DOROTHÉE
TRUDEL
III
Cependant un nouvel orage se formait. Un
médecin de Maennedorf ayant demandé
à l'inspecteur sanitaire du district si un
établissement comme celui de Mlle Trudel
pouvait être toléré dans le
canton de Zurich, une ordonnance du préfet
condamna Mlle Trudel à 150 francs d'amende
et lui prescrivit de renvoyer tous ses malades. Ne
pouvant se soumettre à une
telle décision, elle eut recours au tribunal
de district, qui confirma la sentence. Elle en
appela alors au tribunal suprême de
Zurich.
Les circonstances ne paraissaient pas
favorables, et on n'espérait guère un
acquittement. Dorothée se retira dans son
cabinet et dit au Seigneur : « Vois,
ô mon Dieu ! le conseil de santé
et le préfet m'ordonnent de renvoyer mes
malades, mais je sais qu'il ne faut obéir
qu'à toi ; montre-moi dans ta Parole ce
que tu me commandes de faire. » Puis elle
tira ce passage :
"Un édit est fait de ma part que,
dans toute l'étendue de mon royaume, on ait
crainte et frayeur pour le Dieu de Daniel, car
c'est le Dieu vivant, et qui demeure à
toujours, et son royaume ne sera point
dissipé et sa domination sera jusqu'à
la fin.
Il sauve et délivre, et il fait des
prodiges et des merveilles dans les cieux et sur la
terre, tellement qu'il a délivré
Daniel de la puissance des lions. "
(Dan.
VI, 26, 27.)
Elle attendit avec courage le jour du
jugement.
« Si Dieu est pour nous,
disait-elle, qui sera contre
nous ? » M. Spoendlin, avocat
à Zurich, s'était offert avec
empressement pour plaider sa cause.
Elle écrivait à ses
amis : « Demandons à Dieu la
foi d'Abraham et une résignation
entière. Quand même le glaive est
levé et qu'il n'y a plus de force pour lui
échapper, il est possible que la voix du
Seigneur le détourne encore. Les jours
douloureux sont les plus bénis, quand on
accepte l'amertume dans une obéissance
enfantine. Il ne faut pas dire :
« Donne-moi ce bien,
laisse-le-moi, mais plutôt, : Ne me le
laisse pas, quoi qu'il en coûte, s'il est
contraire au salut et à la vie de mon
âme. Mon Dieu, je puis parfaitement me
soumettre à quitter ceux avec lesquels
j'avais l'habitude d'intercéder
auprès de toi pour les âmes : ils
savent le chemin, ils ont le grand privilège
de te connaître. Ce qui m'importe, ma
prière, c'est que tu ouvres les yeux aux
juges ; quant aux malades, le chagrin de les
voir tous partir, tu le sais, je l'ai
surmonté. »
Dieu prit soin de montrer que cette oeuvre,
était la sienne. L'argent nécessaire
manquait souvent, mais il venait toujours au moment
du besoin. Un adversaire même avait offert
d'en prêter. Il arriva une fois de Hollande
3000 francs, sur lesquels on ne comptait plus. Un
jour, on allait emprunter, quand un ami envoya 250
francs pour les frais de justice.
Cela était nécessaire, car le
procès dura sept mois. Les journaux en
parlèrent et, en faisant connaître
Maennedorf, y attirèrent de nouveaux
visiteurs. Sachant que Dorothée n'avait pas
le courage de renvoyer, on arrivait sans
s'annoncer.
Enfin le tribunal rendit son
verdict :
« Considérant
l'extrême difficulté
qu'éprouvent à présent les
pauvres et les gens peu fortunés pour placer
les aliénés à leur charge dans
des hospices ou chez des médecins
patentés, et qu'à ce point de vue
l'établissement de la demoiselle Trudel a
certainement son côté avantageux, les
malades pauvres y étant reçus soit
à des prix excessivement bas, soit
même gratuitement, et y
trouvant nourriture, soins et accueil
bienveillants ; considérant, d'autre
part, qu'il est extrêmement douteux que le
législateur ait entendu frapper d'une
pénalité des faits comme ceux dont il
s'agit ; le tribunal à
l'unanimité prononce : la demoiselle
Trudel n'est pas coupable d'une contravention de
police, et, en conséquence, décide
à l'unanimité :
1° Que la demoiselle Trudel est
acquittée
2° Que les émoluments de
première et seconde instances seront
restitués par
l'État. »
Dorothée écrivait à ce
propos à ses amis :
« Mes enfants
bien-aimés,
La voilà donc passée cette
journée, objet de tant de supplications.
Oui, nous avons tous de quoi nous
écrier : "Mon âme, loue
l'Éternel !" car il a exaucé les
requêtes des enfants et de la
mère ; il a incliné les coeurs
à la vérité comme des
ruisseaux d'eau, et quoi qu'il y eût un
médecin au nombre des juges, à
l'unanimité, ils ont reconnu mon
innocence.
Pendant la nuit, que nous passâmes
tout entière en prières, j'eus aussi
la joie extrême d'entendre dire, aux enfants
(1) qu'ils
faisaient au Seigneur l'entier sacrifice de leur
mère, de ce foyer domestique et de leurs
frères et soeurs, ne demandant qu'une chose,
c'est que les ennemis de notre oeuvre parvinssent
au même bonheur que nous. Alors, j'ai
senti au fond du coeur que,
sans
un entier renoncement à soi, il n'y a pas de
victoire. À deux heures nous tirâmes
des passages. Nous étions tous ensemble
pleins de joie. Sur le matin, j'avais quelque peine
à contenir cette allégresse
intérieure. Je me retirai seule, à
quatre heures, et je lus les chapitres des
passages ; auparavant, j'avais encore
lutté, priant pour les ennemis, pour que
cette affaire fût en
bénédiction à tous mes
enfants, et que, quoi qu'il arrivât, ceux qui
n'étaient pas encore assez avancés
n'en reçussent pas de scandale. En me
relevant, j'étais sûre que cette cause
servirait à glorifier Dieu, quoique nous ne
pussions voir encore de quelle manière.
Et maintenant, ne m'a-t-il pas
miséricordieusement exaucée ?
Ainsi donc, mes bien-aimés, me voici
déclarée non coupable à
l'unanimité ; on prononce que la loi
médicale dans notre maison n'est pas
enfreinte par le fait qu'on y prend soin des
âmes. C'est magnifique, mes chers
enfants ; mais pour moi et pour vous tous,
c'est une nouvelle tâche, un nouveau
stimulant. Il ne faut pas que les âmes
puissent nous accuser si elles n'obtiennent pas
d'affranchissement par la force de Christ. Nous
avons prié le Seigneur de fléchir le
coeur des juges ; il nous faut prier
maintenant d'être en
bénédiction à nos juges,
à nos adversaires, à tout le monde,
et que nos maisons deviennent un asile de paix pour
beaucoup.
L'amour de Christ m'a plus humiliée
que si nous avions tout perdu. Je me sens
complètement indigne d'un tel amour. Le
Seigneur bénisse toutes les
âmes !
Recevez les salutations cordiales d'une
mère qui vous aime tous tendrement.
DOROTHÉE
TRUDEL. »
Plus tard elle écrivait
encore :
« Il est bon de jeter un coup
d'oeil en arrière sur cette période,
afin que nous en retirions tous quelque instruction
sur la manière de se comporter en pareille
circonstance. Certainement nous devons des actions
de grâce au Sauveur pour toutes les trames
qu'on ourdit contre nous... Je ne saurais vous dire
combien le Seigneur nous bénit et nous
fortifia, mes enfants et moi, pendant la
dernière nuit ; j'aurais voulu crier
tout haut « Amour des ennemis, quel
bonheur n'es-tu pas » Ne croyez pas que
j'aie même pensé aux risées
qu'on ferait si nous perdions. Je pouvais hardiment
dire à mon Sauveur : « Je
t'abandonne entièrement mes enfants et le
soin de leur avenir. »
Dorothée continua donc son oeuvre de
charité, et de partout lui venaient des
visiteurs, et l'on pouvait lui appliquer cette
parole biblique : "La vierge solitaire, a plus
d'enfants que celle qui a un mari. " Aussi ne
s'épargnait-elle pas, et, dans son
zèle, elle accomplissait, sans s'en
apercevoir, la parole de saint Paul : "Je
traite durement mon corps et je le tiens en
servitude. " Dure pour elle-même, elle
était pleine de ménagements pour ses
compagnons de travail. Mais tant de fatigues
avaient épuisé sa constitution, et
l'âme ardente allait enfin goûter le
repos.
Durant la dernière année de sa
vie, 1862, les nombreuses visites la
forçaient à veiller très tard
auprès de ses malades. À cela se
joignit la construction d'un nouveau
bâtiment. La grandeur de sa tâche
l'avait déjà épuisée au
point qu'au milieu de ses discours elle
était obligée de faire silence pour
demander à Dieu la force de continuer.
La saison devenait étouffante,
c'était au mois d'août ; on se
sentait sous un poids indéfinissable. Enfin
l'orage éclata. Une fièvre nerveuse
fort maligne sévit dans le village et
atteignit aussi la maison de Dorothée.
Celle-ci se multipliait, allant d'un malade
à l'autre. Ses forces cependant diminuaient
à vue d'oeil, mais son amour allait
grandissant. Sa constante exhortation
était : « Soyez
fidèles, attachez-vous à Dieu
seul ! Ne vous attachez à aucune
créature, ne vous attachez point à
moi. Pensez à Jésus et non à
ses chétifs instruments, qu'il peut vous
retirer d'un instant à
l'autre. »
Le samedi 16 août 1862, elle parla
encore avec beaucoup de sérieux et de vie
à la réunion. Après ces
dernières exhortations, elle alla visiter
tous les malades, mais dut renoncer aux
aliénés. Elle en exprima son
regret : les forces lui avaient manqué.
Après un court repos, elle voulut encore
écrire, mais cela fut impossible. Elle se
coucha. La terrible maladie était
déclarée. Une fièvre ardente
la dévorait.
Jusqu'au 30 août, elle fut comme
privée de ses sens, mais elle disait
quelques mots de temps en temps.
Jour et nuit, on recourait à la
prière dans la
maison ; les
services en
commun avaient à peu près
cessé, mais on priait d'autant plus. Le
jeudi 11 septembre, sentant sa fin approcher, elle
posa les mains, sans parler, sur ses amis les plus
proches, qui venaient prendre congé d'elle.
Elle voulut voir aussi les grandes filles de son
école du dimanche, et leur adressa des
paroles d'adieu qu'elles ne purent oublier. Le
vendredi, elle se sentit comme abandonnée de
Dieu et des hommes.
Le dimanche suivant, de bonne heure, elle se
mit à prier, au grand étonnement des
assistants, car la nuit précédente
elle n'avait pas dit un mot, se bornant à
quelques signes de tête. Elle pria pour ses
malades et particulièrement pour une
âme égarée, sur laquelle elle
ne donnait du reste aucun détail.
La grande lutte avait cessé ;
elle s'avançait victorieuse par le sang de
Christ ; les chants d'actions de grâce
et de triomphe s'échappaient comme les eaux
d'un fleuve qui a rompu ses digues.
« Laissez-moi donc adorer et
bénir, disait-elle ; puisque personne
ne rend grâce, c'est à moi de le
faire. » Dès qu'elle entendait
prier à haute voix, elle écoutait en
silence, puis elle reprenait à son tour en
s'écriant : « Christ a
vaincu ; gloire ! gloire !
gloire ! Rendez grâce de ce que le
Seigneur est victorieux. O Sauveur ! fais de
mes enfants des vainqueurs, détache-les de
tout ce qui n'est pas toi, détache-les tout
à fait. »
Ce qui caractérisa la dernière
semaine, c'est le silence. Quelques mots seulement
tombèrent dans un coeur :
« Transportez les montagnes, »
dit-elle à l'un de ses enfants.
« Deviens un imitateur, »
dit-elle aussi pour elle qu'une
importance secondaire. Elle était
persuadée que les maux du corps sont une
dispensation de l'amour divin envers celui qui en
souffre, dispensation dont le but est de l'amener
à se mieux connaître lui-même et
à chercher la guérison de son
âme dans la prière et la repentance.
Elle pensait donc que, la cause cessant, l'effet
cessait aussi, et que la sanctification de
l'âme rendait la santé au corps. Elle
ne promettait cependant la guérison à
personne et se bornait à dire :
« Si vous croyez, Dieu, avec le
degré de santé qui vous sera bon,
vous donnera les moyens de le
glorifier. »
Si sa médecine biblique avait un
caractère exclusif, aisément
explicable par les circonstances de sa vie, sa
manière de comprendre le christianisme
lui-même était d'une singulière
grandeur. Elle insistait particulièrement
sur la sainteté, dont les marques
distinctives étaient l'abandon de toute
justice propre un complet anéantissement de
l'âme devant Dieu, dans le sentiment de sa
profonde misère et de l'absolue
gratuité du salut ; puis le
mépris de sa propre vie pour le service de
Dieu, mais surtout l'amour des pécheurs et
le dévouement à leur salut, à
l'imitation de Celui qui nous a aimés.
Sa simplicité était
remarquable. « Ce que je fais,
disait-elle, vous pouvez tous le faire, chacun
à la place où Dieu l'a mis, Si le
Seigneur a daigné me recevoir, moi,
chétive créature, pleine d'orgueil et
de ruse, s'il a détruit ma méchante
volonté pour mettre la sienne à sa
place, comment ne le ferait-il pas pour
vous ? »
On ne saurait exprimer l'impression qu'elle
produisait en priant. Unissant la raison, le
sang-froid, le sérieux réel au plus
entier abandon, à la plus brûlante
énergie, elle rendait sensible la
réalité des choses divines.
Impossible de parler comme elle le faisait, sinon
à quelqu'un qui vous entend, qui vous
répond, et dont vous entendez les
réponses.
Le nom de Dorothée signifie don de
Dieu. Elle a fait honneur à ce nom en se
donnant elle-même. Elle a prouvé aux
indifférents, aux incrédules que le
christianisme n'est pas une simple forme, mais une
réalité.
Dans son humble foi, Dorothée ne se
croyait point un être exceptionnel ;
persuadée que chacun pourrait faire ce
qu'elle avait fait, elle légua ses maisons
à M. Samuel Zeller, qu'elle appelait son
fils en Christ. Celui-ci, aussi bien que ses autres
amis, ne pouvait se dissimuler qu'elle ne serait
point remplacée. Mais Dieu lui a fait selon
qu'elle a cru. Elle a laissé son manteau
à Élisée ; la puissance
de l'Esprit-Saint ne s'est pas retirée des
maisons de Maennedorf : elles sont encore un
asile où beaucoup d'infortunés
retrouvent, avec la paix de l'âme, le
soulagement de leur corps.
L'oeuvre de Dorothée Trudel à
Maennedorf a été continuée
pendant cinquante-deux ans par M. Samuel Zeller et
se poursuit maintenant par son neveu, M. Alfred
Zeller. Elle est toujours en
bénédiction.
La vie de Samuel Zeller, par F. Burnand,
forme le N° 613 de notre collection.
Publié par la Société
des Traites religieuse de Lausanne.
Septième édition, 1921.
AGENCE : Rue de l'Ale
18
Lausanne. - Imprimeries
Réunies. S. A.
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