TITLE>Les Temps Héroïques de la Croix-Bleue - Mémoires d'un Vétéran - La Légion étrangère.

Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
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Les Temps Héroïques de la Croix-Bleue
Mémoires d'un Vétéran



À la Légion étrangère.



La Légion étrangère.

 

Nansen, dans une relation de ses aventures polaires, émet l'opinion que l'ours blanc des régions arctiques peut être domestiqué et utilisé comme bête de somme et de trait. Amundsen, le conquérant du pôle antarctique, en avait déjà soumis l'idée au célèbre dompteur et marchand d'animaux sauvages Hagenbeck, de Hambourg, qui s'est chargé de résoudre le problème. On a pu voir une grande ménagerie qui comptait une vingtaine d'ours blancs admirablement dressés exécutant leurs exercices dans l'arène où ils traînaient une voiture au commandement de leur maître n'ayant en main qu'une chambrière pour diriger les mouvements de ces animaux mis en liberté. Hagenbeck est convaincu qu'on pourrait, au bout d'un certain temps, vivre en aussi bons termes avec l'ours blanc qu'avec le cheval et le rendre tout aussi docile ; le tout serait de l'entraîner avec patience. Je ne vois pas encore, à vrai dire, les ours blancs du pôle remorquer dans nos hauts pâturages suisses les skieurs anglais ou les amateurs de luges et bobsleighs qui, en janvier, viennent chercher dans nos montagnes les émotions des régions arctiques.

Toutefois, si la domestication de l'ours blanc n'est pas encore chose faite, il y a une autre transformation que j'ai pu constater avec une joie sans pareille et qui a une valeur bien supérieure à celle de l'animal le plus sauvage, c'est la régénération foncière et radicale de cet homme réputé inconvertissable qui s'appelle le soldat de la Légion.

La Légion étrangère est une troupe militaire que la France recrute au nord de l'Afrique ; elle se compose d'étrangers de tous pays. Il n'est pas nécessaire de présenter de papiers ni même d'indiquer son nom pour s'enrôler ; un pseudonyme suffit. Tout jeune homme qui, en Europe, désire se cacher et disparaître dans la masse humaine n'a qu'à entrer dans les rangs de ce corps d'armée et le voilà en sûreté. Aussi, à côté des aventuriers qui ne rêvent que batailles et entreprises risquées, voit-on arriver à la Légion des repris de justice de toute espèce, parfois les plus dangereux, ainsi que tous les fuyards de la justice. Cette troupe est le ramassis de l'écume de l'Europe. Dès qu'un grand coup, un crime ou un vol se fait quelque part et que l'on ne réussit pas à trouver le coupable, on est sûr de le dénicher à Sidi-Bel-Abès ou à Saïda. Pendant que j'y fus, la police autrichienne recherchait un assassin qui avait tué trois personnes et volé une somme d'argent importante. Comme on ne retrouvait nulle part les traces de son passage, on envoya sa photographie à la Légion. Les soldats furent mis sur un rang et l'officier enquêteur passa devant le front, sa photographie en main ; en peu de temps il fut confronté et son extradition réclamée.

Mais, à côté des mauvais sujets, il y a de braves jeunes gens qui, bêtement, par un coup de tête, ont eu la faiblesse de s'engager. Un Vaudois d'Aigle, très gentil, m'a avoué qu'il s'était enrôlé, parce qu'un certain dimanche, lors d'une promenade en famille, on lui avait demandé de porter l'ombrelle de sa soeur.
Ils ne se font pas de bien les uns aux autres. Le plus souvent, hélas ! ce sont les mauvais qui pervertissent les bons. Il est rare qu'un légionnaire rentre chez lui amélioré. D'ordinaire - il y a les exceptions, heureusement - ils reviennent avec des habitudes de légèreté, de paresse et de boisson qu'ils ont de la peine à abandonner.

Je n'oublierai jamais ce que j'éprouvai en entrant au cimetière de Saïda. C'était une forêt de petites croix portant uniquement le numéro de matricule du soldat décédé et ce lugubre refrain : mort à 18 ans, mort à 19 ans ! Cela revenait des centaines et des centaines de fois ! Et combien sont emportés par la fièvre du pays, mais surtout par les rasades d'absinthe qui sont une des plaies de la Légion. Et si encore c'était de l'absinthe ; mais la boisson qu'on nous a montrée ressemblait plus à du vitriol qu'à de l'alcool ; ceux qui en buvaient entraient parfois dans des agitations et des violences telles, qu'on les aurait cru ivres de je ne sais quel mélange de feu et de poison !

La solde d'un légionnaire était, à ce moment-là, de huit centimes par jour ; avec quoi chaque homme devait se fournir de savon, de cirage, de blanc pour les guêtres, d'aiguilles et de fil. La nourriture était mauvaise, le traitement inhumain. Les sous-officiers abusaient de leur pouvoir de toutes manières. Ceux que j'ai rencontrés étaient parfois des alcooliques aux yeux injectés de sang qui inspiraient plus de terreur que de bonté. Les peines étaient souvent d'une sévérité excessive. J'ai vu des silos, en forme d'amphores, creusés dans le sable, et dans lesquels, comme jadis Joseph, on descend les coupables. Mais c'est le climat qui faisait le plus grand nombre de victimes. Les endroits où vivent les légionnaires sont envahis, chaque été, par des épidémies de typhus et de fièvre qui font des ravages épouvantables parmi la troupe. Peu de légionnaires peuvent se vanter d'être rentrés au pays en parfait état ; les joues creuses, les yeux caves, le teint jaune, une santé ruinée restent comme un navrant souvenir de leur passage à la Légion.

Les légionnaires se ressemblent en un point tous sont malheureux, tous cherchent à s'affranchir par la désertion ou se résignent tristement à leur sort, comptant les jours qu'ils ont encore à servir jusqu'à l'expiration de leur engagement de cinq ans, qui ne peut être résilié que par le décès ou la totale inaptitude du conscrit pour le service militaire.


Comment je suis arrivé à la légion.

Une chrétienne dévouée qui, jusqu'à sa mort, se dépensa en toute espèce d'oeuvres de charité, Mlle Eloa Bovet, était allée elle-même ouvrir une salle de lecture à l'usage des légionnaires de Saïda. Elle me dit un jour : - Vous qui êtes aumônier et aimez les soldats, ne viendriez-vous pas à Saïda pour une semaine d'évangélisation parmi ceux de la Légion ?
Cette invitation se transforma bien vite en un ordre. Vers la fin d'avril, je partis donc pour Marseille, où je pris part, le soir même, à une réunion d'évangélisation que le pasteur Émile Lenoir avait organisée au Vieux-Port en faveur des matelots. Un vieux marin qui y assistait me conduisit le long des quais et me tint le langage suivant - « Je suis un ancien anarchiste ; lors des émeutes, ici à Marseille, je portais le drapeau rouge à la tête des cortèges ; j'ai rencontré Jésus-Christ, qui m'a complètement transformé. J'apprends que vous partez pour la Légion ; vous y trouverez du gibier de potence ; mais dites-leur que j'en étais aussi et que Jésus-Christ m'a rendu heureux. » Ce fut la dernière parole que j'entendis avant de quitter l'Europe.

Le lendemain, vers quatre heures de l'après-midi, je m'embarquais sur un vaisseau des Messageries Maritimes. Ce n'est pas sans une certaine émotion que je vis la terre européenne s'estomper à l'horizon. Il y avait peu de monde sur le navire : quelques chasseurs d'Afrique et quelques jeunes hommes qui venaient de s'engager dans la Légion. La mer était mauvaise. Pendant près de cinquante heures, ce fut, une cadence ininterrompue semblable à celle d'une escarpolette. En longeant les îles Baléares, oh ! combien j'aurais aimé aborder pour mettre du terrain solide sous mes pieds, ne fût-ce que pour un instant ! Hélas ! il fallut continuer. Cette terre d'Afrique avait tant de peine à apparaître ! Enfin, après deux longs jours de navigation, à la nuit tombante, nous nous rapprochâmes lentement de la côte et, vers neuf heures, nous entrions dans la rade d'Oran. Grâce à l'obscurité, je ne discernais rien, mais j'entendais les voix gutturales des Arabes qui se tenaient sur le quai. Il me tardait de voir ces visages nouveaux.

Mais voici que, tandis qu'on amarrait le vaisseau, je m'entendis clairement appelé par une voix étrange qui, au moins vingt fois de suite, criait : - M. Mourel, M. Mourel ! On t'appelle, me disais-je ; prenant ma valise, je quittai précipitamment le navire. Arrivé sur le quai, je vis un beau Kabyle qui, la tête tendue, continuait à m'appeler : « M. Mourel, M. Mourel. - Ici, M. Mourel, lui dis-je. - Vous, M. Mourel ? - Oui ! » Et alors, faisant signe à un nègre coiffé d'un turban, il lui dit : - Ici, M. Mourel ! Et voici un nègre, bien bâti, qui, s'approchant de moi, me remit une lettre. Un marchand de moutons, d'origine suisse, établi entre Oran et Saïda, avait, je ne sais comment, entendu parler de mon passage dans le pays et me faisait parvenir, par l'intermédiaire de ce nègre, une invitation à aller lui faire un culte. Hélas ! grâce à la mer houleuse qui avait prolongé la traversée d'un jour, il ne me fut plus possible de m'attarder. Je me rendis donc dans un hôtel, au centre de la ville d'Oran, pour y passer la nuit, fixant un rendez-vous pour le lendemain matin à mes deux indigènes dont je ne pus qu'avec peine, à cause de leurs convictions musulmanes, prendre une photographie.

Oran est une ville militaire, résidence de tous les chefs supérieurs. On y voit défiler, comme dans une lanterne magique, tous les uniformes, tous les costumes et toutes les races. Je m'y serais arrêté volontiers, mais le train du transsaharien partait déjà à neuf heures du matin ; traversant un terrain généralement plat, couvert de broussailles et de palmiers nains, nous atteignîmes Saïda vers cinq heures de l'après-midi.

Saïda est aussi une ville militaire peuplée d'Espagnols, d'Arabes et de nègres. Elle renferme dans sa partie Est une caserne, un pavillon d'officiers, un hôpital et des magasins. Sur la place du marché arabe, à l'Ouest, s'élève une belle petite mosquée. Saïda est le siège du deuxième régiment de la Légion étrangère, tandis que le 1er réside à Sidi-bel-Abès. C'est à Saïda que nous passâmes quelques-uns des plus beaux jours de notre activité pastorale.

En descendant du train, j'avisai un soldat en pantalon rouge et lui demandai de m'aider à porter ma valise. Je reconnus immédiatement à son accent qu'il était du pays.
- D'où êtes-vous ?
- De Tramelan !

Sur la place publique jouait la musique de la Légion. J'écoutais avec les Arabes et les nègres. Quelle ne fut pas ma surprise, le morceau terminé, de voir le contrebassiste déposer son instrument et venir me saluer. Il était de Moutier ! De même, le lendemain matin, quand je me rendis sur la place d'exercice où manoeuvrait un peloton de gymnastes, je ne fus pas peu étonné de voir le moniteur courir au-devant de moi.
C'était un de mes anciens catéchumènes, de Moutier aussi, qui avait disparu sans laisser de traces. J'étais en pays de connaissances.


Voici ma prise de contact avec la Légion.

Le soir, vers huit heures, J'entrai dans la salle de lecture où je trouvai une centaine de soldats qui lisaient, écrivaient et fumaient leurs cigarettes. Quand ils me virent, ils levèrent le nez pour examiner ce civil qui pénétrait dans leur sanctuaire. Je me présentai immédiatement à eux de la manière suivante « Si je suis venu ici, ce n'est pas pour voir le pays ; il n'a rien de remarquable ; mais c'est pour vous voir, vous. Je suis Suisse, pasteur protestant. J'ai l'idée que plusieurs d'entre vous se sont engagés dans la Légion sans avoir embrassé leur mère et ont le coeur plein de chagrin. Je voudrais chercher à vous consoler. J'apprends que vous êtes libres tous les jours de dix heures à midi. Je resterai dans ma chambre pour y recevoir tous ceux qui voudront venir me raconter leurs tristesses, car je voudrais être votre ami. J'ai l'intention de passer huit jours avec vous. Et, comme vous n'avez aucun culte à la Légion, je vous fais une proposition, c'est qu'ici, tous les soirs, nous nous occupions des principes constitutifs de la religion chrétienne. Nous nous placerions au-dessus des clochers, de telle façon que catholiques et protestants pussent s'y sentir à l'aise. Je me prêterais volontiers à toutes les questions que vous auriez à me poser. Mais je ne le ferai que si vous le désirez. » Voyant qu'ils éteignaient leurs cigarettes, fermaient leurs livres, posaient leurs plumes et croisaient les bras, je commençai immédiatement et tins ma première réunion.

Avant de me séparer d'eux, je leur exprimai le désir d'apprendre à les connaître : « Vous les Français qui êtes ici, levez-vous. » Ils se levèrent. « Et vous les Allemands ! » Il y en avait une nuée. Je pus compter quinze nationalités différentes. Tous les pays étaient représentés, sauf l'Angleterre ; je vis des Belges, des Hollandais, des Suédois, des Danois, des Russes, des Grecs et un Turc.

Le lendemain soir, je me demandais s'ils reviendraient. Quelle ne fut pas ma surprise de constater qu'ils étaient plus nombreux encore ; ces soldats étaient allés cueillir des fleurs, avaient fait des guirlandes pour orner les murailles et découpé des feuilles de carton pour y inscrire des devises. Un artiste s'offrit même pour accompagner les chants au piano ; car j'avais emporté les feuilles de chant publiées par l'Évangélisation populaire de Genève. Ils se mirent donc à chanter avec un brio extraordinaire ; les Arabes et les nègres, qui n'avaient jamais entendu pareil concert, vinrent se mettre aux fenêtres en grappes humaines pour écouter.

Quand j'eus fini vers neuf heures et demie, plusieurs soldats m'annoncèrent qu'ils avaient demandé des « permissions de minuit » et que je pouvais continuer. Force me fut donc, chaque soir, de recommencer une seconde réunion.

Le lendemain matin, ils étaient si nombreux que je dus avoir une salle d'attente pour les recevoir isolément. Ce fut un défilé ininterrompu de jeunes hommes qui vinrent auprès de moi déverser le trop-plein de leur coeur. En se présentant, ils commençaient par m'indiquer leur numéro de matricule : 13.080, 17me compagnie ou 18.180, 22me compagnie ; puis ils me donnaient leur vrai nom : « Ici, à la Légion, Je me suis fait inscrire sous le faux nom de Sparck, mais, en réalité, je suis Hauziaux, d'Amiens » ; puis ils me racontaient leurs tristesses, Je veux dire la cause de leur enrôlement à la Légion et le désir de la quitter ou de changer de vie. Pour pouvoir les retrouver et correspondre avec eux, j'inscrivais leur nom, leur numéro de matricule, j'ajoutais quelques courtes annotations. Je donne ci-dessous, comme échantillon, le relevé d'une de mes feuilles :

Pichon, 21 ans, de Rambouillet, catholique, a pris la décision de lire la bible et de lui obéir.

R., mon ancien catéchumène. Maltraité chez mon patron à La Chaux-de-Fonds, je suis allé m'engager à Besançon il y a trois ans et demi.

F. H., Jurassien. J'étais malheureusement ivre quand je me suis engagé.

Dupré, de Boncourt. D'après tout ce que j'observe, votre religion vaut mieux que la nôtre ; je désire la suivre, car j'ai pu observer la supériorité du protestantisme. Je vais être réformé à cause d'une hernie. Quand je serai rentré au pays, je serai des vôtres.

Caron, 20 ans. Département du Nord, catholique, désire devenir protestant. Je vous ai entendu hier ; je désire me joindre à vous en signant la Tempérance.

Sparck, d'Amiens. Mon père nous a abandonnés laissant ma mère avec cinq enfants. À 12 ans, j'ai quitté la maison et j'ai voyagé ou plutôt vagabondé en France, en Italie, en Espagne et en Angleterre. À Paris, J'ai fait du théâtre et me suis de plus en plus enfoncé dans la débauche ; j'avais 15 ans. À 18 ans, je me suis enrôlé dans le corps des chasseurs d'Afrique. Pour une affaire de femme, J'attrape de la prison. Une fois libéré, j'entre dans la Légion. Un de mes amis de débauche s'est converti à Mascara par le moyen de la Tempérance. Cette conversion m'a tellement remué que j'en ai pleuré. Je voudrais être comme lui.

A. L., de Genève, est un ancien catéchumène du pasteur Doret. Jusqu'à 16 ans, j'étais un écolier modèle, remportais tous les prix. Je me suis débauché, ai fait le désespoir de ma mère. Mon père est mort depuis que je suis ici. Dans la vie civile, je ne fais que des boulettes ; ici, je suis calme et voilà pourquoi je me suis réengagé.

Sokol, étudiant autrichien, joueur. Une certaine nuit, il perd l'argent de tout un semestre ; il se sauve, va en Hongrie et s'enrôle dans la Légion. Il passe à Madagascar et donne un soufflet à un sergent. On lui dit : « En souffletant ce sergent, tu as souffleté la France ! » Il vient à Saïda et signe la Tempérance pour huit jours. Il me fait cette déclaration : Jésus-Christ est mon Sauveur, il m'a lavé, pardonné et je vois qu'il est en train de faire de moi un être doux.

Riedel, étudiant bavarois, me dit qu'il a eu une très bonne éducation, mais qu'il a reçu beaucoup trop d'argent de la maison et que cela l'a perdu. Il a fait des dettes et commis des faux. Il vient me retrouver le lendemain, les yeux pleins de larmes, pour me remercier et me dire qu'il a fini ses cinq ans et qu'il partira demain pour Toulon où il deviendra infirmier de marine.

Kreick, Hollandais, se jette à genoux à mes pieds et se met à sangloter : « J'étais à Amsterdam, me dit-il, il y a quinze jours encore ; je suis marié et père de deux petits enfants. L'autre soir, j'ai rencontré un camarade, nous sommes allés au café, j'ai trop bu ; ma femme m'en a fait des reproches, une chicane s'en est suivie, j'ai pris la mouche, je me suis engagé et me voici. J'aime ma femme et mes enfants et je suis condamné à demeurer ici cinq ans ! » Je commençai par le secouer énergiquement, en lui montrant qu'il n'était pas digne d'avoir une femme et des enfants. Je lui témoignai ensuite ma grande affection en lui montrant comment, à Saïda, il pourrait redevenir un homme. On essaya de le rapatrier, sans succès. J'ai appris plus tard qu'au bout de deux ans, il put rentrer en Hollande pour y mourir.

Alfred Dumont me déclare que M. Wilfred Monod lui a prêté un jour 10 francs à Condé-sur-Noireau, qu'il n'a pas pu les lui rendre et que cela le ronge. Il y a deux ans qu'il est à la Légion. « Si vous voyez les deux bébés de M. Monod, me dit-il, embrassez-les. » Il se plaint de la nourriture : « Nous sommes commandés ici par des « éflapeaux ». Tenez, hier soir, ils nous ont donné du lard qui avait déjà fait une campagne. Est-ce une nourriture pour un estomac français ? »

F. est un Suisse qui s'est enfui de la maison à 14 ans ; il a vagabondé et s'est enrôlé ici. Voilà six ans qu'il n'a pas donné de nouvelles à sa mère. Il se montre très repentant.

Mauyen, Joseph, Belge, est dramatique : Je suis ici à cause de mon père qui ne m'a jamais serré la main ; sa main ne se levait que pour frapper ma mère. L'indignation s'allumait en moi à ce spectacle. Je ne sais pas ce que j'aurais pu faire à mon père. Ma mère m'a dit : Pars, mon enfant ! Et me voici.

C. D., Jurassien, me charge de dire à ses parents qu'il rentrera au pays comme un nouveau fils et un homme de Dieu.

Paul Xenopoulo, d'Asie Mineure, a fait la campagne gréco-turque ; mais il est dégoûté de la Turquie. Son père, qui est, paraît-il, très riche, a engagé son fils à entrer à la Légion afin de se faire naturaliser français. Il suit régulièrement nos réunions.

Un beau jeune homme, triste, dont j'ai oublié le nom, frappe mon attention. Je lui parle de sa famille. Avez-vous des nouvelles de vos parents ? Je n'ai plus de parents. - Avez-vous des amis, du moins ? - Non, je suis tout seul.

Il y a chez le légionnaire deux histoires, celle qu'il raconte et celle qu'il cache. J'ai bien vite compris que c'est la seconde que je devais arriver à lui faire raconter et que, pour cela, il fallait lui témoigner beaucoup d'amour. Mais, tandis que je voyais défiler devant moi tous ces chers soldats en petite tenue, casquette rouge, pantalon rouge, vareuse bleue et large ceinture bleue, il en est d'autres qui, à ce que l'on m'apprit, se méfiaient de moi. On me prenait, paraît-il, pour un agent de la flotte espagnole cherchant à engager des légionnaires en faveur de Cuba ; d'autres pour un détective « N'y va pas, disait-on sous certaines tentes, tu risques d'être pincé » ; d'autres prétendaient que je faisais des études de moeurs ; d'autres, enfin, se disaient entre eux : « Il a dû servir dans la Légion, celui-là ; il nous connaît trop bien. »

Pour comprendre ces mentalités si différentes, il faut savoir qu'à la Légion se trouvent des représentants de toutes les classes de la société. Lorsque j'y fus, il y avait un ministre anglican, un évêque espagnol, un professeur de mathématiques, d'anciens banquiers, des marquis, des comtes, des barons, des étudiants ayant raté leurs examens. On se représente les potins de toute espèce qui doivent se débiter sous la tente, car, à la Légion, la tente est le forum secret où tout se dit, se raconte et se complote.

Ils me racontèrent qu'un adjudant était tellement détesté que quelques-uns décidèrent de le tuer. Ils tirèrent les cartes et c'est un Suisse allemand qui fut chargé de la besogne. Il lui trancha la tête avec une bêche. Il passera, me disaient-ils, au Conseil de guerre tantôt à Oran et sera fusillé.
J'eus moi-même à expliquer à la police les motifs de mon séjour à Saïda. Il faut dire que ces réunions du soir, où cent à deux cents soldats chantaient de toute leur âme des cantiques de consécration et de sanctification, résonnaient comme une mélodie étrange dans cette résidence de la Légion.

Une autre fois, je m'étais rendu sur la place d'armes où un peloton de légionnaires se livrait à l'exercice de l'escrime, commandé par un sous-officier expert. Je m'apprêtais à prendre quelques photographies, quand le sous-officier courut devant moi ; c'était un des auditeurs de mes réunions du soir. « Désirez-vous, me dit-il, que je fasse prendre à mes soldats certaines poses pour faciliter vos prises photographiques ? » Je lui fis comprendre que ce n'était pas nécessaire, ne prenant que des instantanées. « Nous faisons aussi de la boxe, ajouta-t-il, désirez-vous avoir aussi des vues de cet exercice-là ? » À ma réponse affirmative, il fit aligner son peloton, il choisit les meilleurs boxeurs et renvoya les autres. Tandis que je me disposais à prendre des vues de toute cette scène, j'entendis derrière moi une grosse voix d'officier. C'était un capitaine qui, arrivant d'un pas rapide, s'écriait d'une voix de commandement : « Que se passe-t-il ? On fait de la boxe ? On disloque la troupe ? On fait de la photographie ? »

Ne voulant pas mettre le sous-officier en mauvaise posture, je me retirai tranquillement du pas des Suisses à la bataille de Marignan. Le soir, à ma réunion, le sous-officier me raconta comment la scène avait fini :
- Quel est cet étranger que depuis quelques jours on voit sur les places d'exercices, demanda le capitaine ?
- C'est un pasteur suisse, répondit le sous-officier ; il est venu pour nous encourager. Chaque soir, il nous donne des conférences qui nous font du bien et nous avons pensé lui laisser comme souvenir quelques vues de nos exercices.
- Dans ce cas, c'est bien, dit le capitaine rassuré ; il peut continuer.

Il y a cinq ans environ, ce sous-officier est venu me rendre visite, accompagné de ses enfants. J'en fus très touché, comme on peut le penser. C'était un ami d'Albert Froidevaux, ce mutilé dont la tragique histoire a été racontée par M. Benjamin Valloton. Ils avaient fait ensemble la campagne du Maroc.


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