Les Temps Héroïques de
la Croix-Bleue
Mémoires
d'un
Vétéran
La Croix-Bleue dans la partie
protestante du Jura.
Le rayonnement de la Croix-Bleue.
Si la Tempérance n'avait
réussi qu'à relever des buveurs
invétérés, condamnés
à une ruine certaine, elle aurait
déjà fait un travail immense, mais
elle a fait davantage encore : elle a eu un
rayonnement. En mettant la loi du sacrifice
à la base de son activité, elle a
inspiré toute espèce de
dévouements, elle a eu ses oeuvres
indirectes. Je voudrais n'en signaler que trois,
comme simples exemples, parmi les jeunes filles,
parmi les jeunes gens et parmi les hommes.
Parmi les jeunes filles.
Nous avions un groupe de jeunes
abstinentes décidées,
horlogères pour la plupart. Dans les
ateliers où elles
travaillaient, elles rendaient leur
témoignage de fidélité et,
lorsque les quolibets pleuvaient, elles savaient
entonner un de nos beaux cantiques qui
étouffait la voix des adversaires. La
piété de ces jeunes filles
était saine et savait se traduire en actes
de dévouement, dont voici un
exemple.
À quelque distance de
Moutier, dans une masure couverte de bardeaux,
demeurait une toute vieille femme, pauvre,
abandonnée, que personne ne visitait et qui
se trouvait dans le dénuement le plus
complet. Un jour de paie où les ouvriers ne
travaillaient pas, passant par là,
j'aperçus une certaine animation autour de
la vieille maison. Je m'approchai. Que
vis-je ? Quatre jeunes filles avaient
décidé de profiter de leur temps
libre pour remettre de l'ordre dans l'affreux
taudis de la vieille délaissée. L'une
d'elles récurait le plancher de la chambre.
Une autre blanchissait la cuisine. Une
troisième assujettissait de petits rideaux
blancs aux fenêtres qu'elle venait de laver.
La dernière avait assis la vieille femme sur
un tabouret devant la maison, et était en
train de la peigner ; ce
n'était pas chose facile, je vous assure.
Ces jeunes servantes du Seigneur remplissaient de
gloire la chaumière abandonnée.
Et les jeunes gens ne restaient pas en
arrière.
Au terme d'une de mes
instructions
religieuses, un catéchumène m'avait
déclaré à la veille de
Pâques qu'il ne communierait pas le
lendemain ; il ne se sentait pas prêt et
préférait renvoyer cet acte à
plus tard. À la vérité, je
l'estimais comme l'un des meilleurs, mais je
respectai pleinement sa détermination et lui
conseillai, en effet, de venir me retrouver plus
tard. Il attendit cinq ans. Une veille de
Pâques, donc, je vis entrer chez moi un
soldat revenant de son service militaire.
C'était mon jeune ami, F. B., qui venait me
déclarer son désir de communier le
lendemain.
Il demeurait dans le petit
village
de P., où se trouvait une
belle jeunesse décidée pour Dieu. F.
B. les réunit et leur dit : - Nous
autres jeunes, nous n'avons point d'endroit pour
nos réunions religieuses ; si nous
bâtissions nous-mêmes une petite
maison ! Je m'engage pour mon compte à
aller faire sauter les pierres de construction dans
la carrière, le matin, avant de me rendre au
travail de la fabrique. Est-ce que vous ne pourriez
pas obtenir de vos parents le bois de charpente
nécessaire et les chevaux pour aller
chercher tout ce matériel dans la
forêt ?
Le Conseil communal du village,
entendant parler de cette détermination,
offrit gratuitement et le terrain et le bois. Tous
se mirent à l'oeuvre ; l'initiateur,
dès trois heures du matin, faisait sauter
les rochers de la montagne. À la fin de
l'automne, la maison était
construite.
Comment pourrai-je oublier la
joie
débordante qui, le jour de l'inauguration,
remplissait le coeur des parents et des
enfants ?
Voilà ce que savaient faire
les jeunes d'alors.
Il y eut aussi un mouvement parmi les
hommes.
À l'occasion de la semaine de
prière organisée chaque année
par les Unions chrétiennes de jeunes gens,
au mois de novembre, j'avais été
chargé d'ouvrir une de ces séries qui
devait se prolonger pendant toute la semaine dans
les différents villages des paroisses de
Moutier et de Grandval. Le premier soir,
grâce à un malentendu, nous
n'étions que sept, et le sujet du programme
que j'avais à traiter était
celui-ci : « Le renouvellement de
notre consécration. » Je leur
dis : « Mes amis, de deux choses
l'une : ou bien nous ne nous sommes pas encore
consacrés à Dieu, et, dans ce cas,
c'est le moment de le faire, ou alors, c'est chose
faite, et, peut-être, y aurait-il lieu de la
renouveler. » Nous nous mîmes
à genoux pour la prière et nous
relevâmes en nous serrant la main : nous
nous étions compris ; quelque chose de
profond s'était fait en nous. Il fut
entendu que nous
raconterions ce
qui venait de se passer dans les réunions
subséquentes. Soir après soir, et de
village en village, ces jeunes gens rendirent leur
témoignage ; à la fin de la
semaine, tout un mouvement s'était
opéré parmi la jeunesse de la
vallée.
Je me dis alors : Et
les
hommes ? N'y aurait-il pas moyen de les
atteindre aussi ? Sommes-nous donc
condamnés à ne parler qu'aux
jeunes ? J'eus alors l'idée de mettre
dans la Feuille d'Avis une annonce conçue en
ces termes : « Le pasteur Morel
convoque tous les hommes du village à tel
endroit et à telle heure, pour une
communication très importante qu'il a
à leur faire. »
Viendront-ils ? me
demandai-je
en me dirigeant vers la salle. Elle était
plus que pleine. Il y avait là des hommes de
toutes les classes : fonctionnaires, notaires,
docteurs, aubergistes, protestants, catholiques.
Très intrigués par ma convocation,
ils se figuraient, à ce que j'appris plus
tard, que je parlerais contre une loi qui allait
être soumise à la votation
populaire ; d'autres croyaient que j'allais
donner ma démission. J'eus
de la peine à gagner
l'estrade, tellement le couloir était
encombré.
Je leur dis à peu près
ceci : « Ce n'est pas comme citoyen
que je désire vous parler ce soir, c'est
comme pasteur. Je voudrais que vous pussiez
être dans ma peau pendant six semaines, vous
vous rendriez compte de ma responsabilité.
Comme pasteur national, je suis, en effet, votre
pasteur à tous. Or, je constate avec
souffrance que bien peu parmi vous s'occupent de la
question religieuse, que plusieurs même ne
viennent jamais à l'église. Le
prophète Ezéchiel apostropha un jour
les pasteurs d'Israël en leur disant :
« Malheur à vous, pasteurs, parce
que vous ne faites pas paître toutes les
brebis de mon troupeau ! » Mes amis,
je ne voudrais pas tomber sous le coup d'une
pareille réprimande. Mais ce n'est pas comme
pasteur seulement que je désire vous parler,
c'est comme homme. Je vous ai à peu
près tous vu pleurer à la maladie ou
à l'enterrement de l'un des vôtres.
Or, dans la souffrance, on apprend à se
connaître et à s'aimer. Aussi,
voudrais-je vous voir heureux comme je le
suis moi-même de par mes
convictions religieuses. Quand vous êtes
ensemble au café, vous savez parfaitement
bien tomber sur le ministre et le critiquer. Eh
bien ! je vous donne, en cet instant,
l'autorisation de tomber sur moi et de me critiquer
à fond. Je vous assure que je ne vous en
voudrai pas et ne vous garderai pas rancune ;
s'il y a quelque chose dans ma manière
d'agir qui doive changer, je le ferai ; mais
il faut que nous nous entendions ; nous sommes
ici entre hommes, ayons le courage de nous dire la
vérité. J'aurais même une
proposition à vous faire, c'est qu'une fois
par mois, pendant l'hiver, nous nous retrouvions
dans ce local pour traiter les principes
constitutifs du christianisme ; je vous
proposerais, par la voie du journal, un sujet que
nous discuterions ensemble. Mais je ne le ferai que
si vous le désirez, car je
préférerais me taire plutôt que
de parler aux murailles. Et maintenant, je vous
donne la parole. »
Ce fut d'abord un brouhaha
général, semblable à celui des
assemblées municipales. Il y eut partout de
petites conversations particulières. Enfin,
un des principaux du village
se
leva et dit : « Je remercie le
pasteur de ce qu'il vient de nous dire et je
demande pour mon compte l'organisation de ces
rendez-vous mensuels. J'espère que tous mes
amis y viendront et que nous réussirons
à faire rentrer tous les sectaires au sein
de notre Église
nationale. »
Je répondis :
« Puisque M. X. demande ces
réunions d'hommes mensuelles, elles sont
organisées. Un avis de journal vous
rappellera la prochaine. Quant au désir de
voir disparaître tout ce qui n'appartient pas
à l'Église nationale, vous admettrez
que si, au point de vue politique, la plus grande
liberté doit régner en Suisse, il
doit en être de même au point de vue
religieux. Soyons ce que nous devons être,
comme membres de notre Église ; ce sera
le meilleur moyen de travailler à
l'unité de tous. »
Comme je continuais à donner
la parole à tous ceux qui désiraient
la prendre, un ancien militaire français,
adversaire décidé de toute religion,
se leva et dit : « M. le pasteur,
que pensez-vous de l'Armée
du Salut, ces saltimbanques qui nous viennent au
son du fifre et du tambour et qui nous troublent
jusque dans nos nuits ? J'aimerais avoir votre
avis. - Monsieur, lui répondis-je, je n'ai
jamais été réveillé par
l'Armée du Salut, mais je le suis chaque
année, régulièrement, par les
saltimbanques du carnaval. » Il n'eut pas
les rieurs de son côté.
Comme plus personne ne prenait
la
parole, je terminai la soirée en demandant
à Dieu de bénir notre projet. Ce fut
la première réunion d'hommes à
Moutier.
Pour les autres rencontres de
l'hiver, je proposai à la discussion des
sujets d'un caractère tout
général, comme celui-ci, par
exemple : Napoléon et
Jésus-Christ. Évidemment il se fit un
triage et les assemblées furent beaucoup
moins nombreuses. Il y eut cependant un petit
groupe qui resta fidèle jusqu'au bout de la
saison.
Au commencement de l'hiver
suivant,
je sentis le besoin de donner à l'entreprise
une tournure nettement religieuse. Je fis venir MM.
A. de Meuron et Fr. Thomas, de
Genève, pour une série de
réunions pour hommes seulement. La salle se
remplit dès le premier jour d'une foule
compacte ; ces réunions nous
donnèrent de grandes joies. Le dernier soir,
M. Fr. Thomas montra dans une allocution pressante
que le temps était passé où
tout ce qui l'entourait le dominait ; en
Christ maintenant, il arrivait de plus en plus
à tout dominer. Plusieurs témoignages
suivirent ; je ne cite que celui de J. R.,
jeune homme plein de vie, qui raconta ce qui
suit : « J'étais
profondément malheureux, parce que
j'étais assujetti à mes mauvais
instincts. Un certain jour, je sortis du village et
me retirai dans un champ en pleine campagne. Je me
jetai à genoux et je dis :
« Seigneur, tu as prouvé que tu es
le Sauveur des buveurs, si tu es aussi celui des
jeunes gens, montre-le moi ! » Eh
bien ! ajouta-t-il, je puis vous affirmer que
j'ai été entendu. Voilà deux
ans et demi que je suis
délivré ! »
Tous ces témoignages, on peut
bien le penser, firent grande impression sur
l'assemblée. Je clôturai la
série par cette invitation : « Nous
avons tous été
abondamment bénis ces jours-ci ; pour
que nos bonnes résolutions ne
s'évanouissent en fumée, je propose
que jeudi prochain, ceux d'entre nous qui sont
décidés à rester fermes dans
le Seigneur, se retrouvent ici. « Il en
vint soixante. Nous eûmes entre nous une
réunion mémorable. « Nous
ne sommes plus ici pour des discours, mais pour des
actes, leur dis-je ; il doit y avoir entre
nous une grande ouverture de coeur. Si quelqu'un
parmi nous a un interdit, c'est le moment de le
faire sortir. » Après un instant
de silence, un membre du Conseil de paroisse se
leva et dit : « Il y a ici quelqu'un
à qui je ne parle plus depuis trois
ans ; je lui demande de me
pardonner. » Puis s'approchant, il lui
tendit la main dans un geste plein d'affection. Je
n'ai pas besoin de dire que ce serrement de mains
mit une détente dans l'assemblée qui
s'ouvrit largement à la
bénédiction de Dieu.
- Il me semble, leur dis-je, que
nous devrions terminer notre réunion par un
acte de consécration définitif. Je
propose que tous ceux qui désirent vivre
comme des rachetés de
Jésus-Christ se
lèvent en déclinant leur nom, de
façon à se faire connaître de
tous. Les soixante se levèrent, ce certain
jeudi, dans la salle des catéchumènes
du village de Moutier ! Ce sont des heures, je
vous assure, qu'on ne peut oublier !
À l'ordre !
M. Wilfred Monod disait : « Un
seul abstinent convaincu, bienveillant et de bonne
humeur, sert parfois la cause plus efficacement que
toutes les conférences et toutes les
affiches ; cet unique abstinent peut devenir
légendaire en son milieu ; sans
prononcer une parole et en posant la main sur son
verre au bon moment, il devient un gêneur
très importun, un éveilleur
d'esprits, un inquiéteur de consciences, un
libérateur d'esclaves. Qu'on le raille ou
qu'on l'admire, le but est atteint : son acte
a saisi l'opinion publique. »
Il y a quarante ans nous
étions tout juste tolérés au
sein de la nation ; à l'heure qu'il
est, nous avons pris droit de
cité. Nos drapeaux, nos fanfares, nos
cortèges disent avec force que nous sommes
des gens établis et que l'opinion doit
désormais compter avec nous. Je dirai
même que nous avons créé une
nouvelle opinion qui s'impose avec une
autorité grandissante. Grâce à
nos insignes, on a appris à rougir. Il y a
des habitudes invétérées, des
servitudes séculaires, des traditions
déplorables qui ont reçu à
tout jamais le stigmate de la réprobation
publique. Un colonel d'artillerie affirmait que si
nos soldats tirent beaucoup mieux aujourd'hui qu'il
y a trente ans, c'est grâce à la lutte
énergique entreprise par les
sociétés antialcooliques.
Mais toutes ces victoires ont le
danger de nous endormir. Si la conscience publique
a été remuée par notre
témoignage, que des abus flagrants ont
été stigmatisés, que des
habitudes de modération se sont
infiltrées un peu partout et qu'une phalange
de libérés réveillent les
échos de nos vallées de leurs
cantiques d'allégresse, faut-il en conclure
que, l'impulsion ayant été
donnée, nous pouvons nous asseoir et
savourer l'ambroisie de nos fêtes.
« Tu es devenu gras,
épais et replet », disait
Moïse à Israël ! Ah !
périsse toute société
religieuse qui, sur cette terre, ferait pareille
bombance ! « Comment, vous
êtes déjà rassasiés,
disait saint Paul aux Corinthiens qui
s'apprêtaient à prendre ces allures de
rentier, déjà vous êtes riches,
sans nous vous avez commencé à
régner ! Et puissiez-vous
régner, en effet, afin que nous aussi nous
régnions avec vous ! Car Dieu a fait de
nous, apôtres, les derniers des hommes, des
condamnés à mort, nous sommes en
spectacle au monde, aux anges et aux hommes ;
nous sommes fous à cause de Christ, mais
vous, vous êtes sages ; nous sommes
faibles, mais vous êtes forts ; vous
êtes honorés, et nous sommes
méprisés, ... errant çà
et là, ... injuriés,
persécutés, calomniés, nous
sommes devenus comme les balayures du monde et le
rebut de tous. »
Ah ! nous voudrions le
crier
bien haut. Quand la Croix-Bleue aura cessé
d'être pour le monde une
société de gêneurs, c'est que
nous aurons perdu quelque chose de notre saveur.
Nous ne ferons du bien à nos compatriotes
que dans la mesure où nous
les gênerons. Le tocsin qui ne
réveille plus les gens du village n'est plus
bon à rien ; il faut le remplacer. Nous
avons la mission de mettre en branle au sein de
notre patrie la grande cloche d'alarme. Malheur
à nous si notre bras
faiblissait !
Quand, en temps de guerre, un
chef
militaire termine son rapport (cet exposé
clair et vivant de la situation, de la position de
l'ennemi et des dispositions à prendre),
fixant la petite phalange de ses officiers debout
devant lui, il leur dit : A l'ordre !
c'est-à-dire : transformez en actes
immédiats ce que vous venez d'entendre, les
officiers saluent, font demi-tour et courent
à l'ordre.
C'est par ce terme militaire que
je
voudrais terminer cette première partie de
mon exposé. Chers collègues dans le
ministère, pasteurs et
évangélistes, présidents de
sections, secrétaires, membres des
commissions de visites, vous tous qui, par le
témoignage de votre fidélité,
pouvez bâtir avec nous la muraille que Dieu
cherche à élever pour opposer une
digue au torrent destructeur qui
nous menace de tous côtés :
À l'ordre ! Équipons-nous
à nouveau et recommençons la lutte
dans les vallées et sur les montagnes de
notre chère patrie. Nous n'avons plus de
temps à perdre. Le Vainqueur est avec
nous !
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