MARTYRS
ÉPISODE DES
PERSÉCUTIONS RELIGIEUSES
sous
RANAVANOLA 1
ère REINE DE MADAGASCAR
ACTE III
Le Kabary (1)
PERSONNAGES :
- RAFANALA, chrétien.
- RAMAZAVA, chrétien.
- RAVELO, chrétienne.
- RAMASY, chrétienne.
- LA REINE.
- Le CONSEILLER.
- UN VIEILLARD,
délégué du peuple.
- UN OFFICIER, aide de camp.
- LES FILLES D'HONNEUR, accompagnant la
reine.
- LE PEUPLE.
- RAMANANA, sorcier, qui fait le
sikidy.
- RAMAHERY, sorcier, le gardien des
idoles.
- RAKOTORESY, ou LE VAINCU,
chrétien qui renie la foi.
Même tableau que
précédemment, ou place publique
d'Andoholo, avec un grand rocher au milieu (la
pierre sacrée du gouvernement).
SCÈNE
PREMIÈRE
(Les chrétiens
entrent.)
RAFANALA
Oui, ce n'est que trop vrai,
frères et soeurs bien-aimés, nous
sommes accusés, et le Kabary d'aujourd'hui
nous est destiné. Dieu prenne pitié
des faibles et nous garde des
lâchetés. (Il soupire.)
RAVELO
Serions-nous tristes ?
Déjà ! Et pourquoi ? Parce
que la parole du Maître se réalise
à notre égard. C'est une raison de
plus de croire en Lui.
LES CHRÉTIENS ensemble et
protestant. (Chacun dit une phrase
différentes)
Non, certes !
Pas
découragés !
Prêts à vivre, mais
aussi prêts à mourir.
RAMAZAVA
Soyons calmes ! Nous
allons, du reste, savoir ce que l'on veut de
nous.
RAMASY
Mais cela peut-il être
vrai ? Prier Jéhovah est un
crime ! Tout mon corps tremble, et j'ai la
chair de poule.
RAMAZAVA
Tue la peur, soeur, ou la peur
te tuera. Tu es la servante de Celui qui a
dit : « N'ayez point de
peur. »
RAMASY (entendant des chants,
arrête sa compagne qui veut
Parler)
Tu dis vrai, mais ...
Écoute, les voilà ...
SCÈNE II
(Les chrétiens
entrent.)
(La Reine et sa suite chantante arrivent Le
peuple se presse et s'accroupit. Le conseiller se
met aux côtés de la Reine. Le chant se
poursuit jusqu'à la fin de l'installation.
On bat des mains pour accompagner le chant.)
E E E E E E E
Tout l'honneur à Ra-na--va-- a
-lou-nae
LE CONSEILLER (debout à
côté de la Reine)
O peuple ! tu es
assemblé au nom de la Reine. Qu'elle vive
à jamais et que son peuple la serve !
Qu'elle demeure libre dans ses décisions et
qu'elle puisse les prendre unie à son
peuple !
LE PEUPLE
(Criant)
Que la Reine vive à
jamais ! (Rumeurs.)
KABARY. Place
d'Andohalo.
Ancienne
photographie prise au temps du règne de
Ranavalona II (1868-1882).
LE CONSEILLER (déroule un grand
papier, le Kabary)
Hommes et femmes, vous avez
été appelés ici afin que vous
ayez connaissance de ce que dit la Reine. Et moi,
le substitut du gouvernement, devant vous,
j'ajoute : Ce que l'oreille entend, l'esprit
doit le garder, la langue le redire, pour que nul
de ceux qui couchent auprès de nous ne
puisse ignorer la volonté (le la Reine.
Ainsi donc, écoutez. (Mouvements divers. On
se prépare. Le Conseiller, avec emphase,
lit.)
C'est moi, Ranavalona, reine
unique de tout Madagascar, qui parle et ordonne et
fais savoir aussi loin que s'étend la force
de son autorité. J'ordonne qu'on meure, et
il faut mourir. Je fais vivre, et il faut vivre.
Aussi ma parole devra-t-elle être
observée avec respect par les grands,
étudiée avec soin par les enfants, et
retentir jusqu'aux extrémités de la
terre jetée au milieu des torrents. Je ne
veux point détruire la richesse du peuple,
ni mettre mes enfants en esclavage, ni arracher
J'époux à l'épouse. Est-ce que
je ne suis pas la protectrice du peuple, celle qui
veille à la prospérité de la
nation et de l'État ? N'est-ce pas
cela ?
LE PEUPLE (avec
bruit)
C'est cela...
LE CONSEILLER
(lit)
Aussi je publie cet édit
afin que nul sous le ciel n'en ignore. Mâchez
lentement, c'est bon. Avalez bien, c'est doux pour
ceux qui obéissent, ce sera amer pour ceux
qui voudront se révolter. Je sais et j'ai vu
que des étrangers sont venus apporter ici
des fables qui troublent l'esprit, des contes de
blancs, des folies qu'on lit dans un livre
appelé la Bible ou encore l'Évangile.
Des esprits faux, des coeurs faibles se sont
laissé prendre. Ils sont devenus prieurs. Je
sais et j'ai vu qu'ils veulent le renversement de
l'État, le malheur (lu peuple, la
disparition des pratiques que les ancêtres
nous ont léguées. J'ordonne que ceux
qui conduisent le peuple là où je ne
commande pas cessent leurs agissements coupables.
J'ordonne à ceux qui se sont laissé
séduire de venir à nouveau faire les
sacrifices sacrés. J'ordonne que, en signe
de repentance, ils désignent leurs anciens
complices. Alors, ils seront absous. Je sais punir,
et je connais la miséricorde. Mon peuple et
moi, sommes-nous bien d'accord ?
LE PEUPLE
Oui. Vis à
jamais !
LE CONSEILLER
(lit)
Je mettrai à mort et ceux
qui baptiseront et ceux qui seront baptisés.
C'est moi, Ranavalona, qui parle, parce qu'ils
changent ce qui a été ordonné
par les douze grands rois qui ont
régné sur les douze grandes
montagnes. Vous chercherez les coupables avec le
soin de ceux qui cherchent des poux sur une
tête, et quiconque sera convaincu de trahison
sera tué. Oui, hommes, femmes ou enfants,
tuez-les, car ils sont condamnés par moi, la
Reine, et ils disparaîtront
tous, seraient-ils jusqu'à la moitié
du royaume. Quiconque voudra contrevenir à
l'édit, changer les habitudes des
ancêtres, ira prier l'ancêtre des
blancs et non Andrianampoïnimerina, Leidama,
les douze rois qui ont régné sur les
douze montagnes, quiconque apportera le moindre
changement à tout ce qui est établi
maintenant, je le condamne à mort, et c'est
moi, Ranavalona Reine, qui parle. (Il roule son
édit.) Vous avez compris ?
TOMBEAUX
ROYAUX
dans la
Cour du Palais à Tananarive.
LE PEUPLE
Oui. (Longue rumeur
indistincte.)
UN OFFICIER DU PALAIS
La Reine a parlé, le
peuple a entendu, la loi est promulguée. Les
coupables seront percés avec les lances, ou
jetés sur les rochers, ou
brûlés au bois vert, ou
exécutés au sabre. Quand celui qui
tient la grande cuiller son lève le
couvercle de la marmite et regarde, c'est que les
morceaux vont remuer. Si
quelqu'un veut parler, qu'il parle !
Ranavalona Reine ne règne pas seule. Elle
règne avec vous, son peuple.
(Murmures. Rumeurs. Silence de
quelques secondes.)
LE DÉLÉGUÉ
DU PEUPLE (s'avançant avec peine)
Tes paroles sont douces. O
Reine ! vis à jamais. Puisses-tu
n'être jamais trompée ! Ton
peuple a entendu, il a compris. Tu parles bien, tu
es la divinité descendue parmi nous. Nous
croyons en toi, crois en nous. Que ton esprit ne
soit point troublé par les
inquiétudes ! Tes ordres seront
exécutés, Qui donc oserait mettre sur
le dos ce qui doit être à plat
ventre ? Quand tu ordonnes. le peuple
obéit. (Il se tourne vers le peuple.) C'est
bien cela ?
LE PEUPLE
Oui, c'est ça, oui,
oui !
(la Reine s'en, va avec son
cortège, qui chante et claque des mains. Le
peuple s'écoule très rapidement. Il
ne reste plus sur la scène que les quatre
chrétiens avec leurs enfants).
SCÈNE III
RAMASY
Hélas ! toutes nos
craintes sont dépassées.
Bientôt, il faudra mourir. À moins que
...
RAFANALA
Non, ce n'est pas mourir,
ô brebis du Sauveur,
Que suivre son pasteur
jusqu'à la bergerie.
Où tu t'abreuveras aux
sources de la vie.
RAVELO
Nous étions avertis.
L'Écriture ne dit-elle pas :
« Ce qu'ils ont fait au bois vert, ils le
feront au bois sec. » Pourrions-nous nous
étonner quoi qu'il arrive ? Nous avons
déjà notre consolation. Le
Maître a dit « Je serai avec vous
jusqu'à la fin, jusqu'à la fin
... » (Appuyé.)
RAMAZAVA
Tournons donc nos pensées
Vers l'éternel
séjour.
Que nos plaintes
lassées
Se taisent pour toujours
Nous marchons vers la vie,
La mort en est le seuil.
Par Christ, l'âme
ravie,
Triomphe dans le deuil.
Du sein de la
poussière
Qui doit couvrir nos os,
Salut à la
frontière
Du pays du repos.
SCÈNE IV
(Les sorciers entrent, causant avec
animation. Ils voient les chrétiens.)
RAMANANA
Tiens ? Que t'ai-je dit,
ils sont encore là. Ils sont
obstinés, ces gens-là.
RAMAHERY (aux
chrétiens, qui font mine de
partir.)
Attendez un peu. Vous allez
payer vos dettes, parait-il. Cependant, on se
montrerait plein de miséricorde,
peut-être, si vous vouliez ...
RAFANALA
Du grand jour de
l'éternité nous ne craignons
l'aurore. Tous unis par la vérité, la
mort ne nous fait point trembler. À l'heure
dernière, nous dirons, encore : Digne
est l'Agneau de recevoir honneur, louange et
gloire
LES CHRÉTIENS (en
frappant des mains)
Vous vous condamnez
vous-mêmes.
(Gestes divers des
chrétiens. Ils se retirent au moment
où entre Rakotoresy.)
SCÈNE V
RAMAHERY
Insensés, ces
gens-là. insensés.
RAKOTORESY (avance en saluant
très bas, hésitant,
honteux)
C'est vous que je cherche. Salut
à vous, qui êtes mes père et
mère. Vivez longtemps !
RAMANANA (à part,
à Ramahery)
Voilà du
nouveau !
RAMAHERY (à part,
à Ramanana)
Je l'avais cru prieur,
celui-là. On ne le voyait plus aux
sacrifices sacrés ...
RAMANANA
(sévèrement)
Tu as offensé les
ancêtres. J'ai lu ton destin, le soir, an
coucher du soleil. Ta conduite est étrange.
Viens-tu pour t'accuser ? Parle, et sans
tordre ta pensée.
RAKOTORESY (tristement,
tremblant)
Salut à vous. Vous
êtes mes père et mère, la
divinité même sur la terre. J'ai
été pris par les enchantements des
blancs. Ils m'ont mangé le coeur, et je les
ai suivis. J'ai négligé les
ancêtres. J'ai cru au Dieu qu'ils disent seul
vivant. J'ai même
partagé avec eux le repas sacré. J'ai
cru être heureux, vivre longtemps sur la
terre, mais j'ai en tort. La Reine a parlé.
J'obéis à la Reine. Je ne veux pas
mourir, je veux vivre.
RAMAHERY
L'offense est grave.
RAKOTO
Je le sais.
RAMANANA
Le rachat
coûteux.
RAKOTO
Je paierai.
RAMANANA
Le sacrifice
difficile.
RAKOTO
Je le ferai.
RAMANANA
Les voeux
inviolables.
RAKOTO
Je les accomplirai
RAMAHERY
Tu dénonceras les
prieurs ?
RAKOTO
Je... les dénoncerai...
peut-être...
RAMANANA
C'est bien, nous allons
procéder au sacrifice de substitution.
Où sont les témoins ? (Geste de
Rakoto.) Appelle-les.
SCÈNE VI
(les témoins, deux ou quatre, ont un
rôle muet. Ramanana allume du feu qui doit
produire de la fumée dans une petite coupe
de terre.)
RAMANANA (à Rakoto)
Tu seras délivré
des enchantements des hommes aux yeux clairs, ou tu
seras enterré, dans ma tête en passant
par mon front.
RAMAHERY (à
Rakoto)
Tu jures devant les
représentants du peuple, et devant nous,
représentants des dieux et du gouvernement,
tu jures par les ancêtres, par les esprits,
par les charmes, par les douze rois, par les douze
montagnes ?
RAKOTORESY
Je jure par les ancêtres,
les esprits, les charmes, les douze rois, les douze
montagnes ... Que je meure si je ne tiens pas le
serment ! (Il frappe sur un objet, une corne
sacrée, que lui présente Ramahery.)
RAMANANA
Tu parles, je parle. (Il
exorcise le chrétien, et, pendant qu'il
prononce la formule, Ramahery entoure Rakoto de
fumée, lui en souffle sur le visage. Rakoto
est impassible.)
Le voici, le sacrifice, on lui a
donné une forme, on ne l'a pas
inventé, on a interrogé le sikidy,
les ancêtres, les esprits et tous les
charmes. Ils ont répondu, ils sont ici. Vous
donc, haricots, maïs, germes de vie,
levez-vous. Voici Rakoto ensorcelé par les
ancêtres des blancs. Luttez,
délivrez-le, vous êtes tout-puissants.
On substitue à lui-même ce sacrifice
pour que tous les enchantements disparaissent, On a
voulu détruire sa vie, on a voulu prendre
son esprit, ce n'était pas lui,
c'était un autre. Il souffre, il faut que
son démon soit chassé. Sors,
va-t'en ! Fuis au loin ! (Il gesticule
beaucoup en tenant un chiffon qui contient le
faditra ou sacrifice de substitution. Au gardien
d'idoles : ) Continue, toi, moi J'ai
oublié la formule.
RAMAHERY (prend le sacrifice,
RAMANANA la coupe, et le manège
précédent continue.)
Le balai balaie la
malédiction ; on la met dans nu
vêtement de deuil pour qu'il n'y ait plus de
deuil. On la balaie avec une plume de poule
blanche, car elle est venue par les blattes. On la
balaie en faisant boire à Rakoto un peu
d'eau mêlée de terre rouge (Rakoto
boit le contenu d'un verre préparé et
qu'on lui présente), car il a
mangé et bu ce qui venait de
l'étranger, et, maintenant (il remet le
sacrifice à quelqu'un qui sort), on rejette
bien loin la malédiction, on la met dans un
trou, la pluie tombe dans le trou, le trou laisse
aller la pluie, la pluie va au ruisseau, le
ruisseau va à la rivière, la
rivière va au fleuve, le fleuve va vers la
mer, la tuer retourne la malédiction aux
étrangers qui Pont
apportée.
RAMANANA
Tu es
délivré...
RAKOTO (répète,
comme inerte)
Je suis délivré
!
RAMANANA
Tourne ton lamba. (Tout le
monde tourne son lamba, de crainte que la
malédiction se soit posée
là.)
RAMAHERY
Maintenant, tu es un homme
nouveau.
RAMANANA
Va, maintenant. Marche à
reculons et sans regarder en arrière. Tu ne
mangeras plus de poulet, c'est fady
(2), ni ne boiras
avec ta main. Tu entreras chez toi par la porte du
sud, tu sortiras par la porte du nord. Ce sont
là les décrets du destin. Si tu
transgresses ces ordres, tu mourras, les yeux
regardant vers le sud, tu rencontreras la
malédiction, et ton cadavre sera
traîné dans les champs.
Païen
invoquant les ancêtres devant un
tombeau.
RAKOTO (remercie en étendant les deux
mains comme pour recevoir.)
Soyez vivants. Devenez vieux.
Vous êtes mes père et mère.
Celui qui vous a pour père et mère a
les dieux pour parents. (Les sorciers
s'éloignent.)
RAMANANA
(sèchement)
Sois vivant !
BAHAHERY
(moqueur)
Deviens vieux !
RAMANANA
Ne jette pas à terre ce
qui est debout.
RAMAHERY
Ce qui est couché
pourrait se lever. (Ils s'éloignent et
rient.)
SCÈNE VII
RAKOTO (s'éloigne à son
tour)
La vie est douce, et, pourtant,
Judas s'est pendu.
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