Les Temps Héroïques de
la Croix-Bleue
Mémoires d'un
Vétéran
À la Légion
étrangère.
Les témoins de la
Légion.
Parmi les légionnaires abattus qui
vinrent me raconter leurs tristesses et leur
désir ardent de changer de vie, il en est
trois ou quatre qui m'intéressèrent
d'une manière toute particulière,
avec lesquels je restai en relation et dont la
conversion mérite d'être
racontée avec plus de
détails.
Un mot d'abord de ce beau grand
jeune homme F. H., secrétaire auxiliaire du
capitaine trésorier de la 22me compagnie.
Apprenant qu'il était de Lausanne, je lui
demandai des nouvelles de ses parents. Il devint
blême à ma question et resta
silencieux ; puis il
m'avoua qu'il était à la
Légion depuis plus d'un an et qu'il n'en
avait pas encore informé ses parents. -
Comment ! lui dis-je, vous avez pu laisser
votre mère, pendant plus d'un an, sans un
mot de nouvelle ?
Son menton se mit à trembler
et je le vis pleurer. Ce soldat, ancien fourrier
d'artillerie, suivit régulièrement
nos réunions. Avant mon départ, il me
pria d'aller trouver, si possible, ses parents
à Lausanne et de leur annoncer que leur fils
était retrouvé et qu'il
s'était consacré à son
Sauveur.
Quelque temps après mon
retour en Suisse, il m'écrivit, en effet,
une lettre touchante dont je ne puis ni
empêcher de citer les fragments
suivants :
« Votre passage à
Saïda a été béni pour
plusieurs et tout particulièrement pour moi.
Le dimanche qui suivit votre départ, comme
j'étais angoissé, je criai à
mon Sauveur : Délivre-moi de tous, tous
mes péchés... Oh ! combien mon
coeur saignait, j'avais un poids qui me semblait
plus lourd que des milliers de quintaux ; je
ne pensais pas que j'avais pu cumuler tous ces
péchés et mon
âme était dans une angoisse terrible.
Au bout de deux jours, je pus comprendre que
Jésus-Christ était mort pour moi sur
la Croix, que son sang laverait mon coeur
souillé, qu'il le rendrait plus blanc que
neige ; et je sentis qu'il m'avait
purifié. Cet immense fardeau, Christ
l'enleva. Ce moment inoubliable me sera toujours
présent, et maintenant qu'Il m'a
donné un esprit nouveau, combien je suis
heureux ! Je me suis confié
entièrement à Lui et je le prie
constamment de me maintenir dans sa voie et de
faire de moi un de ses fervents
disciples. »
Il me parla ensuite de ses
luttes : « Ici, le démon ne
nous laisse pas tranquille ; à peine
échappé de ses terribles griffes, il
cherche à nous reprendre. Mais aussi, je
veille, non seulement le matin, le soir, mais toute
la journée, me confiant entièrement
à l'Éternel, à Celui qui peut
tout ; et quelle satisfaction, après
une journée accidentée, de pouvoir
dire : grâce à Dieu, j'ai
résisté aux tentations de
Satan ; et quelles nouvelles forces Dieu nous
donne pour nous rendre fort dans
le combat, ayant pour arme la
prière. » « Je ne sais
pas encore si vous avez vu mes parents ? Si
vous les voyez bientôt, dites-leur combien je
me repens d'avoir été un mauvais fils
et que je prie Dieu de me permettre de
réparer par la suite, en partie, tout le mal
et le chagrin que je leur ai fait. Je n'ai pas
encore eu de leurs nouvelles ; je demande
instamment à Dieu qu'elles ne soient pas
mauvaises. J'espère que mon père, ma
mère, mes frères et soeurs sont tous
bien portants ; si, néanmoins, je
devais apprendre quelque chose de tragique, je
demande à Dieu de me rendre fort à
l'épreuve qui pourrait
m'arriver. »
F. H. me parla de la petite section
de Tempérance qu'ils avaient fondée
entre quelques-uns à Saïda :
« Je suis appelé à tenir la
prochaine étude biblique ; voici mon
sujet : « La parabole du
semeur ». Je l'ai choisie, parce qu'elle
a beaucoup de rapport avec votre visite au milieu
de nous. » Il ajoute :
« Le dimanche matin, nous allons, Pichon,
Mauyen et les autres faire une petite promenade
dans les rochers, nous nous mettons à
l'ombre d'un figuier ;
après un petit culte, chacun fait sa
prière, et nous rentrons pour la soupe du
matin. »
Un certain soir, je vis entrer dans ma chambre
un soldat, très grand, revêtu de
l'uniforme blanc de ceux qui vont plus au Sud. Il
s'appelait Delbauve. Très agité, il
me dit : - J'ai assez de la vie, j'ai pris la
résolution de déserter cette nuit, et
le viens encore vous serrer la main avant de
partir.
- Pourquoi êtes-vous
entré dans la Légion lui
dis-je.
- Ah ! voilà le
mot ; mais ce mot, je ne puis vous le
dire ! - il me le dit quand même. Je
suis complètement usé par la
débauche. Ma mère est à
l'agonie, elle a été
administrée ; je ne la reverrai plus.
Mes parents m'ont forcé d'aller à la
messe ; j'ai été enfant de
choeur à Amiens, ensuite j'ai fait la
crapule ; je suis devenu soldat de la marine,
j'ai fait la campagne du Tonkin, puis me suis
engagé dans la
Légion. J'ai pris un tel cafard hier au
soir, qu'au lieu de partir demain avec un bataillon
expéditionnaire du côté du Sud,
je déserterai cette nuit et irai m'engager
chez un agent espagnol nommé Rataba qui
cherche à provoquer des désertions en
faveur de Cuba. Ah ! si vous saviez quelle
quantité d'assassins il y a à la
Légion ! Moi-même, je suis
complètement abruti et ne sais plus que
faire !
- Mais, lui dis-je, j'en connais un
qui pourrait vous guérir ! Tirant
précipitamment son portefeuille, il me
dit : - Donnez-moi son adresse.
Il se figurait que j'allais lui
donner l'adresse d'un professeur de
Paris !
- C'est
Jésus-Christ !
-
Jésus-Christ ?
Je vis que ce nom n'était
jamais tombé dans son horizon. Je lui
racontai l'histoire de l'enfant prodigue et lui
citai des paroles comme celles-ci :
« Jésus-Christ n'est pas venu pour
condamner, mais pour sauver ce qui est
perdu. » Tandis que je parlais, son
regard s'allumait de plus en plus ;
c'était comme une musique qui montait
à son âme.
Ah ! la joie de pouvoir dire ces choses
à quelqu'un qui ne les a jamais
entendues !
Tout à coup, debout au milieu
de ma chambre, il croisa les bras et
prononça la prière
suivante :
« Jésus-Christ, je
ne me suis jamais occupé de vous, mais
j'apprends que vous vous occupez de moi. Je ne suis
qu'un monceau de décombres, mais, puisque
vous l'acceptez, je vous le livre. Ce n'est plus
mon affaire, c'est la vôtre. Je ne vais pas
chez Rataba cette nuit, je rentre au
régiment. » Puis il me serra la
main et partit. Je pus encore lui glisser un
Nouveau Testament avec mon adresse.
Trois mois plus tard, il m'envoyait
un billet où ne se trouvaient que ces
quelques mots : « Le conseil que
vous m'avez donné était le bon. Je ne
puis que vous remercier : Merci, merci
encore ! »
Un autre jour, c'est un
clarinettiste qui vint me parler des rasades
d'absinthe qu'il s'administrait chaque jour. Il en
souffrait extrêmement et
venait me demander conseil. Je
l'engageai à prendre un engagement de
Tempérance. Il le fit aussitôt ;
mais une guerre acharnée commença
entre lui et ses camarades. « Ah !
tu te figures que nous tolérerons un
abstinent dans la musique de la
Légion ! Tu te trompes
grandement ! » On lui en fit voir de
toutes couleurs. Mais il resta ferme. Il m'apprit
cependant que la semaine suivante la musique se
rendrait dans la ville militaire de Mascara
où, à l'occasion d'une visite du
gouverneur d'Algérie, de grandes fêtes
allaient être organisées. Ses
camarades lui disaient « Nous ne
parvenons pas à te faire boire ici mais tu
verras à Mascara ! C'est là que
nous réussirons à rompre ton
engagement ! » Il redoutait fort ce
voyage. Je l'encourageai en lui disant que
c'était une magnifique occasion pour lui de
remporter une victoire décisive et de faire
la connaissance d'un Sauveur vivant. Il
partit.
À son retour à
Saïda, il m'écrivit une lettre
enthousiaste dans laquelle il me racontait son
bonheur. Ces trois semaines passées à
Mascara avaient été trois semaines
d'orgie. Toutes les nuits, il y
avait eu des fêtes où l'on dansait
jusqu'à deux heures du matin ;
après quoi, le chef de la musique donnait
à ses soldats la licence de s'amuser pendant
le reste de la nuit. « Mais, me dit notre
ami, chaque fois que je le pouvais, Je me retirais
sous la tente pour me fortifier par la
prière. Et maintenant, ajoutait-il, je
reviens à Saïda avec la conviction que
Celui qui a pu me garder debout dans la terrible
fournaise de Mascara, saura me soutenir dans tous
les autres Mascara que je pourrais retrouver dans
ma vie. »
Un autre soldat que je n'oublierai
pas, c'est le Courlandais Ostrowsky.
Dégourdi et débrouillard, il porte la
médaille militaire sur la poitrine. Matelot
dans la marine russe, il a déserté et
s'est enrôlé dans la
Légion ; à cause de sa mauvaise
conduite et de ses habitudes de boisson, il vient
de faire 350 jours de cellule. « J'en
suis sorti hier, me dit-il, et, passant dans la
rue, j'ai entendu les chants de votre
assemblée, je suis entré et je
viens vous dire que j'ai
accepté ce que vous avez dit. »
J'avais choisi comme texte de mon allocution cette
parole du Psaume L, v. 5 :
« Rassemblez-moi mes biens-aimés
qui font alliance avec moi par le moyen du
sacrifice. »
- Qu'avez-vous compris, lui
dis-je ?
- J'ai compris qu'avec
Jésus-Christ, je pourrais redevenir un homme
et je viens vous demander ce que je dois
faire.
- C'est très simple ! Si
vous avez compris cela, vous n'avez qu'une chose
à faire : vous décider pour Lui,
Le choisir comme votre Maître suprême,
et Le suivre jusqu'à la fin de votre
vie.
Et alors je vis cette chose unique,
que je ne reverrai sans doute plus jamais : Ce
soldat se leva, prit la position militaire, dressa
son front vers le ciel et s'écria d'une voix
ferme : « À
l'ordre » Il salua le grand et glorieux
Invisible qu'il voyait devant lui et auquel il se
consacrait.
Cette salutation militaire
adressée à Jésus-Christ reste
gravée dans mon coeur.
Il m'écrivit plusieurs
lettres. Dans l'une d'elles, il m'annonçait
qu'il faisait partie d'un corps
expéditionnaire en marche vers le Sud.
« J'y ai fait trois recrues, me
disait-il ; chaque jour, à midi, alors
que le bataillon est au repos, je me retire avec
mes camarades à l'écart pour la
prière. » Il m'envoya leurs
photographies avec cette annotation :
« Pensez dans vos prières aux
trois amis du
désert ! »
Plus tard encore, il
m'annonça qu'il était parti pour
Madagascar, où il était monté
en grade. Un jour de Pâques, éprouvant
le besoin de communier, mais ne trouvant au
régiment aucun camarade partageant sa foi,
il se retira dans une forêt et là,
à l'ombre d'un grand baobab, il communia
tout seul avec le Maître qu'il avait choisi
pour la vie.
Un de ses amis, revenant de
Madagascar, passa chez moi pour me dire,
hélas ! qu'il avait été
emporté par la fièvre.
Quelques années
passèrent. Un matin, je reçus la
visite d'un grand et beau jeune homme vêtu de
noir.
- Vous ne me reconnaissez
pas ?
- Non !
- Regardez-moi bien ! Je suis
R. E. que vous avez vu à la Légion
où je me suis converti, lors de notre
semaine de consécration.
- Et que
faites-vous ?
- Vous ne devineriez pas ! En
quittant Saïda, je me suis rendu en
Amérique où j'ai fait des
études de théologie. Je suis
actuellement pasteur français d'une
église américaine qui, pour mes
vacances, m'a payé un voyage en Europe. Je
suis arrivé il y a quelques jours, et c'est
à vous que j'ai tenu à faire une de
mes premières visites.
Ma dernière soirée
à la Légion.
Avant de quitter Saïda, j'éprouvai
le besoin de rassembler en un groupe fraternel tous
les soldats qui s'étaient
décidés pour
Jésus-Christ ; mais je ne savais quel
nom donner à cette association. Le mot
« d'église » ne
convenait pas, puisque la majorité
était d'origine catholique, celui de
« section de
Tempérance » ou
d'« Union chrétienne »,
pas davantage. Je choisis celui de Confrérie
de la Légion.
Le dimanche soir, veille de mon
départ, je convoquai donc une
dernière réunion et leur dis à
peu près ceci : « Au cours de
cette semaine, un certain nombre d'entre vous se
sont décidés à devenir des
disciples de Jésus-Christ. Vous vous ignorez
les uns les autres, alors que vous devriez, au
contraire, vous connaître, vous
aimer et former entre vous une
association vivante. Je viens donc vous faire une
proposition : pour qu'au régiment ou
dans la rue, quand vous vous rencontrez, vous
puissiez vous tendre une main fraternelle, je vous
propose de fonder ce soir une association que nous
appellerons « la Confrérie de la
Légion », à laquelle se
rattacheraient tous ceux qui ont choisi
Jésus-Christ comme leur Sauveur et leur
Maître et sont décidés à
Le suivre jusqu'au bout. Toutefois, comme ces
adhésions doivent être libres et
spontanées, en dehors de toute contrainte,
je vais monter à l'étage
supérieur ; c'est là que
j'attends tous ceux qui se décident à
en faire partie. »
Après avoir prononcé
ces paroles, je sortis et, tandis que je gravissais
l'escalier, une colonne serrée de soldats
montait derrière moi. Quand nous
entrâmes dans cette salle, je
m'aperçus immédiatement qu'elle
était trop petite ; en un clin d'oeil,
mes braves amis en firent disparaître tous
les meubles ; et ils le firent d'une
manière si expéditive, que je ne sus
jamais s'ils étaient sortis par la porte ou
par les fenêtres. Je vois encore
cette salle pleine de pantalons
rouges debout en masse serrée.
Nous eûmes ensemble une
réunion de prière peu banale.
C'étaient des prières neuves,
ardentes, dépouillées de toute vaine
redite et de ces vieux clichés qui
rabaissent si souvent les plus beaux élans
de l'Esprit.
À onze heures, je les
congédiai et n'en gardai qu'une dizaine, les
plus intimes, ceux avec lesquels j'avais pu traiter
à fond la question du salut. Je jetai une
nappe blanche sur une table, pris un morceau de
pain, un verre de vin et je communiai avec eux.
J'ai présidé des cultes de
Cène dans bien des églises,
même dans des cathédrales, mais je
vous assure que celui de Saïda, entre onze
heures et minuit, autour de la petite table de
sapin, reste dans mon souvenir comme un des plus
vivants.
Le lendemain matin, je quittais
Saïda. Je traversai l'Oranie et
l'Algérie jusqu'à Alger où je
trouvai Miss Trotter, l'auteur des
« Paraboles de la
Croix ». Elle habitait une maison
mauresque de la rue du Croissant, et me pria de
tenir une réunion à des femmes arabes
et kabyles, que je vois encore assises sur leurs
divans rouges.
À Marseille, avant de prendre
le rapide du soir, je profitai des quelques
instants qui me restaient pour faire un
pèlerinage à Notre Dame-de-la-Garde,
cette chapelle remplie d'ex-voto, qui domine la
Méditerranée et où les
matelots ont l'habitude d'aller prier au retour de
leurs croisières. Je sentais le besoin
d'aller Le remercier comme les matelots. Je
m'introduisis au milieu d'eux et
j'adorai.
Est-ce que je ne venais pas de
passer, au milieu des mauvais sujets de la
Légion étrangère, une des plus
belles semaines de mon ministère
pastoral ?
Parole d'un
mourant.
Lorsque James Gross, l'ancien président
de la Croix-Bleue jurassienne, se trouva sur son
lit de mort, je me rendis auprès de lui pour
lui adresser ma dernière salutation. Il ne
parlait plus que par monosyllabes et paraissait
être entré dans le délire de
l'agonie. En me voyant, il concentra sa
dernière énergie et, comme s'il avait
voulu me léguer un héritage, il me
dit : « La
Tempérance... ! La
Tempérance_ ! Il faut qu'elle vive...
la Tempérance ! »
En terminant le récit de mes
souvenirs de l'âge héroïque de la
Croix-Bleue, c'est aussi la parole que je voudrais
transmettre au peuple de Dieu de mon
pays :
La Tempérance ! La
Tempérance !... Il faut qu'elle vive...
la Tempérance !
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