Les Temps Héroïques de
la Croix-Bleue
Mémoires
d'un
Vétéran
La Croix-Bleue dans la partie catholique
du Jura.
Les témoins du Jura
catholique.
Un certain jour, je me trouvais à
C., un des endroits que j'ai le plus
visité ; c'était, si j'ai bonne
mémoire, un lundi de Saint-Martin ; la
réunion avait été
particulièrement fréquentée,
le monde remplissait les corridors, et les enfants
du catéchisme, en sortant des vêpres,
étaient venus entourer mon estrade, leur
chapelet à la main, sous la conduite de leur
instituteur. Quelle ne fut pas ma surprise,
à la sortie de la réunion, de voir
nos amis apporter sur la place les bancs de la
maison d'école, et même ceux du jardin
de la cure, en vue d'une photographie de cette
magnifique assemblée qui ne comptait pas
moins de 130 participants, 80 hommes, 30 femmes et
une vingtaine d'enfants.
Pour donner une idée de la
nuée de témoins que
le Pays de Porrentruy a
fournis
à la Tempérance, je ne puis mieux
faire que de reprendre cette photographie et
d'indiquer bien rapidement quelques-uns de ses
représentants les plus marquants, vrais
monuments de la grâce de Dieu.
Voici le porte-drapeau de
Fontenais,
G. G., un de nos premiers buveurs relevés,
devenu un des piliers du groupe. À
côté de lui, M. Joseph Grillon, maire
de Fregiécourt, dont j'ai déjà
parlé et qui fait partie de notre
Comité central. Cet homme à barbe
grise est un ancien buveur de Cornol, qui ne
mangeait plus de salade à cause du vinaigre
qui aurait pu lui rappeler l'alcool. Voici Joseph
Bregnard, de Bonfol, tenancier du café de
Tempérance de cette localité.
À côté de lui, Gigon, de
Chevenez, tenancier lui aussi du café de
Tempérance de son village.
Pour amener son monde aux
réunions qui se tenaient parfois à
l'autre extrémité du district, il
attelait son char à échelles à
deux chevaux et l'ornait de sapineaux et de
guirlandes. Cet autre, aux moustaches noires, est
mort comme un saint ; c'est Constant Grillon,
de Cornol, le premier signataire de cette
localité.
Buveur de
« goutte »
invétéré, que la passion avait
complètement délabré, maigre,
blême, la poitrine enfoncée, les
épaules saillantes, accroupi sur
lui-même, il ressemblait à une masure
en ruines ; son estomac abîmé
refusait toute nourriture ; taciturne, il
restait assis dans un coin de son affreux taudis,
les bras croisés, attendant la mort. Eh
bien ! cet homme que tout le monde regardait
comme un tas de décombres qu'il faut se
hâter d'enlever pour livrer la voie publique
à la circulation, ce pauvre homme
ravagé, oublié et
méprisé de tous, entendit un jour
parler de Jésus-Christ, ami des
pécheurs, guérisseur des
lépreux, expiateur des péchés,
créateur des vies nouvelles.
« Seigneur, lui dit-il, je suis un homme
qui sent mauvais, mais j'ai confiance en vous, je
vous livre mon corps détruit, faites-en ce
que vous voudrez. » Et savez-vous ce
qu'il arriva ? Cette ruine d'homme devint un
temple, ce corps pourri qui sentait mauvais se
transforma en un vase d'albâtre exhalant une
odeur de vie. Je le vis de près, J'appris
à le connaître intimement.
Jusqu'à la fin, il fut un
silencieux, mais un
silencieux
qui traversait tout le district de Porrentruy pour
assister à une réunion, tant
était grande sa soif de
vérité. Il allait s'asseoir à
la place la plus humble, croisant les bras comme
dans sa chaumière ; mais il y avait
dans tout son être une telle distinction, une
si grande beauté morale, que jamais je ne
quittai son village sans emporter sa
bénédiction.
Cet homme maigre, à tournure
ascétique, est le père B., un ancien
buveur de « goutte » aussi,
brûlant pour la Croix-Bleue
aujourd'hui ; caissier du groupe de
Porrentruy, il s'occupe des collectes avec une
grande fidélité. À
côté de lui, voici avec un gros ruban
à la boutonnière, un ancien et
terrible contrebandier. Il m'a raconté que,
sur les côtes du Doubs où il
exerçait son métier, il lui
était arrivé plus d'une fois de tirer
sur les douaniers. Une certaine nuit de Sylvestre,
il se trouvait non loin de la frontière,
dans la cuisine d'une ferme isolée,
entouré de la bande dont il était le
chef. Ils buvaient ensemble leurs rasades
d'eau-de-vie. Il entendit tout à coup
les douze coups de minuit
qu'un
clocher éloigné lançait dans
l'espace, signalant ainsi le passage d'une
année dans une autre. Remué jusqu'au
fond de sa conscience, ce chef contrebandier se
leva subitement, saisit son verre d'eau-de-vie et
dit : « Mes amis, je vous
déclare que c'est le dernier petit verre que
je boirai de ma vie. » Puis, l'ayant
vidé, il le brisa sur les dalles de la
cuisine. Il s'établit dans la vallée
de Delémont où j'eus l'occasion de le
visiter à plus d'une reprise.
Le dernier homme tout à
droite est Eugène Wuillemin. facteur de
Porrentruy, complètement troublé par
l'alcool, il distribuait ses lettres au petit
bonheur et fut mis à pied parce qu'il se
trompait de boîtes et remettait à M.
X. ce qui revenait à M. Y. Il prit un
engagement de Tempérance qu'il tint
fidèlement jusqu'à sa mort.
Grâce à son amour ardent pour les
buveurs, il fut nommé agent de la
Croix-Bleue en pays catholique. C'est lui qui fut
l'organisateur de toutes nos réunions. Sans
Eug. Wuillemin, je ne sais pas ce que nous aurions
fait.
Voici encore deux ou trois figures
particulièrement intéressantes que je
voudrais mettre en relief avec quelques
détails.
C'est d'abord J.-A., de C.,
victime
de l'eau-de-vie. Je le vois encore dans son
logement délabré, maigre, blême
et décharné, entouré de sa
femme accablée et d'une bande de petits
enfants. Il prit un engagement de trois mois qu'il
tint. Au terme de ce premier trimestre, constatant
les bons effets de l'abstinence, il
m'écrivit une lettre dans laquelle il me
demandait de le faire nommer, si possible,
garde-forêts de l'arrondissement oriental du
district de Porrentruy. Le brave ami se figurait,
comme beaucoup d'autres, qu'étant à
Berne, les portes des administrations cantonales ou
fédérales m'étaient ouvertes
à deux battants. Il ajoutait en
post-scriptum que l'on pouvait se procurer, au prix
de cinq francs, de vieilles capotes militaires
à l'arsenal de Berne et me priait de
lui en faire parvenir une
pour
affronter les intempéries lors de ses
inspections en forêts.
J'allai trouver l'inspecteur
forestier et lui exposai ce cas spécial, en
le recommandant à sa sollicitude.
- Nommons-le, me dit-il.
J'achetai à la caserne une
vieille capote, que je lui envoyai en lui
annonçant le résultat de ma
démarche. Il paraît que, lorsque ce
trésor lui arriva, il fut tout
ému ; réunissant sa famille et
prenant l'attitude d'un sacrificateur, il dit aux
siens :
- Je déclare qu'à
partir d'aujourd'hui, plus jamais une goutte
d'alcool n'entrera dans notre maison. Et il tint
ferme.
J'ai vu grandir ses enfants, au
nombre de treize ; ils furent
élevés dans l'abstinence la plus
stricte. À une certaine fête de la
Saint-Martin, J. A. m'invita à son foyer,
que je trouvai complètement
restauré ; des meubles propres et bien
entretenus ornaient la maison. Je n'ai pas besoin
d'ajouter que les relations restent
particulièrement cordiales entre nous.
Plusieurs de ses enfants
occupent des places régulières. Un
jour, il m'écrivait :
« Dimanche prochain aura lieu à
Berne l'assemblée fédérale des
ramoneurs ; mon fils aîné, qui
est entré dans le métier, doit s'y
rendre ; comme il court le risque de
rencontrer de mauvaises compagnies, je viens vous
demander de l'accompagner à
l'assemblée. » Je dus lui
répondre que j'avais à la même
heure un culte à
présider !
Ce chef de famille, qui fut un
des
derniers du village, est maintenant honoré
et respecté de tous. J. A. et sa digne
compagne me racontaient dernièrement
qu'à l'occasion de leurs noces d'argent, ils
avaient réuni leurs enfants et
petits-enfants dans la grange, où ils
avaient dressé la table de fête et
qu'ils étaient trente-cinq !
Voici une autre figure.
Dans le village de F., on
rencontrait parfois un homme portant de longs
cheveux en désordre, une manche
déchirée jusqu'au coude pendant
misérablement, une savate
à un pied, un sabot à l'autre ;
dans cet accoutrement, et un demi-litre
d'eau-de-vie dans la poche, cet homme allait camper
dans la forêt avec les buveurs de la
localité. Pour obtenir cette maudite
boisson, il usait de toutes les ruses et des
stratagèmes les plus perfides, surtout
vis-à-vis de sa femme, qui détenait
le porte-monnaie. Et avec cela, il était
profondément malheureux, hanté par
l'obsession du suicide. Il m'avoua être
allé certain jour jusqu'à huit fois
de suite au bord d'un étang pour s'y
détruire.
Et voilà qu'un certain 15
août, je le vis à la réunion du
verger de cerisiers de Fregiécourt, assis au
premier banc, bien peigné, bien rasé,
avec sa femme et ses enfants.
- Comment, c'est vous,
B. ? lui
dis-je. Qu'est-il donc
arrivé ?
- Ce qui est arrivé ?
L'agent Wuillemin nous a donné, il y a trois
mois, une réunion de Tempérance. Dix
lépreux, nous a-t-il dit, étaient
venus trouver notre Seigneur Jésus-Christ.
Il les guérit tous, mais, de ces dix, neuf
ne tardèrent pas à
reprendre la lèpre, parce
qu'ils avaient quitté notre Seigneur, tandis
que le dixième fut non seulement
guéri, mais préservé à
jamais d'un retour de l'affreuse maladie, parce
qu'il resta toujours avec notre Seigneur. Quand
j'entendis cela, je courus à la grange, me
jetai à genoux derrière le tas de
foin et je dis : « Seigneur, c'est
moi qui suis ce lépreux, tout est pourri en
moi, de la tête aux pieds ! Je vous
demande deux choses ; c'est que, d'abord, vous
me guérissiez de la lèpre et
qu'ensuite vous permettiez que nous soyions
toujours ensemble, pour que la lèpre ne
revienne plus. » Et il m'a exaucé,
me dit-il, le visage tout illuminé.
Voilà trois mois que nous sommes les deux
toujours ensemble !
L'année suivante, comme
aumônier, je suivais les manoeuvres de son
régiment près de Dombresson, au
Val-de-Ruz, je me trouvais devant le front du
bataillon 24, le bataillon de l'Ajoie. Un homme
sortit du rang et vint me saluer, c'était A.
B. « Ce matin me dit-il, alors que nous
tiraillions dans la vallée, nous
étions toujours les deux
ensemble ! »
J'ai revu A. B. il y a quelques
mois. Nous reparlâmes des
événements de sa conversion. Il
m'apprit ceci que j'ignorais. Peu de jours
après avoir pris son engagement de
tempérance, il eut une très forte
tentation. Il courut dans la forêt et se jeta
à genoux dans la neige, au pied d'un sapin,
où il se passa entre son Sauveur et lui
quelque chose de mystérieux. « En
me relevant, me disait-il, le goût de la
boisson me fut complètement
enlevé. » Et voilà
vingt-six ans que cela dure.
Et que dire de ce jeune homme, E. G. ! Sans
être buveur, il fréquentait
assidûment nos réunions. Il avait soif
des choses de Dieu ; à une certaine
fête de l'Assomption, sous les cerisiers de
Fregiécourt, alors que, revenant de
Belgique, je racontais ce que j'avais vu chez les
mineurs du Borinage, il me prit à part
après la réunion et me dit : -
Tout ce que vous avez raconté m'a vivement
intéressé, mais vous n'avez pas
encore donné le pain dont
mon âme a besoin, dites-moi encore quelque
chose qui me fasse du bien.
Nous allâmes au fond du
verger, avec un de ses amis, nous nous
assîmes derrière la haie, et là
je pus encore l'exhorter et prier avec
lui.
Il s'est marié depuis avec
une jeune fille pieuse. Et comme il ne voulait
à la célébration de son
mariage ni un prêtre, ni un pasteur, mais le
président de la Croix-Bleue, c'est moi qui
eus le privilège d'assister à la
fondation de ce foyer qui luit dans son village
comme une maison de Dieu.
Portons
nos
couleurs !
Il y a quelques mois, les anciens signataires de
la Croix-Bleue du Pays de Porrentruy m'ayant
demandé une réunion, nous nous
rendîmes à la maison d'école de
Fregiécourt qui était trop petite
pour nous contenir tous. Combien je fus heureux de
revoir ces vieux et chers amis qui avaient
signé il y a vingt, vingt-cinq ans et
plus ; je les retrouvais grisonnant, quelque
peu vieillis, mais combien
heureux !
À la sortie de la
réunion, au moment où chacun
remontait dans le véhicule qui devait le
reconduire dans son village, je remarquai celui de
la section de Porrentruy ; c'était un
char à échelles orné de
branches de sapin et de drapeaux ; les chevaux
même avaient des rubans bleus à leurs
crinières. La vue de ces rubans bleus
attachés aux
crinières des chevaux du
Pays de Porrentruy m'humilia
profondément.
Je me dis :
Comment ! toi,
ancien président central du Jura bernois,
qui, dans ce pays, as été le
témoin ému de tant de miracles
accomplis par la grâce de Dieu, toi qui, aux
premiers jours de la Tempérance, faisais
coudre un ruban bleu à la boutonnière
de tes habits, tu te laisserais dépasser par
ces chevaux de l'Ajoie qui portent sur eux un coin
du drapeau de la plus belle de nos oeuvres
religieuses ?
En rentrant chez moi,
j'assujettis
notre emblème de la croix-bleue à ma
boutonnière, et j'espère le porter
désormais jusqu'à la fin de mes
jours.
Peut-être y aura-t-il un
imitateur parmi mes lecteurs !
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