Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Les Temps Héroïques de la Croix-Bleue
Mémoires d'un Vétéran



La Croix-Bleue dans la partie catholique du Jura.



Mon entrée dans le district de Delémont et le pays de Porrentruy.

 J'étais dans la Croix-Bleue depuis trois ans environ, lorsque j'eus l'idée d'entreprendre quelque chose dans la ville de Delémont où les protestants sont à l'état disséminé. C'était en 1887, je crois. Je louai le Casino pour une conférence publique sur la Tempérance, et eut l'idée d'y inviter le curé-doyen de Delémont, M. l'abbé Fleury.
Il faut dire que j'estimais beaucoup cet abbé.
Nous avions appris à nous aimer au service militaire. Nous étions l'un et l'autre aumôniers du VIIIme régiment. Que de fois, en temps de manoeuvres, ne nous est-il pas arrivé de loger dans la même maison et de nous retrouver le matin, sur le même canapé, lisant notre bréviaire ou notre Nouveau Testament ! Je me rendis donc à la cure.
Quelle ne fut pas ma surprise d'y trouver quatre curés des environs en train de se rafraîchir en buvant une bouteille de vin.
- Ah ! voilà le collègue du régiment, dit M. le curé-doyen, en me voyant entrer ; soyez le bienvenu, asseyez-vous ! Et s'adressant à sa domestique : « Apporte une bouteille ! »

Je la laissai venir. Quand il eut versé :
- À votre santé, me dit-il.
- Je n'en bois point.
- Êtes-vous malade ? me dirent les quatre curés.
- Du tout ! Mais, pour travailler au relèvement des buveurs, je m'abstiens de tout alcool.

Il faut dire qu'en ce moment la Tempérance n'était pas encore connue dans le pays catholique.
Le plus âgé, M. l'abbé Disard, curé de Courroux, se mit à rire de bon coeur.
- Vous êtes naïf, me dit-il, en vous figurant pouvoir les relever par ce moyen ; vous vous faites de singulières illusions. Il faudrait les suivre à tout instant ; il faudrait même dormir dans leur chambre pour les surveiller jusque dans leur sommeil. Mais enfin, vous êtes jeune, Dieu tiendra compte dans le ciel de votre bon mouvement.
- Et vous, M. le curé, que faites-vous pour le relèvement des buveurs de Courroux ? de vos mineurs en particulier ?
- Ah ! si vous voulez venir les convertir, je vous ouvre toutes les portes, me dit-il.
- J'essaierai, lui répondis-je, en lui tendant la main.

Il serra la mienne et me dit :
- C'est entendu !

Il fut décidé que je me rendrais dans sa paroisse le mardi suivant. Il m'écrivit un billet très aimable le lendemain pour confirmer notre décision et me dire qu'il comptait sur moi pour le repas du soir et pour la couche.
Je partis donc le mardi pour Courroux. Le curé me reçut avec une grande cordialité. Il voulut même m'offrir du vin.
- Je vous ai dit que je n'en prenais pas !
- C'est donc sérieux ? Il n'avait pas encore admis la possibilité qu'on pût vivre sans alcool.

Nous partîmes pour la salle d'école où il avait convoqué les hommes de son village ; ils y étaient tous, du maire au taupier. Il avait même fait transporter les cierges de l'église dans la grande salle, qui était de ce fait illuminée a giorno. À l'entrée du bâtiment se trouvait un groupe de femmes qui, à mon sens, auraient eu grand besoin d'entendre parler de tempérance. Elles demandèrent l'autorisation d'entrer. « Jamais, dit le prêtre ! - Et pourquoi pas ? - À ces heures, reprit l'abbé Disard, une réunion mixte ? Ce n'est pas possible. »

Nous entrâmes. Comme je l'ai dit, la salle débordait d'hommes. Je n'oublierai pas les relents d'eau-de-vie qui planaient sur cette assemblée. Un ouvrier mineur, la casquette de cuir sur l'oreille, nous dit, en allumant son brûlot à un cierge : « On fume ici ! » Et, en effet, tous fumaient, la tête couverte de leurs chapeaux, exactement comme dans une assemblée municipale.
Le curé, en soutane, parlant moitié français, moitié patois, me présenta à son public avec beaucoup de grâce.
- Voici, leur dit-il, un homme dévoué ; la preuve, c'est qu'il ne boit pas de vin depuis trois ans, et cela, afin de guérir les buveurs de leur affreuse passion. Tenez, tout à l'heure, à notre repas, j'ai voulu lui offrir un verre de vin, pas moyen. Je vous donne la parole, Monsieur le conférencier.

Je leur dépeignis les ravages de l'alcool dans le corps, l'âme, la famille et la société. Et chaque fois que j'arrivais au terme d'un développement, le prêtre m'encourageait à continuer. Ainsi, après leur avoir montré l'oeuvre d'abrutissement que la boisson exerçait dans le cerveau :
- Je pourrais vous indiquer tous les abrutis de cette salle qui le sont à cause de la boisson, interrompit le curé. Continuez, Monsieur le conférencier !

Je leur prouvai, chiffres en main, que c'est en Suisse, après la Saxe et le Danemark, qu'il y a le plus de suicides.
- Nous avons ou cinq pendus dernièrement dans le village, dit M. le curé ; et tout cela à cause de la boisson. Continuez, Monsieur le conférencier !

Comme un chauffeur de locomotive qui jette du combustible dans la gueule de sa machine pour la faire aller, le curé de Courroux me faisait aller, et j'allais. À un moment donné cependant, je me sentis mal à l'aise et je leur dis :
- Mes amis, après avoir dépeint le mal, au moment où je devrais maintenant vous parler du remède, je me sens quelque peu embarrassé ; car la Croix-Bleue est une oeuvre religieuse ; nous croyons à la nécessité d'une intervention divine pour le relèvement du buveur. Or, vous êtes catholiques ; je suis, moi qui vous parle, vous le savez, non seulement protestant, mais pasteur à Moutier. Je ne sais comment m'y prendre pour ne pas vous offenser ?
- Ta, ta, ta, ta, interrompit le curé, dites-nous tout ce que vous voudrez.

Et je leur dis tout. Mis complètement à l'aise par l'affabilité du prêtre, je leur parlai avec une grande liberté de la puissance de délivrance que Dieu nous a donnée en Jésus-Christ.

Après la conférence, plusieurs hommes s'approchèrent du pupitre pour signer. Mais je n'acceptai aucune signature ; je ne voulais pas d'emballement.
- J'espère, leur dis-je, que quelqu'un parmi vous se lèvera pour entreprendre la lutte dans votre village. En parlant ainsi, je songeais au curé lui-même, espérant qu'il se mettrait à la tête du mouvement. Mais il s'excusa.

Après la conférence, nous rentrâmes à la cure. Le curé y invita le président du Conseil de paroisse. Il fit apporter une bonne bouteille. « Maintenant que tout est fini, buvons un verre », me dit-il. Il n'avait pas compris. Cela n'empêche que, sous les rideaux blancs du lit moelleux que dans sa large hospitalité, le curé de Courroux m'avait offert, je remerciai Dieu de toute mon âme de l'importante journée qu'il m'avait accordée !

Dès lors, je continuai à me rendre dans le pays catholique pour de semblables assemblées. Tant dans la vallée de Delémont que dans l'Ajoie, je fus appelé à parler dans un grand nombre de localités où les maisons d'école me furent partout largement ouvertes. Je me souviens d'avoir tenu des réunions dans les localités de Courtetelle, Courfaivre, Bassecourt, Courgenay, Cornol, Pleujouse, Fregiécourt, Miécourt, Alle, Vendlincourt, Bonfol, Courtemaîche, Chevenez, Bressaucourt, Fontenais et à Porrentruy, dans la grande salle communale.

D'ordinaire, c'est M. Joseph Grillon, le maire de Fregiécourt, qui venait me chercher à la gare de Courgenay et me conduisait dans les différentes localités de la partie orientale du district de Porrentruy.

J'avais l'habitude, en arrivant dans un village, de me présenter à la cure où le prêtre me recevait d'ordinaire avec une grande amabilité ; en l'absence de celui-ci, les autorités municipales m'accueillirent toujours très favorablement, sans jamais me refuser la maison d'école.
Dans ce même temps, je rendis visite à M. le préfet de Porrentruy, homme de bien, chef de l'ultramontanisme, respecté dans tout le pays. Je lui dis à peu près ceci :
- M. le préfet, vous devez être étonné de me voir circuler dans votre district ; mais je puis vous assurer que ce n'est pas dans un but de propagande protestante. La Croix-Bleue est neutre ecclésiastiquement parlant ; elle ne cherche qu'à travailler au relèvement des buveurs.
- Je le sais, me répondit M. le préfet, et je vous remercie de tout ce que votre société a déjà fait dans notre district. Je voudrais voir nos curés à l'oeuvre ; mais puisque, pour le moment, ils n'ont pas jugé bon de commencer le travail, continuez !

Ma conscience ainsi déchargée, nous continuâmes. Le train d'onze heures me permettait, le dimanche, après mon culte, de quitter Moutier pour le pays de Porrentruy et de présider une réunion dans une des nombreuses localités du pays. J'attendais toujours que les vêpres fussent célébrées ; car, je tiens à le déclarer, jamais l'idée de prosélytisme ne m'aborda ; je profitais au contraire de toute occasion pour affirmer notre ferme décision de ne point faire de propagande confessionnelle ; et nous pouvons nous rendre ce témoignage d'être resté fidèle à nos principes.


La grotte de Sainte-Colombe.

Le moment arriva où il nous sembla nécessaire d'organiser une rencontre entre les tempérants catholiques et protestants de notre patrie ; nos signataires du Jura Nord et Sud devaient avoir le sentiment d'appartenir, malgré la différence de leurs convictions religieuses, à la même famille et de former un même corps bien uni pour le rude combat que nous avions entrepris.
Or, entre le pays catholique et le pays protestant du Jura bernois, se trouve une vallée transversale, les gorges du Pichoux, avec le village catholique d'Undervelier au centre. Mais ce n'est pas seulement cette situation géographique qui nous fit choisir Undervelier comme lieu de rendez-vous, c'est aussi le fait que le prêtre de ce village, l'abbé Membrez, nous avait été signalé comme favorable à la cause de la Tempérance.

Nous convoquâmes donc les uns et les autres pour un dernier dimanche du mois de septembre. Le temps était superbe. Le cuivre et l'or des forêts se détachaient avec une pureté incomparable sur l'azur d'un ciel sans nuage. Lorsque, vers deux heures de l'après-midi, J'arrivai par la montagne dans la localité d'Undervelier, je fus frappé de l'affluence des visiteurs ; des tempérants étaient arrivés de tous côtés. C'étaient partout des attroupements, comme en temps de manoeuvres lorsqu'un bataillon prend possession de ses cantonnements. Soixante hommes, en particulier, venus le matin du Pays de Porrentruy et de la Vallée de Delémont, avaient assisté à la messe et s'étaient rendus ensuite dans une salle d'école pour une réunion de prière, sous la direction de notre agent Vuillemin.

Le curé et le maire du village étaient sur la place. J'allai les saluer.
- Impossible de tenir la réunion dans une salle d'école, me dit le curé, il y a trop de monde.

Que faire ? Allons à la grotte de Sainte-Colombe, ajouta-t-il après un instant de réflexion. Située à dix minutes en aval du village, cette grotte, au fond de laquelle jaillit une source qui a, dit-on, la vertu de guérir certaines maladies, est un lieu sacro-saint. Elle est fermée par une balustrade et gardée par un grand crucifix. Le maire et le curé donnèrent l'ordre d'y faire transporter les bancs des auberges, et nous nous mîmes en route.

Une petite fanfare, telle que nous en avions alors, ouvrait la marche. Le curé et moi nous nous mîmes derrière ; puis vinrent les abstinents et toute la population, hommes, femmes et enfants. Nous nous engouffrâmes dans la grotte. Je fis d'abord entonner quelques-uns de nos beaux chants de la Croix-Bleue qui firent grande impression sur cette assemblée peu habituée à entendre le peuple entonner des chants religieux. Puis, quelques-uns de nos buveurs relevés racontèrent leur délivrance. J'exposai ensuite, en quelques mots rapides, les principes de notre Croix-Bleue ; puis le curé, profondément ému, s'avança au milieu du cercle et nous dit :
« Mes amis, laissez-moi vous donner ce titre puisque c'est ainsi que vous vous appelez ; je suis frappé de constater tout le bien que votre oeuvre accomplit dans le pays et je vous adresse mes voeux de pleine prospérité. »

Plus ému encore, je m'approchai et lui dis :
« Monsieur le curé, nous nous trouvons au pied de ce crucifix, représentant le corps brisé d'un Sauveur qui a été meurtri pour vous et pour nous ; nous l'aimons de tout notre coeur et lui témoignons notre amour chacun à notre manière. N'y aurait-il pas possibilité de trouver un terrain commun où, au nom de ce Christ brisé, catholiques et protestants travailleraient ensemble au relèvement des buveurs et, d'une manière plus générale, des pécheurs de notre patrie jurassienne, tout en conservant nos convictions individuelles et en nous respectant mutuellement ? »

Le prêtre fit un signe d'acquiescement et me tendit la main. Au moment où, les yeux dans les yeux, nous concluions cette alliance solennelle, l'assemblée entonna spontanément un chant de louange. Ce fut une minute inoubliable qui reste gravée dans mon coeur. Je m'enhardis et dis : « Monsieur le curé, j'ai une seconde chose à vous demander. Pour consolider l'alliance que nous venons de traiter, ne serait-il pas possible de nous retrouver chaque année, à pareille époque, dans cette grotte, en une espèce de pèlerinage, pour affirmer notre décision de ce jour ? »
Le prêtre accepta.

L'année suivante nous retrouvait au fond de la grotte. Le prêtre m'avait invité très aimablement à prendre une collation dans son presbytère avec les personnes qui m'accompagnaient. Le programme de la réunion fut à peu près celui de l'année précédente. Mais lorsque nous eûmes fini, le prêtre s'avança, tira une lettre de sa soutane et nous dit :
- Voici une lettre de l'évêque de Saint-Gall ayant entendu parler de ce que nous faisons, il m'interdit toute relation avec vous ; il m'ordonne même de quitter ma paroisse et de fonder dans le pays la société catholique de la Croix-d'Or.

Et voilà comment le haut clergé brisa une entreprise religieuse qui aurait pu devenir pour notre Jura, nous en avons la conviction, un grand salut ; car Dieu sait que toute idée de propagande ecclésiastique était bannie de notre coeur.

Dès ce moment, grâce au mot d'ordre du haut clergé, il y eut une transformation dans notre activité. Le curé d'Undervelier quitta sa paroisse et alla se fixer à Delémont comme agent de la Croix-d'Or. Ils organisèrent de grandes manifestations publiques où prêtres et députés prononcèrent des discours politiques où l'on signalait les dangers de l'alcoolisme. Quelques-unes de nos sections furent ébranlées, on le comprend. Et pourtant, le choc initial passé, plusieurs de nos anciens signataires nous revinrent en nous tenant ces propos : « Depuis que nous sommes dans les carnets du curé, on ne nous visite plus, il n'y a plus de réunions, on ne prie plus, on ne chante plus ; nous désirons revenir à la Croix-Bleue. »

Cette différence ne passa pas inaperçue, même aux yeux des catholiques. C'est ainsi qu'un avocat distingué fit paraître dans le Pays, organe du parti ultramontain, un article de fond dans lequel il établit un parallèle entre le dévouement du clergé protestant et la passivité des prêtres. La Croix-d'Or ne fut d'ailleurs qu'un feu de paille d'une durée bien éphémère.

Pour ce qui nous concerne, nous avons continué notre activité dans le pays, ayant l'Hôtel de la Croix-Bleue de Porrentruy comme centre et comme citadelle. Nous avons profité aussi des fêtes catholiques pour rassembler nos membres, soit dans leur village, soit au chef-lieu, où M. et Mme Février, j'aime à le relever, accomplissent aujourd'hui un beau travail. Parmi ces fêtes, nous célébrons chaque année, le 15 août, celle de la Vierge ou de l'Assomption. M. Joseph Grillon, maire de Fregiécourt, et sa fidèle compagne, ont transformé le bas de leur maison en un café de Tempérance. Ce jour de l'Assomption, ils dressent des bancs sous les cerisiers de leur verger. Que de belles heures nous avons passées sous leurs ombrages à annoncer la Parole libératrice. Nos amis du district ont pris l'habitude d'y venir d'un bout de l'Ajoie à l'autre. Ils arrivent à pied, en vélo, en voiture et en char. C'est là que nos membres se retrempent et s'équipent pour la lutte.

Et au moment où je rédige ces lignes, je suis encore sous l'impression de notre magnifique fête cantonale du jour de l'Ascension, à Porrentruy. Les autorités préfectorales et communales, invitées au banquet, saluèrent avec joie les progrès de la Croix-Bleue dans leur district.


Table des matières

 

- haut de page -