Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Les Temps Héroïques de la Croix-Bleue
Mémoires d'un Vétéran



La Croix-Bleue dans la partie protestante du Jura.



Il y a quarante ans
. (1)

Quand une salle d'assises se constitue pour l'étude d'une cause célèbre, on a l'habitude de dresser au centre du carré formé par le ministère public, le jury et les avocats, une table sur laquelle on expose les pièces justificatives du procès qui va être jugé. Pour donner une impression d'ensemble de nos temps héroïques, je voudrais déposer sur une table le monceau des carnets d'engagement qui, en ces temps-là, furent usés dans le Jura. Quel monument nous aurions ! Sans paroles, ils nous raconteraient cette page d'histoire que je ne puis que balbutier ! Ces vieux carnets, jaunis par les larmes, tachés par les mains inhabiles de ceux qui venaient, d'une écriture tremblante, promettre de changer de vie ; ces vieux carnets, ouverts sur les tables de réunion ou sur les tables de cuisine, portés parfois avec le respect d'un sacrement dans le chaos d'un foyer détruit où pleuraient les enfants et agonisaient des femmes ; ces vieux carnets devant lesquels tremblaient des hercules comme au dernier jour trembleront, devant les livres ouverts, tous les pécheurs impénitents ; ces vieux carnets sur les pages desquels s'inscrivaient, comme sur le livre de vie, des noms de rachetés que le sang de Christ avait déliés, quels drames ! quelles épopées aussi nous raconteraient nos vieux carnets !

Et ce qui a précédé les vieux carnets ! Des bouts de papier sur lesquels on écrivait comme sur des parchemins les premiers actes de consécration à Dieu ; on les conservait jalousement entre les feuillets de sa Bible comme un titre de valeur ! Vous en souvenez-vous, les vétérans ?

Il y avait de l'émotion au début de la Tempérance ! Quand on se dirigeait vers la salle de réunion où l'on savait qu'il y aurait du bruit, de grossières interruptions, des cailloux lancés aux contrevents, on était ému, mais il y avait de la prière dans l'émotion, et il y avait du chant. Les premiers cantiques de la Croix-Bleue n'étaient pas nombreux. C'était :

Non, nous ne saurions nous taire... La bande joyeuse des vrais tempérants... Notre joyeuse assurance... Arrête, ô buveur, arrête... Notre tâche est belle... Cherche sur ton chemin... Simple infirmier...

Et l'on chantait bien ! On chantait à la réunion et on chantait après la réunion, on chantait le soir et on chantait le matin, on chantait en famille et on chantait tout seul, on chantait en course et on chantait au travail ! Vous auriez même trouvé notre recueil de chants de la Croix-Bleue dans les tiroirs d'établi. On nous dit qu'on chantait au Pays de Galles, on chantait dans nos vallées, à l'âge héroïque de la Tempérance !

Mais il n'y avait pas que des livres de cantiques dans le tiroir d'établi, il y avait aussi des bibles. Je voudrais pouvoir vous montrer quelques-unes de celles que j'ai vues, usées, déchirées comme de vieux drapeaux, soulignées, annotées, chargées de dates. Un ami de Tramelan avait fait agrandir les poches de son habit pour pouvoir y loger sans effort sa chère bible Ostervald. Oui, il y avait de l'émotion dans l'avant-garde de notre belle armée !

Et comme on savait se déranger pour assister à la réunion du lundi ! On soupait plus tôt, on s'aidait au ménage pour être prêt, on passait chez le voisin pour le reprendre, on descendait de la montagne ou on y allait, on marchait contre le vent, on enfonçait dans la neige, on se rendait d'une paroisse à l'autre. Et quand un buveur signait, mes amis, quand un buveur signait, savez-vous ce que l'on faisait ? On pleurait, on chantait, on priait ! Ah ! qu'elle était belle l'aurore de notre grande journée
Je dis qu'on priait. En voulez-vous un exemple ?

Dans le village de Malleray se trouvait une famille complètement troublée par l'intempérance de son chef. La fille aînée prit un engagement dans l'espoir de voir son père se relever. Très émue, elle alla, après la réunion, poser sa carte d'engagement sur la table de famille.
- Quelle idée de signer ? dit le père.
- C'est pour toi, papa !

Et, se jetant dans ses bras, elle lui avoua que pendant toute une semaine elle était allée secrètement, chaque jour, à la grange, derrière le tas de foin, pour demander à Dieu la transformation du foyer. Remué jusqu'aux larmes, le père non seulement prit un engagement, mais se rendit à la grange avec sa fille pour remercier Dieu et demander la conversion du fils aîné qui, par sa conduite, donnait de grandes inquiétudes ; huit jours plus tard, ce fils changeait de vie à son tour. Encouragés par ce double exaucement, ils demandèrent ensemble le relèvement d'un cousin.

On aura de la peine à croire ce que je vais dire, mais j'en ai été le témoin. La réunion de prière continua pendant tout l'hiver, et les conversions se multiplièrent à tel point qu'au printemps suivant, ils étaient quatre-vingts ! On m'a certifié qu'à la fabrique, derrière les établis, plus d'un buveur tremblait à la pensée que peut-être à la grange on allait prier pour demander sa conversion.
Voilà ce qui se passait il y a quarante ans, dans le Jura !


Comment je suis entré dans la Croix-Bleue.

Lorsque les pionniers de la Tempérance vinrent dans le Jura, j'eus bien des réserves à faire. Je les trouvais trop absolus ; ma liberté en souffrait. Et pourtant, je dois dire que chaque fois que j'entendis Louis-Lucien Rochat, je fus frappé de son amabilité et de sa bonne grâce. Nous lui faisions toute espèce d'objections qui manquaient parfois d'aménité ; mais jamais je ne remarquai dans ses réponses la moindre amertume ; il se montrait, au contraire, bienveillant et courtois.

Je fus ensuite étonné de la joie extraordinaire qui animait ces fondateurs de la Croix-Bleue. Je trouvai en eux une flamme que je n'avais jamais vue ailleurs. J'en fus particulièrement frappé à la première fête jurassienne de la Croix-Bleue qui, au printemps 1881, se célébrait à Tavannes. Jeune pasteur, je m'y rendis comme curieux, et même comme critique ; je tenais à me rendre compte de visu de cette troupe étrange de buveurs d'eau qui venait de surgir dans notre patrie jurassienne et dont on parlait déjà partout avec étonnement. Je ne pourrais plus vous donner le détail de cette manifestation publique. Voici cependant ce dont je me souviens. Le cortège qui partit de la gare vers neuf heures du matin, pouvait bien compter une centaine de participants. À ce moment, on ne tressait encore aucune guirlande, aucun drapeau ne claquait au vent, aucune fanfare ne faisait éclater ses accords entraînants. On passait entre deux rangs de rieurs qui, la bouche pleine de quolibets, semblaient dire : Regardez, les voilà les toqués du Jura ! Et ces toqués, saisis d'un tressaillement d'allégresse, entonnaient leur premier chant de guerre : « Nous, nous ne saurions nous taire... » C'étaient Jean-Samuel Monbaron, Alfred Vuille et les Gagnebin, de Tramelan, c'étaient Victor Gossin, le père Landry, Marc-Élie Chopard, François Rochat, Émile Bourquin, de La Chaux-de-Fonds et tous les autres.

En homme prudent, je suivis le cortège de loin. Et quand ils furent entrés dans le temple, j'eus soin d'aller me cacher tout au fond de la galerie, à l'ombre des grands tuyaux d'orgue. Alphonse Besson présidait avec beaucoup d'entrain. Au banc de la cure étaient assises Mme Besson, accompagnée de Mlle Clara Bovet, qui portait comme bijou, ce détail m'est resté, un bout de ruban bleu peint sur une broche d'or. Je ne saurais vous répéter ce qui fut dit dans cette journée mémorable. Deux choses demeurent cependant : l'enthousiasme avec le quel les anciens buveurs rendaient témoignage, dans ce vieux temple tout étonné d'un pareil langage. « Jamais les saints ne se sont tus », disait Pascal. Les saints parlèrent ce jour-là avec une force extraordinaire. L'autre chose qui m'atteignit et cette fois en pleine poitrine, ce fut le discours du fondateur de la Croix-Bleue. Les pêcheurs de l'Océan, avec une dextérité inouïe, jettent leur harpon sur les baleines qui ont le malheur de sortir le nez de la mer, L.-L. Rochat enfonça le sien dans le flanc de ce jeune curieux qui, là-haut, près de l'orgue, avait eu l'imprudence de tendre le nez. Je ne signai pas, il est vrai. Au contraire, comme la haleine harponnée croit pouvoir échapper encore en disparaissant dans la profondeur des eaux, je disparus à mon tour de la fête, je ne sais comment, sans dire bonsoir à personne. Mais c'était fait. Le dard de L.-L. Rochat tenait ferme. Après quelques mois de discussions vives et d'ergotage vain où j'eus l'occasion de mettre en lumière toute la faiblesse de mes arguments, je rendis les armes et pris cet engagement de Tempérance qui mit dans ma vie tant de joies pures et de bénédictions.

C'était dans une maison abandonnée, un ancien corps de garde ouvert à tous les vents où les buveurs de l'endroit avaient l'habitude de se retirer pour boire leur maudite eau-de-vie. Quelle ne fut pas ma stupéfaction en y entrant un certain jour d'y trouver l'instituteur du village, homme excellent d'ailleurs, instruit, plein d'affection, mais adonné à la boisson. Il était dans un état lamentable. Je le vois encore avec ses cheveux gris, couché sur la paille. Le malheureux avait fait la noce pendant plusieurs jours et broyait un noir affreux. En me voyant, il leva les bras au ciel et me dit « Oh ! si je pouvais être délivré de ma passion » Il m'avoua qu'il avait tout fait pour tâcher de s'en libérer. Ayant lu à la quatrième page d'un journal que la « clinique de Saint-Gall » offrait un remède souverain à quiconque enverrait un mandat préalable de quinze francs, il les avait envoyés. « Trempez des vers de terre dans un petit verre d'eau-de-vie, lui avait-on répondu ; laissez mijoter le tout pendant huit jours ; puis avalez la drogue ; vous serez sûrement guéri ! »
- Je le fis, et ne suis pas guéri !

Et, en effet, il était là, couché sur l'affreux grabat, comme un mourant qui a brûlé sa dernière cartouche.
« Ami, lui dis-je, on vient de trouver le remède » Il s'assit comme mû par un ressort. « Je viens d'apprendre qu'à Tramelan de grands buveurs ont pris l'engagement devant Dieu de ne plus rien boire, et ils tiennent ; si nous faisions de même ? » Il baissa la tête et entra dans une lutte terrible, croyant que la signature que je lui demandais n'était rien moins que son arrêt de mort. « Essayons pour un mois ! » C'était trop ; de grosses gouttes coulaient de son front. « Faisons-le pour huit jours ! » Il accepta en tremblant. Comme je n'avais ni carnet, ni papier, je pris un débris de plâtre tombé sur le plancher et écrivis sur la paroi de sapin, bien en évidence, au-dessus de la paillasse, cette courte phrase : Pendant huit jours nous ne boirons rien !

Ce fut là mon premier engagement, qui, je dois le dire, ne fut pas le définitif ; pendant un certain temps encore, je ne fis que « signoter » dans la Croix-Bleue, je veux dire que je prenais des engagements temporaires, selon les circonstances qui se présentaient. Voici comment je fus définitivement rivé à l'oeuvre.

Un jour que je me disposais à faire une tournée de visites dans un des villages de ma paroisse, Je fus subitement arrêté à ma sortie de la cure par je ne sais quel malaise intérieur semblable à un ordre qui me disait : « Ne mets pas ton chapeau habituel. » Je pris d'abord cela pour une rêverie et continuai mon chemin ; mais la défense devenant de plus en plus pressante, je rentrai chez moi et choisis un chapeau gris que je ne portais pas d'ordinaire. Le chemin des champs longeait un talus à hauteur d'homme ; je fus subitement rejoint par le plus grand buveur du village ; père d'une nombreuse famille, il vivait dans la misère, mendiant dix centimes pour un petit verre. Quand il me vit, il fut tout stupéfait.
- Qu'avez-vous, lui dis-je ?
- Vous savez que je demeure là-haut à la lisière de la forêt. Entre midi et une heure, je m'étais accoudé sur le bord de ma table et m'étais endormi.
Pendant mon sommeil, j'eus un rêve. Je vous rencontrais sur le chemin de la fabrique où j'allais travailler, et vous me faisiez des réprimandes parce que j'ai fait la noce toute la semaine dernière. En me réveillant, je me dis : Ne prends pas le chemin ordinaire de peur de rencontrer le pasteur ; je descendis donc à travers champs pour vous éviter. En avançant, je vis bien quelqu'un qui marchait le long du talus, mais comme je ne voyais que le chapeau, je me dis : Continue, ce n'est pas celui du pasteur.
- Et pourtant, c'est bien le chapeau du pasteur, lui dis-je. Je lui racontai comment je n'avais pas eu la liberté de mettre mon chapeau ordinaire. Ne voyez-vous pas que c'est Dieu lui-même qui nous réunit ici à l'écart pour que nous causions ? Je lui parlai de son inconduite avec beaucoup d'amour.

Et S. M. se décida séance tenante ; il changea de vie, fut une des colonnes de notre section et sacristain de son église ; ses filles devinrent des monitrices et les membres influents de l'Union chrétienne des jeunes filles.
Quelques années plus tard, je le revis au pied du même talus, par une belle matinée de printemps. Ce n'était plus S. M. le buveur ; c'était S. M. le propriétaire. Il avait, en effet, fait l'acquisition de ce champ, qu'il était en train de retourner de sa charrue que tirait une magnifique paire de boeufs. Les alouettes chantaient au-dessus de nos têtes, et moi je bénissais Dieu dans mon coeur.


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1 Voir notre Page d'Histoire, travail lu au temple français de Bienne, le 26 juin 1905, au 25me anniversaire de la Croix-Bleue jurassienne.

 

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