LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE II
LA MORALE NOUVELLE
(Matthieu V, 20-48.)
SON CARACTÈRE POSITIF
4. La spontanéité
de ses manifestations.
«Vous avez entendu qu'il a
été dit aux anciens : Tu ne te
parjureras point, mais tu t'acquitteras envers le
Seigneur de tes serments. Mais moi je vous dis de
ne pas prononcer de serment du tout, ni par le ciel
parce que le ciel est le trône de Dieu, ni
par la terre parce que la terre est l'escabeau de
ses pieds, ni par Jérusalem parce que
Jérusalem est la ville du grand roi,
Ne jure pas non plus par ta
tête, parce que tu ne saurais rendre un seul
de tes cheveux blanc ou noir; mais que votre
langage soit : Oui, oui; non, non. Ce qu'on y
ajoute vient du Malin.»
Il ne s'agit pas ici du serment
indispensable au maintien de l'ordre, serment
prêté au drapeau ou devant le tribunal
- comment Jésus qui n'a point voulu abolir y
eût-il porté atteinte? - mais de celui
qui sert de sanction dans la vie ordinaire. La
casuistique juive établissait une
distinction entre les serments plus ou moins
sacrés, selon que l'on jurait par Dieu
lui-même ou par quelque objet
précieux. Jésus commence par
proscrire ces distinctions subtiles et ces
procédés hypocrites, en
déclarant que toutes les choses auxquelles
nous en appelons se ramènent en
définitive à Dieu, et que, par
conséquent, tous les serments lient celui
qui les prête. Puis il conclut : Vous, ne
jurez nullement; que votre langage soit sobre et
véridique.
Si cette recommandation de
Jésus n'avait trait qu'au serment
lui-même, il serait à peine
nécessaire aujourd'hui de la prendre en
considération, car autant cet abus
était fréquent chez les Juifs, autant
il nous est étranger. Mais il suffit de la
dépouiller de son vêtement
israélite pour constater qu'elle nous
concerne aussi. En effet, les Juifs recouraient au
serment, soit en affaires, soit dans la vie
privée afin de garantir la
vérité de leurs assertions, et la
sincérité de leurs intentions. C'est
à cet effet qu'ils prenaient Dieu à
témoin, jetant ainsi comme atout parmi la
futilité des choses humaines l'auteur de
l'univers. Procédé aussi grotesque
qu'insolent! Cependant n'en use-t-on point
aujourd'hui encore, sans tomber toutefois dans les
exagérations de la mentalité
orientale?
Que de gens ne savent rien faire
sans protester de leurs bonnes intentions, rien
dire sans attester leur véracité!
C'est contre cet abus que Jésus
s'élève en nous ordonnant de parler
simplement et sans détours.
Que nous soyons tenus d'être
véridiques, cela n'est pas nouveau. Mais ce
devoir est souvent compris d'une manière
toute formelle, en sorte que l'apparente
vérité n'est en réalité
qu'un mensonge. Que de fois notre phrase est
construite de manière à donner le
change à notre interlocuteur, que de fois
elle n'est vraie qu'au prix d'une restriction
mentale ! Les vérités
compliquées sont toujours
intrinsèquement fausses, quelque
inattaquable qu'en soit la formule. Ceux « qui
ont le coeur pur» ne sauraient énoncer
des vérités partielles,
équivoques et trompeuses, mais uniquement la
franche vérité, expression directe de
ce qui est.
Cependant ici aussi, le cas
particulier exposé par Jésus n'est
qu'un exemple destiné à illustrer un
principe général. C'est dans notre
vie tout entière que le oui doit être
oui, et le non, non. Tout doit y sonner franc, tout
doit être la révélation
sincère de notre être, l'expression
non déguisée de nos sentiments et de
nos intentions, l'effet immédiat de notre
impulsion intérieure,
l'épanouissement naturel de notre vie
personnelle. Il faut qu'en tout et partout nous
nous affirmions comme «étant de la
vérité». Sois toujours ce que tu
es dans ton for intérieur et en
réalité, fais toujours ce que tu
dois, ce que tu dois véritablement : telle
est la consigne. Mais, les âmes inertes en
sont incapables. La vérité ne peut
être pratiquée que par ceux dans
lesquels elle a pris vie.
Comment les hommes au coeur droit ne
se montreraient-ils pas honnêtes et probes
dans leur vie? Ils ont le parler
net et l'action résolue.
Les situations troubles et les rapports douteux
leur sont insupportables. La clarté ne peut
manquer de se faire, où qu'ils apparaissent;
à plus forte raison ne sauraient-ils laisser
les autres dans l'incertitude ni les leurrer par
des demi-vérités. Tout
procédé captieux, diplomatique,
équivoque ou sournois leur est
étranger. On peut compter sur eux sans
réserve, car chez eux le oui signifie
toujours oui, et le non toujours non. Leur abord
ouvert, leur regard limpide annoncent
d'emblée ce qui confirme leur vie : en eux
règnent la vérité et la
clarté.
Cette vérité de
l'être et de la vie, nettement
exprimée, n'est possible qu'en vertu d'une
spontanéité complète. Comme le
son succède au choc, il faut qu'à
l'intuition succède immédiatement la
manifestation extérieure, à
l'impulsion l'action, à l'impression
l'expression, à la révélation
intérieure l'expérience
féconde. Dès que nous nous laissons
arrêter par des arrière-pensées
ou des hésitations, par des
précautions inquiètes, par la
réflexion ou le calcul des
conséquences possibles, la
vérité se voile et la clarté
se trouble. De l'immédiateté de notre
vie intime dépend donc la droiture de notre
caractère, de celle de nos manifestations
dépend la sincérité de notre
conduite.
Une vie pareille a
nécessairement un caractère de
simplicité et de sobriété.
Nous devons dire la vérité sans
apprêt, sans ambages, sans commentaires comme
sans insistance, car dans ce domaine tout ce qui
est superflu est mauvais, et tout ce qui n'est pas
indispensable est superflu. Lorsque nos
allégations procèdent de nos
réflexions ou d'intentions
particulières, il faut bien pour
éviter tout malentendu et pour rester
parfaitement honnêtes, expliquer ce que nous
avons en vue. Mais quand nous exprimons
spontanément et sans
aucune arrière-pensée ce que nous
éprouvons, cela n'est point
nécessaire, car nos paroles donnent
l'impression immédiate de la
vérité et manifestent directement
notre disposition intérieure. Cette
expression primesautière de notre sentiment
est une révélation
élémentaire de notre être qu'il
n'est nécessaire d'appuyer ni de garantir
par aucun éclaircissement
complémentaire. Car, malgré
l'insuffisance des termes, elle est cependant
l'indication évidente de ce que proclament
sans paroles notre attitude, notre regard, nos
gestes, notre physionomie.
Analyser et démontrer
après coup ce qui s'exprime ainsi en toute
simplicité, ce serait agir contrairement
à la nature même de notre être
originel qui est naïf et sans détour,
et dont les manifestations sont aussi sobres,
simples et inapparentes que les
phénomènes de la vie dans la nature.
Y toucher serait enlever au fruit son duvet,
à la fleur sa
fécondité.
Cela est vrai non seulement de nos
paroles, mais de tout le langage de notre vie. La
moralité nouvelle est la manifestation
immédiate de l'être originel qui vit
en nous. Si elle règne en nous, tout s'y
passe droitement et se transmet de même. Nous
nous donnons pour ce que nous sommes, nous vivons
ingénument comme le coeur nous en dit, nous
nous présentons nus et
désarmés, c'est-à-dire avec la
simplicité et la probité absolues qui
conviennent à l'être nouveau. Les
façons conventionnelles, les circonlocutions
compliquées aussi bien que les explications
et les atténuations altèrent
l'impression nette et claire que doit produire
notre personnalité et en compromettent
l'effet. Elles en troublent
l'intégrité et l'originalité
naïve. Un style pur exige une expression
sobre.
Il n'est pas possible cependant
d'ordonner à tous indistinctement de vivre
sans apprêt et de se donner tels qu'ils sont.
Ce serait déchaîner leur nature
barbare et mettre au jour toute sa laideur et toute
sa vulgarité. On ne peut laisser libre cours
à la spontanéité personnelle
que là où elle est
l'épanouissement nécessaire de la vie
originelle. Aussi Jésus n'adresse-t-il ces
paroles qu'à ceux qu'il a
caractérisés dans les
béatitudes.
Lorsque toutes les manifestations de
notre vie sont vraies, simples et nettes,
l'idée de faire usage du serment ne nous
aborde même pas. Il devient non seulement
inutile, mais inadmissible et inconvenant. Il n'est
en effet qu'un expédient nécessaire
à la nature misérable qui ne porte en
elle-même aucune garantie, et ne
possède point la puissance persuasive de la
vérité. Les enfants de Dieu sont
au-dessus de ces procédés. La
noblesse que leur confère leur
vérité intime, prête tout
naturellement à leurs assertions et à
leurs actes une valeur irrécusable qui les
soustrait à la honteuse
nécessité d'entasser les
protestations pour leur donner du prix.
La spontanéité des
manifestations vitales propres à la
moralité nouvelle a, dans la vie des
chercheurs, une autre conséquence encore. La
«justice» ancienne ne pouvait se passer
du serment, car on ne jurait pas seulement
relativement au présent ou au passé,
mais encore en vue de l'avenir. On s'engageait
d'avance à tenir une conduite
déterminée. Ne pouvant se fier sans
plus les uns aux autres, on réclamait
réciproquement comme garantie de solennelles
promesses, et pourvu qu'on les tînt
scrupuleusement l'idéal de justice
était satisfait.
Il en est encore ainsi de nos jours.
L'humanité restée
barbare ne peut se passer des
garanties que donne le serment. Sans elles il n'y
aurait aucune sécurité mutuelle, et
la vie commune se disloquerait. Il faut que les
fonctionnaires prêtent serment au
gouvernement et à la loi, que les
ecclésiastiques s'engagent solennellement
à rester attachés à leur
profession de foi, que les époux se jurent
fidélité devant l'état-civil
ou à l'autel. Dans leur commerce personnel,
les hommes se lient et s'enchaînent
réciproquement par leur parole d'honneur.
Impossible autrement de confier un secret,
d'obtenir une caution, à moins qu'on ne
consente à s'abaisser davantage encore en
fixant des amendes ou des peines
éventuelles.
Tout cela est barbare et sans aucun
rapport avec l'ordre de choses nouveau. Aussi
Jésus ne dit-il pas : Tenez votre parole
d'honneur, mais: Ne la donnez pas du tout. Que
votre parole soit : oui, oui; non, non! Ne vous
laissez sous aucun prétexte entraîner
plus loin; vous êtes trop augustes pour cela.
Que les autres se lient réciproquement;
vous, restez librement fidèles l'un à
l'autre. C'est dans la liberté que
réside votre honneur. Votre caution, c'est
votre être même. Toute autre garantie
serait mensongère, car elle passerait les
limites de votre pouvoir. L'avenir n'est pas entre
nos mains, nous n'avons donc pas le droit de
l'engager. Il appartient à Dieu, comment en
disposerions-nous? Nous pouvons déclarer
notre intention d'agir de telle ou telle
manière, mais non certifier que nous le
ferons quoi qu'il arrive. Dans le premier cas, nous
manifestons notre disposition actuelle, dans le
second, nous arrêtons d'avance la conduite
à suivre. C'est ce que nous ne pouvons ni ne
devons à aucun prix. Car notre attitude
future pourra et devra être modifiée
par les circonstances, puisque notre
jugement est le plus souvent, en
face du fait concret, tout différent de ce
qu'il est dans la simple prévision du cas
donné; et il est possible, par
conséquent, que nous nous trouvions alors
à son égard dans un tout autre
rapport que nous ne le serions aujourd'hui.
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