Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
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LE SERMON SUR LA MONTAGNE
Transposé dans notre langage et pour notre temps



INTRODUCTION

 Notre désarroi en présence des paroles de Jésus.

Un des phénomènes caractéristiques de notre temps, c'est la tendance que marquent presque tous les grands mouvements de la pensée à se rattacher en quelque manière au Christ historique. Les esprits les plus hostiles aux diverses interprétations que l'Église a données de la tradition évangélique, et à l'usage qu'en a fait la chrétienté, se voient dans la nécessité de compter avec lui. Même abstraction faite du nouvel essor de la vie dans l'Église, et de la position prédominante que la vie de Jésus a conquise, dans le protestantisme du moins, nous constatons que jamais encore, à aucune époque, il n'a occupé dans la vie et dans la pensée profanes la place qu'il y tient aujourd'hui.

Or le centre de cet intérêt, le foyer où semblent converger actuellement tous les rayons émanant de sa personnalité, c'est le Sermon sur la montagne. Ce discours est envisagé de nos jours comme « l'Évangile de l'Évangile», l'expression condensée de ce que Jésus s'est proposé.

Il n'est guère de chercheur contemporain aux prises avec l'énigme de l'être humain, avec le problème de la véritable culture, avec les grandes questions de l'existence, qui puisse, à la longue, éliminer Jésus. Au contraire, tous se sentent irrésistiblement attirés par lui, tous tiennent à se réclamer de lui et à faire de la tradition évangélique - parfois étrangement défigurée, il est vrai - la pierre angulaire de leur système. Ceux mêmes que le Christ laisse le plus perplexes sont obligés de prendre position à son égard. On ne saurait le passer sous silence et telle est sa puissance d'attraction que ce sont précisément ses adversaires les plus acharnés qui parviennent le moins à l'ignorer. Nietzsche s'est débattu contre lui sa vie durant.

De cet état d'esprit se dégagent une vérité : Jésus est incontestablement le pivot de la destinée humaine, - et une certitude : c'est de lui, avant tout, qu'il convient d'attendre des solutions pour nos détresses, des directions pour notre avenir. Peu importent à cet égard les opinions que nous professons : ni l'athéisme, ni le matérialisme ne sauraient aujourd'hui empêcher personne d'interroger le Christ; car c'est l'effort de la vie qui nous pousse vers lui, ce sont des sources de vie que nous allons chercher auprès de lui.

Mais ces sources ne sont point aisées à découvrir. Nous constatons au contraire - et cette observation paraît au premier abord incompatible avec l'attrait que Jésus exerce sur les hommes de notre temps - qu'ils ne sont pas nombreux, ceux qui parviennent à entrer en contact, d'une manière indépendante et personnelle, avec cette personnalité unique. il ai rencontré, au cours des années, beaucoup de chercheurs sincères en quête d'un guide, auxquels j'ai montré Jésus; je les ai presque tous entendus déclarer que, malgré de sérieux efforts, la tradition évangélique leur reste, en fin de compte, étrangère et inintelligible.

Si cet état de choses résultait uniquement du fait que l'Évangile a été défloré et affadi par l'enseignement religieux en usage, il serait possible d'y remédier dans une certaine mesure par l'emploi de traductions nouvelles. Mais cela ne suffirait point encore : il faut qu'il soit mis à notre portée.

Pour bien connus que nous paraissent les actes et les paroles de Jésus, en réalité ils restent lettre close, comme cela est d'ailleurs inévitable, étant donnée la différence des temps et des milieux. Le texte des Évangiles rend à nos oreilles un son familier; mais nous ne parvenons pas à mettre leur contenu en relation avec notre vie, simplement et naturellement, et par conséquent, nous ne savons trop qu'en faire.

Cet embarras est évident en face des oeuvres de Jésus. Quant à ses paroles, la plupart des chrétiens se font illusion sur la valeur qu'elles ont pour eux jusqu'au moment où, irrésistiblement poussés par leur angoisse intérieure à chercher auprès de lui un secours personnel, ils s'aperçoivent qu'ils ne sauraient trouver aucun rapport direct entre ses déclarations et leur situation particulière. Pour que les chercheurs d'aujourd'hui entrent réellement en contact avec Jésus, il faut donc tout d'abord qu'il leur soit rendu intelligible.

Il est un fait qui confirme ces observations : les hommes les plus marquants, ceux mêmes qui donnent une voix et fraient un chemin aux aspirations nouvelles, prêtent à Jésus plus qu'ils ne reçoivent de lui. Ils imprègnent ses discours des idées du jour et de leurs propres points de vue: théosophie, pessimisme bouddhique, par exemple. Ils ne nous le présentent pas lui-même sous un costume moderne, mais ils partagent entre eux ses vêtements pour s'en draper. On enlève et on ajoute avec un arbitraire illimité. On écarte sans façon les résultats certains de l'investigation scientifique qui, depuis un siècle, s'efforce avec une ardeur et une minutie incomparables de préciser le sens des paroles de Jésus au moyen de la philologie et de l'histoire. «Ce n'est que de la théologie ! » répète-t-on. Chacun découvre en Jésus ses propres trouvailles et invoque le témoignage du Christ en faveur de sa propre cause. Au lieu de s'approcher de lui pour l'interroger, prêt à l'écouter et à le suivre afin de se laisser instruire par lui, on verse sa propre sagesse dans cette source mystérieuse pour l'en retirer ensuite avec un geste prophétique.

Ces partis pris, ces opinions préconçues n'expliquent cependant pas complètement ce qu'il y a d'arbitraire dans les interprétations modernes. À mon avis, la cause principale en est ailleurs : notre temps n'a pas encore trouvé une méthode d'interprétation satisfaisante.

Serait-ce que les chercheurs contemporains émancipés de l'influence de l'Église ont, de ce fait, perdu la clef de la connaissance? Évidemment non, car dans ce cas l'Église, elle, devrait ouvrir aux siens la porte. Or il n'en est rien. Là comme ailleurs, on ne va pas au delà d'une conception vieillie et ascétique de l'Évangile. Le contact personnel et vivant avec les paroles de Jésus y fait défaut aussi bien que leur application pratique. Elles ne deviennent que trop rarement un événement qui révolutionne la vie, un principe directeur de la conduite individuelle. La «justice supérieure » est encore un secret. S'il en était autrement, les gens d'Église, par leur seule présence, serviraient de flambeaux et de guides aux chercheurs contemporains.

Mais ce n'est pas tout. Dans l'Église même, les paroles de Jésus sont loin d'avoir, en général, l'importance capitale que se figurent les gens du dehors. On y attache peu de prix au Sermon sur la Montagne, sous prétexte qu'il ne traite pas de la foi et que la personne de Jésus n'y joue aucun rôle. Ceux qui font de ce discours le fondement de leur vie sont tenus pour suspects; et puis, on ne sait trop que faire de certaines affirmations de Jésus, bon nombre de ses paroles tombent dans l'oubli, on préfère ne pas les entendre. Enfin, tandis qu'en dehors de l'Église se manifeste depuis quelques années, chez les esprits les plus divers, une tendance à revenir aux enseignements du Christ, dans les cercles religieux, au contraire, on s'est demandé quelquefois si ces discours peuvent encore servir de base à la morale moderne, et quelques-uns l'ont nié. Ce fait que dans les milieux ecclésiastiques les déclarations de Jésus sont traitées de haut par les uns, font éprouver à d'autres du malaise, ou bien encore restent impénétrables et stériles prouve, me semble-t-il, que là aussi l'interprétation vivante et la véritable compréhension font défaut.

Une interprétation grossièrement arbitraire de l'Évangile est impossible, sans doute, à ceux qui se sentent liés par la méthode philologique et historique. Toutefois l'investigation scientifique elle-même ne conduit qu'aux confins de la vérité, elle n'y fait point pénétrer. Il en est de même des méditations pieuses dans lesquelles le coeur croyant cherche son édification et qui laissent le champ libre à l'arbitraire plus subtil de la réflexion individuelle. Elles enfouissent les grains de semence, au lieu de les laisser germer et croître. Elles nous parlent de l'Évangile, au lieu de le laisser retentir lui-même en nous.

Dans ces conditions, une question préliminaire s'impose à ceux qui cherchent à établir un contact intime et réel entre nous et notre temps, d'une part, et le Sermon sur la montagne, de l'autre : quelle est la vole à suivre pour en découvrir la signification certaine et vivante?


Les bases d'une juste interprétation.

La vérité ne saurait se refléter fidèlement que dans un esprit parfaitement limpide, c'est-à-dire exempt de toute idée préconçue. Seule une ingénuité absolue nous permet de discerner exactement ce que nous considérons, car pour que la réalité se révèle à nous, il faut lui prêter une attention respectueuse. C'est donc sans parti pris et en faisant abstraction de nos préjugés, de nos désirs, de notre conception du monde et de la vie, que nous devons aborder les enseignements de Jésus et les laisser agir sur nous. Alors seule. ment nous pourrons espérer voir les voiles du passé se déchirer, et la vérité qu'ils recouvrent nous apparaître, à nous, hommes d'aujourd'hui. Ceux-là donc y parviendront le plus sûrement qui, dans tous les domaines, ne sont encore que des chercheurs et qui, par conséquent, s'approcheront du Christ en interrogateurs, pour trouver, si possible, auprès de lui des solutions et des directions.

Malheureusement, ce ne sont pas seulement les préjugés personnels qui troublent notre entendement à l'égard de Jésus, mais encore les opinions préconçues générales et traditionnelles. À dire vrai, il nous est impossible, dans l'état de choses actuel, de nous approcher d'emblée de Jésus sans parti pris. Tous nous avons à nous libérer d'abord de nos opinions, quelles qu'elles soient.

Jésus est généralement envisagé comme le fondateur et le centre d'une religion. C'est bien ce qu'on a fait de lui. Reste à savoir s'il l'a été et s'il a voulu l'être. Cette manière de le considérer se justifie peut-être par le rôle que Jésus a joué dans l'histoire des vingt derniers siècles, mais en ce qui concerne sa personnalité historique et concrète et l'oeuvre de sa vie, elle n'est qu'un préjugé qui projette sur toutes choses un jour faux et incomplet. Il s'agit donc de nous en affranchir.

Il est plus facile, c'est vrai, dé le dire que de le faire, et bien des gens n'y réussiront peut-être jamais. Efforçons-nous-y cependant par tous les moyens. Contraignons-nous à considérer Jésus sous un aspect différent. Il n'y a là rien d'impossible. N'a-t-il pas été persécuté et crucifié comme blasphémateur et comme ennemi de la religion? D'ailleurs, le mouvement dont il fut l'initiateur n'a pas été désigné à l'origine sous le nom d'église ou de religion, mais seulement comme «la voie» (Actes des Apôtres, ch. 24, v. 14), et peut-être Jésus a-t-il précisément cherché à affranchir la foi en tant qu'intuition spontanée de Dieu de la religion.

Essayons donc d'envisager le Christ soit comme l'initiateur d'une culture absolument nouvelle, soit comme l'apôtre d'une réforme sociale et d'une transformation radicale de toutes les relations humaines, soit comme le prophète visionnaire de la fin du monde auquel l'histoire a donné le démenti, soit comme celui qui est venu éclairer les profondeurs du problème humain, soit encore comme le révélateur de sources de vie ignorées avant lui, et de puissances de guérison pour l'humanité décrépite. Il se peut que l'un ou l'autre de ces points de vue soit aussi correct, ou aussi faux, que le point de vue religieux habituel. Je ne dis point, du reste, que nous devions nous arrêter à l'un ou à l'autre; ce serait tomber de Charybde en Scylla. Il s'agit simplement de contempler la personne du Christ sous un angle nouveau, de le considérer en dehors de la catégorie des fondateurs de religion et des moralistes à laquelle il appartient à peu près aussi exactement que Goethe à celle des ministres d'État. Pour subir ingénument son influence, prenons en face de son génie propre une attitude toute réceptive, et débarrassons-nous complètement de toute opinion courante à son sujet. Envisageons-le provisoirement comme une personnalité à part, unique en son genre, jusqu'à ce que nous ayons compris ce qu'il a été en réalité. Alors il sera temps de chercher ses pareils, pour le faire rentrer, le cas échéant, dans une catégorie donnée.

Cette libération est nécessaire à l'égard de Jésus d'une manière générale et du Sermon sur la montagne en particulier, car toutes les explications qu'on a données de ce discours sont entachées d'idées préconçues. Les uns y voient le Décalogue de la nouvelle alliance, d'autres les principes fondamentaux de l'éthique de Jésus, d'autres enfin la loi morale absolue dont la pureté et la profondeur ne sauraient être surpassées. Autant de jugements, autant de préjugés.

Le Sermon sur la montagne n'est point une loi morale. Il ne veut ni ne saurait l'être. Il renferme sans doute certains éléments qui justifient cette définition, mais telle n'est pas cependant sa signification première. Une loi morale doit avoir une portée générale et son accomplissement doit être possible, humainement parlant. Le Sermon sur la montagne, au contraire, s'adresse à un groupe strictement délimité d'auditeurs, et ses instructions envisagées comme des préceptes moraux d'une portée générale, émettent des prétentions irréalisables.

Le radicalisme conséquent de ToIstoï a prouvé que les principes du Sermon sur la montagne, effectivement et universellement pratiqués, entraîneraient la dissolution de l'État. C'en serait fait du service militaire comme de l'exercice du droit civil et du droit pénal, de toute concurrence économique aussi bien que de l'application de la loi de réciprocité.

En outre, peut-on réellement imposer à un être de chair et de sang le fardeau moral de cette parole : « Quiconque se met en colère contre son frère est un meurtrier, quiconque regarde une femme avec convoitise commet un adultère»? Peut-on exiger d'un homme qu'il n'oppose aucune résistance au mal, mais accepte et subisse tout? Peut-on commander l'amour des ennemis - alors qu'on ne saurait aimer que lorsqu'on y est irrésistiblement entraîné - et ordonner à la main droite d'ignorer ce que fait la gauche? Évidemment non.

Envisagé comme une loi morale, le Sermon sur la montagne est un instrument de torture au moyen duquel on se martyrise en vain, ou une relique humblement révérée, mais dont on ne saurait faire usage. Le témoignage le plus évident de ce qu'il a d'insoutenable en tant que loi morale universelle, nous est fourni déjà par les plus anciens manuscrits des Évangiles. Nous y trouvons, en effet, des corrections destinées à atténuer ses « exigences insensées » et ses «paradoxes hardis », afin de les rendre acceptables. Ainsi au passage : « Celui qui se met en colère contre son frère », on a ajouté les mots « sans cause », et à la parole qui interdit le divorce, ceux-ci: « sauf pour cause d'adultère ».

La coutume des églises chrétiennes confirme nos allégations. Dès les temps les plus anciens, en effet, il est tacitement admis que les «exigences outrées » de ce discours n'obligent personne dans la pratique. Nul n'y songe à tout subir sans résistance, à bénir ses persécuteurs, à prendre à l'égard des biens terrestres l'attitude prescrite, ni même à suivre les instructions de Jésus relatives à la prière. On se rend fort bien compte, d'ailleurs, que l'on est en contradiction flagrante avec les paroles du Maître. Remarquez, par exemple, cette locution caractéristique parmi les chrétiens : « Je ne veux pas juger, mais.... » suivie d'un verdict aussi tranchant que le glaive du justicier.

C'est ainsi que le Sermon sur la montagne, expression sublime d'une vie toute nouvelle, a été abaissé au niveau de la médiocrité générale. Pour pouvoir l'appliquer à tous, il fallait le vulgariser. Au lieu de rompre avec le préjugé qui en faisait une loi morale universelle, on a écarté ou dissimulé les difficultés qu'entraînait: cette interprétation. Et cela, tout en continuant à répéter que Jésus nous a affranchis de la loi! On ne saurait vraiment trouver d'exemple plus criant de la façon dont un préjugé enraciné défie toutes les protestations de la réalité et de la logique, et exerce son action funeste.

L'absence complète de tout parti pris est donc la première condition nécessaire pour arriver à une intelligence certaine des paroles de Jésus, mais l'examen historique et philologique très exact de leur sens original n'est pas moins indispensable. Si donc nous saluons avec joie les travaux des laïques, nombreux à notre époque, qui s'efforcent de scruter le sens véritable du Sermon sur la montagne indépendamment des traditions de l'exégèse ecclésiastique, aussi bien que des préjugés théologiques, leur expérience même nous enseigne que nul ne saurait impunément s'affranchir de la recherche scientifique. Nous ne pouvons faire abstraction des vingt siècles qui nous séparent du moment où Jésus a parlé. Impossible, par conséquent, de déterminer en quelque mesure ce qu'il a voulu dire, sans le secours de l'histoire et de la philologie. Car si nous ne discernons pas même avec certitude ce qu'il a voulu dire alors, comment reconnaîtrons-nous ce que ses paroles signifient aujourd'hui pour nous ?

La critique littéraire et philologique du Nouveau Testament et les études historiques nous sont donc nécessaires en tant que sciences auxiliaires. Ce sont des outils : leur valeur dépend de l'emploi judicieux qu'on en fait. Elles peuvent nous renseigner avec exactitude sur la forme, et en même temps nous induire en erreur quant au fond. C'est le cas, par exemple, lorsqu'elles déterminent le sens des paroles de Jésus au moyen des notions que ses contemporains rattachaient aux expressions dont il s'est servi. C'est enlever à ces paroles, précisément ce qu'elles avaient de neuf et d'original. Jésus s'est servi de locutions courantes, mais il a versé dans ces moules un contenu nouveau qui les a fait voler en éclats, et ses débats avec ses adversaires roulaient précisément sur ce contenu différent renfermé dans des mots identiques. Qui songerait, en effet, à demander à la théologie juive de son temps, ce que Jésus entendait par l'expression de «royaume de Dieu »?

Toutefois, l'investigation scientifique n'est qu'une clef. Reste à ouvrir la porte. L'étude la plus approfondie ne nous procure qu'une connaissance théorique et documentaire. Seule l'identité de la vie établira entre nous et l'Evangile le contact qui nous permettra de le pénétrer d'une manière intuitive et originale.


Les trois transpositions nécessaires.

Quand nous examinons les récits évangéliques sans parti pris et avec la perspicacité d'un coup d'oeil exercé par la méthode scientifique, leur sens véritable ne tarde pas à nous apparaître. Cependant nous ne les saisissons dans toute leur réalité que lorsque notre esprit se les approprie d'une manière vivante et complète, par un acte de volonté. Dès qu'il s'y efforce, nous constatons que cette prise de possession implique trois transpositions préalables.

Il faut d'abord que nous transposions dans notre langage les discours de Jésus, car, issus du sol juif, ils ont été adressés à des Juifs, c'est-à-dire à un peuple appartenant à une race spéciale et ayant son histoire particulière. Nous savons aujourd'hui mieux qu'autrefois que ce qu'il y a de proprement humain chez tous les êtres plonge ses racines dans le caractère national et crée par conséquent dans chaque peuple une sensibilité et des habitudes de pensée différentes. Comparez par exemple la mentalité indo-germanique à la mentalité mongole, la pensée européenne à la pensée indoue. Plus on les étudie, plus les oppositions apparaissent entre elles irréductibles. Si. par contraste, la différence entre notre mentalité et la mentalité israélite nous parait relativement insignifiante, cela tient à ce que, depuis des siècles, la pensée juive nous a été inoculée, à notre insu, par le christianisme. Même lorsque, à maintes reprises, l'esprit germanique a réagi - chez Luther surtout - il l'a fait sans se rendre compte de cette antinomie. Tantôt il s'est révolté contre le christianisme en bloc, incapable qu'il était de distinguer entre ses éléments proprement humains et ses conceptions juives, et surtout de les dissocier; tantôt il a combattu certains points de vue du christianisme dans lesquels se manifeste d'une façon symptomatique la fusion intellectuelle de plusieurs races différentes, - au lieu d'expulser l'apport étranger qui en était cause. Ce n'est que tout récemment que l'attention s'est éveillée sur les caractères spéciaux des diverses nationalités et leur influence sur la vie intérieure des individus, et c'est là ce qui nous incite aujourd'hui à transposer dans notre langage les expressions issues d'une mentalité étrangère, et aussi ce qui nous rend capables de le faire.

En voici un exemple. Pour faire pressentir à ses auditeurs la valeur, la signification d'un certain état inférieur ou l'effet d'une certaine manière d'agir, Jésus leur parle volontiers de la «récompense » qu'ils peuvent en attendre. Toutefois ce n'est là qu'une forme de langage israélite, marquant d'une part un rapport conforme aux lois naturelles de notre existence, d'autre part l'importance des intérêts personnels en jeu. Jésus était loin de considérer les biens du salut comme un salaire que l'on peut mériter. Il s'est élevé positivement contre ce point de vue, par exemple dans la parabole rapportée par Luc, ch. 17, v. 7-10. Mais les juifs employaient couramment ce terme, issu de leur conception de la vie, et qui exprimait à la fois l'idée d'un enchaînement de cause à effet et celle d'un intérêt très pressant. Il suffit en effet de jeter un coup d'oeil sur l'Ancien Testament pour constater qu'il nous présente la relation de Dieu avec son peuple comme un perpétuel marché entre l'un et l'autre : c'est par des récompenses que Dieu fait l'éducation d'Israël, par des promesses qu'il le conduit.

Quant à nous, Occidentaux, l'idée d'escompter un bénéfice éventuel, lorsque des intérêts supérieurs sont en jeu, est tout à fait étrangère à notre nature et nous répugne profondément. À nos yeux, tout calcul de ce genre est honteux et vulgaire. Quiconque le nie a le sang vicié par une lymphe étrangère. L'illustre « fidélité germanique» de nos aïeux n'avait point pour fondement de l'or ou des terres, mais un attachement du coeur, et s'ils gardaient jusqu'à la mort la foi jurée, c'était par pure loyauté et parce qu'ils ne pouvaient autrement. Aujourd'hui encore, partout où la foi chrétienne s'insurge contre une piété intéressée et contre une vie ecclésiastique pénétrée de judaïsme, retentit ce cri de l'âme croyante : « je t'aimerai sans récompense, au sein même de la souffrance.»

Mais, diront les esprits soucieux qui n'osent croire ni à la puissance de la vérité, ni à la sincérité humaine, en nous engageant dans une interprétation semblable nous courons le risque de laisser perdre certains éléments essentiels de l'Évangile. Oui, certes, si les éléments juifs de l'Évangile en font partie intégrante. Mais s'ils ne sont que des formes de représentation propres à une race, dans lesquelles s'est traduit d'une façon particulière ce qu'il y a d'universellement humain dans l'Évangile, nous ne nous approprierons réellement la substance de l'Évangile que lorsque nous l'aurons dissociée de cet élément étranger pour nous l'assimiler selon notre génie propre.

Il ne suffit pas, toutefois, de transposer l'Évangile dans notre langage, il faut aussi le transposer dans notre temps, car en l'étudiant, nous rencontrons une difficulté plus grave encore que celle qui résulte de la diversité des races, c'est celle que crée la différence des cultures. Cette seconde transposition n'a jamais été effectuée d'une manière indépendante et originale, et, à mon avis du moins, le christianisme en a constamment souffert. À toutes les époques de son histoire, la tradition a pesé comme un fardeau du passé sur les temps nouveaux. Quoi d'étonnant à ce qu'elle ait entravé le progrès de l'humanité? On en éliminait, il est vrai, tantôt sans mot dire, tantôt après un rude combat intérieur, ce qu'il n'était plus possible d'en conserver. Mais on sacrifiait du même coup certains éléments essentiels du message divin. Ou bien, on laissait simplement les circonstances nouvelles déployer sans contrôle leur action naturelle et le plus souvent obscure, qui faisait dévier ou dépérir tout ce qui lui était contraire dans la tradition évangélique. Mais grâce à cette manière d'agir tout extérieure et impersonnelle, on perdait le contact vivant et fécond avec le sens original de l'Évangile, on n'en cherchait plus l'intelligence à sa source même, mais dans les bas-fonds où il s'ensablait. En sorte que son adaptation au temps présent n'était, à chaque étape nouvelle, qu'un misérable compromis et ne devenait point pour la génération contemporaine un événement vivifiant et créateur.

L'Évangile ne le deviendra que lorsque nous le comprendrons, délibérément et d'un bout à l'autre, dans son sens primitif, en toute liberté et à la lumière du temps présent, lorsqu'il renaîtra, en quelque sorte, du sein de l'époque contemporaine et sera pour notre génération l'objet d'une expérience originale. Il est temps de renoncer à interpréter plus ou moins librement les paroles de Jésus en vue de l'heure actuelle, ou a copier plus ou moins servilement l'exemple qu'elles nous proposent. Il faut enfin que notre conscience intime s'approprie les vérités, les impulsions vitales, les critères, les principes directeurs qu'elles nous apportent, qu'elle laisse ces semences de vie jeter leurs racines dans notre mentalité actuelle, se développer parmi nos conditions présentes, s'épanouir dans nos conceptions modernes et porter spontanément des fruits de notre temps.

Les problèmes et les besoins de l'humanité ont comme elle leur histoire et leur destinée. Ceux du passé disparaissent, d'autres surgissent. Ce qui demeure se transforme en raison des circonstances qui leur imposent un aspect nouveau, et l'expérience que nous en faisons se traduit en une sensibilité et une mentalité différentes. Impossible pour nous de retourner, ni extérieurement, ni intérieurement, au degré de culture du premier siècle. Que nous servirait, du reste, de descendre dans les catacombes des âges révolus? Nous ne trouverons la vie que lorsque Jésus, sortant du tombeau du passé, se dressera devant nous, hommes d'aujourd'hui. Il ne prononcera pour notre temps le mot libérateur que lorsque, introduit dans nos perplexités et nos préoccupations présentes, il s'y manifestera, puissance de vie créatrice.

Toutefois pour entendre retentir sa voix, pour que notre vie en devienne le vivant écho, il faut qu'au lieu de nous arrêter au dehors de son activité, nous entrions en contact direct avec la vie et la pensée qui apparurent en sa personne sous une forme particulière et dans un temps déterminé. Tant que nous ne saisissons que le vêtement qui couvrit autrefois ce qu'il y avait en lui de permanent et d'universel, nous ne nous approprions que les reliques de son existence terrestre, nous ne le saisissons pas lui-même, et nous restons incapables de le considérer sous l'aspect et avec la netteté qui correspondent à notre culture actuelle.

Cette actualisation de l'Évangile n'est point aussi nouvelle qu'elle peut le paraître. L'apôtre Paul l'a déjà pratiquée, aussi l'accuse-t-on parfois inconsidérément de s'être fait le fondateur d'un christianisme nouveau. En réalité, nul n'a compris Jésus aussi bien que lui, nul n'a donné de sa pensée une interprétation aussi juste et aussi pénétrante, jaillissant des profondeurs mêmes du sujet. C'est ainsi que l'Épître aux Galates nous offre le commentaire de Matthieu, ch. 5, v. 17, illuminé par une vivante compréhension de l'enseignement de Jésus, - mais adapté spécialement aux Galates, cela va sans dire.

Enfin l'Évangile ainsi transposé dans notre langage et dans notre temps, doit devenir pour chacun de nous l'objet d'une expérience personnelle portant le caractère de notre individualité. Il faut que chacun de nous perçoive directement ce que Jésus lui dit aujourd'hui, qu'il se rende compte de la signification particulière qu'ont pour lui les paroles adressées en principe à tous, de la façon dont il doit les interpréter à la lumière de ses propres expériences, enfin des conséquences qu'il en doit tirer, étant donnée sa situation intérieure et extérieure. Tout cela, nul ne saurait le lui démontrer. Celui qui ne le découvre pas lui-même n'a pas réellement compris les enseignements de Jésus, mais celui qui les a réellement compris sait ce qu'ils signifient pour lui et ce qu'il lui reste à faire pour rendre hommage à la vérité qui s'est révélée à lui. Je puis donc essayer de transposer dans notre langage et dans notre temps le Sermon sur la montagne, mais c'est à chaque lecteur de se l'approprier en le transposant dans sa vie personnelle. Personne au monde ne peut l'en dispenser.


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