, on pouvait admettre que Dieu trouvât bon de créer certaines exceptions.
Ce qui conférait à sa parole une grande autorité, c'était l'exemple de complète abnégation et de charité inépuisable qu'elle donnait à chacun.

Sa réputation s'étendant toujours plus loin à cause de ses nombreuses guérisons, l'affluence devint toujours plus grande, et sa compassion pour les malheureux ne lui permettant pas de repousser ceux qui s'adressaient à elle, elle prit le parti de s'en remettre aussi pour cela à Dieu, lui demandant régulièrement de ne lui envoyer que ceux qui devaient réellement venir et de fermer la voie à ceux qu'il ne lui destinait pas lui-même.
Forte de cette prière réitérée chaque jour avec la même confiance, elle recevait chacun, annoncé ou pas, et trouvait toujours moyen de caser ceux que son amour ne pouvait repousser.

Ses aides étaient souvent alarmées en voyant les chambres se transformer en dortoirs, mais sa foi relevait leur courage et semblait dissiper des difficultés en apparence insurmontables.
Sa soeur aînée, qui aidait aux soins du ménage et apportait à ce travail un esprit quelque peu soucieux, soulevait souvent des objections et des réclamations ; un jour, au milieu d'une affluence extraordinaire d'arrivants, Dorothée ne sut faire autre chose que de consulter son Dieu par le sort. Elle revint rayonnante, montrant à sa soeur le passage suivant (2 Rois IV, 42-44) : « Donnerais-je ceci à cent hommes ? Mais il lui répondit : Donne-le à ces gens et qu'ils mangent. Car ainsi a dit l'Éternel : On en mangera et on en aura de reste... »

Chose étonnante, dans ces trois maisons remplies de malades, elle ne possédait elle-même pas un coin, pas un lit en propre. La chambre qu'on appelait la Chambre de Mütterli était une sorte de salle d'attente sans lit, dans laquelle on introduisait les nouveaux arrivants et ceux qui voulaient lui parler. C'est là que le soir, quand tout le monde était allé se reposer, elle réunissait ses aides, ses servantes volontaires et quelques intimes. On causait encore un moment, on mangeait une pomme ou une croûte de pain, chacun tirait encore pour soi un passage de la Bible, puis elle disait :
- Maintenant, enfants, à genoux.

Et alors recommençaient les supplications et intercessions pour les cas les plus graves, pour les sujets les plus pressants ; chacun avait son fardeau à remettre aux soins du Maître souverain. À la fin, s'adressant à son aide principale, elle disait :
- Où me faut-il aller cette nuit ?

Après une courte consultation, on se décidait pour la femme la plus souffrante ou la plus dangereusement atteinte, pour la folle la plus agitée.
Alors, s'avançant vers son buffet, elle en sortait ses vêtements de nuit, et avec ce paquet sous le bras, elle montait dans quelque mansarde ou traversait la route et allait se coucher auprès d'une de ses pauvres malades, la soutenant dans ses bras et lui prodiguant encore pendant le sommeil des consolations et des soins. Il lui est arrivé de passer une nuit entière couchée entre deux femmes aliénées qu'elle cherchait à tranquilliser. Le lendemain, avant sept heures, elle était assise radieuse, pleine d'entrain et d'affection, au bout de la table du déjeuner, agitant sa petite sonnette pour obtenir le silence avant de faire la prière et de rompre le pain.

Quant il s'agissait d'un homme gravement atteint, il lui arrivait de passer des nuits entières à son chevet ou à ses pieds, assise sur un escabeau et imposant les mains au malade. Ceci cependant était une exception.
Nous nous rappelons l'avoir vue plusieurs nuits de suite accroupie sur un tabouret au pied d'un lit de camp où gisait un pauvre misérable atteint de gangrène au pied et dont l'orteil finit par tomber.

Une nuit, entre autres, harassée, exténuée, à moitié suffoquée par l'odeur fétide qu'exhalait cette plaie, il lui arriva de se laisser aller à une plainte et de soupirer après un peu de repos ; au même instant, elle sentit toute son énergie s'évanouir et fut sur le point de défaillir. Mais, surmontant cette défaillance et voyant dans sa plainte une affreuse tentation, elle s'indigna de sa faiblesse et se dit : « Si je me plains, je suis perdue ! » Puis, regardant à son Sauveur avec un nouvel élan de foi, elle reconnut que c'était pour elle un privilège de pouvoir souffrir, et que, dans son infirmité, Dieu voulait accomplir sa force. Cet acte de foi dissipa soudain toute son angoisse, même toute sa fatigue, de sorte que, merveilleusement soutenue pendant le reste de cette nuit, elle se remit le lendemain au travail aussi restaurée qu'après une nuit paisible, et le malade fut guéri.

Le nombre des demandes allant sans cesse en augmentant, Mlle Trudel finit par éprouver, c'était vers la fin de 1860, un désir toujours plus marqué de se voir soutenue par des aides doués comme elle du don de guérison et se sentant vocation d'imposer les mains aux malades.

Elle présenta cette requête avec foi et constance à son Dieu, et bientôt une jeune personne qui s'était convertie quelques années auparavant à Maennedorf, donnant des preuves d'une piété, vivante et de dons réels, se décida, sur un appel, à se consacrer avec Mlle Trudel au soin des malades. À son entrée dans la maison, le passage tiré, suivant l'habitude, pour marquer cet événement, fut Exode XVII, 12 : « Et Aaron et Hur soutinrent ses mains, l'un d'un côté, l'autre de l'autre. »
« Bon, dit alors Mlle Trudel, voilà Hur, nous verrons bientôt quel Aaron Dieu me destine. »

Peu de temps après, M. Samuel Zeller, qui, guéri et converti à Dieu quatre ans auparavant à Maennedorf, partageait en tout point les vues de Mlle Trudel sur la maladie et sur l'imposition des mains, répondant à un appel, se décida, lui aussi, à consacrer sa vie au service de Dieu dans la maison où il avait appris à le connaître comme son Sauveur et son médecin.

À son arrivée, Dorothée consulta de nouveau ses passages de l'Écriture et en tira le suivant : « Ainsi Aaron portera les noms des enfants d'Israël, au pectoral du jugement, sur son coeur, quand il entrera dans le lieu saint ... » (Ex. XXVIII, 29.) Cette douce confirmation fut pour Mlle Trudel, pour ses aides et pour toute son heureuse famille un puissant encouragement.
Mais sa plus grande force était toujours dans la prière. C'est dans cette arme qu'elle trouvait le secret de toutes ses victoires, et Dieu lui répondait de la manière la plus variée.

Les uns n'obtenaient de soulagement que lorsque, rentrant en eux-mêmes, ils confessaient leurs fautes et se repentaient, se demandant comme les frères de Joseph : « Pourquoi ceci nous arrive-t-il ? » D'autres étaient arrachés à leur état d'indifférence et d'incrédulité par un secours immédiat du Seigneur. Ce fut le cas, par exemple, d'un jeune ouvrier gravement malade par suite d'inconduite : du jour où il eut confessé ses péchés, non seulement à Dieu, mais devant les hommes, il se sentit soulagé dans son corps. Et quand il eut déchargé sa conscience par l'aveu de son plus grand péché, il alla de mieux en mieux jusqu'à guérison complète et inespérée.

Dorothée ne vit pas toujours ses efforts récompensés : parfois, après avoir été guéris, ses malades retournaient au mal, mais jamais sa charité ne se laissa décourager. Elle redoublait d'ardeur lorsqu'elle voyait quelqu'un approcher de la mort sans posséder la foi. Elle rappelait alors hardiment au Seigneur ses promesses, et lui demandait de prolonger la vie de ces malheureux, jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé le salut de Christ.

De l'abondance du coeur, la bouche parle. Aussi retrouvait-on toujours dans les explications bibliques de Mlle Trudel, dans ses entretiens particuliers, dans sa correspondance, cette même pensée : « Une seule chose est nécessaire. » S'adressait-on à elle pour avoir quelques conseils, elle répondait par des paroles aussi pleines de droiture que d'amour. Toute pénétrée de la puissance que donne la communion vivante avec Jésus, elle en communiquait en quelque degré l'influence à tous ceux qui l'approchaient. Si la première impression qu'elle produisait n'était pas agréable, on ne tardait pas à en ressentir d'heureux effets pour le corps et pour l'âme.

Dorothée s'était donnée au Seigneur corps et biens dans la personne de ceux qui venaient à elle, et cette grande affluence ne l'a certes pas enrichie. Dans ses maisons, tout était propre, mais de la plus grande simplicité. La table aussi, quoique frugale, était toujours abondante et les mets bien apprêtés.

Elle demandait 10 francs par semaine aux gens riches, et 5 à ceux qui ne l'étaient pas. Beaucoup de pauvres étaient reçus pour rien. On ne faisait rien pour les attirer, mais on les accueillait avec simplicité. Pour se tirer d'affaire, il fallait économiser la main-d'oeuvre : aussi Dorothée employait-elle, comme dans une famille, les personnes valides, surtout les jeunes. L'une lavait la vaisselle, une autre pliait le linge, etc., et elle se faisait tant aimer, que travailler pour elle était un doux privilège.


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1 Cet oncle vécut encore dix ans avec ses quatre neveux et nièces ; il leur laissa à sa mort une bonne partie de sa fortune ainsi que sa maison qui, plus tard, devait être consacrée par Dorothée au traitement de ses malades.

 

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