L'INQUIÉTUDE HUMAINE
(1)
Les jours vont venir, dit le Seigneur
Yahvé, où j'enverrai la faim
dans le pays. Non pas une faim de pain, ni
une soif d'eau, mais la soif d'entendre
les paroles de l'Éternel. Ils
erreront d'une mer à l'autre, et du
nord au levant ; ils iront
çà et là, pour
chercher la Parole de l'Éternel, et
ils ne la trouveront point. En ce
jour-là, les belles vierges et les
jeunes hommes mourront de soif.
(Amos 8: 11-13.)
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Un des plus nobles esprits de ce temps, James
Darmesteter, a inscrit ces paroles d'Amos en
tête de son beau livre sur les
Prophètes d'Israël. Le malaise
aperçu par le pâtre de Thékoa
lui semblait identique à celui dont souffre
notre génération. Quant au
remède, il le cherchait justement dans ces
écrits prophétiques où
s'exprime d'une façon si poignante
l'aspiration de l'humanité en quête de
la Parole de Dieu.
Pourquoi ne pas chercher dans
l'Évangile la réponse à des
aspirations que l'Évangile seul, l'histoire
en témoigne, a pu satisfaire ?
C'est que Darmesteter
était juif. Si détaché qu'il
fût de tout confessionnalisme étroit,
son attachement chevaleresque à la tradition
de ses pères lui interdisait de remonter au
delà des prophètes, jusqu'à
Celui dont ils ont préparé la venue.
Il n'en a pas moins donné sa formule
à cette renaissance idéaliste dont on
parlait beaucoup il y a une dizaine
d'années. Et aujourd'hui même,
où le salut paraît s'éloigner
de nous, l'aspiration n'est que plus ardente
à laquelle nous avions dû ce
commencement de renaissance. Après de longs
jours de pluie, les nuées s'étaient
écartées pour laisser filtrer au
couchant un rayon de soleil. On se disait :
« C'est le beau qui revient. »
Mais les gens qui étaient versés dans
l'observation des signes des temps savaient bien
que ce n'était pas ainsi. « Il
fait encore trop lourd, disaient-ils ; il y a
de l'orage dans l'air ; ces souffles plus purs
qui ont passé sur nous étaient trop
tièdes et trop parfumés : ce
n'était pas encore l'âpre brise qui
devait chasser les nuages et nous rendre le ciel
bleu. Il faudra qu'il pleuve encore
longtemps. » En effet, les nuages se sont
reformés et les espérances des
idéalistes ne se sont pas
réalisées. Il semble que le salut
soit plus éloigné que jamais. Point
de renaissance spiritualiste, point de renaissance
chrétienne ; mais du néant et de
la nuit. « Les jours vont venir,
où j'enverrai la faim dans le
pays. »
Le monde contemporain n'est pas
satisfait de ses conquêtes : il est
triste, triste infiniment.
La raison de cette tristesse est
très simple. Lé monde a
expulsé Dieu.
Il y a dans l'oeuvre folle de Nietzsche
une page superbe et poignante. Quand le Sage
idéal dont il trace le portrait descend vers
les villes des hommes pour leur apporter son nouvel
Évangile, il rencontre dans les bois un
vieil ermite.
« Que fait le saint dans la
forêt demande-t-il ? Et l'ermite lui
dit :
- Avec des chants et des pleurs, des
rires et des murmures, je loue Dieu, qui est mon
Dieu.
Sur quoi le Sage s'éloigne en
disant :
- Serait-il possible ? Ce vieux
saint, dans sa forêt, ne sait pas encore que
Dieu est mort. »
Dieu est mort ! parole effroyable,
qu'aucun siècle encore n'avait
prononcée ! Il était
réservé au siècle qui vient de
mourir de la faire entendre. Dieu est mort. Quel
blasphème, dites-vous, et quelle
folie ! Mais regardez donc autour de vous.
Dans ce monde qui vous environne, où est
Dieu ?
Jadis, sur le Sinaï
environné de nuages, dans le fracas du
tonnerre, à la lueur des éclairs Dieu
faisait entendre sa Loi à un peuple
prosterné : « Écoute,
Israël ! je suis Yahvé, ton Dieu,
qui t'ai retiré d'Égypte. »
Israël était le peuple de
Yahvé ; Yahvé était le
Dieu d'Israël. Dans ce peuple, tout lui
était consacré ; donc tout lui
appartenait : les hommes, et aussi, comme on
l'a dit, leurs pensées,
leurs oeuvres, leurs outils de labourage et leur
postérité.
Dans la cité antique, les devoirs
religieux se confondaient avec les devoirs envers
l'État. Entre la religion et le patriotisme,
il y avait un lien indissoluble.
De nos jours, la loi a perdu son
caractère sacré ; et, si ceux
qui gouvernent les peuples se disent encore
quelquefois souverains « par la
grâce de Dieu », il y a là
un archaïsme qui perd chaque année un
peu de sa signification.
Les États modernes, qui sont
nés et ont grandi sous la protection de
l'Eglise, ont longtemps mis leur glaive au service
de ses querelles. Peu à peu, cependant, la
séparation s'est opérée entre
le temporel et le spirituel ; et, sans doute,
la liberté de conscience y a trouvé
son compte. Mais l'usage était resté
d'invoquer Dieu aux grandes dates de la vie des
peuples, et d'appeler son aide sur les entreprises
de la nation. Or, cet usage, qui était
légitime et touchant, tend à
disparaître dans les autres pays ; et
chez nous, dans ce pays de France qui, au temps de
saint Louis et de Jeanne d'Arc, accomplissait si
fièrement par le monde les gestes de Dieu,
il a disparu.
Il y a plus : bien loin que toutes
choses soient pénétrées par le
sentiment religieux, les hommes de notre temps
conçoivent la possibilité d'une
existence intégrale où le sentiment
religieux ne tiendrait aucune
place, si ce n'est toutefois sous cette triple
forme de la science, de la morale et de l'art par
où, suivant le mot souvent cité de
Renan, Dieu n'étant pas, il se
crée.
Sombres jours que ces jours
d'éclatante civilisation ! On dirait
que les puissances d'En Haut sont liées, que
le travail de quarante siècles est
détruit, que la science a tué la
religion dans les âmes. Un des maîtres
dont se glorifie à juste titre la
pédagogie moderne, Paul Bert, n'a-t-il pas
écrit : « Les cieux ne
racontent plus la gloire du Dieu fort : ils
racontent la gloire de Newton et de
Laplace ! » Ainsi, aux yeux de
l'homme, l'homme a remplacé Dieu :
l'humanité se divinise sur les ruines de ses
cultes abolis.
En face de cette révolution, il
est des gens qui s'attristent. Nous comprenons leur
tristesse, sans pouvoir cependant la faire
nôtre. Laissons-les à leurs regrets.
Les pensées de Dieu ne sont pas nos
pensées. Si telle est sa volonté,
qu'elle s'accomplisse !
Après tout, il est bon
peut-être que, dans toute la vie sociale, il
soit fait table rase de la religion. Il est bon que
tout enseignement à base déiste soit
officiellement banni de nos écoles, et que
la morale apparaisse dépouillée de
ses sanctions divines. Il est bon que nos
magistrats ne se réunissent plus pour
demander la bénédiction de Dieu sur
leurs travaux, et qu'ils ne voient plus l'image
sanglante du Crucifié se
dresser devant eux pour les prémunir contre
les égarements de la passion et contre les
suggestions viles de l'ambition et de
l'intérêt. Il est bon qu'à leur
chevet, les malades de nos hospices ne voient plus
de ces sourires qui, sur les tristesses de la
terre, mettaient un reflet de la joie du ciel, et
qu'ils n'entendent plus de ces paroles qui, dans
l'angoisse suprême, leur montraient la maison
du Père, ouverte pour les accueillir. Il est
bon que, dans les oeuvres colossales de leur
génie, les hommes ne trouvent que des
occasions de s'exalter eux-mêmes, et que ces
monuments fragiles dont s'enorgueillissait, il y a
deux ans, notre capitale, et qui auraient pu
être les cathédrales de la
pensée et de l'art, n'en aient
été que les Babels. Il est bon que
Dieu soit mis hors de tout et que dans toute notre
vie sociale il soit fait table rase de la religion,
si, à ce prix, la faim et la soif de la
Parole de Dieu s'éveillent dans les
âmes aujourd'hui indifférentes et
veules.
Ne fallait-il pas que l'Enfant Prodigue
eût faim sur la terre
étrangère, pour qu'il se
résolût à retourner vers la
maison du Père ? De même aussi,
il faut sans doute que l'humanité moderne,
libérée des religions d'État
et de leur formalisme inévitable, apprenne
ce que c'est d'être sans Dieu et sans
espérance dans le monde, pour qu'elle
reprenne sa route et qu'elle cherche d'un bout
à l'autre de la terre la Parole de Dieu.
Que la religion, chassée de la
vie sociale, se réfugie à
l'intérieur des consciences, qu'on ferme nos
temples, qu'on dissolve nos sociétés
religieuses, on ne fera qu'accomplir le
mystérieux programme de la
prophétie : « Les jours vont
venir, dit le Seigneur, où j'enverrai la
faim et la soif dans le pays. Non pas une faim de
pain ni une soif d'eau, mais la soif d'entendre les
paroles de l'Éternel. Ils erreront d'une mer
à l'autre, cherchant la Parole de
l'Éternel, et ils ne la trouveront
point ».
Rien n'est effroyable et grandiose
à la fois comme un silence de Dieu. Un tel
silence avait précédé la venue
du Christ. Pendant près de quatre
siècles, la parole des prophètes
s'était tue. Vainement le monde païen
cherchait, soit dans la souillure de ses orgies,
soit dans l'imaginaire purification de ses
mystères, l'apaisement de
l'inquiétude qui tourmentait son coeur.
Vainement, le sang des taureaux et des
béliers coulait sans interruption sur les
autels d'or de Jérusalem. Dieu se taisait.
Soudain, au milieu de ce silence, a retenti le
chant des anges, annonçant à la terre
la venue de son Libérateur.
Ainsi en sera-t-il de notre temps.
L'attente poignante, douloureuse, angoissée
du salut, qui caractérisa ces siècles
de silence, a reparu. Un malaise s'est
emparé des hommes. Parmi les triomphes
mêmes de leur industrie, la nostalgie de
l'infini les a ressaisis. Rien de ce qu'ils font
ne les peut satisfaire ; et
ce qu'il y a de plus remarquable, ce ne sont point
les oeuvres qu'ils accomplissent, ce sont celles
qu'ils voudraient accomplir. Dans l'art moderne se
traduit partout la même aspiration, toujours
inapaisée, vers un idéal trop grand
pour être saisi et fixé en des
formules claires. La réalité est
constamment dépassée par le
Rêve, et il importe moins à l'artiste
de reproduire fidèlement la
réalité, que d'ébaucher le
rêve. C'est la lutte de la Chimère et
du Sphinx. C'est là, dans la poursuite du
rêve insaisissable, que s'acharne la
poésie d'un Verlaine ou la sculpture d'un
Rodin (2).
Et si Wagner est le musicien qui
répond le mieux aux aspirations de ce temps,
celui qui sait, nous parler un langage qui
émeut notre âme jusqu'en ses
dernières profondeurs, n'est-ce pas
justement parce qu'il s'efforce d'étreindre
l'Infini et de matérialiser
l'ineffable ? Cette aspiration tour à
tour triomphante et désespérée
vers la Beauté et vers Marmonie, ce
désir éternellement inassouvi de
l'Infini, cet effort pour traduire en langage
d'humanité ce qui nous dépasse et
nous dépassera éternellement, c'est
bien ce qui donne à l'oeuvre de nos artistes
modernes son caractère de beauté.
C'est aussi ce qui en fait l'imperfection, la
recherche de l'Infini ne se conciliant point avec
cet achèvement de la forme
qui caractérisait les oeuvres antiques.
C'est que les hommes frissonnent de se
sentir seuls, perdus dans l'espace sans bornes. Ils
voudraient arracher au mystère l'axiome
explicatif de l'univers, et leurs entreprises,
même les moins religieuses, portent la marque
de cette sublime inquiétude. Étrange
obsession, qui se manifeste dans les âmes les
plus révoltées, comme un travail de
Dieu, comme une espérance de vie.
C'est pourquoi aussi ils s'en vont d'une
mer à l'autre, cherchant la Parole de
l'Éternel. On voit quantité de gens
dont la vie semble être en état
d'équilibre instable. Ils ne se peuvent
fixer nulle part. Ils délaissent leurs
foyers pour « tuer le temps »,
s'étourdir, dissiper l'ennui de leurs
âmes : ils voyagent, mais le mal est en
eux, et ils le promènent d'une mer à
l'autre sans pouvoir le guérir. Ce qu'il
leur faudrait, à ces inquiets, ce serait une
parole de l'Éternel.
On voit d'autres âmes qui s'en
vont furetant de droite et de gauche, tirant de
l'oubli et de la poussière les débris
des vieilles religions, cherchant à les
agencer ensemble, et à reconstituer ainsi
des religions nouvelles qui les satisfassent. Elles
cherchent, mais elles ne trouvent pas la Parole de
l'Éternel.
Et particulièrement, comme au
temps du vieux prophète, ce sont les jeunes
gens et les jeunes filles qui
meurent de soif. Oh ! cet avenir aux
perspectives raccourcies, cet utilitarisme stupide
des modernes qui ramène tout aux questions
d'intérêt et d'amour-propre, pour qui
il n'est question que de bien vivre sur la terre,
et d'y faire fortune, ou, quand on est
déjà riche, d'y tenir son rang !
Cet utilitarisme qui, partout où le coeur
devrait régner, lui substitue ce qu'il
appelle la raison, et qui s'appelle en
réalité le calcul ! Et, pour le
dire d'un mot, cette conception matérialiste
de la vie qui a pris possession de tant
d'âmes, parmi celles-là mêmes
qui se disent chrétiennes.
Les triomphes de la science peuvent
élargir à ce point les perspectives
humaines, qu'on perde momentanément de vue
l'insuffisance d'un but qui serait purement
terrestre. Pourtant, le détachement profond
de l'existence vient apporter aux
thuriféraires du scientisme de constants
démentis. L'optimisme officiel peut exalter
les victoires de l'intelligence. Il n'est pas en
son pouvoir de donner aux hommes des raisons de
vivre. Oh ! une parole, une seule parole de
vie ! Pour elle, les hommes de notre temps
donneraient l'océan de vaines redites par
lesquelles des rhéteurs sans âme
prétendent tromper en eux la soif du
divin.
Sans doute faut-il encore attendre que
le malaise des privilégiés soit
devenu le mal de tous.
L'apôtre du matérialisme
moderne, Karl Marx, a prétendu que la
question sociale, c'était la question du
ventre. Il calomniait l'humanité. Comme le
prédit cet admirable Jaurès, c'est
quand la faim du pain aura cessé de torturer
les entrailles de la multitude qu'elle sentira
s'éveiller en elle la faim inextinguible de
la Parole de Dieu. Les insensés, qui
s'imaginaient exorciser la chimère
religieuse et faire crouler les Églises en
conviant les travailleurs au banquet de la
vie ! Affranchissez d'abord les hommes des
misères physiques, qui les empêchent
de penser. Ensuite, ils chercheront la Parole de
l'Éternel.
Vous êtes des représentants
de l'idée chrétienne affranchie des
superstitions, libérée de
l'autorité extérieure. Vous
êtes peu nombreux, mais vous
représentez la plus grande force morale,
puisque vous représentez le Christ.
Au moyen âge, les Églises
s'ouvraient dans les temps d'épreuve, pour
distribuer le pain aux foules affamées.
Serez-vous prêts, le jour où notre
peuple viendra nous réclamer le pain de vie
et l'eau qui désaltère pour
l'éternité ? Serez-vous
prêts à parler selon votre foi et
à accomplir les sacrifices
nécessaires ? Serez-vous
consacrés, pleinement consacrés au
service du Roi des cieux et de la terre ?
Aurez-vous fait le sacrifice de tout
préjugé traditionnel, de tout orgueil
de caste ?
L'avenir vous réserve une belle
tâche. Un jour, Dieu enverra une
manifestation d'Esprit et de puissance pareille
à celles qui, au temps d'un François
d'Assise, d'un Luther, d'un Wesley, ont
bouleversé l'Eglise.
En cette veillée des armes qui
précède la Pentecôte,
recueillons-nous dans l'attente de l'appel prochain
qui conviera aux luttes suprêmes les
disciples du Rédempteur.
Conscients de notre faiblesse, sachant
que tout salut vient d'En-Haut, comprenant que si
Dieu parle, on peut tout espérer,
unissons-nous pour répéter l'ardente
supplication du prophète :
« Oh ! si tu ouvrais les cieux, et
si tu descendais ! »
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