LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
CHAPITRE II
LA MORALE NOUVELLE
(Matthieu V, 20-48.)
SON CARACTÈRE POSITIF
3. Sa rigueur inflexible.
« Il a été dit aussi :
Quiconque répudiera sa femme, lui donnera
une lettre de divorce. Mais moi je vous dis :
Quiconque répudie sa femme, fait d'elle une
adultère, et quiconque épouse une
femme répudiée commet un
adultère. »
Ce passage fait ressortir
très vivement l'opposition établie
par Jésus entre la morale des satisfaits,
qui consiste à rester dans les limites du
devoir et de l'honnêteté, et la morale
des chercheurs, qui est la manifestation
irrésistible de l'être originel en
eux. Les premiers sont moralement obligés de
régulariser le divorce devenu
nécessaire. Pour les seconds, le divorce est
une impossibilité; car quelle que soit la
faute commise par l'un des deux époux,
divorcer serait à leurs yeux violer la loi
conjugale. En ajoutant par la suite à la
déclaration de Jésus cette clause :
«Si ce n'est pour cause d'inconduite »,
on en a tué le nerf. Car cet enseignement
concernant le mariage a précisément
pour but de nous montrer que les exigences de
l'être nouveau sont catégoriques et ne
souffrent ni exceptions, ni réserves. C'est
qu'on n'a pas compris qu'ici, comme dans tout le
Sermon sur la montagne, Jésus s'adresse
spécialement aux élus,
c'est-à-dire à
ceux qui sont la lumière du monde. On a vu
en Jésus le fondateur d'une religion
mondiale, on en a conclu qu'il a voulu promulguer
une loi morale parfaite et universelle, en
opposition à la loi mosaïque imparfaite
et insuffisante : dès lors, il fallait
falsifier ses paroles afin de pouvoir interdire
à tous le divorce, - sauf toutefois en cas
d'adultère.
On ne s'est pas rendu compte qu'en
prohibant le divorce d'une manière
générale, Jésus eût
annulé sa propre déclaration : «
je ne suis pas venu abolir, mais accomplir ».
En effet, il eût aboli une disposition
bienfaisante qui, dans l'état actuel des
hommes et des circonstances, est non seulement
indispensable, mais souverainement morale et
pédagogique. Car, cela n'est pas douteux, si
ce «je vous dis » s'adresse à tous
et non seulement à ceux que visent les
béatitudes, Jésus proscrit absolument
le divorce. Mais s'il donne ici une instruction
spéciale à ceux qui cherchent le
royaume de Dieu, il ne le supprime pas plus qu'il
n'abolit les lois pénales en recommandant
à ses disciples de n'en point faire usage et
de supporter le mal sans résistance. Mais
alors, pourquoi l'Église a-t-elle interdit
le divorce, au nom de Jésus, tandis qu'elle
permettait de faire poursuivre et punir
l'escroquerie et la diffamation?
Au surplus, Jésus a
expressément justifié le divorce dans
une autre occasion. Comme il s'entretenait un jour
avec les pharisiens de l'indissolubilité du
mariage, ceux-ci lui demandèrent:
«Pourquoi Moïse a-t-il commandé de
donner à la femme un acte de divorce et de
la répudier? » Notons que chez les
Juifs, ce n'était jamais l'adultère
qui déterminait le divorce, puisque dans ce
cas la loi ordonnait la lapidation du coupable,
mais d'autres raisons souvent
insignifiantes, Jésus
leur répondit : « C'est à cause
de la dureté de votre coeur que Moïse
vous a permis de répudier vos
épouses, mais au commencement il n'en fut
pas ainsi. » Là donc où les
coeurs sont engourdis, pour la masse inerte que n'a
point encore gagnée le mouvement de la vie,
le divorce est inévitable, et une loi qui le
justifie, indispensable. C'est une mesure
éducative, un expédient
nécessaire dans l'état chaotique de
l'humanité. Mais la destination originelle
du mariage, c'est l'union indissoluble de deux
êtres. Le divorce devient donc impossible
là où s'épanouit la vie
nouvelle.
Dans les circonstances et parmi les
hommes de notre temps, un grand nombre de mariages
sont dès le début, et dans leur
essence même, mensongers, intolérables
et immoraux. Lorsque cet état de choses
devient évident, il y a de la
fausseté et de la bassesse à
persévérer dans une vie conjugale qui
tue peu à peu tous les sentiments
délicats et transforme une source de vie en
une source de tourments indicibles et
d'irréparables désastres pour
plusieurs générations. En cas pareil,
le divorce est un devoir de vérité et
une obligation morale, aussi bien qu'une mesure de
légitime défense. Car une union
semblable n'est plus un mariage, mais
l'accouplement contre nature de deux êtres
mal assortis, une prostitution obligatoire.
Interdire la cessation d'une telle
monstruosité, d'une pareille coercition de
l'être intime, jusqu'à ce que l'un des
époux se soit rendu coupable de relations
sexuelles extra-conjugales, c'est une
scélératesse diabolique dont la
hideur peut à peine être
augmentée par le fait qu'elle se commet au
nom de Jésus.
Mais pour les chercheurs qui
poursuivent avec pureté de coeur la
vérité de l'être humain, qui,
débordant de
miséricorde,
créent l'harmonie par leur seule
présence, le mariage est indissoluble, car
la vie nouvelle se manifeste là comme en
toutes choses. Ils l'envisagent d'emblée
comme celle de toutes les relations de la vie dont
ils attendent la plus haute
révélation de la vérité
et de la grandeur de la nature humaine, comme celle
où le paradis peut se faire
réalité, comme le terrain favorable
entre tous au progrès de l'évolution
véritable. Chez ces époux, le vrai
caractère du mariage apparaît
nécessairement et se développe aussi
longtemps qu'ils restent des chercheurs
sincères. De cette union du mari et de la
femme, résulte une unité d'existence
pleinement humaine qui, par l'effet de la vie
commune, croît de jour en jour en profondeur
et en étendue, et déploie peu
à peu toute sa splendeur. Alors
l'indissolubilité n'est plus un devoir, mais
une nécessité de nature. Comment une
union semblable pourrait-elle être rompue?
Supposons que, par impossible, l'un des
époux trébuche et tombe, l'autre ne
pourra que l'aider à se relever et le
soutenir d'autant plus fortement. La clause
intercalée tardivement dans le texte du
Sermon sur la montagne témoigne donc d'une
incroyable incompréhension de la nature
même du mariage.
Mais que dire de deux époux
dont l'un cherche avec persévérance
le royaume de Dieu, tandis que l'autre reste
stationnaire? Peut-être l'un des deux ne
s'est-il réveillé qu'après
s'être lié; peut-être leur
communauté de sentiments n'était-elle
qu'apparente. Quoi qu'il en soit, la réponse
est très simple. Saint Paul l'a
donnée déjà : « Si un
frère a une femme incrédule et
qu'elle consente à rester avec lui, qu'il ne
se sépare pas d'elle.... Mais si
l'incrédule veut se séparer, qu'il se
sépare. Dans ce cas, le frère ou la
soeur ne sont pas liés.
» Tout dépendra donc pour eux de savoir
jusqu'à quel point la vie conjugale conserve
malgré tout son caractère originel,
c'est-à-dire demeure une union
intérieure.
Au reste, ce n'est point du divorce
qu'il s'agit en réalité dans ce
passage, mais bien de la morale nouvelle dont
l'indissolubilité du mariage doit illustrer
la rigueur illimitée, absolue et inexorable
comme celle des lois de la nature. La
moralité des satisfaits n'a point ce
caractère. Les principes qui la
déterminent doivent, pour s'appliquer
à tous, tenir compte des hommes tels qu'ils
sont : attachés aux biens qui ont du prix
parmi eux, esclaves de leur nature faussée
et de leurs instincts dénaturés,
limités quant à leur vouloir et
surtout quant à leur pouvoir. Aussi ne
saurait-on leur imposer des obligations
exagérées, mais faut-il mesurer au
contraire ces obligations à l'état de
ceux qu'elles doivent discipliner, au niveau de la
nature inférieure dont notre «culture
supérieure » elle-même n'a point
encore triomphé. En leur en demandant trop,
on ne ferait que les pousser à la
révolte et manquer le but auquel tendent ces
mesures protectrices de la morale.
Voilà pourquoi, parmi les
hommes ordinaires, non seulement le divorce est
permis, mais le droit de propriété
demeure souverain, la rétribution du mal est
autorisée, l'ambition et la lutte pour
l'existence peuvent se donner carrière, et
les intérêts familiaux
égoïstes revêtir une importance
prépondérante. C'est pourquoi aussi
les lois morales y consistent surtout en
défenses, et les commandements n'y
représentent qu'un idéal non
obligatoire. Il faut se contenter de voir
l'individu éviter les désordres, on
ne peut exiger de lui des sentiments et des actes
opposés à sa
nature. On se borne donc
à empêcher les transgressions les plus
flagrantes. On excuse, par exemple, l'irritation
intérieure, et l'on se contente d'exiger
qu'un homme ne se mette point en colère sans
cause contre son frère.
C'est que, parmi les immobilistes,
tout a ses limites; l'exagération de la
vertu peut devenir un vice, l'observation
scrupuleuse des commandements, une offense envers
le prochain. Il faut équilibrer et
accommoder, tenir compte des circonstances et ne
rien pousser à l'extrême.
Nécessité n'a pas de loi, et la
justice ne doit point aboutir à fin
contraire. Les préceptes de la morale ne
peuvent prévoir et trancher des
éventualités infiniment
variées. S'il est des exceptions qui
confirment la règle, d'autres l'annulent. Il
s'agit donc de se tirer d'affaire le mieux
possible. L'imperfection et l'insuffisance des lois
morales laissent dans le vague une foule de cas
où il est loisible d'agir d'une façon
ou d'une autre : il est permis, par exemple, de
divorcer ou de rester unis, d'ignorer le tort subi
ou d'en exiger le châtiment.
L'art du possible préside
à la discipline morale de l'être
encore barbare. Mais c'est la loi de la
nécessité intérieure qui
régit sans réserve et sans conteste
la moralité de l'être nouveau. Les
impulsions et les exigences qui le sollicitent, les
obligations et les devoirs qui se
révèlent à lui, sont d'une
précision inéluctable et doivent se
réaliser à tout prix. S'il ne nous
est point permis de copier une attitude, ni de nous
contraindre à telle ou telle conduite, nous
n'avons pas davantage le droit de refouler ni
d'entraver sous n'importe quel prétexte les
impérieuses manifestations de la
vérité qui grandit en nous, de
dévier de notre ligne de conduite, ni de
nous soustraire en quoi que ce soit aux obligations
de la vraie noblesse, celle des enfants de Dieu.
Peu importe quelles en seront les
conséquences, ce n'est pas notre affaire.
Quiconque objecte que cela est impraticable, prouve
qu'il n'a point encore ressenti les impulsions
puissantes de la vie nouvelle. Rien ne doit
empêcher l'élan créateur de se
transformer en action féconde. Les coeurs
partagés ne sauraient s'emparer du royaume
des cieux. La vérité qui veut se
réaliser n'admet pas de marché. Il
n'y a pas d'accomplissement approximatif : ce qui
doit être exécuté, doit
l'être intégralement, sans compromis,
sous une poussée impulsive et
irrésistible, bref, dans sa
perfection.
Cette loi ne connaît ni
exceptions, ni dispenses. Il s'agit de rester
fidèle, dans les grandes choses comme dans
les petites, et dût-il nous en coûter
la vie, au moi véritable qui s'affirme en
souverain. Ici, pas de champ libre, rien qu'une
ligne droite. S'en écarter, c'est
s'égarer; hésiter, c'est manquer le
chemin. Rien n'est indifférent, car tout est
déterminé pour chaque individu par
une nécessité intérieure.
Diverses éventualités peuvent surgir
pour des personnalités diverses, mais il n'y
en a qu'une pour chacun, celle qui s'impose
à lui. Pas d'atténuation, pas de
détours possibles. La vie originelle est
rigoureuse comme la nature, car elle est notre
véritable nature.
L'honnêteté des
satisfaits est essentiellement faite de compromis,
soit entre des inclinations barbares et des
principes destinés à les dompter,
soit entre des opinions individuelles et des usages
reçus, soit entre l'instinct personnel de
conservation et les égards dus à
autrui. Les différents
intérêts, les points de vue divers,
les devoirs à prendre en
considération se contredisent et se
croisent. Force nous est de biaiser pour tomber
juste. Cela donne à la conduite quelque
chose de double et de compliqué.
La morale nouvelle, au contraire,
est d'un style pur et sévère, simple
et harmonieux dans ses proportions comme dans son
expression. Dans la mesure où elle
s'érige en nous, notre attitude et notre
conduite lui deviennent conformes et l'accord
intérieur règne dans notre personne
et dans notre vie. il ne suffit pas cependant que
le nouvel être surgisse pour que l'être
ancien disparaisse. Détrôné du
centre de notre vie consciente, il continue
à faire valoir ses droits et nous incite
à des accommodements auxquels il s'agit
d'opposer une résistance inflexible. Lui
céder, si peu que ce soit, ce serait
entraver la manifestation pure, claire et puissante
de la vie nouvelle. Nous avons reconnu à
maintes reprises que les choses nouvelles doivent
se produire naturellement, mais nous n'avons pas
moins souvent constaté que, pour que leur
progrès ne soit pas entravé, il faut
que l'homme s'y consacre tout entier. Il s'agit
d'opposer une résistance opiniâtre
à toutes les séductions qui
surgissent en nous ou qui nous viennent du dehors.
Sinon jamais le caractère propre de
l'être nouveau n'apparaîtra purement et
puissamment dans notre conduite.
Nous ne pouvons servir Dieu et
Mammon, donner à Dieu la place qui lui
revient et chercher notre propre gloire, vivre
comme les membres d'un tout et poursuivre notre
avantage, la fortune ou une vie commode. Nous
n'éprouverons jamais d'émotions
pures, si nous tolérons les excitations
malsaines. Nous ne saurions être vrais, si
des arrière-pensées et des intentions
accessoires viennent entraver notre
spontanéité, ni rester fidèles
au caractère de notre être originel si
nous demeurons dans la dépendance de choses
qui lui sont étrangères. Pas de
concessions aux habitudes et aux opinions
reçues, à la mode et aux conventions,
aux usages et aux principes
traditionnels : les impulsions de la
véritable nature humaine qui germe en nous,
doivent seules déterminer notre conduite.
Fallût-il pour cela battre en brèche
toutes les idées courantes et produire
l'effet le Plus déplorable, obéissons
sans sourciller aux injonctions de la voix
intérieure. Conformons-nous en toute
occasion aux indications divines, dussent-elles
nous imposer l'extraordinaire. Peut-être au
point de vue mondain nous rendrons-nous
inadmissibles; qu'importe, pourvu que nous restions
admissibles à la vie originelle!
Les égards dus à nos
semblables ne sauraient nous arrêter
davantage. Il se peut que notre conduite les
froisse, les offense, leur fasse même du tort
dans tel ou tel cas; que ce ne soit, du moins
jamais intentionnellement! Impossible, par exemple,
d'éviter toujours les malentendus et leurs
funestes conséquences; il faudrait pour cela
cesser d'être autres, de vivre autrement
qu'eux. Les exigences de l'être nouveau sont
inexorables et doivent être obéies
sans réserve.
Toute considération
étrangère retarde son
épanouissement. La vérité est
brutale comme la nature; si donc elle veut se
manifester dans notre conduite, que tout ce qui lui
fait obstacle vole en éclats.
Il y a cependant des conflits de
devoirs, objectera-t-on peut-être. Oui bien,
dans l'économie morale de l'être
barbare, mais pas dans la vie de l'être
nouveau. Toutes les contradictions y sont
virtuellement supprimées et notre sens
intime donne spontanément et simplement aux
problèmes les plus ardus la seule solution
naturelle et possible, parce qu'il les saisit dans
leur profondeur et les vit en quelque sorte. Le
vivant instinct de la solidarité humaine,
par exemple, uni à celui de la
personnalité triomphent de prime
abord de l'opposition entre
l'égoïsme et l'altruisme : dès
lors tous les problèmes qui surgissent sur
ce terrain, se résolvent d'eux-mêmes
et sans le secours de la réflexion.
Précisément parce qu'on ressent
profondément les égards dus au
prochain, on peut agir sans égards pour
lui.
Mais surtout la morale nouvelle ne
saurait nous autoriser à nous conformer
occasionnellement aux principes de la morale
usuelle, à faire abstraction de nos
impulsions et de notre sentiment personnel, lorsque
cela nous est plus commode ou plus avantageux. La
force d'inertie subsiste toujours en nous. Ne nous
y abandonnons pas. Notre nouvelle nature
alliée à des éléments
étrangers, recevrait l'empreinte de la
nature barbare. La rigueur inflexible de la morale
nouvelle exige que tous les
phénomènes de la vie découlent
constamment des sources mêmes de l'être
originel. « Ce qui ne procède pas de la
foi est un péché.» Tant que les
manifestations de la vie nouvelle en nous ne sont
que les échos intermittents d'une harmonie
supérieure, aussitôt
étouffés par une cacophonie sauvage,
la divine mélodie de la vérité
ne résonnera point dans notre existence.
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