Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Les Temps Héroïques de la Croix-Bleue
Mémoires d'un Vétéran



La Croix-Bleue dans la partie protestante du Jura.



Le zèle des débuts.

 À la fin de janvier 1884, comme la Tempérance était dans l'air, nous en profitâmes pour adresser un appel à la population. Nous fîmes venir Jean-Samuel Monbaron, boulanger, et Alfred Vuille, horloger, de Tramelan. Ils racontèrent très simplement l'histoire de leur conversion. Ce fut puissant. Ce soir-là naquit notre section de Tempérance. Un grand nombre de jeunes gens et de jeunes filles de la paroisse signèrent immédiatement pour la vie ; et, saisis d'un zèle ardent, Ils allèrent à la recherche des buveurs, sans s'inquiéter des quolibets ni des sourires moqueurs avec lesquels on les accueillait ; du côté des buveurs, au contraire, il y avait des craintes et des timidités dont on ne se fait aucune idée. En voici un exemple.

Quelques jours après nos conférences, je vis entre nuit et jour, au jardin de la cure, un homme et une femme portant un grand panier ; se baissant de façon à n'être pas vus, ils entraient dans ma maison, par la porte de derrière. C'était un joueur de boules passionné et sa femme.
- Nous avons appris, me dit cette dernière, que l'on s'occupait des buveurs. Mon mari en est un et je viens vous demander si vous ne pourriez pas le guérir ?

Elle se figurait sans doute que je n'avais qu'à faire je ne sais quel signe cabalistique pour que son mari fût transformé. Je leur expliquai ce qui se faisait à Tramelan et ailleurs où des buveurs avaient pris l'engagement de ne plus boire et restaient fidèles à leur promesse. Comme ils manifestèrent le désir de les imiter, nous signâmes pour trois mois.

Au moment de partir, ils reprirent le grand panier qu'ils avaient emporté avec eux. - Pourquoi avez-vous pris ce panier ? leur demandai-je. - Pour que le monde croie, lorsque nous sortirons de la cure, que nous étions venus chez vous pour une commission.

Ce joueur de boules, A. G., m'apprit qu'il travaillait dans un petit atelier où se trouvaient les plus grands buveurs du village et que l'un d'eux, un catholique, B., de Courfaivre, lui avait dit : « Écoute, G., si tu signes, moi aussi je signe. » Mais son idée était que jamais il ne le ferait.
Je me rendis donc le lendemain dans cet atelier, qui avait en effet la plus triste réputation.
- Bonjour, messieurs, leur dis-je, n'est-ce pas ici que travaille B. ?

Il y eut un fou rire mal déguisé, mais personne ne me répondit. Tous, y compris A. G., continuèrent à limer leur laiton. Je réitérai ma question.
J'entendis alors, dans le cabinet à côté, quelqu'un qui avait l'air de sauter du lit. C'était B. qui, ayant fait la noce, cuvait son eau-de-vie. Il ouvrit la porte bruyamment, et, les cheveux en désordre, le teint coloré et tout boursouflé, il me dit d'un ton sec : - Que me veut-on ?

Comme je ne voulais pas l'entreprendre en présence de ses compagnons, je lui dis :
- Venez au corridor, j'aurais quelque chose de très important à vous dire.

Il me suivit et me dit toujours du même ton
- Mais, qui êtes-vous ?
- Le pasteur, lui dis-je !
- Ah ! c'est que je suis catholique, répliqua-t-il.
- Non, vous êtes buveur avant tout. Et hier, vous avez dit à G. : « Écoute, si tu signes, moi aussi je signe. » Or, je viens vous dire que G. a signé ; si vous êtes un homme, vous signerez aussi.
- Je n'ai pas le temps.
- Comment, vous n'avez pas le temps ! Vous étiez couché sur votre lit !
- Je dois aller à Reconvilier chez mon ami Martin
- Eh bien ! je demeure sur le chemin de la gare ; venez chez moi.
- Je ne suis pas habillé.
- Allez vous changer, je vous attends.

Il mit beaucoup de temps à s'astiquer. Enfin, nous partîmes ; mais, d'un regard anxieux, il ne cessait de chercher à droite et à gauche un chemin de traverse. Nous arrivâmes à la cure, heureusement, et je lui montrai un tableau des estomacs de buveurs que je venais de recevoir. D'un dessin à l'autre, sous l'action de l'alcool, on voyait la dégradation constante de cet organe finissant par un affreux cancer.
Dans quel numéro suis-je, me dit-il avec effroi ?
- Je n'en sais rien ! Mais je ne serais pas étonné que vous fussiez dans l'avant-dernier. Aussi je vous conseille fort de signer sans tarder.

Les excuses recommencèrent de plus bel.
- Oui, je signerai, je vous l'assure, mais demain ! Aujourd'hui, je veux encore faire un tour jusqu'à Reconvilier.

Je lui racontai alors l'histoire d'une troupe de jeunes gens patinant sur un lac gelé alors que la glace, pas encore suffisamment solide, s'était mise là craquer. « Retournons au bord, s'écrièrent-ils tous d'une seule voix ! - Non, encore un tour », dit l'un d'eux. Il fit son tour, mais la glace céda et le malheureux disparut sans qu'il fût possible de le retirer.
- Vous voudriez aussi faire encore un tour à Reconvilier, malgré l'avertissement que je vous donne ! Eh bien ! allez-y, mais je ne réponds de rien.

Il me quitta, mais j'entendis bien que, dans l'escalier, il était indécis. Le lendemain, à la première heure, la porte d'entrée s'ouvrit brusquement et quelqu'un entra en tourbillon ; c'était B. Il s'approcha de moi, l'oeil hagard, me saisit le poignet et me dit :
- Vous avez jeté un sort sur moi !
- Expliquez-vous !
- Hier, après vous avoir quitté, je partis donc pour Reconvilier. Et, tandis qu'avec mon ami Martin et d'autres, nous étions en train de boire une bouteille, je me sentis tout à coup mal et tombai à terre comme frappé d'une attaque. On dut me porter dans un lit où je passai la nuit. Ce matin, quand, à la gare, je voulus monter dans le wagon, imaginez-vous que je tombai entre les roues et que, si le conducteur ne m'avait pas dégagé d'un geste rapide, j'aurais eu la tête coupée ! Ah ! signons vite, me dit-il, signons vite !

Nous signâmes. Il tint tout l'hiver, pendant lequel une oeuvre de Dieu magnifique se dessina dans sa vie. C'est avec lui que je commençai nos réunions de Tempérance hebdomadaires. Il y venait avec une régularité, une joie et un entrain qui faisaient du bien à tous. Il dut malheureusement quitter la localité pour retourner dans sa commune de Courfaivre où, hélas ! seul et abandonné, il retomba dans ses anciennes habitudes. J'allai le voir un jour. Je ne trouvai plus qu'une pauvre loque humaine complètement désemparée.

Quant à G., le joueur de boules, grâce à son extrême faiblesse, il dut signer vingt-six fois. Ce n'est qu'à la vingt-sixième signature qu'il tint ferme et devint un des bons membres de la section.

Dans ce célèbre atelier se trouvaient deux autres buveurs : le patron, malgré mes nombreuses visites, ne se décida pas, ni ce pauvre malheureux qui, après avoir signé pendant un temps, fut trouvé, un certain matin, rôti sur un banc de fourneau où il s'était endormi après avoir fait la noce !


Les témoins du Jura protestant.

La plupart des signataires de la première heure qui chantaient le cantique de la délivrance se sont tus ; le Maître les a invités à faire entendre leurs accents plus haut. Et pourtant ils continuent à chanter. Nous avons dans l'oreille le timbre de leur voix. J'entends distinctement le pasteur Alph. Besson nous inviter à la sainteté par la foi, Aurèle Robert, de sa voix incisive comme une lame, nous supplier de nous séparer de tout ce qui est souillé, James Gross, notre président central, captiver les masses par ses études bibliques originales et imagées, Jules Reymond, pasteur de l'Église libre de Tavannes et Cormoret, cet homme réservé et humble, ce penseur qui, sans bruit et sans éclat, traça dans notre pays des sillons si profonds, Arnold Bovet. qui venait à toutes nos fêtes et ne repartait jamais sans nous avoir enthousiasmés.

À côté d'eux, il y avait le disciple d'Arnold Bovet, Marc-Élie Chopard, de Sonvilier, ce fervent, cet opiniâtre qu'aucune barrière n'arrêtait, qu'aucune moquerie ne désarçonnait ; cet original, simple comme une colombe, ingénieux comme un chef d'armée, ne ménageait ni son temps ni sa santé au service de la noble cause. Il y avait aussi de Sonvilier Aug. Bertrand-Chopard ; il nous racontait avoir, avant sa signature, ciré comme du cuir les orteils qui sortaient de ses chaussures trouées, afin de mieux masquer sa misère ; il fut un des membres les plus fervents de notre comité jurassien. Il y avait Victor GossIn, le cloutier de Crémines, ce chantre de la grâce, qui profitait de toute rencontre pour en montrer les merveilles ; et le père Landry, de Crémines également, terrible buveur d'eau-de-vie ; il me racontait comment, avant d'avoir signé, le diable le réveillait chaque matin à quatre heures pour le conduire au cabaret, une corde au cou. Je le vois, au soir de sa vie, avec ses cheveux blancs embroussaillés, tout ridé et rassasié d'années, mais débordant de joie et d'adoration, s'en allant au pays de Montbéliard pour y distribuer des journaux de Tempérance.

Je ne prononcerai jamais avec trop de reconnaissance les noms de nos chers et bien-aimés agents ! Je ne cite que les disparus : Émile Juillerat, Tim. Colin, ce colérique et ce passionné s'allumant à tous les incendies, devenu doux comme un agneau, et Eugène Vuillemin, cet ancien facteur de Porrentruy, destitué de ses fonctions pour cause de boisson, mais qui, par son dévouement autant que par son amour sans limite pour le dernier des buveurs, devint l'apôtre de la Croix-Bleue dans l'Ajoie.

Les amis de Tramelan témoignèrent dès le commencement d'un grand zèle de propagande. « Ils s'en allaient à pied, disait M. Alph. Besson à la fête de Genève en 1902, en chars de campagne, par le beau temps, par la pluie, les après-midi de dimanche, les soirs de semaine, tantôt dans un village, tantôt dans un autre, parlant de leurs délivrances et rendant de vibrants et émouvants témoignages à la gloire de Dieu. » Leur influence se fit même sentir au dehors de nos frontières jurassiennes, dans toute la Suisse romande, et jusqu'en Angleterre, puisque le Times même en parla. Il y avait à Tramelan Jean-Samuel Monbaron, qui faisait dire à un cabaretier de l'endroit : « Puisque le boulanger a signé pour le vin, moi je signe pour le pain. Il ne me verra plus dans sa boutique. » Je l'entends encore ce brave ami dire de son accent convaincu : « Mes chers frères, Dieu est fidèle, croyez-le, celui qui s'attend à Lui n'est jamais confus, j'en ai fait l'expérience. »

À côté de lui il y avait Alfred Vuille, l'horloger intègre, Virgile Gagnebin, cet illettré dont j'ai déjà parlé, qui à l'âge de trente ans s'était fait donner des leçons de lecture, dans l'unique désir de pouvoir lire la bible et qui fit agrandir les poches de ses habits pour y mettre sa chère bible Ostervald. Il y avait son frère Auguste, buveur invétéré, vénéré de tous. Lorsqu'il mourut, toute la population prit part à son enterrement. Le temple était trop petit. C'était un dimanche ; la fanfare accompagnait. Ce fut une solennité peu commune et une « réunion de Tempérance » émouvante. Si un étranger s'était par hasard trouvé à Tramelan ce jour-là, nous disait un habitant de la localité, il aurait certainement cru qu'on enterrait un grand personnage, un des tout grands de ce monde. Et ce n'était qu'un pauvre homme ; mais un pauvre homme devenu un grand chrétien. Un docteur disait au sortir de la cérémonie que la commune devait être reconnaissante à Aug. Gagnebin qui, par son témoignage et son seul exemple, avait considérablement allégé le budget de l'Assistance publique.

Et parmi les soeurs qui nous aidaient de leurs prières et de leur travail, il y avait la vénérée Mme Grosjean-Dodillet, la patiente Mme Matile, l'infatigable Sophie Belrichard et la virile Clara Bovet. Honneur à tous ces vaillants, ou plutôt, merci, Seigneur, de nous les avoir donnés !

Parmi eux, il est un maître que je désire mettre en pleine lumière, parce qu'il exerça sur ma vie, sur celle de notre inoubliable Paul Robert et sur bien d'autres encore, une impression profonde qui nous donna comme une orientation nouvelle, je veux parler de Charles Jacottet.

Nous nous connaissions déjà comme Bellettriens à Neuchâtel, alors qu'il était l'étudiant le plus brillant de sa volée et que par ses poésies, par ses remarquables improvisations en vers et par le charme de sa personne, il nous gagnait tous. Mais c'est dans la Croix-Bleue qu'il nous impressionna surtout. Je ne crois pas avoir rencontré sur cette terre un homme plus franchement consacré à son Dieu. Les trois ans environ qu'il passa à Bienne, de 1882 à 1885, si j'ai bonne mémoire, comme pasteur intérimaire à l'Église nationale, laissèrent au sein de la population biennoise un souvenir impérissable dont on parle aujourd'hui encore. Il n'avait pas trente ans lorsqu'il mourut.
Voici quelques exemples de sa remarquable activité. Un jour que j'étais appelé à aller visiter à Delémont un mourant, je trouvai dans une mansarde de cette ville un poitrinaire à toute extrémité, entouré de sa femme et de ses enfants, chantant d'une voix éraillée :

Oh ! que ton joug est facile !

- Comment, lui dis-je, pouvez-vous chanter ce cantique avec tant de joie, alors que vous paraissez si malade ?
- Ah ! c'est grâce à l'ancien pasteur Jacottet, de Bienne.
- Racontez-moi cela !
- J'étais un des plus grands riboteurs de Bienne, me dit-il. Il m'arrivait de faire la noce tous les lundis. Un lundi donc, qu'avec quelques camarades je titubais dans la Grand'Rue, un monsieur que je ne connaissais pas, passa son bras sous le mien, me conduisit dans sa chambre et me dit : « Vous n'êtes pas très bien à ce que je vois, reposez-vous sur mon canapé. » Il m'y installa commodément et s'en alla. Quand je me réveillai, quel ne fut pas mon effroi de constater que J'étais dans la chambre du ministre ! Je me promis bien de ne plus me laisser reprendre. Hélas ! le lundi suivant déjà, j'étais plus ivre que de coutume. Comme la première fois, le pasteur me conduisit dans sa chambre et me coucha sur son canapé. Et quand je me réveillai, que vis-je ? M. Jacottet assis près de moi, un bouquet de roses fraîches à la main, les premières de la saison, qu'il était allé cueillir dans un des beaux jardins de Bienne ; il me les offrait à moi, l'indigne qui sentais l'eau-de-vie. Cet acte d'amour me gagna tout entier. Je me dis : si un habitant de cette terre est capable de t'aimer pareillement, à combien plus forte raison le Dieu des cieux.

Après m'avoir raconté cela, le poitrinaire tira de dessous son traversin un vieux papier tout jauni. C'était la dernière lettre que Ch. Jacottet lui avait écrite et qu'il gardait comme un parchemin de valeur. Il me la tendit en me disant :
- Comprenez-vous que je chante :

Oh ! que ton joug est facile !

Une autre fois que je voyageais, je rencontrai un homme portant le ruban bleu à sa boutonnière.
- Vous êtes donc tempérant, lui dis-je ? Me raconteriez-vous comment vous êtes entré dans notre société
- C'est par l'intermédiaire du pasteur Jacottet. Je demeurais alors à Madretsch près de Bienne. J'étais de l'Internationale, ne voulais pas entendre parler de religion et vivais dans la débauche. Dans l'hiver rigoureux de 1882, je fus atteint de la fièvre typhoïde et grelottais seul dans une mansarde, abandonné de tous mes camarades, quand Je vis entrer un beau monsieur, vêtu de noir, qui, après m'avoir regardé un instant, repartit sans rien me dire. Une demi-heure plus tard, il revenait portant un édredon sous le bras. Il le jeta sur mon corps glacé, le rendoubla avec soin et, comme la première fois, s'en alla sans prononcer une parole ; je n'aurais pu dire s'il était Allemand ou Français. Trois mois plus tard, j'appris fortuitement que cet inconnu était le pasteur Jacottet ; ayant cherché à la cure de Bienne son édredon, il avait traversé toute la ville le portant sous le bras à mon intention. Vous comprenez bien, me dit mon interlocuteur, que je fus gagné à la Croix-Bleue !
Et dernièrement encore un des membres du comité de la section de Berne nous racontait que c'est à Ch. Jacottet qu'il rattache ses premières impressions religieuses.
- J'étais petit gamin, nous disait-il, quand je le rencontrai dans une des rues de Bienne. Il m'arrêta et me dit :
- Tu as bien mauvaise mine, mon petit ami, es-tu malade ?
- Non, monsieur !
- Alors, nous allons courir jusqu'au bout de la rue ; nous verrons qui arrivera le premier.

Et le pasteur et l'enfant s'élancèrent. « Je t'ai examiné, dit Ch. Jacottet, lorsqu'ils furent arrivés au bout de la rue, et J'ai vu que tu respirais mal. » Il lui donna quelques conseils, et c'est à cette leçon d'hygiène toute pratique que notre ami de Berne rattache ses premières impressions religieuses ; la condescendance pleine d'humilité du pasteur avait gagné l'enfant.

Ch. Jacottet avait l'habitude, le matin, de se rendre à la Cité-Marie, le quartier pauvre de Bienne ; il montait au logement le plus misérable, jetait dans la marmite un morceau de viande qu'il venait d'acheter à la boucherie, déposait quelques légumes sur la table et disait à la ménagère : « Cuisez cela pour midi, je viendrai dîner avec la famille ! »
Que de fois ne le vit-on pas en plein hiver battre le pavé entre minuit et une heure du matin, attendant la rentrée tardive de tel buveur qui avait l'habitude de battre sa femme ; il espérait par son intervention réussir à amortir les coups.
C'est là, à ce qu'on dit, qu'il prit froid et contracta sa maladie de poitrine.
Lorsque je le vis étendu sur son lit de mort, je ne pus m'empêcher de rendre un honneur ému à ce grand serviteur de Christ qui, ayant donné toute sa vie à son Maître, nous quittait déjà à la fleur de l'âge !

Si je cherche à analyser le souffle qui traversait alors notre patrie jurassienne, je constate qu'il était fait d'enthousiasme, d'opiniâtreté et de prière. Avec quelle persévérance ces premiers témoins revenaient heurter à la porte des indifférents et des adversaires, trouvant toujours de nouveaux arguments, plaidant avec une chaleur qui ferait envie à nos meilleurs avocats, jusqu'à ce que la muraille de la citadelle croulât devant eux. Je ne puis oublier ce chant entonné pour la première fois au mois de mai 1881 à Tavannes :

Non, nous ne saurions nous taire,
Devant tant de coeurs souffrants.

Il était autographié ou écrit à la main, sur des feuilles volantes, et enlevé avec une ardeur qui m'empoigna, alors que, Nicodème de la Croix-Bleue, je me cachais encore derrière la balustrade des galeries de l'église. Enfin le souffle fit des hommes de prière. Ah ! ces réunions de prière dans les granges, dans les cuisines, sous les sapins de la forêt ! Nous nous sentions rois et sacrificateurs ! Dieu nous répondait, parce que nous lui parlions ; il faisait des miracles, parce que nous savions les lui demander ; il relevait les ruines, il chassait les démons, il ressuscitait les morts !

Si l'Histoire nous parle des Pères de l'Église, il nous est, je crois, permis de parler avec tout autant de conviction et de reconnaissance des Pères de la Croix-Bleue !
À côté d'eux et après eux, il y eut d'autres témoins encore dont voici deux ou trois esquisses choisies au hasard.

A. M. avait longtemps vécu à La Chaux-de-Fonds où il était horloger. En politique, il se rattachait à ce qu'on appelait alors l'Internationale. C'était un bon viveur qui tutoyait les grosses nuques du parti. Aussi ne s'agissait-il pas d'aller « l'embêter » avec des questions religieuses. C'était sa propre expression.
Il vint demeurer à Moutier avec sa famille et y établit un atelier d'horlogerie. Sa femme fréquentait assidûment nos réunions de Tempérance. Je lui exprimai mon désir de faire la connaissance de son mari.
- N'allez pas le voir, me dit-elle, il vous recevra mal.

Malgré l'avertissement, je me rendis dans son atelier, à une heure où il était seul. Je me présentai à lui comme le pasteur de la paroisse et lui souhaitai la bienvenue à Moutier. Il ne me répondit pas et continua à travailler comme si je n'étais pas là. Quelque temps après, je me rendais, un dimanche soir, dans la localité voisine, de Roches, pour la réunion mensuelle. La soirée était belle. Arrivé à l'entrée des gorges, j'y vis M. et Mme M. qui descendaient tranquillement la route d'un pas de promenade. Au moment de les dépasser, madame me dit :
- Je vais aussi à la réunion.
- Pas moi, dit A. M., d'un air décidé.
- Vous êtes franc, lui dis-je.
- Ah ! j'aime les hommes francs.
- Vous me permettrez alors de l'être à mon tour ?
- Dites tout ce que vous voudrez.
- Êtes-vous toujours heureux dans votre incrédulité ?

Je lui lançai cette interrogation en le regardant dans le blanc des yeux. Il ne me répondit rien ; mais je vis une trace d'émotion sur son visage.
Nous étions arrivés au village, à la bifurcation des chemins où un sentier quitte la route pour monter à la maison d'école.
- Alors, lui dit Mme M., tu ne viens pas à la réunion avec nous ?
- Je t'ai dit que non, laisse-moi tranquille.
- Mais viens donc !

Il resta silencieux un instant ; puis, relevant la tête :
- Femme, lui dit-il d'un ton grave, me jures-tu que tu ne diras à personne que j'y suis allé ?

Il vint. Après la réunion, tandis que tous ensemble nous remontions les gorges, il me prit à part et me dit :
- Pourquoi avez-vous, pendant toute la réunion, parlé contre moi ?

Je l'assurai que mon sujet avait été préparé avant de l'avoir rencontré. - Alors, me dit-il, pourrais-je vous voir un de ces soirs ?
- Venez mardi !

Il vint Vous m'avez demandé dimanche si j'étais toujours heureux dans mon incrédulité. Je viens vous donner ma réponse. Voilà trois ans que je ne dors plus, poursuivi par toute espèce d'accusations. Je vous avoue même que samedi dernier, j'avais acheté un revolver avec la décision arrêtée d'aller me brûler la cervelle lundi dans les fortifications de Belfort. Si je ne vous avais pas rencontré dimanche soir, je n'existerais plus.
Je lui lus la parabole de l'enfant prodigue. Il sanglota et tomba à genoux. Je priai avec lui. En se relevant, il me dit :
- Puis-je revenir mardi prochain ?

On peut penser avec quelle joie je le reçus. Et il ne vint pas seulement le mardi suivant, mais tous les autres mardis, pendant assez longtemps.

Le jour de Pentecôte était arrivé. J'avais organisé une grande réunion d'appel. En sortant du temple, alors que je traversais la terrasse, quelqu'un vint me serrer la main en me disant à l'oreille, « Pensez à moi cette nuit ! » Comme nous étions dans l'obscurité, je ne vis pas le visage de celui qui m'interpellait ainsi, mais je reconnus la voix de A. M. Le lendemain matin, avant sept heures, j'entendis un pas d'homme montant l'escalier. C'était mon ami qui, d'un air triomphant, venait me dire : je suis converti !

A. M. resta fidèle jusqu'à la mort. Nous nous liâmes étroitement, et je puis affirmer que, pendant plusieurs années, il fut l'un de mes plus fidèles soutiens.

Voici un autre cas, plus récent, que je choisis à dessein pour montrer les bienfaits de la Croix-Bleue dans les milieux les plus divers.
Un jour, l'un de nos colonels venait me parler de son écuyer. - J'ai à mon service, me disait-il, un homme d'une légèreté incroyable sans volonté aucune, il ne fait que s'enivrer je le trouve couché sur la paille à côté de mes chevaux qu'il néglige complètement. Comme il est de la Suisse romande - c'était un Genevois - je viens vous le recommander ; si par la Croix-Bleue vous trouvez moyen de le relever, je le garderai, sinon il faudra qu'il quitte mon service au plus vite.

Je fis sa connaissance et n'oublierai jamais notre première rencontre. Je me trouvais en face d'un homme gros et gras, rouge et rebondissant comme une sangsue qui vient de se gorger. On voyait qu'il n'avait qu'une préoccupation : bien manger et surtout bien boire. Et pourtant je constatai en lui une grande souffrance intérieure et un non moins grand désir de changer de vie. Je l'invitai à entrer dans les rangs de notre Croix-Bleue ; ce qu'il fit. Quelques-uns de nos amis lui témoignèrent beaucoup d'affection, l'invitant, le prenant dans leurs courses du dimanche. Et savez-vous ce qui se passa ? Cet écuyer crut de toute son âme au pouvoir de délivrance qui est en Jésus-Christ. Une foi vivante s'alluma dans son regard comme une étincelle du ciel ; ce paquet de chair devint beau, ainsi illuminé ; il fut même un de nos plus précieux collaborateurs et fit partie de notre commission de visites ; le soir, il allait voir ses « collègues », les écuyers de la rue des Gentilshommes où il demeurait, et leur racontait son bonheur.
Malheureusement, nous le perdîmes beaucoup trop tôt, frappé d'une attaque d'apoplexie. Ce fut un très grand deuil pour nous tous ; nous sentions vraiment qu'une de nos colonnes était tombée.

Quelle ne fut pas notre surprise, le vendredi qui suivit son enterrement, de voir entrer à notre réunion le colonel qui, très ému, nous demanda la parole. Debout devant l'assemblée, il dit à peu près ceci : « Je remercie la Croix-Bleue de ce qu'elle a fait pour mon fidèle serviteur ; elle en a fait un homme. » Il nous dit comment, dans toutes les manoeuvres, il avait toujours su rendre le meilleur témoignage. Tandis qu'il parlait, je vis couler une larme sur la joue de ce chef d'état-major. Et quand il s'assit, la femme du colonel se leva à son tour et, en termes émouvants, raconta comment le passage de ce serviteur fidèle avait laissé une trace bénie à leur foyer ; elle ajouta que, pour prolonger cette ligne de lumière, elle désirait vouloir prendre, séance tenante, un engagement de tempérance.

Il y avait à Moutier une vieille femme, pauvre parmi les pauvres, et difforme parmi les difformes. Elle était bossue, elle louchait, elle marchait en dedans, elle avait un goitre, elle était sourde par-dessus le marché. Mais la mère J., comme on l'appelait s'était jointe à nos réunions de Tempérance, où elle avait trouvé Jésus-Christ comme son Seigneur. Un certain soir, la réunion étant terminée, elle s'approcha de l'estrade pour renouveler son engagement.
- Quel âge avez-vous ? lui demandai-je...

J'avais besoin de sa date de naissance pour remplir la rubrique du carnet bleu.
- Trois ans, me dit-elle.

Je crus d'abord qu'elle ne m'avait pas compris. Je criai plus fort :
- Je vous demande de me dire quel âge vous avez ?
- Trois ans, me répéta-t-elle ; car - et ici son regard s'alluma d'une magnifique clarté - je ne compte ma vie que depuis le moment où Jésus-Christ a pris possession de mon corps !

Oui, Jésus-Christ s'était emparé de ce corps difforme pour en faire son temple. La mère J. demeurait dans une mansarde perchée au haut d'une maison d'agriculteur. Il fallait passer par la grange pour y arriver et monter une petite échelle. Chaque fois que je la gravissais, j'en tendais sa voix fluette entonner nos cantiques de la Croix-Bleue. Elle ne me parlait que de la bonté et de la fidélité de son Sauveur. J'allais soi-disant dans sa chambre pour lui faire du bien ; c'est elle qui me bénissait.

Une soirée d'automne, je gravis la petite échelle. Elle chantait encore. Le soleil couchant remplissait sa mansarde d'une clarté céleste. Elle-même en était tout illuminée. Elle me parla de son Sauveur avec une espèce de ravissement. Ce fut la dernière fois que je la vis. Peu d'heures après, on la trouva endormie de son dernier sommeil. Elle était montée plus haut ; et cette vision reste dans mon souvenir comme celle d'une véritable transfiguration.


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