DOROTHÉE
TRUDEL
Quelques pensées de
Dorothée Trudel.
Ne me parlez pas d'une foi que je puis perdre
pour avoir subi une injustice ! Si une
pareille foi s'effondre, ce n'est certes pas
dommage, elle ne vaut pas un liard.
Je ne donnerais pas grand'chose d'un homme de
prière qui, à peine la prière
terminée, se met à causer de choses
inutiles ou à faire des plaisanteries.
Courir les réunions et conserver son
vieil homme, cela fait des gens de la pire
espèce.
Qu'il se garde de se croire un fidèle
disciple de Christ, celui qui se préoccupe
trop de ce que d'autres pensent ou disent de lui.
L'esprit badin chasse l'Esprit-Saint.
Une foule de gens prient beaucoup, mais ne
consentent pas à se laisser réduire
en poussière et à devenir des
zéros.
Se plaindre, c'est renier Jésus
Qu'est-ce qui t'est le plus cher, l'âme du
voleur ou objet qu'il t'a
dérobé ?
I
Dorothée Trudel (1)
est née à
Hombrechtikon le 27 octobre 1813 ; elle est
morte le 20 septembre 1862 à Maennedorf, au
bord du lac de Zurich, après y avoir
exercé pendant dix ans un ministère
extraordinaire de charité et de foi
auprès d'une foule de malades et de bien
portants pour lesquels elle est devenue, dans la
main de Dieu, un instrument d'abondantes
bénédictions.
Cette femme d'élite a
été l'objet de maintes
préventions de la part de ceux qui ne l'ont
connue que de nom, et de beaucoup de haine de la
part de ceux dont elle heurtait les idées ou
troublait la sécurité. Lorsque Dieu
suscite une personne extraordinaire, il a un but
particulier qu'on ne reconnaît souvent que
plus tard.
La mère de Dorothée
était une femme pieuse. Demandée en
mariage à l'âge de vingt-quatre ans
par un homme qui lui avait toujours inspiré
de la crainte, elle l'avait
refusé plusieurs fois. Mais, comme elle
était belle et connue pour son
dévouement, il persista dans sa recherche.
Le père et la soeur de cet homme
étaient des gens pieux que la jeune fille
aimait beaucoup. Pour l'amour d'eux, elle finit par
accepter ce mariage.
Mlle Trudel a raconté elle-même
l'histoire de sa mère.
« Il est triste, dit-elle, de
repasser dans son souvenir les souffrances d'une
mère comme la mienne ; mais je dois
dire à la gloire de Dieu que, durant les
vingt-sept ans que je l'ai connue, je ne lui ai pas
entendu proférer une seule plainte. Nous ne
comprenions pas comment elle pouvait rester
toujours si sereine et conserver au milieu de tant
de difficultés un si joyeux courage ;
moi surtout, qui avais malheureusement l'humeur
impétueuse et colère de mon
père, j'étais confondue de la
patience avec laquelle elle supportait ses
injustices. Lorsque je la voyais douce et amicale
avec lui et sachant toujours nous montrer ses bons
côtés, tandis que nous ne voyions que
méchanceté, je
m'écriais :
- O mère ! comment peux-tu
parler ainsi ? à ta place, je m'y
prendrais bien autrement ; tu le gâtes
au lieu de lui montrer ses torts, tu ne fais que
prier.
- Enfant, répondait-elle, un jour tu
me comprendras. Mon mari est mon bienfaiteur, c'est
lui qui m'a appris à ne m'attendre qu'au
Seigneur et à remettre tout à sa
seule garde. Si vous ne voulez pas
reconnaître qu'il nous bénit en
brisant notre volonté, vous me
préparez encore plus de chagrins que
votre père ne m'en cause
à présent. Ma tâche est de
prier afin que la verge dont Dieu se sert ne soit
pas jetée au feu éternel ; quant
à l'épreuve, je l'en bénirai
toute ma vie.
- Comment en bénir Dieu ?
répliquai-je.
Mon coeur ne pouvait admettre une telle
acceptation, mais l'exemple de ma mère finit
par triompher.
Nous étions onze enfants, et nos
ressources étant très bornées,
nous fûmes élevés dans une
grande simplicité ; en ceci nous
comprenions mieux notre mère, et,
malgré bien des privations, notre jeunesse
fut douce et joyeuse. En dépit des
scènes violentes de mon père, la paix
habitait sous notre humble toit, grâce sans
doute aux constantes prières de ma
mère en faveur de son mari et de ses
enfants.
Notre nourriture était pauvre et
uniforme, mais nous nous portions aussi bien que
les enfants les mieux nourris, et quand nous
racontions à notre mère les bonnes
choses que les autres enfants mangeaient, elle nous
disait de rendre grâces de ce que nous avions
le nécessaire, dont tant d'autres
étaient privés. Souvent il n'y avait
rien dans la maison ; sauf ma mère, nul
ne le savait que Celui qui nourrit les oiseaux
de l'air, et qui ne nous abandonna jamais. Nous
fîmes à ce sujet les plus douces
expériences ; aussi notre mot d'ordre
était-il : prier et non
mendier.
- Enfants, disait notre mère, il est
écrit : "Celui qui se confie en
l'Éternel ne sera jamais confus. "
Un jour, l'un de nous, après avoir
déclaré que si notre père ne
changeait pas de conduite nous serions tous
ruinés, concluait par cette
boutade :
- Mère, tu ne dirais rien, quand
même tu nous verrais tous réduits
à mendier.
- Cela n'arrivera jamais,
répondit-elle avec assurance, car la Parole
de Dieu est plus ancienne que nous, et David
dit : "J'ai été jeune et je suis
devenu vieux, mais je n'ai jamais vu le juste
abandonné, ni sa postérité
réduite à mendier son pain !"
Enfants, travaillez et priez et vous ne manquerez
de rien.
Quoique conduits sur le chemin de la foi,
nous n'y marchions pas nous-mêmes. Si nous
avions eu les yeux ouverts, nous aurions mieux
compris la Bible et mieux reconnu dans notre vie le
Dieu vivant qui s'y montre dès le
commencement. Nous n'avions pourtant pas de peine
à croire que les habits et les souliers des
Israélites ne se fussent point usés
pendant les quarante ans de marche à travers
le désert, car nous étions
nous-mêmes l'application vivante des
promesses contenues dans
Deutéronome VIII, 4 ;
XXIX, 5 ;
Néhémie IX, 21.
Nous n'avions point d'autre livre que la
Bible, et ses histoires nous devinrent peu à
peu si chères que, les sachant presque par
coeur, nous aimions pourtant toujours à les
relire. C'est à cela à peu
près que se bornait notre instruction ;
car nous n'avons fréquenté
l'école que très peu de temps, le
travail de chacun étant nécessaire
à tous. Ma mère aussi aimait la Bible
par-dessus tout, mais elle ne pouvait
la lire que le dimanche. Nous
étions constamment occupés.
Dès l'âge de neuf ans, je dus
travailler du matin au soir, sans intervalles de
récréation. Nous eussions bien
aimé courir à l'air comme nos petits
voisins ; mais nous n'en étions pas
moins heureux et contents. Les discours de ma
mère et les prières à haute
voix dont elle accompagnait son travail nous
faisaient vivre dans une atmosphère de paix
et de sainteté. Elle ne permettait aucune
médisance, aucun commérage, et jamais
elle ne répétait les nouvelles du
village. Elle parlait peu, mais sa vie agissait en
nous, et sa parole était accompagnée
de la puissance de Dieu dans les coeurs ; elle
a souvent atteint le mien comme une flèche.
Sans cesse elle nous remettait entre les mains de
Dieu, et il me semble encore l'entendre
répéter : « Je t'en
prie, qu'aucun d'eux ne manque au dernier
jour ! »
Bien que la cadette, je me rappelle une
foule de prières exaucées. Une, entre
autres, m'a particulièrement frappée.
Ma tante, qui vivait avec nous et nous était
d'un grand secours, tomba gravement malade. Tout
annonçant une fin prochaine, elle se
prépara à la mort et prit la sainte
cène. Peu après elle perdit tout
mouvement ; il ne lui restait que la parole.
Elle avait des visions célestes, et lorsque
le soir on apporta la lampe, elle
s'écria :
- Quelle idée, lorsqu'une telle
clarté nous environne !
Ma mère comprit qu'elle allait
mourir, et, se jetant à genoux, pria Dieu
avec instance de lui laisser cette précieuse
soeur jusqu'à ce que sa fille
aînée fût en
état de la seconder. Vers minuit, ma tante,
jusque-là immobile et muette, dit tout
à coup :
- Je vois bien qu'il me faut rester encore
dans cette vallée de larmes pour être
avec toi.
En effet, elle vécut encore quinze
ans, jusqu'à ce que ma soeur
aînée pût être utile
à ma mère. Cette chère tante
s'était entièrement donnée
à nous et travaillait jour et nuit pour ne
nous laisser manquer de rien. Elle s'était
dépouillée de presque toute sa
garde-robe pour nous habiller. Déjà
en 1817, lors d'une grande famine, ayant à
peine dix-huit ans, elle s'était
consacrée à son père et
à ses jeunes soeurs, travaillant pour eux
jour et nuit.
- N'aie aucune crainte, lui disait-elle, je
n'abandonnerai jamais les enfants ;j'aimerais
mieux souffrir moi-même de la faim que de les
laisser manquer du nécessaire.
En effet, pendant plusieurs années,
elle se contenta pour elle-même de lait et de
pommes de terre mais apprêtait pour son
père une nourriture plus fortifiante.
Au milieu de ses épreuves, ma pauvre
mère avait trouvé un secours efficace
en la personne de cette belle-soeur et de son
père, animés tous deux d'une vraie
piété. Ils partagèrent
toujours toutes ses souffrances avec une
chrétienne résignation. Leur travail
réuni subvint aux besoins de notre nombreuse
famille. Si l'un de nous tombait malade, il
était porté par eux aux pieds du
Sauveur. Notre mère n'avait de
médecin que lui et de remèdes que la
prière. Même lorsque je pris la petite
vérole et que je fus
menacée de perdre la vue, on n'en dit rien
à personne. Mon père, apprit la chose
au cabaret, mais il y resta sans se soucier de moi.
Ma mère n'en témoigna aucune humeur,
mais pria pour lui, pour nous, surtout pour
l'enfant malade, qui recouvra la vue et la
santé. Une autre fois, l'un de mes
frères, à la suite d'une grande
frayeur, eut une attaque d'épilepsie. Mon
père était de nouveau absent.
- Je connais ce mal, nous dit ma
mère ; c'est la plus grande
épreuve qui pût nous être
envoyée, mais Celui qui guérit le
lunatique en Judée vit encore. Ne dites rien
à personne et prions !
Lorsqu'elle en parla à mon
père, celui-ci, qui ne voulait pas
être dérangé dans ses plaisirs,
se moqua d'elle et lui dit qu'elle avait
rêvé.
- Eh bien, répondit-elle, je prie
Dieu que Jean ait un accès devant toi, mais
que ce soit le dernier.
Huit jours après, l'enfant tomba aux
pieds de son père, écumant et se
débattant. Cet accès fut le dernier,
et la terrible maladie ne reparut que trente-quatre
ans après.
Combien d'exemples de foi et de
prières exaucées n'aurais-je pas
encore à raconter, s'il ne fallait pour cela
accuser mon père, qui en était
presque toujours l'occasion ! Mais comme nous
eûmes la joie, après la mort de notre
mère, de le voir embrasser la foi qu'elle
avait tant demandée pour lui, pleurer ses
péchés et s'endormir dans la paix du
Seigneur, je veux seulement insister sur la
vérité, de ces paroles : "Il ne
tombe pas un cheveu en terre sans la volonté
de votre Père
céleste" et : "Toutes choses concourent
au bien de ceux qui aiment Dieu. "
Une fois tous élevés, nous
avions entouré notre mère de nos
soins. Accoutumés par elle à un
travail assidu, nous gagnions assez pour être
désormais à l'abri du besoin.
Là santé de plusieurs d'entre nous
avait été malheureusement compromise
par suite d'une enfance et d'une jeunesse trop
sédentaires, et l'une de mes soeurs disait
souvent :
- Que deviendrons-nous dans la vieillesse
quand nous ne pourrons plus travailler, si nous ne
possédons plus rien ?
- Laissez faire le bon Dieu,
répondait tranquillement ma
mère.
Eh bien, peu de temps avant sa mort, elle
nous vit tous établis et en santé de
corps et d'âme.
Dans les dernières années de
sa vie, tous en état de gagner notre pain,
nous eûmes le courage de la prendre sous
notre protection et de déclarer à
notre père que nous ne souffririons plus de
voir maltraiter celle qui s'était
sacrifiée pour lui et pour nous ; qu'il
pourrait décharger sur nous sa mauvaise
humeur, mais que pour elle c'en était assez.
Nous nous efforçâmes à l'envi
d'adoucir sa vie, et souvent elle disait en
pleurant :
- Enfants, pourquoi voulez-vous que je sois
si bien ?
Cependant elle acceptait tout pour nous
faire plaisir et se réjouissait de nous voir
mettre en pratique ses leçons, l'oubli de
soi-même et la confiance en Dieu. Elle eut
aussi la joie de savoir plusieurs de
ses enfants nés à
un christianisme personnel et vivant. Voyant ainsi
ses ardentes prières exaucées, elle
les continuait pour son mari et ses autres enfants
avec la ferme assurance d'être un jour
entendue.
C'est dans la dernière année
de sa vie que fut couronnée son
inébranlable confiance en la providence de
Dieu. Onze semaines avant sa mort, un parent dont
nous n'avions jamais entendu parler arriva de
Hollande. Il nous prit en affection, et dès
lors notre vie extérieure fut toute
changée. Au lit de mort de ma mère,
il lui promit de nous servir de père, et il
a fidèlement tenu parole. Il
témoignait sa joie de nous avoir pour
enfants adoptifs et de nous laisser sa fortune,
considérant comme un privilège
d'être l'instrument par lequel Dieu se
montrait fidèle envers sa fidèle
servante.
La foi héroïque de cette
mère extraordinaire ne se démentit
pas jusqu'à la fin. Sa fille conclut comme
suit le récit qu'elle nous a laissé
de sa vie :
Je voudrais, dans l'esprit de ma
mère, dire à toutes les
mères : Si vous voulez être en
bénédiction à vos enfants, ne
vous mettez pas en peine pour eux des
trésors que les vers et la rouille
consument, ni de leur assurer une grosse dot et un
beau trousseau. Apprenez-leur à prier et
à travailler, mais à travailler par
obéissance et avec foi, et priez
vous-mêmes pour eux, afin qu'ils soient des
offrandes vivantes à la gloire de Dieu.
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