Les Temps Héroïques de
la Croix-Bleue
Mémoires d'un
Vétéran
À la Légion
étrangère.
La Légion
étrangère.
Nansen, dans une relation de ses aventures
polaires, émet l'opinion que l'ours blanc
des régions arctiques peut être
domestiqué et utilisé comme
bête de somme et de trait. Amundsen, le
conquérant du pôle antarctique, en
avait déjà soumis l'idée au
célèbre dompteur et marchand
d'animaux sauvages Hagenbeck, de Hambourg, qui
s'est chargé de résoudre le
problème. On a pu voir une grande
ménagerie qui comptait une vingtaine d'ours
blancs admirablement dressés
exécutant leurs exercices dans
l'arène où ils
traînaient une voiture au
commandement de leur maître n'ayant en main
qu'une chambrière pour diriger les
mouvements de ces animaux mis en liberté.
Hagenbeck est convaincu qu'on pourrait, au bout
d'un certain temps, vivre en aussi bons termes avec
l'ours blanc qu'avec le cheval et le rendre tout
aussi docile ; le tout serait de
l'entraîner avec patience. Je ne vois pas
encore, à vrai dire, les ours blancs du
pôle remorquer dans nos hauts pâturages
suisses les skieurs anglais ou les amateurs de
luges et bobsleighs qui, en janvier, viennent
chercher dans nos montagnes les émotions des
régions arctiques.
Toutefois, si la domestication de
l'ours blanc n'est pas encore chose faite, il y a
une autre transformation que j'ai pu constater avec
une joie sans pareille et qui a une valeur bien
supérieure à celle de l'animal le
plus sauvage, c'est la
régénération foncière
et radicale de cet homme réputé
inconvertissable qui s'appelle le soldat de la
Légion.
La Légion
étrangère est une troupe militaire
que la France recrute au nord de l'Afrique ;
elle se compose d'étrangers de tous pays. Il
n'est pas nécessaire de
présenter de papiers ni même
d'indiquer son nom pour s'enrôler ; un
pseudonyme suffit. Tout jeune homme qui, en Europe,
désire se cacher et disparaître dans
la masse humaine n'a qu'à entrer dans les
rangs de ce corps d'armée et le voilà
en sûreté. Aussi, à
côté des aventuriers qui ne
rêvent que batailles et entreprises
risquées, voit-on arriver à la
Légion des repris de justice de toute
espèce, parfois les plus dangereux, ainsi
que tous les fuyards de la justice. Cette troupe
est le ramassis de l'écume de l'Europe.
Dès qu'un grand coup, un crime ou un vol se
fait quelque part et que l'on ne réussit pas
à trouver le coupable, on est sûr de
le dénicher à Sidi-Bel-Abès ou
à Saïda. Pendant que j'y fus, la police
autrichienne recherchait un assassin qui avait
tué trois personnes et volé une somme
d'argent importante. Comme on ne retrouvait nulle
part les traces de son passage, on envoya sa
photographie à la Légion. Les soldats
furent mis sur un rang et l'officier
enquêteur passa devant le front, sa
photographie en main ; en peu de temps il fut
confronté et son extradition
réclamée.
Mais, à côté des
mauvais sujets, il y a de braves jeunes gens qui,
bêtement, par un coup de tête, ont eu
la faiblesse de s'engager. Un Vaudois d'Aigle,
très gentil, m'a avoué qu'il
s'était enrôlé, parce qu'un
certain dimanche, lors d'une promenade en famille,
on lui avait demandé de porter l'ombrelle de
sa soeur.
Ils ne se font pas de bien les uns
aux autres. Le plus souvent, hélas ! ce
sont les mauvais qui pervertissent les bons. Il est
rare qu'un légionnaire rentre chez lui
amélioré. D'ordinaire - il y a les
exceptions, heureusement - ils reviennent avec des
habitudes de légèreté, de
paresse et de boisson qu'ils ont de la peine
à abandonner.
Je n'oublierai jamais ce que
j'éprouvai en entrant au cimetière de
Saïda. C'était une forêt de
petites croix portant uniquement le numéro
de matricule du soldat décédé
et ce lugubre refrain : mort à 18 ans,
mort à 19 ans ! Cela revenait des
centaines et des centaines de fois ! Et
combien sont emportés par la fièvre
du pays, mais surtout par les rasades d'absinthe
qui sont une des plaies de la Légion. Et si
encore c'était de
l'absinthe ; mais la boisson qu'on nous a
montrée ressemblait plus à du vitriol
qu'à de l'alcool ; ceux qui en buvaient
entraient parfois dans des agitations et des
violences telles, qu'on les aurait cru ivres de je
ne sais quel mélange de feu et de
poison !
La solde d'un légionnaire
était, à ce moment-là, de huit
centimes par jour ; avec quoi chaque homme
devait se fournir de savon, de cirage, de blanc
pour les guêtres, d'aiguilles et de fil. La
nourriture était mauvaise, le traitement
inhumain. Les sous-officiers abusaient de leur
pouvoir de toutes manières. Ceux que j'ai
rencontrés étaient parfois des
alcooliques aux yeux injectés de sang qui
inspiraient plus de terreur que de bonté.
Les peines étaient souvent d'une
sévérité excessive. J'ai vu
des silos, en forme d'amphores, creusés dans
le sable, et dans lesquels, comme jadis Joseph, on
descend les coupables. Mais c'est le climat qui
faisait le plus grand nombre de victimes. Les
endroits où vivent les légionnaires
sont envahis, chaque été, par des
épidémies de typhus et de
fièvre qui font des ravages
épouvantables parmi la
troupe. Peu de légionnaires peuvent se
vanter d'être rentrés au pays en
parfait état ; les joues creuses, les
yeux caves, le teint jaune, une santé
ruinée restent comme un navrant souvenir de
leur passage à la Légion.
Les légionnaires se
ressemblent en un point tous sont malheureux, tous
cherchent à s'affranchir par la
désertion ou se résignent tristement
à leur sort, comptant les jours qu'ils ont
encore à servir jusqu'à l'expiration
de leur engagement de cinq ans, qui ne peut
être résilié que par le
décès ou la totale inaptitude du
conscrit pour le service militaire.
Comment je suis arrivé à
la légion.
Une chrétienne dévouée qui,
jusqu'à sa mort, se dépensa en toute
espèce d'oeuvres de charité, Mlle
Eloa Bovet, était allée
elle-même ouvrir une salle de lecture
à l'usage des légionnaires de
Saïda. Elle me dit un jour : - Vous qui
êtes aumônier et aimez les soldats, ne
viendriez-vous pas à Saïda pour une
semaine d'évangélisation parmi ceux
de la Légion ?
Cette invitation se transforma bien
vite en un ordre. Vers la fin d'avril, je partis
donc pour Marseille, où je pris part, le
soir même, à une réunion
d'évangélisation que le pasteur
Émile Lenoir avait organisée au
Vieux-Port en faveur des matelots. Un vieux marin
qui y assistait me conduisit le long des quais et
me tint le langage suivant - « Je suis un
ancien anarchiste ; lors
des émeutes, ici à Marseille, je
portais le drapeau rouge à la tête des
cortèges ; j'ai rencontré
Jésus-Christ, qui m'a complètement
transformé. J'apprends que vous partez pour
la Légion ; vous y trouverez du gibier
de potence ; mais dites-leur que j'en
étais aussi et que Jésus-Christ m'a
rendu heureux. » Ce fut la
dernière parole que j'entendis avant de
quitter l'Europe.
Le lendemain, vers quatre heures de
l'après-midi, je m'embarquais sur un
vaisseau des Messageries Maritimes. Ce n'est pas
sans une certaine émotion que je vis la
terre européenne s'estomper à
l'horizon. Il y avait peu de monde sur le
navire : quelques chasseurs d'Afrique et
quelques jeunes hommes qui venaient de s'engager
dans la Légion. La mer était
mauvaise. Pendant près de cinquante heures,
ce fut, une cadence ininterrompue semblable
à celle d'une escarpolette. En longeant les
îles Baléares, oh ! combien
j'aurais aimé aborder pour mettre du terrain
solide sous mes pieds, ne fût-ce que pour un
instant ! Hélas ! il fallut
continuer. Cette terre d'Afrique avait tant
de peine à
apparaître ! Enfin, après deux
longs jours de navigation, à la nuit
tombante, nous nous rapprochâmes lentement de
la côte et, vers neuf heures, nous entrions
dans la rade d'Oran. Grâce à
l'obscurité, je ne discernais rien, mais
j'entendais les voix gutturales des Arabes qui se
tenaient sur le quai. Il me tardait de voir ces
visages nouveaux.
Mais voici que, tandis qu'on
amarrait le vaisseau, je m'entendis clairement
appelé par une voix étrange qui, au
moins vingt fois de suite, criait : - M.
Mourel, M. Mourel ! On t'appelle, me
disais-je ; prenant ma valise, je quittai
précipitamment le navire. Arrivé sur
le quai, je vis un beau Kabyle qui, la tête
tendue, continuait à m'appeler :
« M. Mourel, M. Mourel. - Ici, M. Mourel,
lui dis-je. - Vous, M. Mourel ? -
Oui ! » Et alors, faisant signe
à un nègre coiffé d'un turban,
il lui dit : - Ici, M. Mourel ! Et voici
un nègre, bien bâti, qui, s'approchant
de moi, me remit une lettre. Un marchand de
moutons, d'origine suisse, établi entre Oran
et Saïda, avait, je ne sais comment, entendu
parler de mon passage dans le
pays et me faisait parvenir, par
l'intermédiaire de ce nègre, une
invitation à aller lui faire un culte.
Hélas ! grâce à la mer
houleuse qui avait prolongé la
traversée d'un jour, il ne me fut plus
possible de m'attarder. Je me rendis donc dans un
hôtel, au centre de la ville d'Oran, pour y
passer la nuit, fixant un rendez-vous pour le
lendemain matin à mes deux indigènes
dont je ne pus qu'avec peine, à cause de
leurs convictions musulmanes, prendre une
photographie.
Oran est une ville militaire,
résidence de tous les chefs
supérieurs. On y voit défiler, comme
dans une lanterne magique, tous les uniformes, tous
les costumes et toutes les races. Je m'y serais
arrêté volontiers, mais le train du
transsaharien partait déjà à
neuf heures du matin ; traversant un terrain
généralement plat, couvert de
broussailles et de palmiers nains, nous
atteignîmes Saïda vers cinq heures de
l'après-midi.
Saïda est aussi une ville
militaire peuplée d'Espagnols, d'Arabes et
de nègres. Elle renferme
dans sa partie Est une caserne,
un pavillon d'officiers, un hôpital et des
magasins. Sur la place du marché arabe,
à l'Ouest, s'élève une belle
petite mosquée. Saïda est le
siège du deuxième régiment de
la Légion étrangère, tandis
que le 1er réside à
Sidi-bel-Abès. C'est à Saïda que
nous passâmes quelques-uns des plus beaux
jours de notre activité
pastorale.
En descendant du train, j'avisai un
soldat en pantalon rouge et lui demandai de m'aider
à porter ma valise. Je reconnus
immédiatement à son accent qu'il
était du pays.
- D'où
êtes-vous ?
- De Tramelan !
Sur la place publique jouait la
musique de la Légion. J'écoutais avec
les Arabes et les nègres. Quelle ne fut pas
ma surprise, le morceau terminé, de voir le
contrebassiste déposer son instrument et
venir me saluer. Il était de Moutier !
De même, le lendemain matin, quand je me
rendis sur la place d'exercice où
manoeuvrait un peloton de gymnastes, je ne fus pas
peu étonné de voir le moniteur courir
au-devant de moi.
C'était un de mes anciens
catéchumènes, de Moutier aussi, qui
avait disparu sans laisser de traces.
J'étais en pays de connaissances.
Voici ma prise de contact avec la
Légion.
Le soir, vers huit heures, J'entrai dans la
salle de lecture où je trouvai une centaine
de soldats qui lisaient, écrivaient et
fumaient leurs cigarettes. Quand ils me virent, ils
levèrent le nez pour examiner ce civil qui
pénétrait dans leur sanctuaire. Je me
présentai immédiatement à eux
de la manière suivante « Si je
suis venu ici, ce n'est pas pour voir le
pays ; il n'a rien de remarquable ; mais
c'est pour vous voir, vous. Je suis Suisse, pasteur
protestant. J'ai l'idée que plusieurs
d'entre vous se sont engagés dans la
Légion sans avoir embrassé leur
mère et ont le coeur plein de chagrin. Je
voudrais chercher à vous consoler.
J'apprends que vous êtes libres tous les
jours de dix heures à midi. Je resterai
dans ma chambre pour y recevoir
tous ceux qui voudront venir me raconter leurs
tristesses, car je voudrais être votre ami.
J'ai l'intention de passer huit jours avec vous.
Et, comme vous n'avez aucun culte à la
Légion, je vous fais une proposition, c'est
qu'ici, tous les soirs, nous nous occupions des
principes constitutifs de la religion
chrétienne. Nous nous placerions au-dessus
des clochers, de telle façon que catholiques
et protestants pussent s'y sentir à l'aise.
Je me prêterais volontiers à toutes
les questions que vous auriez à me poser.
Mais je ne le ferai que si vous le
désirez. » Voyant qu'ils
éteignaient leurs cigarettes, fermaient
leurs livres, posaient leurs plumes et croisaient
les bras, je commençai immédiatement
et tins ma première
réunion.
Avant de me séparer d'eux, je
leur exprimai le désir d'apprendre à
les connaître : « Vous les
Français qui êtes ici,
levez-vous. » Ils se levèrent.
« Et vous les
Allemands ! » Il y en avait une
nuée. Je pus compter quinze
nationalités différentes. Tous les
pays étaient représentés, sauf
l'Angleterre ; je vis des
Belges, des Hollandais, des Suédois, des
Danois, des Russes, des Grecs et un
Turc.
Le lendemain soir, je me demandais
s'ils reviendraient. Quelle ne fut pas ma surprise
de constater qu'ils étaient plus nombreux
encore ; ces soldats étaient
allés cueillir des fleurs, avaient fait des
guirlandes pour orner les murailles et
découpé des feuilles de carton pour y
inscrire des devises. Un artiste s'offrit
même pour accompagner les chants au
piano ; car j'avais emporté les
feuilles de chant publiées par
l'Évangélisation populaire de
Genève. Ils se mirent donc à chanter
avec un brio extraordinaire ; les Arabes et
les nègres, qui n'avaient jamais entendu
pareil concert, vinrent se mettre aux
fenêtres en grappes humaines pour
écouter.
Quand j'eus fini vers neuf heures et
demie, plusieurs soldats m'annoncèrent
qu'ils avaient demandé des
« permissions de minuit » et
que je pouvais continuer. Force me fut donc, chaque
soir, de recommencer une seconde réunion.
Le lendemain matin, ils
étaient si nombreux que je dus avoir une
salle d'attente pour les recevoir isolément.
Ce fut un défilé ininterrompu de
jeunes hommes qui vinrent auprès de moi
déverser le trop-plein de leur coeur. En se
présentant, ils commençaient par
m'indiquer leur numéro de matricule :
13.080, 17me compagnie ou 18.180, 22me
compagnie ; puis ils me donnaient leur vrai
nom : « Ici, à la
Légion, Je me suis fait inscrire sous le
faux nom de Sparck, mais, en réalité,
je suis Hauziaux, d'Amiens » ; puis
ils me racontaient leurs tristesses, Je veux dire
la cause de leur enrôlement à la
Légion et le désir de la quitter ou
de changer de vie. Pour pouvoir les retrouver et
correspondre avec eux, j'inscrivais leur nom, leur
numéro de matricule, j'ajoutais quelques
courtes annotations. Je donne ci-dessous, comme
échantillon, le relevé d'une de mes
feuilles :
Pichon, 21 ans, de Rambouillet,
catholique, a pris la décision de lire la
bible et de lui obéir.
R., mon ancien
catéchumène. Maltraité chez
mon patron à La Chaux-de-Fonds, je suis
allé m'engager à Besançon il y
a trois ans et demi.
F. H., Jurassien. J'étais
malheureusement ivre quand je me suis
engagé.
Dupré, de Boncourt.
D'après tout ce que j'observe, votre
religion vaut mieux que la nôtre ; je
désire la suivre, car j'ai pu observer la
supériorité du protestantisme. Je
vais être réformé à
cause d'une hernie. Quand je serai rentré au
pays, je serai des vôtres.
Caron, 20 ans. Département du
Nord, catholique, désire devenir protestant.
Je vous ai entendu hier ; je désire me
joindre à vous en signant la
Tempérance.
Sparck, d'Amiens. Mon père
nous a abandonnés laissant ma mère
avec cinq enfants. À 12 ans, j'ai
quitté la maison et j'ai voyagé ou
plutôt vagabondé en France, en Italie,
en Espagne et en Angleterre. À Paris, J'ai
fait du théâtre et me suis de plus en
plus enfoncé dans la débauche ;
j'avais 15 ans. À 18 ans, je me suis
enrôlé dans le corps des chasseurs
d'Afrique. Pour une affaire de
femme, J'attrape de la prison. Une fois
libéré, j'entre dans la
Légion. Un de mes amis de débauche
s'est converti à Mascara par le moyen de la
Tempérance. Cette conversion m'a tellement
remué que j'en ai pleuré. Je voudrais
être comme lui.
A. L., de Genève, est un
ancien catéchumène du pasteur Doret.
Jusqu'à 16 ans, j'étais un
écolier modèle, remportais tous les
prix. Je me suis débauché, ai fait le
désespoir de ma mère. Mon père
est mort depuis que je suis ici. Dans la vie
civile, je ne fais que des boulettes ; ici, je
suis calme et voilà pourquoi je me suis
réengagé.
Sokol, étudiant autrichien,
joueur. Une certaine nuit, il perd l'argent de tout
un semestre ; il se sauve, va en Hongrie et
s'enrôle dans la Légion. Il passe
à Madagascar et donne un soufflet à
un sergent. On lui dit : « En
souffletant ce sergent, tu as souffleté la
France ! » Il vient à
Saïda et signe la Tempérance pour huit
jours. Il me fait cette déclaration :
Jésus-Christ est mon Sauveur, il m'a
lavé, pardonné et je vois qu'il est
en train de faire de moi un être doux.
Riedel, étudiant bavarois, me
dit qu'il a eu une très bonne
éducation, mais qu'il a reçu beaucoup
trop d'argent de la maison et que cela l'a perdu.
Il a fait des dettes et commis des faux. Il vient
me retrouver le lendemain, les yeux pleins de
larmes, pour me remercier et me dire qu'il a fini
ses cinq ans et qu'il partira demain pour Toulon
où il deviendra infirmier de
marine.
Kreick, Hollandais, se jette
à genoux à mes pieds et se met
à sangloter :
« J'étais à Amsterdam, me
dit-il, il y a quinze jours encore ; je suis
marié et père de deux petits enfants.
L'autre soir, j'ai rencontré un camarade,
nous sommes allés au café, j'ai trop
bu ; ma femme m'en a fait des reproches, une
chicane s'en est suivie, j'ai pris la mouche, je me
suis engagé et me voici. J'aime ma femme et
mes enfants et je suis condamné à
demeurer ici cinq ans ! » Je
commençai par le secouer
énergiquement, en lui montrant qu'il
n'était pas digne d'avoir une femme et des
enfants. Je lui témoignai ensuite ma grande
affection en lui montrant comment, à
Saïda, il pourrait redevenir un homme. On
essaya de le rapatrier, sans
succès. J'ai appris plus
tard qu'au bout de deux ans, il put rentrer en
Hollande pour y mourir.
Alfred Dumont me déclare que
M. Wilfred Monod lui a prêté un jour
10 francs à Condé-sur-Noireau, qu'il
n'a pas pu les lui rendre et que cela le ronge. Il
y a deux ans qu'il est à la Légion.
« Si vous voyez les deux
bébés de M. Monod, me dit-il,
embrassez-les. » Il se plaint de la
nourriture : « Nous sommes
commandés ici par des
« éflapeaux ». Tenez,
hier soir, ils nous ont donné du lard qui
avait déjà fait une campagne. Est-ce
une nourriture pour un estomac
français ? »
F. est un Suisse qui s'est enfui de
la maison à 14 ans ; il a
vagabondé et s'est enrôlé ici.
Voilà six ans qu'il n'a pas donné de
nouvelles à sa mère. Il se montre
très repentant.
Mauyen, Joseph, Belge, est
dramatique : Je suis ici à cause de mon
père qui ne m'a jamais serré la
main ; sa main ne se levait que pour frapper
ma mère. L'indignation s'allumait en moi
à ce spectacle. Je ne sais pas ce que
j'aurais pu faire à mon père. Ma
mère m'a dit : Pars, mon enfant !
Et me voici.
C. D., Jurassien, me charge de dire
à ses parents qu'il rentrera au pays comme
un nouveau fils et un homme de Dieu.
Paul Xenopoulo, d'Asie Mineure, a
fait la campagne gréco-turque ; mais il
est dégoûté de la Turquie. Son
père, qui est, paraît-il, très
riche, a engagé son fils à entrer
à la Légion afin de se faire
naturaliser français. Il suit
régulièrement nos
réunions.
Un beau jeune homme, triste, dont
j'ai oublié le nom, frappe mon attention. Je
lui parle de sa famille. Avez-vous des nouvelles de
vos parents ? Je n'ai plus de parents. -
Avez-vous des amis, du moins ? - Non, je suis
tout seul.
Il y a chez le légionnaire deux
histoires, celle qu'il raconte et celle qu'il
cache. J'ai bien vite compris que c'est la seconde
que je devais arriver à lui faire raconter
et que, pour cela, il fallait lui témoigner
beaucoup d'amour. Mais, tandis que je voyais
défiler devant moi tous ces chers soldats
en petite tenue, casquette
rouge, pantalon rouge, vareuse bleue et large
ceinture bleue, il en est d'autres qui, à ce
que l'on m'apprit, se méfiaient de moi. On
me prenait, paraît-il, pour un agent de la
flotte espagnole cherchant à engager des
légionnaires en faveur de Cuba ;
d'autres pour un détective « N'y
va pas, disait-on sous certaines tentes, tu risques
d'être pincé » ;
d'autres prétendaient que je faisais des
études de moeurs ; d'autres, enfin, se
disaient entre eux : « Il a dû
servir dans la Légion,
celui-là ; il nous connaît trop
bien. »
Pour comprendre ces
mentalités si différentes, il faut
savoir qu'à la Légion se trouvent des
représentants de toutes les classes de la
société. Lorsque j'y fus, il y avait
un ministre anglican, un évêque
espagnol, un professeur de mathématiques,
d'anciens banquiers, des marquis, des comtes, des
barons, des étudiants ayant raté
leurs examens. On se représente les potins
de toute espèce qui doivent se
débiter sous la tente, car, à la
Légion, la tente est le forum secret
où tout se dit, se raconte et se
complote.
Ils me racontèrent qu'un
adjudant était tellement
détesté que quelques-uns
décidèrent de le tuer. Ils
tirèrent les cartes et c'est un Suisse
allemand qui fut chargé de la besogne. Il
lui trancha la tête avec une bêche. Il
passera, me disaient-ils, au Conseil de guerre
tantôt à Oran et sera
fusillé.
J'eus moi-même à
expliquer à la police les motifs de mon
séjour à Saïda. Il faut dire que
ces réunions du soir, où cent
à deux cents soldats chantaient de toute
leur âme des cantiques de consécration
et de sanctification, résonnaient comme une
mélodie étrange dans cette
résidence de la Légion.
Une autre fois, je m'étais
rendu sur la place d'armes où un peloton de
légionnaires se livrait à l'exercice
de l'escrime, commandé par un sous-officier
expert. Je m'apprêtais à prendre
quelques photographies, quand le sous-officier
courut devant moi ; c'était un des
auditeurs de mes réunions du soir.
« Désirez-vous, me dit-il, que je
fasse prendre à mes soldats certaines poses
pour faciliter vos prises
photographiques ? » Je lui fis
comprendre que ce n'était pas
nécessaire, ne prenant
que des instantanées. « Nous
faisons aussi de la boxe, ajouta-t-il,
désirez-vous avoir aussi des vues de cet
exercice-là ? » À ma
réponse affirmative, il fit aligner son
peloton, il choisit les meilleurs boxeurs et
renvoya les autres. Tandis que je me disposais
à prendre des vues de toute cette
scène, j'entendis derrière moi une
grosse voix d'officier. C'était un capitaine
qui, arrivant d'un pas rapide, s'écriait
d'une voix de commandement : « Que
se passe-t-il ? On fait de la boxe ? On
disloque la troupe ? On fait de la
photographie ? »
Ne voulant pas mettre le
sous-officier en mauvaise posture, je me retirai
tranquillement du pas des Suisses à la
bataille de Marignan. Le soir, à ma
réunion, le sous-officier me raconta comment
la scène avait fini :
- Quel est cet étranger que
depuis quelques jours on voit sur les places
d'exercices, demanda le capitaine ?
- C'est un pasteur suisse,
répondit le sous-officier ; il est venu
pour nous encourager. Chaque soir, il nous donne
des conférences qui nous font
du bien et nous avons
pensé lui laisser comme souvenir quelques
vues de nos exercices.
- Dans ce cas, c'est bien, dit le
capitaine rassuré ; il peut
continuer.
Il y a cinq ans environ, ce
sous-officier est venu me rendre visite,
accompagné de ses enfants. J'en fus
très touché, comme on peut le penser.
C'était un ami d'Albert Froidevaux, ce
mutilé dont la tragique histoire a
été racontée par M. Benjamin
Valloton. Ils avaient fait ensemble la campagne du
Maroc.
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