LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
INTRODUCTION
Notre désarroi en
présence des paroles de Jésus.
Un des phénomènes
caractéristiques de notre temps, c'est la
tendance que marquent presque tous les grands
mouvements de la pensée à se
rattacher en quelque manière au Christ
historique. Les esprits les plus hostiles aux
diverses interprétations que l'Église
a données de la tradition
évangélique, et à l'usage
qu'en a fait la chrétienté, se voient
dans la nécessité de compter avec
lui. Même abstraction faite du nouvel essor
de la vie dans l'Église, et de la position
prédominante que la vie de Jésus a
conquise, dans le protestantisme du moins, nous
constatons que jamais encore, à aucune
époque, il n'a occupé dans la vie et
dans la pensée profanes la place qu'il y
tient aujourd'hui.
Or le centre de cet
intérêt, le foyer où semblent
converger actuellement tous les rayons
émanant de sa personnalité, c'est le
Sermon sur la montagne. Ce discours est
envisagé de nos jours comme «
l'Évangile de l'Évangile»,
l'expression condensée de ce que
Jésus s'est proposé.
Il n'est guère de chercheur
contemporain aux prises avec l'énigme de
l'être humain, avec le problème de la
véritable culture, avec les grandes
questions de l'existence, qui
puisse, à la longue, éliminer
Jésus. Au contraire, tous se sentent
irrésistiblement attirés par lui,
tous tiennent à se réclamer de lui et
à faire de la tradition
évangélique - parfois
étrangement défigurée, il est
vrai - la pierre angulaire de leur système.
Ceux mêmes que le Christ laisse le plus
perplexes sont obligés de prendre position
à son égard. On ne saurait le passer
sous silence et telle est sa puissance d'attraction
que ce sont précisément ses
adversaires les plus acharnés qui
parviennent le moins à l'ignorer. Nietzsche
s'est débattu contre lui sa vie
durant.
De cet état d'esprit se
dégagent une vérité :
Jésus est incontestablement le pivot de la
destinée humaine, - et une certitude : c'est
de lui, avant tout, qu'il convient d'attendre des
solutions pour nos détresses, des directions
pour notre avenir. Peu importent à cet
égard les opinions que nous professons : ni
l'athéisme, ni le matérialisme ne
sauraient aujourd'hui empêcher personne
d'interroger le Christ; car c'est l'effort de la
vie qui nous pousse vers lui, ce sont des sources
de vie que nous allons chercher auprès de
lui.
Mais ces sources ne sont point
aisées à découvrir. Nous
constatons au contraire - et cette observation
paraît au premier abord incompatible avec
l'attrait que Jésus exerce sur les hommes de
notre temps - qu'ils ne sont pas nombreux, ceux qui
parviennent à entrer en contact, d'une
manière indépendante et personnelle,
avec cette personnalité unique. il ai
rencontré, au cours des années,
beaucoup de chercheurs sincères en
quête d'un guide, auxquels j'ai montré
Jésus; je les ai presque tous entendus
déclarer que, malgré de
sérieux efforts, la tradition
évangélique leur reste, en fin de
compte, étrangère et inintelligible.
Si cet état de choses
résultait uniquement du fait que
l'Évangile a été
défloré et affadi par l'enseignement
religieux en usage, il serait possible d'y
remédier dans une certaine mesure par
l'emploi de traductions nouvelles. Mais cela ne
suffirait point encore : il faut qu'il soit mis
à notre portée.
Pour bien connus que nous paraissent
les actes et les paroles de Jésus, en
réalité ils restent lettre close,
comme cela est d'ailleurs inévitable,
étant donnée la différence des
temps et des milieux. Le texte des Évangiles
rend à nos oreilles un son familier; mais
nous ne parvenons pas à mettre leur contenu
en relation avec notre vie, simplement et
naturellement, et par conséquent, nous ne
savons trop qu'en faire.
Cet embarras est évident en
face des oeuvres de Jésus. Quant à
ses paroles, la plupart des chrétiens se
font illusion sur la valeur qu'elles ont pour eux
jusqu'au moment où, irrésistiblement
poussés par leur angoisse intérieure
à chercher auprès de lui un secours
personnel, ils s'aperçoivent qu'ils ne
sauraient trouver aucun rapport direct entre ses
déclarations et leur situation
particulière. Pour que les chercheurs
d'aujourd'hui entrent réellement en contact
avec Jésus, il faut donc tout d'abord qu'il
leur soit rendu intelligible.
Il est un fait qui confirme ces
observations : les hommes les plus marquants, ceux
mêmes qui donnent une voix et fraient un
chemin aux aspirations nouvelles, prêtent
à Jésus plus qu'ils ne
reçoivent de lui. Ils imprègnent ses
discours des idées du jour et de leurs
propres points de vue: théosophie,
pessimisme bouddhique, par exemple. Ils ne nous le
présentent pas lui-même sous un
costume moderne, mais ils
partagent entre eux ses vêtements pour s'en
draper. On enlève et on ajoute avec un
arbitraire illimité. On écarte sans
façon les résultats certains de
l'investigation scientifique qui, depuis un
siècle, s'efforce avec une ardeur et une
minutie incomparables de préciser le sens
des paroles de Jésus au moyen de la
philologie et de l'histoire. «Ce n'est que de
la théologie ! »
répète-t-on. Chacun découvre
en Jésus ses propres trouvailles et invoque
le témoignage du Christ en faveur de sa
propre cause. Au lieu de s'approcher de lui pour
l'interroger, prêt à l'écouter
et à le suivre afin de se laisser instruire
par lui, on verse sa propre sagesse dans cette
source mystérieuse pour l'en retirer ensuite
avec un geste prophétique.
Ces partis pris, ces opinions
préconçues n'expliquent cependant pas
complètement ce qu'il y a d'arbitraire dans
les interprétations modernes. À mon
avis, la cause principale en est ailleurs : notre
temps n'a pas encore trouvé une
méthode d'interprétation
satisfaisante.
Serait-ce que les chercheurs
contemporains émancipés de
l'influence de l'Église ont, de ce fait,
perdu la clef de la connaissance? Évidemment
non, car dans ce cas l'Église, elle, devrait
ouvrir aux siens la porte. Or il n'en est rien.
Là comme ailleurs, on ne va pas au
delà d'une conception vieillie et
ascétique de l'Évangile. Le contact
personnel et vivant avec les paroles de
Jésus y fait défaut aussi bien que
leur application pratique. Elles ne deviennent que
trop rarement un événement qui
révolutionne la vie, un principe directeur
de la conduite individuelle. La «justice
supérieure » est encore un secret. S'il
en était autrement, les gens
d'Église, par leur seule présence,
serviraient de flambeaux et de guides aux
chercheurs contemporains.
Mais ce n'est pas tout. Dans
l'Église même, les paroles de
Jésus sont loin d'avoir, en
général, l'importance capitale que se
figurent les gens du dehors. On y attache peu de
prix au Sermon sur la Montagne, sous
prétexte qu'il ne traite pas de la foi et
que la personne de Jésus n'y joue aucun
rôle. Ceux qui font de ce discours le
fondement de leur vie sont tenus pour suspects; et
puis, on ne sait trop que faire de certaines
affirmations de Jésus, bon nombre de ses
paroles tombent dans l'oubli, on
préfère ne pas les entendre. Enfin,
tandis qu'en dehors de l'Église se manifeste
depuis quelques années, chez les esprits les
plus divers, une tendance à revenir aux
enseignements du Christ, dans les cercles
religieux, au contraire, on s'est demandé
quelquefois si ces discours peuvent encore servir
de base à la morale moderne, et quelques-uns
l'ont nié. Ce fait que dans les milieux
ecclésiastiques les déclarations de
Jésus sont traitées de haut par les
uns, font éprouver à d'autres du
malaise, ou bien encore restent
impénétrables et stériles
prouve, me semble-t-il, que là aussi
l'interprétation vivante et la
véritable compréhension font
défaut.
Une interprétation
grossièrement arbitraire de
l'Évangile est impossible, sans doute,
à ceux qui se sentent liés par la
méthode philologique et historique.
Toutefois l'investigation scientifique
elle-même ne conduit qu'aux confins de la
vérité, elle n'y fait point
pénétrer. Il en est de même des
méditations pieuses dans lesquelles le coeur
croyant cherche son édification et qui
laissent le champ libre à l'arbitraire plus
subtil de la réflexion individuelle. Elles
enfouissent les grains de semence, au lieu de les
laisser germer et croître. Elles nous parlent
de l'Évangile, au lieu de le laisser
retentir lui-même en nous.
Dans ces conditions, une question
préliminaire s'impose à ceux qui
cherchent à établir un contact intime
et réel entre nous et notre temps, d'une
part, et le Sermon sur la montagne, de l'autre :
quelle est la vole à suivre pour en
découvrir la signification certaine et
vivante?
Les bases d'une juste
interprétation.
La vérité ne saurait se
refléter fidèlement que dans un
esprit parfaitement limpide, c'est-à-dire
exempt de toute idée
préconçue. Seule une
ingénuité absolue nous permet de
discerner exactement ce que nous
considérons, car pour que la
réalité se révèle
à nous, il faut lui prêter une
attention respectueuse. C'est donc sans parti pris
et en faisant abstraction de nos
préjugés, de nos désirs, de
notre conception du monde et de la vie, que nous
devons aborder les enseignements de Jésus et
les laisser agir sur nous. Alors seule. ment nous
pourrons espérer voir les voiles du
passé se déchirer, et la
vérité qu'ils recouvrent nous
apparaître, à nous, hommes
d'aujourd'hui. Ceux-là donc y parviendront
le plus sûrement qui, dans tous les domaines,
ne sont encore que des chercheurs et qui, par
conséquent, s'approcheront du Christ en
interrogateurs, pour trouver, si possible,
auprès de lui des solutions et des
directions.
Malheureusement, ce ne sont pas
seulement les préjugés personnels qui
troublent notre entendement à l'égard
de Jésus, mais encore les opinions
préconçues générales et
traditionnelles. À dire vrai, il nous est
impossible, dans l'état de choses actuel, de
nous approcher d'emblée de Jésus sans
parti pris. Tous nous avons à nous
libérer d'abord de nos opinions, quelles
qu'elles soient.
Jésus est
généralement envisagé comme le
fondateur et le centre d'une religion. C'est bien
ce qu'on a fait de lui. Reste à savoir s'il
l'a été et s'il a voulu l'être.
Cette manière de le considérer se
justifie peut-être par le rôle que
Jésus a joué dans l'histoire des
vingt derniers siècles, mais en ce qui
concerne sa personnalité historique et
concrète et l'oeuvre de sa vie, elle n'est
qu'un préjugé qui projette sur toutes
choses un jour faux et incomplet. Il s'agit donc de
nous en affranchir.
Il est plus facile, c'est vrai,
dé le dire que de le faire, et bien des gens
n'y réussiront peut-être jamais.
Efforçons-nous-y cependant par tous les
moyens. Contraignons-nous à
considérer Jésus sous un aspect
différent. Il n'y a là rien
d'impossible. N'a-t-il pas été
persécuté et crucifié comme
blasphémateur et comme ennemi de la
religion? D'ailleurs, le mouvement dont il fut
l'initiateur n'a pas été
désigné à l'origine sous le
nom d'église ou de religion, mais seulement
comme «la voie»
(Actes des Apôtres, ch. 24, v.
14), et peut-être Jésus a-t-il
précisément cherché à
affranchir la foi en tant qu'intuition
spontanée de Dieu de la religion.
Essayons donc d'envisager le Christ
soit comme l'initiateur d'une culture absolument
nouvelle, soit comme l'apôtre d'une
réforme sociale et d'une transformation
radicale de toutes les relations humaines, soit
comme le prophète visionnaire de la fin du
monde auquel l'histoire a donné le
démenti, soit comme celui qui est venu
éclairer les profondeurs du problème
humain, soit encore comme le
révélateur de sources de vie
ignorées avant lui, et de puissances de
guérison pour l'humanité
décrépite. Il se peut que l'un ou
l'autre de ces points de vue soit aussi correct, ou
aussi faux, que le point de vue religieux habituel.
Je ne dis point, du reste, que
nous devions nous arrêter à l'un ou
à l'autre; ce serait tomber de Charybde en
Scylla. Il s'agit simplement de contempler la
personne du Christ sous un angle nouveau, de le
considérer en dehors de la catégorie
des fondateurs de religion et des moralistes
à laquelle il appartient à peu
près aussi exactement que Goethe à
celle des ministres d'État. Pour subir
ingénument son influence, prenons en face de
son génie propre une attitude toute
réceptive, et débarrassons-nous
complètement de toute opinion courante
à son sujet. Envisageons-le provisoirement
comme une personnalité à part, unique
en son genre, jusqu'à ce que nous ayons
compris ce qu'il a été en
réalité. Alors il sera temps de
chercher ses pareils, pour le faire rentrer, le cas
échéant, dans une catégorie
donnée.
Cette libération est
nécessaire à l'égard de
Jésus d'une manière
générale et du Sermon sur la montagne
en particulier, car toutes les explications qu'on a
données de ce discours sont entachées
d'idées préconçues. Les uns y
voient le Décalogue de la nouvelle alliance,
d'autres les principes fondamentaux de
l'éthique de Jésus, d'autres enfin la
loi morale absolue dont la pureté et la
profondeur ne sauraient être
surpassées. Autant de jugements, autant de
préjugés.
Le Sermon sur la montagne n'est
point une loi morale. Il ne veut ni ne saurait
l'être. Il renferme sans doute certains
éléments qui justifient cette
définition, mais telle n'est pas cependant
sa signification première. Une loi morale
doit avoir une portée générale
et son accomplissement doit être possible,
humainement parlant. Le Sermon sur la montagne, au
contraire, s'adresse à un groupe strictement
délimité d'auditeurs, et ses
instructions envisagées
comme des préceptes moraux
d'une portée générale,
émettent des prétentions
irréalisables.
Le radicalisme conséquent de
ToIstoï a prouvé que les principes du
Sermon sur la montagne, effectivement et
universellement pratiqués,
entraîneraient la dissolution de
l'État. C'en serait fait du service
militaire comme de l'exercice du droit civil et du
droit pénal, de toute concurrence
économique aussi bien que de l'application
de la loi de réciprocité.
En outre, peut-on réellement
imposer à un être de chair et de sang
le fardeau moral de cette parole : « Quiconque
se met en colère contre son frère est
un meurtrier, quiconque regarde une femme avec
convoitise commet un adultère»? Peut-on
exiger d'un homme qu'il n'oppose aucune
résistance au mal, mais accepte et subisse
tout? Peut-on commander l'amour des ennemis - alors
qu'on ne saurait aimer que lorsqu'on y est
irrésistiblement entraîné - et
ordonner à la main droite d'ignorer ce que
fait la gauche? Évidemment non.
Envisagé comme une loi
morale, le Sermon sur la montagne est un instrument
de torture au moyen duquel on se martyrise en vain,
ou une relique humblement
révérée, mais dont on ne
saurait faire usage. Le témoignage le plus
évident de ce qu'il a d'insoutenable en tant
que loi morale universelle, nous est fourni
déjà par les plus anciens manuscrits
des Évangiles. Nous y trouvons, en effet,
des corrections destinées à
atténuer ses « exigences
insensées » et ses «paradoxes
hardis », afin de les rendre acceptables.
Ainsi au passage : « Celui qui se met en
colère contre son frère », on a
ajouté les mots « sans cause », et
à la parole qui interdit le divorce,
ceux-ci: « sauf pour cause d'adultère
».
La coutume des églises
chrétiennes confirme nos allégations.
Dès les temps les plus anciens, en effet, il
est tacitement admis que les «exigences
outrées » de ce discours n'obligent
personne dans la pratique. Nul n'y songe à
tout subir sans résistance, à
bénir ses persécuteurs, à
prendre à l'égard des biens
terrestres l'attitude prescrite, ni même
à suivre les instructions de Jésus
relatives à la prière. On se rend
fort bien compte, d'ailleurs, que l'on est en
contradiction flagrante avec les paroles du
Maître. Remarquez, par exemple, cette
locution caractéristique parmi les
chrétiens : « Je ne veux pas juger,
mais.... » suivie d'un verdict aussi tranchant
que le glaive du justicier.
C'est ainsi que le Sermon sur la
montagne, expression sublime d'une vie toute
nouvelle, a été abaissé au
niveau de la médiocrité
générale. Pour pouvoir l'appliquer
à tous, il fallait le vulgariser. Au lieu de
rompre avec le préjugé qui en faisait
une loi morale universelle, on a
écarté ou dissimulé les
difficultés qu'entraînait: cette
interprétation. Et cela, tout en continuant
à répéter que Jésus
nous a affranchis de la loi! On ne saurait vraiment
trouver d'exemple plus criant de la façon
dont un préjugé enraciné
défie toutes les protestations de la
réalité et de la logique, et exerce
son action funeste.
L'absence complète de tout
parti pris est donc la première condition
nécessaire pour arriver à une
intelligence certaine des paroles de Jésus,
mais l'examen historique et philologique
très exact de leur sens original n'est pas
moins indispensable. Si donc nous saluons avec joie
les travaux des laïques, nombreux à
notre époque, qui s'efforcent de scruter le
sens véritable du Sermon sur la montagne
indépendamment des traditions de
l'exégèse ecclésiastique,
aussi bien que des
préjugés théologiques, leur
expérience même nous enseigne que nul
ne saurait impunément s'affranchir de la
recherche scientifique. Nous ne pouvons faire
abstraction des vingt siècles qui nous
séparent du moment où Jésus a
parlé. Impossible, par conséquent, de
déterminer en quelque mesure ce qu'il a
voulu dire, sans le secours de l'histoire et de la
philologie. Car si nous ne discernons pas
même avec certitude ce qu'il a voulu dire
alors, comment reconnaîtrons-nous ce que ses
paroles signifient aujourd'hui pour nous
?
La critique littéraire et
philologique du Nouveau Testament et les
études historiques nous sont donc
nécessaires en tant que sciences
auxiliaires. Ce sont des outils : leur valeur
dépend de l'emploi judicieux qu'on en fait.
Elles peuvent nous renseigner avec exactitude sur
la forme, et en même temps nous induire en
erreur quant au fond. C'est le cas, par exemple,
lorsqu'elles déterminent le sens des paroles
de Jésus au moyen des notions que ses
contemporains rattachaient aux expressions dont il
s'est servi. C'est enlever à ces paroles,
précisément ce qu'elles avaient de
neuf et d'original. Jésus s'est servi de
locutions courantes, mais il a versé dans
ces moules un contenu nouveau qui les a fait voler
en éclats, et ses débats avec ses
adversaires roulaient précisément sur
ce contenu différent renfermé dans
des mots identiques. Qui songerait, en effet,
à demander à la théologie
juive de son temps, ce que Jésus entendait
par l'expression de «royaume de Dieu
»?
Toutefois, l'investigation
scientifique n'est qu'une clef. Reste à
ouvrir la porte. L'étude la plus approfondie
ne nous procure qu'une connaissance
théorique et documentaire. Seule
l'identité de la vie établira entre
nous et l'Evangile le contact
qui nous permettra de le pénétrer
d'une manière intuitive et originale.
Les trois transpositions
nécessaires.
Quand nous examinons les récits
évangéliques sans parti pris et avec
la perspicacité d'un coup d'oeil
exercé par la méthode scientifique,
leur sens véritable ne tarde pas à
nous apparaître. Cependant nous ne les
saisissons dans toute leur réalité
que lorsque notre esprit se les approprie d'une
manière vivante et complète, par un
acte de volonté. Dès qu'il s'y
efforce, nous constatons que cette prise de
possession implique trois transpositions
préalables.
Il faut d'abord que nous
transposions dans notre langage les discours de
Jésus, car, issus du sol juif, ils ont
été adressés à des
Juifs, c'est-à-dire à un peuple
appartenant à une race spéciale et
ayant son histoire particulière. Nous savons
aujourd'hui mieux qu'autrefois que ce qu'il y a de
proprement humain chez tous les êtres plonge
ses racines dans le caractère national et
crée par conséquent dans chaque
peuple une sensibilité et des habitudes de
pensée différentes. Comparez par
exemple la mentalité indo-germanique
à la mentalité mongole, la
pensée européenne à la
pensée indoue. Plus on les étudie,
plus les oppositions apparaissent entre elles
irréductibles. Si. par contraste, la
différence entre notre mentalité et
la mentalité israélite nous parait
relativement insignifiante, cela tient à ce
que, depuis des siècles, la pensée
juive nous a été inoculée,
à notre insu, par le christianisme.
Même lorsque, à maintes reprises,
l'esprit germanique a réagi - chez Luther
surtout - il l'a fait sans se
rendre compte de cette antinomie. Tantôt il
s'est révolté contre le christianisme
en bloc, incapable qu'il était de distinguer
entre ses éléments proprement humains
et ses conceptions juives, et surtout de les
dissocier; tantôt il a combattu certains
points de vue du christianisme dans lesquels se
manifeste d'une façon symptomatique la
fusion intellectuelle de plusieurs races
différentes, - au lieu d'expulser l'apport
étranger qui en était cause. Ce n'est
que tout récemment que l'attention s'est
éveillée sur les caractères
spéciaux des diverses nationalités et
leur influence sur la vie intérieure des
individus, et c'est là ce qui nous incite
aujourd'hui à transposer dans notre langage
les expressions issues d'une mentalité
étrangère, et aussi ce qui nous rend
capables de le faire.
En voici un exemple. Pour faire
pressentir à ses auditeurs la valeur, la
signification d'un certain état
inférieur ou l'effet d'une certaine
manière d'agir, Jésus leur parle
volontiers de la «récompense »
qu'ils peuvent en attendre. Toutefois ce n'est
là qu'une forme de langage israélite,
marquant d'une part un rapport conforme aux lois
naturelles de notre existence, d'autre part
l'importance des intérêts personnels
en jeu. Jésus était loin de
considérer les biens du salut comme un
salaire que l'on peut mériter. Il s'est
élevé positivement contre ce point de
vue, par exemple dans la parabole rapportée
par
Luc, ch. 17, v. 7-10. Mais les juifs
employaient couramment ce terme, issu de leur
conception de la vie, et qui exprimait à la
fois l'idée d'un enchaînement de cause
à effet et celle d'un intérêt
très pressant. Il suffit en effet de jeter
un coup d'oeil sur l'Ancien Testament pour
constater qu'il nous présente la relation de
Dieu avec son peuple comme un perpétuel
marché entre l'un et l'autre : c'est
par des récompenses que
Dieu fait l'éducation d'Israël, par des
promesses qu'il le conduit.
Quant à nous, Occidentaux,
l'idée d'escompter un bénéfice
éventuel, lorsque des intérêts
supérieurs sont en jeu, est tout à
fait étrangère à notre nature
et nous répugne profondément.
À nos yeux, tout calcul de ce genre est
honteux et vulgaire. Quiconque le nie a le sang
vicié par une lymphe
étrangère. L'illustre «
fidélité germanique» de nos
aïeux n'avait point pour fondement de l'or ou
des terres, mais un attachement du coeur, et s'ils
gardaient jusqu'à la mort la foi
jurée, c'était par pure
loyauté et parce qu'ils ne pouvaient
autrement. Aujourd'hui encore, partout où la
foi chrétienne s'insurge contre une
piété intéressée et
contre une vie ecclésiastique
pénétrée de judaïsme,
retentit ce cri de l'âme croyante : « je
t'aimerai sans récompense, au sein
même de la souffrance.»
Mais, diront les esprits soucieux
qui n'osent croire ni à la puissance de la
vérité, ni à la
sincérité humaine, en nous engageant
dans une interprétation semblable nous
courons le risque de laisser perdre certains
éléments essentiels de
l'Évangile. Oui, certes, si les
éléments juifs de l'Évangile
en font partie intégrante. Mais s'ils ne
sont que des formes de représentation
propres à une race, dans lesquelles s'est
traduit d'une façon particulière ce
qu'il y a d'universellement humain dans
l'Évangile, nous ne nous approprierons
réellement la substance de l'Évangile
que lorsque nous l'aurons dissociée de cet
élément étranger pour nous
l'assimiler selon notre génie
propre.
Il ne suffit pas, toutefois, de
transposer l'Évangile dans notre langage, il
faut aussi le transposer dans notre temps,
car en l'étudiant, nous
rencontrons une difficulté plus grave encore
que celle qui résulte de la diversité
des races, c'est celle que crée la
différence des cultures. Cette seconde
transposition n'a jamais été
effectuée d'une manière
indépendante et originale, et, à mon
avis du moins, le christianisme en a constamment
souffert. À toutes les époques de son
histoire, la tradition a pesé comme un
fardeau du passé sur les temps nouveaux.
Quoi d'étonnant à ce qu'elle ait
entravé le progrès de
l'humanité? On en éliminait, il est
vrai, tantôt sans mot dire, tantôt
après un rude combat intérieur, ce
qu'il n'était plus possible d'en conserver.
Mais on sacrifiait du même coup certains
éléments essentiels du message divin.
Ou bien, on laissait simplement les circonstances
nouvelles déployer sans contrôle leur
action naturelle et le plus souvent obscure, qui
faisait dévier ou dépérir tout
ce qui lui était contraire dans la tradition
évangélique. Mais grâce
à cette manière d'agir tout
extérieure et impersonnelle, on perdait le
contact vivant et fécond avec le sens
original de l'Évangile, on n'en cherchait
plus l'intelligence à sa source même,
mais dans les bas-fonds où il s'ensablait.
En sorte que son adaptation au temps présent
n'était, à chaque étape
nouvelle, qu'un misérable compromis et ne
devenait point pour la génération
contemporaine un événement vivifiant
et créateur.
L'Évangile ne le deviendra
que lorsque nous le comprendrons,
délibérément et d'un bout
à l'autre, dans son sens primitif, en toute
liberté et à la lumière du
temps présent, lorsqu'il renaîtra, en
quelque sorte, du sein de l'époque
contemporaine et sera pour notre
génération l'objet d'une
expérience originale. Il est temps de
renoncer à interpréter plus ou moins
librement les paroles de Jésus en vue de
l'heure actuelle, ou a copier
plus ou moins servilement l'exemple qu'elles nous
proposent. Il faut enfin que notre conscience
intime s'approprie les vérités, les
impulsions vitales, les critères, les
principes directeurs qu'elles nous apportent,
qu'elle laisse ces semences de vie jeter leurs
racines dans notre mentalité actuelle, se
développer parmi nos conditions
présentes, s'épanouir dans nos
conceptions modernes et porter spontanément
des fruits de notre temps.
Les problèmes et les besoins
de l'humanité ont comme elle leur histoire
et leur destinée. Ceux du passé
disparaissent, d'autres surgissent. Ce qui demeure
se transforme en raison des circonstances qui leur
imposent un aspect nouveau, et l'expérience
que nous en faisons se traduit en une
sensibilité et une mentalité
différentes. Impossible pour nous de
retourner, ni extérieurement, ni
intérieurement, au degré de culture
du premier siècle. Que nous servirait, du
reste, de descendre dans les catacombes des
âges révolus? Nous ne trouverons la
vie que lorsque Jésus, sortant du tombeau du
passé, se dressera devant nous, hommes
d'aujourd'hui. Il ne prononcera pour notre temps le
mot libérateur que lorsque, introduit dans
nos perplexités et nos préoccupations
présentes, il s'y manifestera, puissance de
vie créatrice.
Toutefois pour entendre retentir sa
voix, pour que notre vie en devienne le vivant
écho, il faut qu'au lieu de nous
arrêter au dehors de son activité,
nous entrions en contact direct avec la vie et la
pensée qui apparurent en sa personne sous
une forme particulière et dans un temps
déterminé. Tant que nous ne
saisissons que le vêtement qui couvrit
autrefois ce qu'il y avait en lui de permanent et
d'universel, nous ne nous approprions que les
reliques de son existence
terrestre, nous ne le saisissons
pas lui-même, et nous restons incapables de
le considérer sous l'aspect et avec la
netteté qui correspondent à notre
culture actuelle.
Cette actualisation de
l'Évangile n'est point aussi nouvelle
qu'elle peut le paraître. L'apôtre Paul
l'a déjà pratiquée, aussi
l'accuse-t-on parfois inconsidérément
de s'être fait le fondateur d'un
christianisme nouveau. En réalité,
nul n'a compris Jésus aussi bien que lui,
nul n'a donné de sa pensée une
interprétation aussi juste et aussi
pénétrante, jaillissant des
profondeurs mêmes du sujet. C'est ainsi que
l'Épître aux Galates nous offre le
commentaire de
Matthieu, ch. 5, v. 17,
illuminé par une vivante
compréhension de l'enseignement de
Jésus, - mais adapté
spécialement aux Galates, cela va sans
dire.
Enfin l'Évangile ainsi
transposé dans notre langage et dans notre
temps, doit devenir pour chacun de nous l'objet
d'une expérience personnelle portant le
caractère de notre individualité. Il
faut que chacun de nous perçoive directement
ce que Jésus lui dit aujourd'hui, qu'il se
rende compte de la signification
particulière qu'ont pour lui les paroles
adressées en principe à tous, de la
façon dont il doit les interpréter
à la lumière de ses propres
expériences, enfin des conséquences
qu'il en doit tirer, étant donnée sa
situation intérieure et extérieure.
Tout cela, nul ne saurait le lui démontrer.
Celui qui ne le découvre pas lui-même
n'a pas réellement compris les enseignements
de Jésus, mais celui qui les a
réellement compris sait ce qu'ils signifient
pour lui et ce qu'il lui reste à faire pour
rendre hommage à la vérité qui
s'est révélée à lui. Je
puis donc essayer de transposer dans notre langage
et dans notre temps le Sermon sur
la montagne, mais c'est à chaque lecteur de
se l'approprier en le transposant dans sa vie
personnelle. Personne au monde ne peut l'en
dispenser.
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