Les Temps Héroïques de
la Croix-Bleue
Mémoires
d'un
Vétéran
La Croix-Bleue dans la partie
protestante du Jura.
Le zèle des débuts.
À la fin de janvier 1884, comme la
Tempérance était dans l'air, nous en
profitâmes pour adresser un appel à la
population. Nous fîmes venir Jean-Samuel
Monbaron, boulanger, et Alfred Vuille, horloger, de
Tramelan. Ils racontèrent très
simplement l'histoire de leur conversion. Ce fut
puissant. Ce soir-là naquit notre section de
Tempérance. Un grand nombre de jeunes gens
et de jeunes filles de la paroisse signèrent
immédiatement pour la vie ; et, saisis d'un
zèle ardent, Ils allèrent à la
recherche des buveurs, sans s'inquiéter des
quolibets ni des sourires moqueurs avec lesquels on
les accueillait ; du côté des buveurs,
au contraire, il y avait des craintes et des
timidités dont on ne se fait aucune
idée. En voici un exemple.
Quelques jours après nos
conférences, je vis entre nuit et jour, au
jardin de la cure, un homme et une femme portant un
grand panier ; se baissant de façon
à n'être pas vus, ils entraient dans
ma maison, par la porte de derrière.
C'était un joueur de boules passionné
et sa femme.
- Nous avons appris, me dit
cette
dernière, que l'on s'occupait des buveurs.
Mon mari en est un et je viens vous demander si
vous ne pourriez pas le
guérir ?
Elle se figurait sans doute que
je
n'avais qu'à faire je ne sais quel signe
cabalistique pour que son mari fût
transformé. Je leur expliquai ce qui se
faisait à Tramelan et ailleurs où des
buveurs avaient pris l'engagement de ne plus boire
et restaient fidèles à leur promesse.
Comme ils manifestèrent le désir de
les imiter, nous signâmes pour trois
mois.
Au moment de partir, ils
reprirent
le grand panier qu'ils avaient emporté avec
eux. - Pourquoi avez-vous pris ce panier ?
leur demandai-je. - Pour que le monde croie,
lorsque nous sortirons de la
cure, que nous étions venus chez vous pour
une commission.
Ce joueur de boules, A. G.,
m'apprit
qu'il travaillait dans un petit atelier où
se trouvaient les plus grands buveurs du village et
que l'un d'eux, un catholique, B., de Courfaivre,
lui avait dit : « Écoute, G.,
si tu signes, moi aussi je signe. » Mais
son idée était que jamais il ne le
ferait.
Je me rendis donc le lendemain
dans
cet atelier, qui avait en effet la plus triste
réputation.
- Bonjour, messieurs, leur
dis-je,
n'est-ce pas ici que travaille B. ?
Il y eut un fou rire mal
déguisé, mais personne ne me
répondit. Tous, y compris A. G.,
continuèrent à limer leur laiton. Je
réitérai ma question.
J'entendis alors, dans le
cabinet
à côté, quelqu'un qui avait
l'air de sauter du lit. C'était B. qui,
ayant fait la noce, cuvait son eau-de-vie. Il
ouvrit la porte bruyamment, et, les cheveux en
désordre, le teint coloré et tout
boursouflé, il me dit d'un ton sec : -
Que me veut-on ?
Comme je ne voulais pas
l'entreprendre en présence de ses
compagnons, je lui dis :
- Venez au corridor, j'aurais
quelque chose de très important à
vous dire.
Il me suivit et me dit toujours
du
même ton
- Mais, qui
êtes-vous ?
- Le pasteur, lui
dis-je !
- Ah ! c'est que je
suis
catholique, répliqua-t-il.
- Non, vous êtes buveur avant
tout. Et hier, vous avez dit à G. :
« Écoute, si tu signes, moi aussi
je signe. » Or, je viens vous dire que G.
a signé ; si vous êtes un homme,
vous signerez aussi.
- Je n'ai pas le temps.
- Comment, vous n'avez pas le
temps ! Vous étiez couché sur
votre lit !
- Je dois aller à Reconvilier
chez mon ami Martin
- Eh bien ! je demeure
sur le
chemin de la gare ; venez chez moi.
- Je ne suis pas
habillé.
- Allez vous changer, je vous
attends.
Il mit beaucoup de temps à
s'astiquer. Enfin, nous partîmes ; mais,
d'un regard anxieux, il ne cessait de chercher
à droite et à gauche un chemin de
traverse. Nous arrivâmes à la cure,
heureusement, et je lui montrai un tableau des
estomacs de buveurs que je venais de recevoir. D'un
dessin à l'autre, sous l'action de l'alcool,
on voyait la dégradation constante de cet
organe finissant par un affreux cancer.
Dans quel numéro suis-je, me
dit-il avec effroi ?
- Je n'en sais rien !
Mais je
ne serais pas étonné que vous fussiez
dans l'avant-dernier. Aussi je vous conseille fort
de signer sans tarder.
Les excuses recommencèrent de
plus bel.
- Oui, je signerai, je vous
l'assure, mais demain ! Aujourd'hui, je veux
encore faire un tour jusqu'à
Reconvilier.
Je lui racontai alors l'histoire
d'une troupe de jeunes gens patinant sur un lac
gelé alors que la glace, pas encore
suffisamment solide, s'était mise là
craquer. « Retournons au bord,
s'écrièrent-ils
tous d'une seule voix ! - Non, encore un
tour », dit l'un d'eux. Il fit son tour,
mais la glace céda et le malheureux disparut
sans qu'il fût possible de le
retirer.
- Vous voudriez aussi faire
encore
un tour à Reconvilier, malgré
l'avertissement que je vous donne ! Eh
bien ! allez-y, mais je ne réponds de
rien.
Il me quitta, mais j'entendis
bien
que, dans l'escalier, il était
indécis. Le lendemain, à la
première heure, la porte d'entrée
s'ouvrit brusquement et quelqu'un entra en
tourbillon ; c'était B. Il s'approcha
de moi, l'oeil hagard, me saisit le poignet et me
dit :
- Vous avez jeté un sort sur
moi !
- Expliquez-vous !
- Hier, après vous avoir
quitté, je partis donc pour Reconvilier. Et,
tandis qu'avec mon ami Martin et d'autres, nous
étions en train de boire une bouteille, je
me sentis tout à coup mal et tombai à
terre comme frappé d'une attaque. On dut me
porter dans un lit où je passai la nuit. Ce
matin, quand, à la gare, je voulus monter
dans le wagon, imaginez-vous
que
je tombai entre les roues et que, si le conducteur
ne m'avait pas dégagé d'un geste
rapide, j'aurais eu la tête
coupée ! Ah ! signons vite, me
dit-il, signons vite !
Nous signâmes. Il tint tout
l'hiver, pendant lequel une oeuvre de Dieu
magnifique se dessina dans sa vie. C'est avec lui
que je commençai nos réunions de
Tempérance hebdomadaires. Il y venait avec
une régularité, une joie et un
entrain qui faisaient du bien à tous. Il dut
malheureusement quitter la localité pour
retourner dans sa commune de Courfaivre où,
hélas ! seul et abandonné, il
retomba dans ses anciennes habitudes. J'allai le
voir un jour. Je ne trouvai plus qu'une pauvre
loque humaine complètement
désemparée.
Quant à G., le joueur de
boules, grâce à son extrême
faiblesse, il dut signer vingt-six fois. Ce n'est
qu'à la vingt-sixième signature qu'il
tint ferme et devint un des bons membres de la
section.
Dans ce célèbre
atelier se trouvaient deux autres
buveurs : le patron, malgré mes
nombreuses visites, ne se décida pas, ni ce
pauvre malheureux qui, après avoir
signé pendant un temps, fut trouvé,
un certain matin, rôti sur un banc de
fourneau où il s'était endormi
après avoir fait la noce !
Les témoins du Jura
protestant.
La plupart des signataires de la première
heure qui chantaient le cantique de la
délivrance se sont tus ; le
Maître les a invités à faire
entendre leurs accents plus haut. Et pourtant ils
continuent à chanter. Nous avons dans
l'oreille le timbre de leur voix. J'entends
distinctement le pasteur Alph. Besson nous inviter
à la sainteté par la foi,
Aurèle Robert, de sa voix incisive comme une
lame, nous supplier de nous séparer de tout
ce qui est souillé, James Gross, notre
président central, captiver les masses par
ses études bibliques originales et
imagées, Jules Reymond, pasteur de
l'Église libre de Tavannes et Cormoret, cet
homme réservé et humble, ce penseur
qui, sans bruit et sans éclat, traça
dans notre pays des sillons si profonds, Arnold
Bovet. qui venait à toutes
nos fêtes et ne repartait jamais sans nous
avoir enthousiasmés.
À côté d'eux, il
y avait le disciple d'Arnold Bovet,
Marc-Élie Chopard, de Sonvilier, ce fervent,
cet opiniâtre qu'aucune barrière
n'arrêtait, qu'aucune moquerie ne
désarçonnait ; cet original,
simple comme une colombe, ingénieux comme un
chef d'armée, ne ménageait ni son
temps ni sa santé au service de la noble
cause. Il y avait aussi de Sonvilier Aug.
Bertrand-Chopard ; il nous racontait avoir,
avant sa signature, ciré comme du cuir les
orteils qui sortaient de ses chaussures
trouées, afin de mieux masquer sa
misère ; il fut un des membres les plus
fervents de notre comité jurassien. Il y
avait Victor GossIn, le cloutier de
Crémines, ce chantre de la grâce, qui
profitait de toute rencontre pour en montrer les
merveilles ; et le père Landry, de
Crémines également, terrible buveur
d'eau-de-vie ; il me racontait comment, avant
d'avoir signé, le diable le
réveillait chaque matin à quatre
heures pour le conduire au cabaret, une corde au
cou. Je le vois, au soir de sa
vie, avec ses cheveux blancs embroussaillés,
tout ridé et rassasié
d'années, mais débordant de joie et
d'adoration, s'en allant au pays de
Montbéliard pour y distribuer des journaux
de Tempérance.
Je ne prononcerai jamais avec
trop
de reconnaissance les noms de nos chers et
bien-aimés agents ! Je ne cite que les
disparus : Émile Juillerat, Tim. Colin,
ce colérique et ce passionné
s'allumant à tous les incendies, devenu doux
comme un agneau, et Eugène Vuillemin, cet
ancien facteur de Porrentruy, destitué de
ses fonctions pour cause de boisson, mais qui, par
son dévouement autant que par son amour sans
limite pour le dernier des buveurs, devint
l'apôtre de la Croix-Bleue dans
l'Ajoie.
Les amis de Tramelan
témoignèrent dès le
commencement d'un grand zèle de propagande.
« Ils s'en allaient à pied, disait
M. Alph. Besson à la fête de
Genève en 1902, en chars de campagne, par le
beau temps, par la pluie, les après-midi de
dimanche, les soirs de semaine, tantôt dans
un village, tantôt dans un autre, parlant de
leurs délivrances et
rendant de vibrants et émouvants
témoignages à la gloire de
Dieu. » Leur influence se fit même
sentir au dehors de nos frontières
jurassiennes, dans toute la Suisse romande, et
jusqu'en Angleterre, puisque le Times même en
parla. Il y avait à Tramelan Jean-Samuel
Monbaron, qui faisait dire à un cabaretier
de l'endroit : « Puisque le
boulanger a signé pour le vin, moi je signe
pour le pain. Il ne me verra plus dans sa
boutique. » Je l'entends encore ce brave
ami dire de son accent convaincu :
« Mes chers frères, Dieu est
fidèle, croyez-le, celui qui s'attend
à Lui n'est jamais confus, j'en ai fait
l'expérience. »
À côté de lui il
y avait Alfred Vuille, l'horloger intègre,
Virgile Gagnebin, cet illettré dont j'ai
déjà parlé, qui à
l'âge de trente ans s'était fait
donner des leçons de lecture, dans l'unique
désir de pouvoir lire la bible et qui fit
agrandir les poches de ses habits pour y mettre sa
chère bible Ostervald. Il y avait son
frère Auguste, buveur
invétéré,
vénéré de tous. Lorsqu'il
mourut, toute la population prit part à son
enterrement. Le temple était trop petit.
C'était un dimanche ; la fanfare
accompagnait. Ce fut une
solennité peu commune et une
« réunion de
Tempérance » émouvante. Si
un étranger s'était par hasard
trouvé à Tramelan ce jour-là,
nous disait un habitant de la localité, il
aurait certainement cru qu'on enterrait un grand
personnage, un des tout grands de ce monde. Et ce
n'était qu'un pauvre homme ; mais un
pauvre homme devenu un grand chrétien. Un
docteur disait au sortir de la
cérémonie que la commune devait
être reconnaissante à Aug. Gagnebin
qui, par son témoignage et son seul exemple,
avait considérablement allégé
le budget de l'Assistance publique.
Et parmi les soeurs qui nous
aidaient de leurs prières et de leur
travail, il y avait la vénérée
Mme Grosjean-Dodillet, la patiente Mme Matile,
l'infatigable Sophie Belrichard et la virile Clara
Bovet. Honneur à tous ces vaillants, ou
plutôt, merci, Seigneur, de nous les avoir
donnés !
Parmi eux, il est un maître que je
désire mettre en pleine lumière,
parce qu'il exerça sur ma vie, sur celle de
notre inoubliable Paul Robert et sur bien d'autres
encore, une impression profonde qui nous donna
comme une orientation nouvelle, je veux parler de
Charles Jacottet.
Nous nous connaissions
déjà comme Bellettriens à
Neuchâtel, alors qu'il était
l'étudiant le plus brillant de sa
volée et que par ses poésies, par ses
remarquables improvisations en vers et par le
charme de sa personne, il nous gagnait tous. Mais
c'est dans la Croix-Bleue qu'il nous impressionna
surtout. Je ne crois pas avoir rencontré sur
cette terre un homme plus franchement
consacré à son Dieu. Les trois ans
environ qu'il passa à Bienne, de 1882
à 1885, si j'ai bonne mémoire, comme
pasteur intérimaire à l'Église
nationale, laissèrent au sein
de la population biennoise
un
souvenir impérissable dont on parle
aujourd'hui encore. Il n'avait pas trente ans
lorsqu'il mourut.
Voici quelques exemples de sa
remarquable activité. Un jour que
j'étais appelé à aller visiter
à Delémont un mourant, je trouvai
dans une mansarde de cette ville un poitrinaire
à toute extrémité,
entouré de sa femme et de ses enfants,
chantant d'une voix éraillée :
Oh ! que ton joug est
facile !
- Comment, lui dis-je, pouvez-vous chanter ce
cantique avec tant de joie, alors que vous
paraissez si malade ?
- Ah ! c'est grâce
à l'ancien pasteur Jacottet, de
Bienne.
- Racontez-moi
cela !
- J'étais un des plus grands
riboteurs de Bienne, me dit-il. Il m'arrivait de
faire la noce tous les lundis. Un lundi donc,
qu'avec quelques camarades je titubais dans la
Grand'Rue, un monsieur que je ne connaissais pas,
passa son bras sous le mien, me
conduisit dans sa chambre et me dit :
« Vous n'êtes pas très bien
à ce que je vois, reposez-vous sur mon
canapé. » Il m'y installa
commodément et s'en alla. Quand je me
réveillai, quel ne fut pas mon effroi de
constater que J'étais dans la chambre du
ministre ! Je me promis bien de ne plus me
laisser reprendre. Hélas ! le lundi
suivant déjà, j'étais plus
ivre que de coutume. Comme la première fois,
le pasteur me conduisit dans sa chambre et me
coucha sur son canapé. Et quand je me
réveillai, que vis-je ? M. Jacottet
assis près de moi, un bouquet de roses
fraîches à la main, les
premières de la saison, qu'il était
allé cueillir dans un des beaux jardins de
Bienne ; il me les offrait à moi,
l'indigne qui sentais l'eau-de-vie. Cet acte
d'amour me gagna tout entier. Je me dis : si
un habitant de cette terre est capable de t'aimer
pareillement, à combien plus forte raison le
Dieu des cieux.
Après m'avoir raconté
cela, le poitrinaire tira de dessous son traversin
un vieux papier tout jauni. C'était la
dernière lettre que Ch. Jacottet lui avait
écrite et qu'il gardait comme un
parchemin de valeur. Il me
la
tendit en me disant :
- Comprenez-vous que je
chante :
Oh ! que ton joug est
facile !
Une autre fois que je voyageais, je rencontrai
un homme portant le ruban bleu à sa
boutonnière.
- Vous êtes donc
tempérant, lui dis-je ? Me
raconteriez-vous comment vous êtes
entré dans notre
société
- C'est par l'intermédiaire
du pasteur Jacottet. Je demeurais alors à
Madretsch près de Bienne. J'étais de
l'Internationale, ne voulais pas entendre parler de
religion et vivais dans la débauche. Dans
l'hiver rigoureux de 1882, je fus atteint de la
fièvre typhoïde et grelottais seul dans
une mansarde, abandonné de tous mes
camarades, quand Je vis entrer un beau monsieur,
vêtu de noir, qui, après m'avoir
regardé un instant, repartit sans rien me
dire. Une demi-heure plus tard, il revenait portant
un édredon sous le bras. Il le jeta sur mon
corps glacé, le rendoubla
avec soin et, comme la première fois, s'en
alla sans prononcer une parole ; je n'aurais
pu dire s'il était Allemand ou
Français. Trois mois plus tard, j'appris
fortuitement que cet inconnu était le
pasteur Jacottet ; ayant cherché
à la cure de Bienne son édredon, il
avait traversé toute la ville le portant
sous le bras à mon intention. Vous comprenez
bien, me dit mon interlocuteur, que je fus
gagné à la
Croix-Bleue !
Et dernièrement encore un des
membres du comité de la section de Berne
nous racontait que c'est à Ch. Jacottet
qu'il rattache ses premières impressions
religieuses.
- J'étais petit gamin, nous
disait-il, quand je le rencontrai dans une des rues
de Bienne. Il m'arrêta et me
dit :
- Tu as bien mauvaise mine, mon
petit ami, es-tu malade ?
- Non, monsieur !
- Alors, nous allons courir
jusqu'au
bout de la rue ; nous verrons qui arrivera le
premier.
Et le pasteur et l'enfant
s'élancèrent. « Je t'ai
examiné, dit Ch. Jacottet,
lorsqu'ils furent arrivés au bout de la rue,
et J'ai vu que tu respirais mal. » Il lui
donna quelques conseils, et c'est à cette
leçon d'hygiène toute pratique que
notre ami de Berne rattache ses premières
impressions religieuses ; la condescendance
pleine d'humilité du pasteur avait
gagné l'enfant.
Ch. Jacottet avait l'habitude,
le
matin, de se rendre à la Cité-Marie,
le quartier pauvre de Bienne ; il montait au
logement le plus misérable, jetait dans la
marmite un morceau de viande qu'il venait d'acheter
à la boucherie, déposait quelques
légumes sur la table et disait à la
ménagère : « Cuisez
cela pour midi, je viendrai dîner avec la
famille ! »
Que de fois ne le vit-on pas en
plein hiver battre le pavé entre minuit et
une heure du matin, attendant la rentrée
tardive de tel buveur qui avait l'habitude de
battre sa femme ; il espérait par son
intervention réussir à amortir les
coups.
C'est là, à ce qu'on
dit, qu'il prit froid et contracta sa maladie de
poitrine.
Lorsque je le vis étendu sur
son lit de mort, je ne pus m'empêcher de
rendre un honneur ému à ce grand
serviteur de Christ qui, ayant donné toute
sa vie à son Maître, nous quittait
déjà à la fleur de
l'âge !
Si je cherche à analyser le souffle qui
traversait alors notre patrie jurassienne, je
constate qu'il était fait d'enthousiasme,
d'opiniâtreté et de prière.
Avec quelle persévérance ces premiers
témoins revenaient heurter à la porte
des indifférents et des adversaires,
trouvant toujours de nouveaux arguments, plaidant
avec une chaleur qui ferait envie à nos
meilleurs avocats, jusqu'à ce que la
muraille de la citadelle croulât devant eux.
Je ne puis oublier ce chant entonné pour la
première fois au mois de mai 1881 à
Tavannes :
Non, nous ne saurions nous taire,
Devant tant de coeurs
souffrants.
Il était autographié ou
écrit à la main, sur des feuilles
volantes, et enlevé avec une ardeur qui
m'empoigna, alors que, Nicodème de la
Croix-Bleue, je me cachais encore derrière
la balustrade des galeries de l'église.
Enfin le souffle fit des hommes de prière.
Ah ! ces réunions de prière dans
les granges, dans les cuisines, sous les sapins de
la forêt ! Nous nous sentions rois et
sacrificateurs ! Dieu nous répondait,
parce que nous lui parlions ; il faisait des
miracles, parce que nous savions les lui
demander ; il relevait les ruines, il chassait
les démons, il ressuscitait les
morts !
Si l'Histoire nous parle des
Pères de l'Église, il nous est, je
crois, permis de parler avec tout autant de
conviction et de reconnaissance des Pères de
la Croix-Bleue !
À côté d'eux et
après eux, il y eut d'autres témoins
encore dont voici deux ou trois esquisses choisies
au hasard.
A. M. avait longtemps vécu
à La Chaux-de-Fonds où il
était horloger. En politique, il se
rattachait à ce qu'on appelait alors
l'Internationale. C'était un bon viveur qui
tutoyait les grosses nuques du parti. Aussi ne
s'agissait-il pas d'aller
« l'embêter » avec des
questions religieuses. C'était sa propre
expression.
Il vint demeurer à Moutier
avec sa famille et y établit un atelier
d'horlogerie. Sa femme fréquentait
assidûment nos réunions de
Tempérance. Je lui exprimai mon désir
de faire la connaissance de son mari.
- N'allez pas le voir, me
dit-elle,
il vous recevra mal.
Malgré l'avertissement, je me
rendis dans son atelier, à une heure
où il était seul. Je me
présentai à lui comme le pasteur de
la paroisse et lui souhaitai la bienvenue à
Moutier. Il ne me répondit pas et continua
à travailler comme si je n'étais pas
là. Quelque temps après, je me
rendais, un dimanche soir, dans la localité
voisine, de Roches, pour la réunion
mensuelle. La soirée était belle.
Arrivé à l'entrée des gorges,
j'y vis M. et Mme M. qui
descendaient tranquillement la route d'un pas de
promenade. Au moment de les dépasser, madame
me dit :
- Je vais aussi à la
réunion.
- Pas moi, dit A. M., d'un air
décidé.
- Vous êtes franc, lui
dis-je.
- Ah ! j'aime les
hommes
francs.
- Vous me permettrez alors de
l'être à mon tour ?
- Dites tout ce que vous
voudrez.
- Êtes-vous toujours heureux
dans votre
incrédulité ?
Je lui lançai cette
interrogation en le regardant dans le blanc des
yeux. Il ne me répondit rien ; mais je
vis une trace d'émotion sur son
visage.
Nous étions arrivés au
village, à la bifurcation des chemins
où un sentier quitte la route pour monter
à la maison d'école.
- Alors, lui dit Mme M., tu ne
viens
pas à la réunion avec
nous ?
- Je t'ai dit que non,
laisse-moi
tranquille.
- Mais viens donc !
Il resta silencieux un
instant ; puis, relevant la
tête :
- Femme, lui dit-il d'un ton
grave,
me jures-tu que tu ne diras à personne que
j'y suis allé ?
Il vint. Après la
réunion, tandis que tous ensemble nous
remontions les gorges, il me prit à part et
me dit :
- Pourquoi avez-vous, pendant
toute
la réunion, parlé contre
moi ?
Je l'assurai que mon sujet avait
été préparé avant de
l'avoir rencontré. - Alors, me dit-il,
pourrais-je vous voir un de ces
soirs ?
- Venez mardi !
Il vint Vous m'avez demandé
dimanche si j'étais toujours heureux dans
mon incrédulité. Je viens vous donner
ma réponse. Voilà trois ans que je ne
dors plus, poursuivi par toute espèce
d'accusations. Je vous avoue même que samedi
dernier, j'avais acheté un revolver avec la
décision arrêtée d'aller me
brûler la cervelle lundi dans les
fortifications de Belfort. Si je ne vous avais pas
rencontré dimanche soir, je n'existerais
plus.
Je lui lus la parabole de
l'enfant
prodigue. Il sanglota et tomba à genoux. Je
priai avec lui. En se relevant, il me
dit :
- Puis-je revenir mardi
prochain ?
On peut penser avec quelle joie
je
le reçus. Et il ne vint pas seulement le
mardi suivant, mais tous les autres mardis, pendant
assez longtemps.
Le jour de Pentecôte
était arrivé. J'avais organisé
une grande réunion d'appel. En sortant du
temple, alors que je traversais la terrasse,
quelqu'un vint me serrer la main en me disant
à l'oreille, « Pensez à moi
cette nuit ! » Comme nous
étions dans l'obscurité, je ne vis
pas le visage de celui qui m'interpellait ainsi,
mais je reconnus la voix de A. M. Le lendemain
matin, avant sept heures, j'entendis un pas d'homme
montant l'escalier. C'était mon ami qui,
d'un air triomphant, venait me dire : je suis
converti !
A. M. resta fidèle
jusqu'à la mort. Nous nous liâmes
étroitement, et je puis affirmer que,
pendant plusieurs années, il fut l'un de mes
plus fidèles soutiens.
Voici un autre cas, plus récent, que je
choisis à dessein pour montrer les bienfaits
de la Croix-Bleue dans les milieux les plus
divers.
Un jour, l'un de nos colonels
venait
me parler de son écuyer. - J'ai à mon
service, me disait-il, un homme d'une
légèreté incroyable sans
volonté aucune, il ne fait que s'enivrer je
le trouve couché sur la paille à
côté de mes chevaux qu'il
néglige complètement. Comme il est de
la Suisse romande - c'était un Genevois - je
viens vous le recommander ; si par la
Croix-Bleue vous trouvez moyen de le relever, je le
garderai, sinon il faudra qu'il quitte mon service
au plus vite.
Je fis sa connaissance et
n'oublierai jamais notre première rencontre.
Je me trouvais en face d'un homme gros et gras,
rouge et rebondissant comme une sangsue qui vient
de se gorger. On voyait qu'il n'avait qu'une
préoccupation : bien manger et surtout
bien boire. Et pourtant je
constatai en lui une grande
souffrance intérieure et un non moins grand
désir de changer de vie. Je l'invitai
à entrer dans les rangs de notre
Croix-Bleue ; ce qu'il fit. Quelques-uns de
nos amis lui témoignèrent beaucoup
d'affection, l'invitant, le prenant dans leurs
courses du dimanche. Et savez-vous ce qui se
passa ? Cet écuyer crut de toute son
âme au pouvoir de délivrance qui est
en Jésus-Christ. Une foi vivante s'alluma
dans son regard comme une étincelle du
ciel ; ce paquet de chair devint beau, ainsi
illuminé ; il fut même un de nos
plus précieux collaborateurs et fit partie
de notre commission de visites ; le soir, il
allait voir ses
« collègues », les
écuyers de la rue des Gentilshommes
où il demeurait, et leur racontait son
bonheur.
Malheureusement, nous le
perdîmes beaucoup trop tôt,
frappé d'une attaque d'apoplexie. Ce fut un
très grand deuil pour nous tous ; nous
sentions vraiment qu'une de nos colonnes
était tombée.
Quelle ne fut pas notre
surprise, le
vendredi qui suivit son enterrement, de voir entrer
à notre réunion le
colonel qui, très ému, nous demanda
la parole. Debout devant l'assemblée, il dit
à peu près ceci : « Je
remercie la Croix-Bleue de ce qu'elle a fait pour
mon fidèle serviteur ; elle en a fait
un homme. » Il nous dit comment, dans
toutes les manoeuvres, il avait toujours su rendre
le meilleur témoignage. Tandis qu'il
parlait, je vis couler une larme sur la joue de ce
chef d'état-major. Et quand il s'assit, la
femme du colonel se leva à son tour et, en
termes émouvants, raconta comment le passage
de ce serviteur fidèle avait laissé
une trace bénie à leur foyer ;
elle ajouta que, pour prolonger cette ligne de
lumière, elle désirait vouloir
prendre, séance tenante, un engagement de
tempérance.
Il y avait à Moutier une vieille femme,
pauvre parmi les pauvres, et difforme parmi les
difformes. Elle était bossue, elle louchait,
elle marchait en dedans, elle avait un goitre, elle
était sourde par-dessus le marché.
Mais la mère J., comme on
l'appelait s'était jointe
à nos réunions de Tempérance,
où elle avait trouvé
Jésus-Christ comme son Seigneur. Un certain
soir, la réunion étant
terminée, elle s'approcha de l'estrade pour
renouveler son engagement.
- Quel âge avez-vous ?
lui demandai-je...
J'avais besoin de sa date de
naissance pour remplir la rubrique du carnet
bleu.
- Trois ans, me dit-elle.
Je crus d'abord qu'elle ne
m'avait
pas compris. Je criai plus fort :
- Je vous demande de me dire
quel
âge vous avez ?
- Trois ans, me
répéta-t-elle ; car - et ici son
regard s'alluma d'une magnifique clarté - je
ne compte ma vie que depuis le moment où
Jésus-Christ a pris possession de mon
corps !
Oui, Jésus-Christ
s'était emparé de ce corps difforme
pour en faire son temple. La mère J.
demeurait dans une mansarde perchée au haut
d'une maison d'agriculteur. Il fallait passer par
la grange pour y arriver et monter une petite
échelle. Chaque fois que je la gravissais,
j'en tendais sa voix fluette
entonner nos cantiques de la Croix-Bleue. Elle ne
me parlait que de la bonté et de la
fidélité de son Sauveur. J'allais
soi-disant dans sa chambre pour lui faire du
bien ; c'est elle qui me
bénissait.
Une soirée d'automne, je
gravis la petite échelle. Elle chantait
encore. Le soleil couchant remplissait sa mansarde
d'une clarté céleste. Elle-même
en était tout illuminée. Elle me
parla de son Sauveur avec une espèce de
ravissement. Ce fut la dernière fois que je
la vis. Peu d'heures après, on la trouva
endormie de son dernier sommeil. Elle était
montée plus haut ; et cette vision
reste dans mon souvenir comme celle d'une
véritable transfiguration.
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