Les Temps Héroïques de
la Croix-Bleue
Mémoires
d'un
Vétéran
La Croix-Bleue dans la partie
protestante du Jura.
Il y a quarante ans.
(1)
Quand une salle d'assises se constitue pour
l'étude d'une cause célèbre,
on a l'habitude de dresser au centre du
carré formé par le ministère
public, le jury et les avocats, une table sur
laquelle on expose les pièces justificatives
du procès qui va être jugé.
Pour donner une impression d'ensemble de nos temps
héroïques, je voudrais déposer
sur une table le monceau des
carnets d'engagement qui, en
ces
temps-là, furent usés dans le Jura.
Quel monument nous aurions ! Sans paroles, ils
nous raconteraient cette page d'histoire que je ne
puis que balbutier ! Ces vieux carnets, jaunis
par les larmes, tachés par les mains
inhabiles de ceux qui venaient, d'une
écriture tremblante, promettre de changer de
vie ; ces vieux carnets, ouverts sur les
tables de réunion ou sur les tables de
cuisine, portés parfois avec le respect d'un
sacrement dans le chaos d'un foyer détruit
où pleuraient les enfants et agonisaient des
femmes ; ces vieux carnets devant lesquels
tremblaient des hercules comme au dernier jour
trembleront, devant les livres ouverts, tous les
pécheurs impénitents ; ces vieux
carnets sur les pages desquels s'inscrivaient,
comme sur le livre de vie, des noms de
rachetés que le sang de Christ avait
déliés, quels drames ! quelles
épopées aussi nous raconteraient nos
vieux carnets !
Et ce qui a
précédé les vieux
carnets ! Des bouts de papier sur lesquels on
écrivait comme sur des parchemins les
premiers actes de
consécration à
Dieu ; on les conservait jalousement entre les
feuillets de sa Bible comme un titre de
valeur ! Vous en souvenez-vous, les
vétérans ?
Il y avait de l'émotion au
début de la Tempérance ! Quand
on se dirigeait vers la salle de réunion
où l'on savait qu'il y aurait du bruit, de
grossières interruptions, des cailloux
lancés aux contrevents, on était
ému, mais il y avait de la prière
dans l'émotion, et il y avait du chant. Les
premiers cantiques de la Croix-Bleue
n'étaient pas nombreux.
C'était :
Non, nous ne saurions nous
taire...
La bande joyeuse des vrais tempérants...
Notre joyeuse assurance... Arrête, ô
buveur, arrête... Notre tâche est
belle... Cherche sur ton chemin... Simple
infirmier...
Et l'on chantait bien !
On
chantait à la réunion et on chantait
après la réunion, on chantait le soir
et on chantait le matin, on chantait en famille et
on chantait tout seul, on chantait en course et on
chantait au travail ! Vous auriez même
trouvé notre recueil de chants de la
Croix-Bleue dans les tiroirs d'établi. On
nous dit qu'on chantait au Pays
de Galles, on chantait dans nos vallées,
à l'âge héroïque de la
Tempérance !
Mais il n'y avait pas que des
livres
de cantiques dans le tiroir d'établi, il y
avait aussi des bibles. Je voudrais pouvoir vous
montrer quelques-unes de celles que j'ai vues,
usées, déchirées comme de
vieux drapeaux, soulignées, annotées,
chargées de dates. Un ami de Tramelan avait
fait agrandir les poches de son habit pour pouvoir
y loger sans effort sa chère bible
Ostervald. Oui, il y avait de l'émotion dans
l'avant-garde de notre belle
armée !
Et comme on savait se
déranger pour assister à la
réunion du lundi ! On soupait plus
tôt, on s'aidait au ménage pour
être prêt, on passait chez le voisin
pour le reprendre, on descendait de la montagne ou
on y allait, on marchait contre le vent, on
enfonçait dans la neige, on se rendait d'une
paroisse à l'autre. Et quand un buveur
signait, mes amis, quand un buveur signait,
savez-vous ce que l'on faisait ? On pleurait,
on chantait, on priait ! Ah ! qu'elle
était belle l'aurore de notre grande
journée
Je dis qu'on priait. En
voulez-vous
un exemple ?
Dans le village de Malleray se
trouvait une famille complètement
troublée par l'intempérance de son
chef. La fille aînée prit un
engagement dans l'espoir de voir son père se
relever. Très émue, elle alla,
après la réunion, poser sa carte
d'engagement sur la table de famille.
- Quelle idée de
signer ? dit le père.
- C'est pour toi,
papa !
Et, se jetant dans ses bras,
elle
lui avoua que pendant toute une semaine elle
était allée secrètement,
chaque jour, à la grange, derrière le
tas de foin, pour demander à Dieu la
transformation du foyer. Remué jusqu'aux
larmes, le père non seulement prit un
engagement, mais se rendit à la grange avec
sa fille pour remercier Dieu et demander la
conversion du fils aîné qui, par sa
conduite, donnait de grandes
inquiétudes ; huit jours plus tard, ce
fils changeait de vie à son tour.
Encouragés par ce double exaucement, ils
demandèrent ensemble le relèvement
d'un cousin.
On aura de la peine à croire
ce que je vais dire, mais j'en ai été
le témoin. La réunion de
prière continua pendant tout l'hiver, et les
conversions se multiplièrent à tel
point qu'au printemps suivant, ils étaient
quatre-vingts ! On m'a certifié
qu'à la fabrique, derrière les
établis, plus d'un buveur tremblait à
la pensée que peut-être à la
grange on allait prier pour demander sa
conversion.
Voilà ce qui se passait il y
a quarante ans, dans le Jura !
Comment je suis entré dans la
Croix-Bleue.
Lorsque les pionniers de la Tempérance
vinrent dans le Jura, j'eus bien des
réserves à faire. Je les trouvais
trop absolus ; ma liberté en souffrait.
Et pourtant, je dois dire que chaque fois que
j'entendis Louis-Lucien Rochat, je fus
frappé de son amabilité et de sa
bonne grâce. Nous lui faisions toute
espèce d'objections qui manquaient parfois
d'aménité ; mais jamais je ne
remarquai dans ses réponses la moindre
amertume ; il se montrait, au contraire,
bienveillant et courtois.
Je fus ensuite étonné
de la joie extraordinaire qui animait ces
fondateurs de la Croix-Bleue. Je trouvai en eux une
flamme que je n'avais jamais vue ailleurs. J'en fus
particulièrement frappé à la
première fête
jurassienne de la Croix-Bleue qui, au printemps
1881, se célébrait à Tavannes.
Jeune pasteur, je m'y rendis comme curieux, et
même comme critique ; je tenais à
me rendre compte de visu de cette troupe
étrange de buveurs d'eau qui venait de
surgir dans notre patrie jurassienne et dont on
parlait déjà partout avec
étonnement. Je ne pourrais plus vous donner
le détail de cette manifestation publique.
Voici cependant ce dont je me souviens. Le
cortège qui partit de la gare vers neuf
heures du matin, pouvait bien compter une centaine
de participants. À ce moment, on ne tressait
encore aucune guirlande, aucun drapeau ne claquait
au vent, aucune fanfare ne faisait éclater
ses accords entraînants. On passait entre
deux rangs de rieurs qui, la bouche pleine de
quolibets, semblaient dire : Regardez, les
voilà les toqués du Jura ! Et
ces toqués, saisis d'un tressaillement
d'allégresse, entonnaient leur premier chant
de guerre : « Nous, nous ne saurions
nous taire... » C'étaient Jean-Samuel
Monbaron, Alfred Vuille et les Gagnebin, de
Tramelan, c'étaient Victor
Gossin, le père Landry,
Marc-Élie Chopard, François Rochat,
Émile Bourquin, de La Chaux-de-Fonds et tous
les autres.
En homme prudent, je suivis le
cortège de loin. Et quand ils furent
entrés dans le temple, j'eus soin d'aller me
cacher tout au fond de la galerie, à l'ombre
des grands tuyaux d'orgue. Alphonse Besson
présidait avec beaucoup d'entrain. Au banc
de la cure étaient assises Mme Besson,
accompagnée de Mlle Clara Bovet, qui portait
comme bijou, ce détail m'est resté,
un bout de ruban bleu peint sur une broche d'or. Je
ne saurais vous répéter ce qui fut
dit dans cette journée mémorable.
Deux choses demeurent cependant :
l'enthousiasme avec le quel les anciens buveurs
rendaient témoignage, dans ce vieux temple
tout étonné d'un pareil langage.
« Jamais les saints ne se sont
tus », disait Pascal. Les saints
parlèrent ce jour-là avec une force
extraordinaire. L'autre chose qui m'atteignit et
cette fois en pleine poitrine, ce fut le discours
du fondateur de la Croix-Bleue. Les pêcheurs
de l'Océan, avec une dextérité
inouïe, jettent leur harpon sur les
baleines qui ont le malheur
de
sortir le nez de la mer, L.-L. Rochat
enfonça le sien dans le flanc de ce jeune
curieux qui, là-haut, près de
l'orgue, avait eu l'imprudence de tendre le nez. Je
ne signai pas, il est vrai. Au contraire, comme la
haleine harponnée croit pouvoir
échapper encore en disparaissant dans la
profondeur des eaux, je disparus à mon tour
de la fête, je ne sais comment, sans dire
bonsoir à personne. Mais c'était
fait. Le dard de L.-L. Rochat tenait ferme.
Après quelques mois de discussions vives et
d'ergotage vain où j'eus l'occasion de
mettre en lumière toute la faiblesse de mes
arguments, je rendis les armes et pris cet
engagement de Tempérance qui mit dans ma vie
tant de joies pures et de
bénédictions.
C'était dans une maison
abandonnée, un ancien corps de garde ouvert
à tous les vents où les buveurs de
l'endroit avaient l'habitude de se retirer pour
boire leur maudite eau-de-vie. Quelle
ne fut pas ma stupéfaction
en y entrant un certain jour d'y trouver
l'instituteur du village, homme excellent
d'ailleurs, instruit, plein d'affection, mais
adonné à la boisson. Il était
dans un état lamentable. Je le vois encore
avec ses cheveux gris, couché sur la paille.
Le malheureux avait fait la noce pendant plusieurs
jours et broyait un noir affreux. En me voyant, il
leva les bras au ciel et me dit
« Oh ! si je pouvais être
délivré de ma passion » Il
m'avoua qu'il avait tout fait pour tâcher de
s'en libérer. Ayant lu à la
quatrième page d'un journal que la
« clinique de Saint-Gall »
offrait un remède souverain à
quiconque enverrait un mandat préalable de
quinze francs, il les avait envoyés.
« Trempez des vers de terre dans un petit
verre d'eau-de-vie, lui avait-on
répondu ; laissez mijoter le tout
pendant huit jours ; puis avalez la
drogue ; vous serez sûrement
guéri ! »
- Je le fis, et ne suis pas
guéri !
Et, en effet, il était
là, couché sur l'affreux grabat,
comme un mourant qui a brûlé sa
dernière cartouche.
« Ami, lui dis-je, on
vient de trouver le remède » Il
s'assit comme mû par un ressort.
« Je viens d'apprendre qu'à
Tramelan de grands buveurs ont pris l'engagement
devant Dieu de ne plus rien boire, et ils
tiennent ; si nous faisions de
même ? » Il baissa la
tête et entra dans une lutte terrible,
croyant que la signature que je lui demandais
n'était rien moins que son arrêt de
mort. « Essayons pour un
mois ! » C'était trop ;
de grosses gouttes coulaient de son front.
« Faisons-le pour huit
jours ! » Il accepta en tremblant.
Comme je n'avais ni carnet, ni papier, je pris un
débris de plâtre tombé sur le
plancher et écrivis sur la paroi de sapin,
bien en évidence, au-dessus de la paillasse,
cette courte phrase : Pendant huit jours nous
ne boirons rien !
Ce fut là mon premier engagement, qui, je
dois le dire, ne fut pas le définitif ;
pendant un certain temps encore, je ne fis que
« signoter » dans la
Croix-Bleue, je veux dire
que je
prenais des engagements temporaires, selon les
circonstances qui se présentaient. Voici
comment je fus définitivement rivé
à l'oeuvre.
Un jour que je me disposais à
faire une tournée de visites dans un des
villages de ma paroisse, Je fus subitement
arrêté à ma sortie de la cure
par je ne sais quel malaise intérieur
semblable à un ordre qui me disait :
« Ne mets pas ton chapeau
habituel. » Je pris d'abord cela pour une
rêverie et continuai mon chemin ; mais
la défense devenant de plus en plus
pressante, je rentrai chez moi et choisis un
chapeau gris que je ne portais pas d'ordinaire. Le
chemin des champs longeait un talus à
hauteur d'homme ; je fus subitement rejoint
par le plus grand buveur du village ;
père d'une nombreuse famille, il vivait dans
la misère, mendiant dix centimes pour un
petit verre. Quand il me vit, il fut tout
stupéfait.
- Qu'avez-vous, lui
dis-je ?
- Vous savez que je demeure
là-haut à la lisière de la
forêt. Entre midi et une heure, je
m'étais accoudé sur le bord de ma
table et m'étais endormi.
Pendant mon sommeil, j'eus un
rêve. Je vous rencontrais sur le chemin de la
fabrique où j'allais travailler, et vous me
faisiez des réprimandes parce que j'ai fait
la noce toute la semaine dernière. En me
réveillant, je me dis : Ne prends pas
le chemin ordinaire de peur de rencontrer le
pasteur ; je descendis donc à travers
champs pour vous éviter. En avançant,
je vis bien quelqu'un qui marchait le long du
talus, mais comme je ne voyais que le chapeau, je
me dis : Continue, ce n'est pas celui du
pasteur.
- Et pourtant, c'est bien le
chapeau
du pasteur, lui dis-je. Je lui racontai comment je
n'avais pas eu la liberté de mettre mon
chapeau ordinaire. Ne voyez-vous pas que c'est Dieu
lui-même qui nous réunit ici à
l'écart pour que nous causions ? Je lui
parlai de son inconduite avec beaucoup
d'amour.
Et S. M. se décida
séance tenante ; il changea de vie, fut
une des colonnes de notre section et sacristain de
son église ; ses filles devinrent des
monitrices et les membres influents de l'Union
chrétienne des jeunes filles.
Quelques années plus tard, je
le revis au pied du même talus, par une belle
matinée de printemps. Ce n'était plus
S. M. le buveur ; c'était S. M. le
propriétaire. Il avait, en effet, fait
l'acquisition de ce champ, qu'il était en
train de retourner de sa charrue que tirait une
magnifique paire de boeufs. Les alouettes
chantaient au-dessus de nos têtes, et moi je
bénissais Dieu dans mon coeur.
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