LE PROPHÈTE AMOS
Écoutez cette complainte que je
vais prononcer à votre sujet,
ô maison d'Israël !
Elle est tombée, elle ne
peut plus se relever, la vierge
d'Israël elle gît
étendue sur son champ personne ne
la relèvera.
(Amos 5 : 1-2.)
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C'était en l'an 800 avant
l'ère chrétienne, le quinzième
jour du huitième mois. Israël
s'était réuni pour la fête des
vendanges autour de l'antique sanctuaire de
Béthel, à l'endroit même
où l'ancêtre de la race avait vu
descendre l'échelle d'or qui unissait la
terre au ciel. Là s'élevait une
maison de Dieu, que le roi Jéroboam avait
prétendu opposer au temple de
Jérusalem. Les pratiques cananéennes
s'y mêlaient étrangement à la
religion du Sinaï. Le veau d'or y était
adoré, et le culte prenait facilement ces
allures relâchées qui
caractérisent les religions de la
nature : c'était le culte de Baal, Dieu
du vin et du blé, plus que le culte de
Yahvé.
La fête des vendanges était
la grande fête de l'année. Ce
jour-là, on apportait à Yahvé
de riches offrandes ; on
tuait en son honneur les plus belles bêtes du
troupeau, on en offrait une part sur son autel, on
mangeait le reste, avec actions de grâces, en
des repas joyeux et bruyants, arrosés de vin
nouveau.
Durant plusieurs jours, on festoyait
ainsi et on dansait devant le sanctuaire, au son
des flûtes et des tambourins. La
caractéristique de cette époque,
c'était la joie débordante,
effrénée. Le roi de Samarie,
Jéroboam II, avait relevé le
royaume ; il avait étendu ses limites
depuis Hamath-la-Grande jusqu'au ruisseau du
désert. Moab, l'antique ennemi
d'Israël, était vaincu. Le roi avait
fait taire là-bas, suivant les paroles d'un
vieil oracle, « la joie des vergers et
les chansons de la vendange. » Le Syrien,
jadis objet de terreur pour Israël,
était devenu impuissant. jamais, depuis les
temps de David, la prospérité n'avait
été si grande.
Aussi l'allégresse
était-elle générale ce
jour-là, à Béthel. Tandis que
le grand-prêtre Amatsia officiait devant
l'autel, c'étaient, alentour, des chants,
des danses, des coupes qui s'entrechoquaient et des
rires joyeux. Soudain, un remous se fit dans la
foule, les cymbales et les flûtes se turent,
une terreur glaça les rires et les
chants : on s'écartait sur le passage
d'un homme vêtu de peaux de bêtes
à l'aspect farouche, qui chantait une
complainte : « Elle est
tombée, elle ne se relèvera plus, la
vierge d'Israël. Elle
gît étendue sur son champ, personne ne
la relèvera. »
Le premier émoi passé, on
demanda qui était ce trouble-fête. On
sut que c'était un étranger, un
habitant de Juda, Amos, gardien de moutons et
planteur de sycomores, qui faisait paître son
troupeau dans les pâturages de Thékoa,
auprès de la mer Morte. Dieu l'avait pris
comme il poussait ses brebis, et lui avait
dit : Va, prophétise sur mon peuple. Et
il prophétisait.
Quand Amos se fut répandu en
brûlantes invectives sur Israël et sur
ses sanctuaires, quand il eut montré
Yahvé prêt à niveler, à
anéantir son peuple, il vit se dresser
devant lui le représentant des traditions
religieuses et nationales, le gardien du
sanctuaire, le grand-prêtre Amatsia.
Pour la première fois, dans
l'histoire de l'humanité, se heurtent le
prêtre et le prophète, l'homme de
tradition et l'homme d'inspiration, dont le
débat durera désormais jusqu'à
la fin des temps.
Amatsia se fit l'interprète de
l'émotion générale :
« Homme à visions, va-t'en, fuis
au pays de Juda ; manges-y ton pain, et
là, tu prophétiseras. Mais ne
continue pas à prophétiser à
Béthel : c'est un sanctuaire du
roi. »
Mes frères, vous blâmez ce
grand-prêtre, sans doute. Et pourtant, s'il
se levait parmi nous quelque
prophète de malheur, vous seriez
tentés, vous aussi, je crois, de lui imposer
silence. L'étrange aversion que les hommes
ont pour la vérité ! On craint
les avertissements, on craint
l'anathème ; comme si l'anathème
avait par lui-même je ne sais quel
mystérieux pouvoir ! Ce n'est pas
l'anathème qu'il faut craindre, ce sont les
péchés qui l'appellent.
Au lieu d'étouffer la voix des
prophètes, ce serait l'heure de se repentir.
Mais nous aimons tant à nous bercer de nos
illusions, à écarter toute
pensée de désastre, que nous
préférons glisser aux catastrophes,
les yeux fermés. Et quand on nous annonce le
danger que court notre Église par le
formalisme et l'indifférence de ses membres,
nous nous révoltons ; nous organisons
sur les vices de notre culte, de notre
piété, de notre vie sociale, une
vaste conspiration du silence. Est
sacrilège, quiconque touche aux
constructions existantes. Qu'il aille
prophétiser ailleurs, chez nos adversaires,
chez nos rivaux, chez ceux qui ne croient pas comme
nous, qui n'adorent pas comme nous ; qu'il
s'enfuie au pays de Juda ! Ici, c'est un
sanctuaire du roi, c'est l'Église de Dieu,
l'Eglise du pur Évangile, l'Église
des grands ancêtres, des confesseurs et des
martyrs de Jésus-Christ. Cette
Église-là ne peut pas
périr : l'honneur de Dieu est
intéressé à son salut,
à son avenir, à son triomphe.
Prenons-y garde. Un jour viendra
peut-être où il se trouvera que nos
sentiments de propre justice et de propre confiance
nous auront induits en illusion, et où Dieu
aura recours à d'autres pour faire l'oeuvre
de son Royaume. Le fleuve de l'Esprit change de
cours à son gré ; insensé
qui prétend le canaliser. On s'imagine
pouvoir le faire, cependant ; et il vient un
moment où l'on est bien forcé de
s'apercevoir qu'il n'y a plus que du sable.
Dieu est notre Dieu, soit. Il
était aussi le Dieu d'Israël. Il
l'avait élu, entre tous les peuples de la
terre, pour les plus hautes destinées. Il
l'avait conduit hors d'Égypte, refoulant
devant lui les eaux de la mer Rouge et les peuples
du désert. Il lui avait donné la
Terre promise, où coulaient le lait et le
miel. Il l'avait fait souverain entre l'Euphrate et
le Nil. Et cependant, il n'avait pas associé
sa fortune à la fortune de ce peuple. Du
jour où ce peuple a contrevenu à sa
loi, il l'a brisé. Les
bénédictions de Dieu ne sont pas un
oreiller de paresse : elles sont une
responsabilité ; et plus il les
prodigue, plus cette responsabilité grandit.
« Vous seuls, entre tous les peuples de
la terre, je vous ai connus, dit-il à
Israël par la voix de son
prophète : c'est pourquoi je
châtierai toutes vos
iniquités. » Il n'y a pas de
peuple, il n'y a pas d'homme, il n'y a pas d'Eglise
qui aient le droit de se prévaloir des
grâces divines.
Dieu est le Dieu d'Israël ;
mais avant tout, il est le Dieu de la justice, et
il peut survenir tel cas où la destruction
de son peuple soit la suprême affirmation de
sa puissance et de sa victoire. Voilà Dieu,
le Dieu de la nouvelle alliance aussi bien que de
l'ancienne. Le Dieu d'Amos et le Dieu de
Jésus-Christ. Ah ! sans doute, ce n'est
pas le Dieu auquel le rationalisme, qui offre de
singulières affinités avec la
religion de Béthel, voudrait nous
accoutumer, le Dieu qui est à notre service
pour nous donner les joies du ciel, après
nous avoir donné les joies de la terre, le
Dieu qui se plaît à semer de fleurs le
chemin de ses créatures, et qui leur
pardonne tous leurs écarts avec ou sans
repentir ; le « Dieu des bonnes
gens » en qui il y a des trésors
d'indulgence, dont l'amour est fait de
tolérance, et la tolérance de
faiblesse. Comme elle est fade, cette
piété des gens heureux et satisfaits,
qui se croient quittes envers Dieu parce qu'ils
s'agenouillent devant lui, à de certaines
heures, et qui s'imaginent, comme les naïfs
adorateurs du Dieu de Béthel, qu'un peu
d'encens suffit à faire oublier les fautes
de leurs vies et la frivolité de leurs
pensées ! Comme elle est
révoltante, la religion de ceux qui se
consolent des iniquités de la terre en se
disant : Dieu y pourvoira. Dieu ! il hait
la piété frivole, les sacrifices
mercenaires, qui n'ont d'autre but que de se
concilier sa protection. Ce qu'il
demande, aujourd'hui, comme au temps d'Amos, c'est
la justice, toute la justice.
La justice ! Voilà qui est
bien élémentaire, semble-t-il. Et
pourtant, toute la prédication d'Amos, toute
la prédication des prophètes, est une
prédication de la justice.
Il est vrai que nous avons une excuse
pour ne pas aimer entendre parler de justice. Le
droit, l'équité, sont à nos
yeux des notions inférieures :
n'avons-nous pas l'Évangile ?
Nous ne prenons pas assez garde que la
Grâce n'a jamais prétendu supprimer la
Loi, mais plutôt donner la force de
l'accomplir. Assurément, la
prédication des prophètes n'est pas
encore l'Évangile ; et la justice
qu'ils réclament est inférieure
à la justice de l'Évangile. C'est
donc qu'il faut essayer d'accomplir,
premièrement la justice des
prophètes, et puis la justice de
l'Évangile. Car Jésus-Christ
réclame plus qu'Amos, et si la
prédication d'Amos vous
déplaît, l'Évangile doit vous
déplaire davantage. Amos nous demande
uniquement d'avoir souci de la misère de
Joseph ; Jésus exige le sacrifice
entier, le renoncement définitif.
Ce qui attirait sur Israël la
condamnation divine, c'était le manque de
justice. Les magistrats trahissaient l'innocent
pour de l'argent, et le pauvre
pour une paire de sandales. Ils buvaient le vin de
ceux qu'ils avaient condamnés, ils
s'étendaient auprès des autels de
Yahvé sur des vêtements pris en gage.
L'État était prospère ;
les grands personnages avaient une maison d'hiver
et une maison d'été ; ils
couchaient dans des lits d'ivoire, sur des coussins
de soie de Damas ; ils oignaient leur
tête d'une huile précieuse ; ils
buvaient des vins délicieux ; ils
chantaient, s'accompagnant avec le luth et faisant
des vers à l'instar de David.
Oh ! les temps de
prospérité, l'heureuse vie ! On
ornait les sanctuaires de Yahvé avec toute
sorte d'offrandes, on était pieux, d'une
certaine manière ; on était
heureux et béni. Sans doute, il y avait bien
des douleurs qui pleuraient dans
l'obscurité. Les guerres fréquentes
avaient enrichi les spéculateurs, mais elles
avaient ruiné les petites gens : la
distance s'était accrue entre le riche et le
pauvre ; pour subvenir aux frais de
représentation de l'État, à
l'entretien des fonctionnaires dont le nombre ne
cessait de croître, et au luxe des grands, il
avait fallu augmenter les impôts. Le
blé se vendait fort cher : tandis qu'on
rétrécissait les mesures, on
augmentait les prix, et il y avait des gens qui
mouraient de faim ; mais en haut lieu, on ne
s'inquiétait pas de la misère de
Joseph, Et ainsi, on faisait approcher le
règne de la violence.
Malheur à ceux qui profitent sans
remords des ressources que l'art et la civilisation
la plus raffinée leur prodiguent, et qui
étendent lentement les mains pour cueillir
les fleurs de la vie, sans se soucier des
âmes faites pour le bonheur qui
s'étiolent et meurent dans l'ombre trop
grande que fait leur
prospérité ! C'est ainsi qu'on
fait approcher le règne de la violence.
Comme nous aurions besoin d'entendre une
parole de prophète ! Plus Dieu nous a
donné, plus il est en droit d'attendre de
nous, Le Père miséricordieux et
tendre, que Jésus-Christ nous a
révélé, peut exiger davantage
que le Dieu du Sinaï ; plus que la
stricte justice : l'amour qui se donne,
prêt à renoncer, s'il le faut, aux
plus légitimes privilèges. Les
fidèles du Dieu de l'Évangile ne
doivent avoir de repos, tant qu'il y aura ici-bas
des êtres qui souffrent, et qui ne peuvent
avoir leur part d'air, de soleil, de
liberté.
Au nom de la Rédemption, au nom
du pardon divin et de l'espérance
éternelle, au nom du bonheur qui
réside à votre foyer, faites
régner la justice, non point celle des
hommes, qui consacre le droit des forts, mais celle
de l'Évangile, qui reconnaît à
toutes les créatures de Dieu le droit
intégral au salut, c'est-à-dire au
bonheur vrai. C'est sur ce terrain-là, et
non plus sur celui des raisonnements
stériles, que la bataille
du règne de Dieu est
transportée : c'est sur ce
terrain-là que vous devez la gagner.
Ah ! je sais que, par des actes de
bienfaisance, vous essayez de guérir
quelques blessures des misérables. Mais
votre libéralité est-elle bien un
acte de justice ? N'est-elle pas trop souvent
un sacrifice sans amour, que vous vous imposez par
égard pour la volonté de Dieu ?
Ou encore, cette poignée de nourriture qu'on
jette au monstre affamé, pour empêcher
qu'il ne nous dévore ? Tandis que nous
devrions considérer la bienfaisance, comme
une réparation partielle des injustices
terrestres, dont le but n'est plus de faire un
obligé, mais de restaurer en notre
frère qui souffre sa dignité
éternelle d'enfant de Dieu.
La générosité n'est
qu'un remède : c'est le mal qu'il
faudrait détruire. Pour conjurer ce
règne de la violence que les clairvoyants
sentent proche, il faut que toutes nos relations
avec nos frères s'inspirent d'un esprit de
justice.
Le règne de la violence peut
encore être conjuré, mais il y faut
une application conséquente du christianisme
évangélique. N'est-ce pas
Clémenceau qui a écrit que la grande
réconciliation se ferait, le jour où
les chrétiens se décideraient
à vivre leur christianisme ? Mes
frères, que cette réconciliation soit
votre oeuvre !
Les Israélites, le premier moment
de terreur passé, n'écoutèrent
pas Amos. Ni roi, ni prêtres, ni grands du
royaume n'eurent souci des paroles de ce
visionnaire. On l'oublia ; on continua de
mener la même vie que devant. Mais quarante
ans après, le royaume d'Israël
s'écroulait. Les Assyriens s'emparaient de
Samarie. Ces hordes d'hommes de proie ne laissaient
rien subsister, sur leur passage, des civilisations
et des croyances. Accomplissant la
prédiction d'Amos, ils anéantirent
les sanctuaires du Dieu d'Israël :
Béthel avec son temple,
Béerséba avec son puits et son bois
de tamaris encore tout plein de visions, d'autres
encore. Tout le passé héroïque
de ce peuple était détruit.
Cependant, parmi beaucoup d'erreurs, il
y avait eu dans ce royaume de grandes choses.
D'abord, cette religion
décentralisée, patriarcale. Il n'y
avait point en Israël, comme en Juda, une
religion d'État, un sanctuaire unique, qui
absorbait non seulement l'adoration, mais les
énergies nationales. Aussi l'esprit
d'individualisme, de liberté, de
progrès, l'esprit de prophétie,
s'était-il développé sur ce
sol du royaume des dix tribus. Il y avait là
des âmes qui cherchaient Dieu librement, et
qui, l'ayant trouvé, parlaient en son nom,
sans crainte des hommes. À côté
de là religion des sacrifices, la religion
en esprit commençait de fleurir ;
Et rien de tout cela ne devait
revivre. Tout ce que ce peuple avait aimé,
chanté, adoré, fut aboli sans retour,
parce qu'il n'avait pas écouté la
voix de ceux qui prêchaient la justice.
Ce que devint Amos après la
fête de Béthel ? Toute l'histoire
éternelle d'Amos tient dans les quelques
heures que durèrent ses discours.
C'était un berger. Il devait
continuer à remplir sa vocation de berger,
après avoir rempli sa vocation de
prophète. Et voilà tout ce qui nous
intéresse. Amos, par lui-même, n'est
rien, Mais ce jour-là,
révélateur du Dieu de justice, il
incarna la Vérité : il ne fut
que vérité. Il apparut devant les
foules assemblées, pour leur
révéler son Dieu ; puis il s'en
alla. Ayant achevé ce que l'Éternel
l'avait chargé de dire, il retournait garder
ses brebis.
Souvenons-nous qu'aucune profession ne
nous exclut de la liste des collaborateurs du
Royaume. Dans chaque vie, si obscure soit-elle, il
y a quelque chose d'éternel qui doit surgir
à la lumière. Chacun de nous peut
avoir sa journée de Béthel. Le tout
est de savoir nous tenir prêts et
d'écouter, sans nous laisser absorber par
les affaires de la vie, sans nous laisser intimider
par les préjugés courants, et aussi,
sans prétendre devancer l'heure fixée
par Dieu, l'heure bénie où il nous
confiera un message.
Soyons, de ceux qui écoutent, et
puis, qui laissent la Vérité parler
dans leur vie, à l'encontre des
préjugés de leur temps.
Tous, nous sommes appelés
à tracer notre sillon ici-bas, à
faire, tôt ou tard, oeuvre
d'éternité. Si, fermant l'oreille aux
bruits du siècle, nous sommes fidèles
dans l'accomplissement du devoir journalier,
à la place où Dieu nous a mis, un
jour viendra où nous entendrons la voix de
Celui qui dit : « Va,
prophétise sur mon peuple. » Et
l'Esprit, qui souffle où il veut, fera de
nous ses messagers.
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