Les Temps Héroïques de
la Croix-Bleue
Mémoires
d'un
Vétéran
La Croix-Bleue dans la partie catholique
du Jura.
Mon entrée dans le district de
Delémont et le pays de Porrentruy.
J'étais dans la Croix-Bleue depuis
trois ans environ, lorsque j'eus l'idée
d'entreprendre quelque chose dans la ville de
Delémont où les protestants sont
à l'état disséminé.
C'était en 1887, je crois. Je louai le
Casino pour une conférence publique sur la
Tempérance, et eut l'idée d'y inviter
le curé-doyen de Delémont, M.
l'abbé Fleury.
Il faut dire que j'estimais
beaucoup
cet abbé.
Nous avions appris à nous
aimer au service militaire. Nous étions l'un
et l'autre aumôniers du VIIIme
régiment. Que de fois, en temps de
manoeuvres, ne nous est-il pas arrivé de
loger dans la même maison et de nous
retrouver le matin, sur le même
canapé, lisant notre bréviaire ou
notre Nouveau Testament ! Je me rendis donc
à la cure.
Quelle ne fut pas ma surprise
d'y
trouver quatre curés des environs en train
de se rafraîchir en buvant une bouteille de
vin.
- Ah ! voilà le
collègue du régiment, dit M. le
curé-doyen, en me voyant entrer ; soyez
le bienvenu, asseyez-vous ! Et s'adressant
à sa domestique : « Apporte
une bouteille ! »
Je la laissai venir. Quand il
eut
versé :
- À votre santé, me
dit-il.
- Je n'en bois point.
- Êtes-vous malade ? me
dirent les quatre curés.
- Du tout ! Mais, pour
travailler au relèvement des buveurs, je
m'abstiens de tout alcool.
Il faut dire qu'en ce moment la
Tempérance n'était
pas encore connue dans le pays
catholique.
Le plus âgé, M.
l'abbé Disard, curé de Courroux, se
mit à rire de bon coeur.
- Vous êtes naïf, me
dit-il, en vous figurant pouvoir les relever par ce
moyen ; vous vous faites de singulières
illusions. Il faudrait les suivre à tout
instant ; il faudrait même dormir dans
leur chambre pour les surveiller jusque dans leur
sommeil. Mais enfin, vous êtes jeune, Dieu
tiendra compte dans le ciel de votre bon
mouvement.
- Et vous, M. le curé, que
faites-vous pour le relèvement des buveurs
de Courroux ? de vos mineurs en
particulier ?
- Ah ! si vous voulez
venir les
convertir, je vous ouvre toutes les portes, me
dit-il.
- J'essaierai, lui
répondis-je, en lui tendant la
main.
Il serra la mienne et me
dit :
- C'est entendu !
Il fut décidé que je
me rendrais dans sa paroisse le mardi suivant. Il
m'écrivit un billet très aimable le
lendemain pour confirmer notre
décision et me dire qu'il
comptait sur moi pour le repas du soir et pour la
couche.
Je partis donc le mardi pour
Courroux. Le curé me reçut avec une
grande cordialité. Il voulut même
m'offrir du vin.
- Je vous ai dit que je n'en
prenais
pas !
- C'est donc sérieux ?
Il n'avait pas encore admis la possibilité
qu'on pût vivre sans alcool.
Nous partîmes pour la salle
d'école où il avait convoqué
les hommes de son village ; ils y
étaient tous, du maire au taupier. Il avait
même fait transporter les cierges de
l'église dans la grande salle, qui
était de ce fait illuminée a giorno.
À l'entrée du bâtiment se
trouvait un groupe de femmes qui, à mon
sens, auraient eu grand besoin d'entendre parler de
tempérance. Elles demandèrent
l'autorisation d'entrer. « Jamais, dit le
prêtre ! - Et pourquoi pas ? -
À ces heures, reprit l'abbé Disard,
une réunion mixte ? Ce n'est pas
possible. »
Nous entrâmes. Comme je l'ai
dit, la salle débordait d'hommes. Je
n'oublierai pas les relents
d'eau-de-vie qui planaient sur cette
assemblée. Un ouvrier mineur, la casquette
de cuir sur l'oreille, nous dit, en allumant son
brûlot à un cierge :
« On fume ici ! » Et, en
effet, tous fumaient, la tête couverte de
leurs chapeaux, exactement comme dans une
assemblée municipale.
Le curé, en soutane, parlant
moitié français, moitié
patois, me présenta à son public avec
beaucoup de grâce.
- Voici, leur dit-il, un homme
dévoué ; la preuve, c'est qu'il
ne boit pas de vin depuis trois ans, et cela, afin
de guérir les buveurs de leur affreuse
passion. Tenez, tout à l'heure, à
notre repas, j'ai voulu lui offrir un verre de vin,
pas moyen. Je vous donne la parole, Monsieur le
conférencier.
Je leur dépeignis les ravages
de l'alcool dans le corps, l'âme, la famille
et la société. Et chaque fois que
j'arrivais au terme d'un développement, le
prêtre m'encourageait à continuer.
Ainsi, après leur avoir montré
l'oeuvre d'abrutissement que la boisson
exerçait dans le cerveau :
- Je pourrais vous indiquer tous
les
abrutis de cette salle qui le
sont à cause de la boisson, interrompit le
curé. Continuez, Monsieur le
conférencier !
Je leur prouvai, chiffres en
main,
que c'est en Suisse, après la Saxe et le
Danemark, qu'il y a le plus de suicides.
- Nous avons ou cinq pendus
dernièrement dans le village, dit M. le
curé ; et tout cela à cause de
la boisson. Continuez, Monsieur le
conférencier !
Comme un chauffeur de locomotive
qui
jette du combustible dans la gueule de sa machine
pour la faire aller, le curé de Courroux me
faisait aller, et j'allais. À un moment
donné cependant, je me sentis mal à
l'aise et je leur dis :
- Mes amis, après avoir
dépeint le mal, au moment où je
devrais maintenant vous parler du remède, je
me sens quelque peu embarrassé ; car la
Croix-Bleue est une oeuvre religieuse ; nous
croyons à la nécessité d'une
intervention divine pour le relèvement du
buveur. Or, vous êtes catholiques ; je
suis, moi qui vous parle, vous le savez, non
seulement protestant, mais pasteur
à Moutier. Je ne sais
comment m'y prendre pour ne pas vous
offenser ?
- Ta, ta, ta, ta, interrompit le
curé, dites-nous tout ce que vous
voudrez.
Et je leur dis tout. Mis
complètement à l'aise par
l'affabilité du prêtre, je leur parlai
avec une grande liberté de la puissance de
délivrance que Dieu nous a donnée en
Jésus-Christ.
Après la conférence,
plusieurs hommes s'approchèrent du pupitre
pour signer. Mais je n'acceptai aucune
signature ; je ne voulais pas
d'emballement.
- J'espère, leur dis-je, que
quelqu'un parmi vous se lèvera pour
entreprendre la lutte dans votre village. En
parlant ainsi, je songeais au curé
lui-même, espérant qu'il se mettrait
à la tête du mouvement. Mais il
s'excusa.
Après la conférence,
nous rentrâmes à la cure. Le
curé y invita le président du Conseil
de paroisse. Il fit apporter une bonne bouteille.
« Maintenant que tout est fini, buvons un
verre », me dit-il. Il n'avait pas
compris. Cela n'empêche que, sous les rideaux
blancs du lit moelleux que dans
sa large hospitalité, le curé de
Courroux m'avait offert, je remerciai Dieu de toute
mon âme de l'importante journée qu'il
m'avait accordée !
Dès lors, je continuai
à me rendre dans le pays catholique pour de
semblables assemblées. Tant dans la
vallée de Delémont que dans l'Ajoie,
je fus appelé à parler dans un grand
nombre de localités où les maisons
d'école me furent partout largement
ouvertes. Je me souviens d'avoir tenu des
réunions dans les localités de
Courtetelle, Courfaivre, Bassecourt, Courgenay,
Cornol, Pleujouse, Fregiécourt,
Miécourt, Alle, Vendlincourt, Bonfol,
Courtemaîche, Chevenez, Bressaucourt,
Fontenais et à Porrentruy, dans la grande
salle communale.
D'ordinaire, c'est M. Joseph
Grillon, le maire de Fregiécourt, qui venait
me chercher à la gare de Courgenay et me
conduisait dans les différentes
localités de la partie orientale du district
de Porrentruy.
J'avais l'habitude, en arrivant
dans
un village, de me présenter à la cure
où le prêtre me recevait d'ordinaire
avec une grande amabilité ; en
l'absence de celui-ci, les autorités
municipales m'accueillirent toujours très
favorablement, sans jamais me refuser la maison
d'école.
Dans ce même temps, je rendis
visite à M. le préfet de Porrentruy,
homme de bien, chef de l'ultramontanisme,
respecté dans tout le pays. Je lui dis
à peu près ceci :
- M. le préfet, vous devez
être étonné de me voir circuler
dans votre district ; mais je puis vous
assurer que ce n'est pas dans un but de propagande
protestante. La Croix-Bleue est neutre
ecclésiastiquement parlant ; elle ne
cherche qu'à travailler au relèvement
des buveurs.
- Je le sais, me répondit M.
le préfet, et je vous remercie de tout ce
que votre société a
déjà fait dans notre district. Je
voudrais voir nos curés à
l'oeuvre ; mais puisque, pour le moment, ils
n'ont pas jugé bon de commencer le travail,
continuez !
Ma conscience ainsi
déchargée, nous
continuâmes. Le train
d'onze heures me permettait, le dimanche,
après mon culte, de quitter Moutier pour le
pays de Porrentruy et de présider une
réunion dans une des nombreuses
localités du pays. J'attendais toujours que
les vêpres fussent
célébrées ; car, je tiens
à le déclarer, jamais l'idée
de prosélytisme ne m'aborda ; je
profitais au contraire de toute occasion pour
affirmer notre ferme décision de ne point
faire de propagande confessionnelle ; et nous
pouvons nous rendre ce témoignage
d'être resté fidèle à
nos principes.
La grotte de Sainte-Colombe.
Le moment arriva où il nous sembla
nécessaire d'organiser une rencontre entre
les tempérants catholiques et protestants de
notre patrie ; nos signataires du Jura Nord et
Sud devaient avoir le sentiment d'appartenir,
malgré la différence de leurs
convictions religieuses, à la même
famille et de former un même corps bien uni
pour le rude combat que nous avions
entrepris.
Or, entre le pays catholique et
le
pays protestant du Jura bernois, se trouve une
vallée transversale, les gorges du Pichoux,
avec le village catholique d'Undervelier au centre.
Mais ce n'est pas seulement cette situation
géographique qui nous fit choisir
Undervelier comme lieu de rendez-vous, c'est aussi
le fait que le prêtre de ce
village, l'abbé Membrez,
nous avait été signalé comme
favorable à la cause de la
Tempérance.
Nous convoquâmes donc les uns
et les autres pour un dernier dimanche du mois de
septembre. Le temps était superbe. Le cuivre
et l'or des forêts se détachaient avec
une pureté incomparable sur l'azur d'un ciel
sans nuage. Lorsque, vers deux heures de
l'après-midi, J'arrivai par la montagne dans
la localité d'Undervelier, je fus
frappé de l'affluence des visiteurs ;
des tempérants étaient arrivés
de tous côtés. C'étaient
partout des attroupements, comme en temps de
manoeuvres lorsqu'un bataillon prend possession de
ses cantonnements. Soixante hommes, en particulier,
venus le matin du Pays de Porrentruy et de la
Vallée de Delémont, avaient
assisté à la messe et
s'étaient rendus ensuite dans une salle
d'école pour une réunion de
prière, sous la direction de notre agent
Vuillemin.
Le curé et le maire du
village étaient sur la place. J'allai les
saluer.
- Impossible de tenir la
réunion dans une salle d'école, me
dit le curé, il y a trop de monde.
Que faire ? Allons à la
grotte de Sainte-Colombe, ajouta-t-il après
un instant de réflexion. Située
à dix minutes en aval du village, cette
grotte, au fond de laquelle jaillit une source qui
a, dit-on, la vertu de guérir certaines
maladies, est un lieu sacro-saint. Elle est
fermée par une balustrade et gardée
par un grand crucifix. Le maire et le curé
donnèrent l'ordre d'y faire transporter les
bancs des auberges, et nous nous mîmes en
route.
Une petite fanfare, telle que
nous
en avions alors, ouvrait la marche. Le curé
et moi nous nous mîmes derrière ;
puis vinrent les abstinents et toute la population,
hommes, femmes et enfants. Nous nous
engouffrâmes dans la grotte. Je fis d'abord
entonner quelques-uns de nos beaux chants de la
Croix-Bleue qui firent grande impression sur cette
assemblée peu habituée à
entendre le peuple entonner des chants religieux.
Puis, quelques-uns de nos buveurs relevés
racontèrent leur délivrance.
J'exposai ensuite, en quelques mots rapides, les
principes de notre Croix-Bleue ; puis le
curé, profondément ému,
s'avança au milieu du cercle et nous
dit :
« Mes amis, laissez-moi
vous donner ce titre puisque c'est ainsi que vous
vous appelez ; je suis frappé de
constater tout le bien que votre oeuvre accomplit
dans le pays et je vous adresse mes voeux de pleine
prospérité. »
Plus ému encore, je
m'approchai et lui dis :
« Monsieur le curé,
nous nous trouvons au pied de ce crucifix,
représentant le corps brisé d'un
Sauveur qui a été meurtri pour vous
et pour nous ; nous l'aimons de tout notre
coeur et lui témoignons notre amour chacun
à notre manière. N'y aurait-il pas
possibilité de trouver un terrain commun
où, au nom de ce Christ brisé,
catholiques et protestants travailleraient ensemble
au relèvement des buveurs et, d'une
manière plus générale, des
pécheurs de notre patrie jurassienne, tout
en conservant nos convictions individuelles et en
nous respectant
mutuellement ? »
Le prêtre fit un signe
d'acquiescement et me tendit la main. Au moment
où, les yeux dans les yeux, nous concluions
cette alliance solennelle, l'assemblée
entonna spontanément un chant de louange. Ce
fut une minute inoubliable qui reste
gravée dans mon coeur. Je
m'enhardis et dis : « Monsieur le
curé, j'ai une seconde chose à vous
demander. Pour consolider l'alliance que nous
venons de traiter, ne serait-il pas possible de
nous retrouver chaque année, à
pareille époque, dans cette grotte, en une
espèce de pèlerinage, pour affirmer
notre décision de ce
jour ? »
Le prêtre accepta.
L'année suivante nous
retrouvait au fond de la grotte. Le prêtre
m'avait invité très aimablement
à prendre une collation dans son
presbytère avec les personnes qui
m'accompagnaient. Le programme de la réunion
fut à peu près celui de
l'année précédente. Mais
lorsque nous eûmes fini, le prêtre
s'avança, tira une lettre de sa soutane et
nous dit :
- Voici une lettre de
l'évêque de Saint-Gall ayant entendu
parler de ce que nous faisons, il m'interdit toute
relation avec vous ; il m'ordonne même de
quitter ma paroisse et de fonder dans le pays la
société catholique de la
Croix-d'Or.
Et voilà comment le haut
clergé brisa une
entreprise religieuse qui
aurait
pu devenir pour notre Jura, nous en avons la
conviction, un grand salut ; car Dieu sait que
toute idée de propagande
ecclésiastique était bannie de notre
coeur.
Dès ce moment, grâce au mot d'ordre
du haut clergé, il y eut une transformation
dans notre activité. Le curé
d'Undervelier quitta sa paroisse et alla se fixer
à Delémont comme agent de la
Croix-d'Or. Ils organisèrent de grandes
manifestations publiques où prêtres et
députés prononcèrent des
discours politiques où l'on signalait les
dangers de l'alcoolisme. Quelques-unes de nos
sections furent ébranlées, on le
comprend. Et pourtant, le choc initial
passé, plusieurs de nos anciens signataires
nous revinrent en nous tenant ces propos :
« Depuis que nous sommes dans les carnets
du curé, on ne nous visite plus, il n'y a
plus de réunions, on ne prie plus, on ne
chante plus ; nous désirons revenir
à la Croix-Bleue. »
Cette différence ne passa pas
inaperçue, même aux yeux des
catholiques. C'est ainsi qu'un avocat
distingué fit paraître dans le Pays,
organe du parti ultramontain, un article de fond
dans lequel il établit un parallèle
entre le dévouement du clergé
protestant et la passivité des
prêtres. La Croix-d'Or ne fut d'ailleurs
qu'un feu de paille d'une durée bien
éphémère.
Pour ce qui nous concerne, nous
avons continué notre activité dans le
pays, ayant l'Hôtel de la Croix-Bleue de
Porrentruy comme centre et comme citadelle. Nous
avons profité aussi des fêtes
catholiques pour rassembler nos membres, soit dans
leur village, soit au chef-lieu, où M. et
Mme Février, j'aime à le relever,
accomplissent aujourd'hui un beau travail. Parmi
ces fêtes, nous célébrons
chaque année, le 15 août, celle de la
Vierge ou de l'Assomption. M. Joseph Grillon, maire
de Fregiécourt, et sa fidèle
compagne, ont transformé le bas de leur
maison en un café de Tempérance. Ce
jour de l'Assomption, ils dressent des bancs sous
les cerisiers de leur verger. Que de belles heures
nous avons passées sous
leurs ombrages à annoncer la Parole
libératrice. Nos amis du district ont pris
l'habitude d'y venir d'un bout de l'Ajoie à
l'autre. Ils arrivent à pied, en
vélo, en voiture et en char. C'est là
que nos membres se retrempent et s'équipent
pour la lutte.
Et au moment où je
rédige ces lignes, je suis encore sous
l'impression de notre magnifique fête
cantonale du jour de l'Ascension, à
Porrentruy. Les autorités
préfectorales et communales, invitées
au banquet, saluèrent avec joie les
progrès de la Croix-Bleue dans leur
district.
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