LE SERMON SUR LA
MONTAGNE
Transposé dans notre langage
et pour notre temps
INTRODUCTION (Suite)
Les conditions de la
compréhension.
Cette intelligence véritable de
l'Évangile qui implique la transposition du
texte dans notre langage, dans notre temps et dans
notre vie personnelle, suppose évidemment
certaines conditions objectives et subjectives sans
lesquelles elle est impossible.
Il faut premièrement que les
vérités exprimées soient par
elles-mêmes des vérités
permanentes, indépendantes d'un
caractère national ou d'un degré de
culture donnés, quelque variables que
puissent être d'ailleurs soit les formes
qu'elles revêtent, soit leur mise en oeuvre
sous des climats divers et à des
époques différentes. Or tel est le
cas des vérités
énoncées par Jésus dans le
discours qui va nous occuper. Si je l'affirme, ce
n'est point en raison d'une croyance ou d'une
idée préconçue, mais en vertu
de la logique même. En effet, le Sermon sur
la montagne traite indubitablement de faits et de
lois naturelles concernant l'être humain, son
développement et sa vie, faits et lois qui
subsisteront aussi longtemps qu'il existera des
hommes.
Quiconque ne l'aperçoit pas
s'est arrêté à l'aspect sous
lequel les lois fondamentales de la nature humaine
y sont présentées,
conditionnées par le temps et le lieu; il
n'en a pas encore pénétré les
éléments essentiels, il est
resté attaché à des choses
accidentelles : formes de pensée, conditions
spéciales de vie et de culture.
Comme les lois de la vie et du
développement de la plante demeurent
identiques en tous temps et en tous lieux, mais
font apparaître selon les terrains et les
climats des formes, des feuilles, des fleurs et des
fruits différents qui, au cours des
siècles, ont porté le monde
végétal à son état
actuel de splendeur et de variété, de
même les lois de la nature humaine demeurent
immuables, mais produisent selon les circonstances
des phénomènes et des
résultats divers; car la conscience humaine
se les approprie différemment, selon le
degré de développement spirituel
auquel elle est parvenue.
C'est pourquoi le Sermon sur la
montagne conserve une signification permanente et
indépendante de l'attitude adoptée
envers Jésus, sa personne et son entreprise.
C'est pourquoi aussi. il reste en vigueur, alors
même qu'on en méconnaît la
valeur et qu'on se soustrait momentanément
à l'action de ses lois naturelles; car ceux
qui en agissent ainsi méconnaissent du
même coup les conditions mêmes de leur
vie et ne peuvent manquer d'en souffrir. C'est
pourquoi enfin ses principes fondamentaux doivent
pouvoir s'adapter à tops les peuples, quels
que soient leur caractère national et leur
degré de culture; et, à plus forte
raison, à toutes les circonstances
individuelles. Or cette appropriation est
indispensable. Si elle ne s'opère pas, on en
reste à ce qui est extérieur et
transitoire, c'est-à-dire à
l'écorce, et l'on se prive de la substance
vivifiante, de la pulpe. C'est cependant ce qui a
eu lieu pendant des siècles pour le Sermon
sur la montagne, Malgré sa valeur canonique
et la vénération religieuse dont il
était l'objet; - preuve certaine qu'une
seconde condition s'impose pour qu'il soit
véritablement compris.
Il faut, en effet, qu'une
époque soit mûre et
préparée à recevoir la
vérité qui doit lui être
transmise au moyen des trois opérations
indiquées plus haut. Sinon, elle reste
incapable de dégager des conceptions du
passé leurs éléments
essentiels et permanents, et de leur donner une
empreinte nouvelle adaptée au temps
présent. Il faut que les problèmes
dont il s'agit soient pour elle des
problèmes actuels et qu'elle ressente les
perplexités auxquelles ces antiques paroles
apportent une possibilité de
solution.
Notre époque est certainement
préparée dans une grande mesure
à s'approprier la substance du Sermon sur la
montagne. Car s'il est une question brûlante
pour les chercheurs contemporains, c'est
précisément celle du
développement intégral de
l'humanité, dont ce discours nous
révèle les lois initiales. Tous nous
avons le sentiment que nous ne sommes point encore
ce que nous devons être, et que tous les
progrès de la culture moderne restent sans
portée tant que ne se produit pas une
évolution créatrice dans le domaine
de la vie humaine. Être « hommes »
en vérité, telle est l'ambition
caractéristique des chercheurs
d'aujourd'hui. Mais la route à suivre, tous
l'ignorent.
Cette détresse où nous
laissent nos plus ardentes aspirations a quelque
chose de poignant. Les lois et les
opérations naturelles qui pourraient nous
conduire au but restent un mystère
impénétrable pour tous les
prophètes de l'avenir, de quelque nom qu'on
les nomme. Ils annoncent et prédisent ce qui
doit venir, mais aucun n'est capable de nous y
acheminer.
Le Sermon sur la montagne, au
contraire, s'il n'exalte pas en un langage
ineffable l'ordre de choses nouveau que l'avenir
nous réserve, nous en indique la voie en
nous révélant les
lois du développement intégral de
l'homme. C'est en vain qu'on chercherait, dans le
cours de l'histoire de l'esprit humain, une
réponse aux questions qui se posent
aujourd'hui devant tout être qui
réfléchit : Comment devenir
véritablement homme? Comment établir
parmi les hommes une vie de communion qui porte
l'humanité à sa perfection? Comment
parvenir à l'ordre de choses nouveau qui
satisfera nos aspirations et sera digne de nous?
Seul le Sermon sur la montagne nous montre le
chemin qui mène à ce but
suprême, car seul il nous
révèle le secret d'une
évolution créatrice de l'être
humain, qui manifestera dans tous les domaines son
action ordonnatrice et constructive.
Telle est la raison cachée de
l'attrait qu'il exerce aujourd'hui sur tous les
esprits, sans qu'ils s'en rendent compte.
L'instinct de la vérité et du salut
les entraîne irrésistiblement l'un
après l'autre sur cette piste. Bon
gré, mal gré, il faut qu'ils la
suivent, sous peine de se consumer dans un
scepticisme sans issue ou d'errer à
l'aventure indéfiniment. Il y a là
des rapports obscurs dont l'action s'exerce
indépendamment des désirs et des
opinions personnelles. Aussi le Sermon sur la
montagne est-il plus et mieux qu'un merveilleux
document du passé : il est pour
l'humanité la boussole de l'avenir, et plus
augmentent son inquiétude intérieure
et les angoisses de son devenir, plus elle y
découvrira la parole libératrice et
le mot d'ordre souverain. Et c'est pourquoi aussi
notre époque est, mieux que toute autre,
propre à le comprendre, à le
réaliser et à propager son courant de
vie.
Mais pour qu'il en soit ainsi, une
troisième condition s'impose : il s'agit
pour nous, en définitive,
d'expérimenter personnellement ce que nous
cherchons à, comprendre. Il
ne suffit pas que notre esprit
perçoive nettement ce que nous ont
révélé les documents du
passé scrutés d'un regard impartial
et perspicace. Nous ne discernerons la
vérité profonde dont ils nous ont
transmis le témoignage et l'expression que
dans la mesure où elle deviendra l'objet de
notre expérience intime. Il en est de
même de tous les phénomènes de
la nature et de la vie : l'expérience seule
nous les rend intelligibles. Nous ne saisissons les
lois et les relations de l'être humain que
dès l'instant où leur action se
manifeste en nous. Or, la vie de Jésus nous
révèle une qualité
d'être et de vie entièrement nouvelle.
Comment celui eh qui elle n'a pas commencé
à poindre serait-il capable de la concevoir,
soit en elle-même, soit au point de vue de
ses circonstances particulières? Il faut que
nous naissions de nouveau, ne fût-ce que pour
voir le royaume de Dieu, le discerner, le
concevoir. Dans la mesure où il
s'établit en nous, nos yeux s'ouvrent et
notre compréhensivité
s'accroît.
C'est donc une grave erreur de se
figurer, comme on le fait volontiers, qu'on peut
comprendre Jésus théoriquement et de
chercher, au moyen d'une étude attentive, a
s'approprier correctement ses vues, pour en donner
ensuite aux esprits désireux de le
connaître une notion adaptée à
notre époque; l'un et l'autre sont
également impossibles. Commenter d'une
façon théorique la lettre de
l'Évangile, comme cela se pratique soit dans
le camp des théologiens, soit dans celui des
laïques, pour les besoins de
l'exégèse ou de l'édification,
c'est jongler avec des reliques. On attribue aux
paroles de Jésus un sens qui, d'une
façon abstraite, semble s'y rattacher, mais
on n'en fait point jaillir la flamme de la vie
cachée qui seule les éclairerait,
parce que cette vie ne se révèle
qu'à celui qui la possède.
Je n'entends diminuer en rien la
valeur de l'étude scientifique, sagace et
impartiale du passé, comme condition
préalable de la connaissance, en affirmant
que ce n'est que dans la mesure où nous
cherchons et suivons pratiquement Jésus dans
notre propre vie qu'il se découvre à
nous et qu'il acquiert pour nous une importance
vitale. Il faut s'engager sur le chemin qu'il nous
montre pour comprendre ses indications, et marcher
dans la direction de sa vie pour s'apercevoir ce
qu'elle signifie. Jésus ne peut être
compris qu'expérimentalement. Toute autre
voie nous égare parmi les
interprétations arbitraires et fantaisistes
d'une aveugle incompréhension.
Précisément parce que la vie qu'il
nous apporte est absolument nouvelle, nous n'en
pouvons saisir les faits et les lois qu'autant
qu'elle germe et s'épanouit en
nous.
Je parle ici au sens le plus strict
: il ne s'agit pas seulement d'une certaine
conformité avec Jésus-Christ, d'une
adhésion intérieure à ses
intentions, mais bien d'une expérience
directe et vivante. Un ami m'écrivait un
jour que depuis qu'il avait pris le parti de
considérer sa fortune comme un bien
reçu en dépôt, depuis qu'il
s'efforçait de l'administrer selon Dieu, il
avait vu s'illuminer d'une clarté
merveilleuse bon nombre de paroles de Jésus
qui semblaient cependant n'avoir aucun rapport
direct avec cette question. C'est ainsi, je le
répète, qu'il faut essayer de
comprendre Jésus. On n'y parvient que sur la
voie de la vie. Quand les vérités
qu'il a semées tombent dans des coeurs
réceptifs, leur puissance de germination
fait éclater l'enveloppe des mots, et elles
s'épanouissent en une floraison originale et
splendide. Elles deviennent intelligibles dans la
mesure où elles sont vécues. Aussi
est-il impossible de les expliquer aux autres;
nul ne saurait les comprendre
avant d'avoir fait l'expérience oui y
correspond.
C'est pourquoi je ne songe point
à expliquer le Sermon sur la montagne, ni
à en donner l'intelligence à qui que
ce soit; cela est impossible. je m'attends bien
plutôt à ce que plusieurs de ceux qui
suivront sans difficulté cet exposé,
déclarent en fin de compte ne pas comprendre
en quoi le Sermon sur la montagne fraie la voie
à la solution du problème humain. Car
seuls ceux que travaillent réellement les
problèmes de notre temps, ceux qu'une
recherche personnelle a préparés
à recevoir le message du Christ, y
trouveront la parole libératrice. « A
celui qui a, il sera donné davantage, et il
sera dans l'abondance. » Quant aux autres
«Ils ont des yeux pour voir et ne voient
point. »
Mais, si notre application des
paroles de Jésus à notre race et
à notre temps n'est pas une
interprétation arbitraire et subjective, si
dans un élan intérieur semblable au
sien, nous en saisissons, selon notre
réceptivité actuelle, le contenu
essentiel et universel , il ne pourra nous suffire
de déterminer quels concepts Jésus
rattachait aux termes dont il s'est servi et quels
effets pratiques et concrets il avait en vue. Nous
devons nous efforcer de découvrir les lois
fondamentales de l'évolution humaine qu'il a
formulées, les vérités
cachées qu'il a pressenties et qu'il voulait
mettre en oeuvre, les secrets du devenir qu'il a
révélés en frayant des voies
nouvelles. Enfin, il nous faudra acquérir
une vision personnelle de ces choses, et discerner
la forme sous laquelle elles doivent se
réaliser parmi nous.
Pour apprécier la justesse de
notre interprétation, le lecteur averti ne
se demandera donc pas si elle est conforme au texte
et en découle directement, mais si elle est
conforme aux faits auxquels le
texte rend témoignage et dont il formule les
conséquences pratiques. Car notre but n'est
pas, en dernière analyse, de fixer le sens
qu'avaient les paroles dé Jésus au
moment où il les prononça - ce n'est
là qu'un moyen de parvenir à ce but -
mais de déterminer le sens et l'application
que nous devons leur donner aujourd'hui, si nous
les saisissons dans leur réalité
vivante et comme nous étant adressées
personnellement.
Cet effort pour adapter les discours
de Jésus à notre
génération, n'est cependant et ne
sera jamais qu'un pis aller. Toutes les solutions,
toutes les profondes vérités humaines
énoncées par Jésus,
apparaissaient immédiatement sous une forme
tangible en sa personne et dans sa conduite. Afin
de devenir véritablement, pour tous ceux qui
sont aujourd'hui préparés à
les recevoir, l'objet d'une expérience
originale, il faudrait qu'elles s'incarnent dans
les hommes de notre génération. Alors
elles seraient directement comprises. Alors des
profondeurs de la vie personnelle contemporaine,
jaillirait fraîche et spontanée,
l'expression simple et immédiate de la
vérité, proclamée par des
hommes qui en seraient les témoins vivants,
conçue dans notre langue, appropriée
à nos circonstances et à nos besoins,
adaptée à nos facultés
réceptives. Alors du contact avec ces
paroles de vérité les âmes
passeraient sans difficulté au contact avec
les paroles de Jésus, car avant même
de les lire, elles en auraient constaté la
vérité.
La place et la signification du
Sermon sur la montagne dans le ministère de
Jésus.
Le Sermon sur la montagne, tel que nous le
rapporte l'Évangile de Matthieu (chap. 5-7),
n'est point sans doute un discours suivi,
prononcé par Jésus d'un bout à
l'autre dans l'enchaînement indiqué.
Il semble plutôt être la combinaison de
plusieurs fragments de discours, de paroles
diverses réunies par
l'évangéliste. À quel point de
vue celui-ci s'est-il placé pour les grouper
? La chose est assez indifférente, car elle
ne nous renseignerait que sur le sens et
l'application qu'il entendait leur donner, et cela
n'a pour nous qu'un intérêt
archéologique.
Ce qui légitime cependant
l'étude du Sermon sur la montagne comme tel
et dans son enchaînement, c'est une certaine
analogie des morceaux qui le composent.
Évidemment tous sont issus d'un temps et
d'une situation déterminés : ils ont
été prononcés au début
du ministère de Jésus. Et tous ont
entre eux une étroite parenté : ils
traitent d'une constitution nouvelle de la
personnalité, déployant ses effets
dans tous les domaines de la vie, et que
Jésus voulait créer chez ceux qui
venaient à lui.
Or, pour surprendre la nature propre
d'un phénomène, il est
nécessaire de considérer les
circonstances parmi lesquelles il s'est produit. Si
donc les enseignements du Sermon sur la montagne
datent des premiers temps du ministère de
Jésus, nous ne saurions les comprendre
réellement qu'en les étudiant dans
leur rapport avec cette situation.
Au moment où Jésus fut
baptisé par Jean, il se fit en lui
une sorte d'illumination : il
prit conscience de sa position exceptionnelle au
sein de l'humanité et de la mission qui lui
incombait d'édifier le royaume de Dieu.
Cette conviction l'envahit tout entier. En lui et
par lui les promesses des prophètes et les
aspirations de la foi israélite devaient
devenir réalité. Le monde ancien
touchait à son terme; un jour divin allait
paraître, apportant la délivrance et
l'accomplissement, une nouvelle alliance des coeurs
avec le Très-Haut, une
révélation de Dieu parmi son peuple,
en sorte que «la terre fût remplie de sa
connaissance, comme le fond de la mer des eaux qui
le couvrent ».
De quelle manière, sous
quelle forme, ces choses devaient-elles se
réaliser, selon la pensée de
Jésus? C'est une question que les
théologiens débattent encore. Pour ma
part, je ne puis croire qu'il se fit du royaume de
Dieu et de sa venue, la représentation
précise que les théologiens estiment
pouvoir déduire de ses paroles et des
idées religieuses de son temps. Tous ses
concepts découlaient trop directement d'une
expérience originale et d'une perception
immédiate, pour qu'il en fût ainsi.
Ils se maintenaient incessamment, de ce fait, dans
le courant de la vie, du mouvement, du devenir; car
c'est là le résultat certain du
développement de la personnalité et
de l'abondance de ses expériences
quotidiennes, chez ceux du moins dont la vie
jaillit directement d'une intuition
spontanée. Preuve en sont, dans
l'Évangile, les divergences et les
contradictions nombreuses que les
théoriciens les plus exercés ne
réussissent point à concilier, en
sorte qu'ils se voient obligés
d'éluder ou de taxer d'interpolation tout ce
qui ne cadre pas avec leur système. Ils
semblent ignorer à quel point ces conflits
de la conscience intime sont indispensables au
développement spirituel.
À mon avis, de nombreux
indices nous autorisent à conclure que tant
que rien ne fit prévoir la catastrophe
finale, Jésus se représenta l'avenir
sous l'aspect que lui avait prêté le
Second Esaïe. Mais l'histoire de la tentation
me paraît indiquer que, dès l'abord
aussi, il entrevit d'autres perspectives et
d'autres issues. Ce qui est le plus probable, c'est
que sa pensée qui eut pour point de
départ la prédication de Jean et sa
conception du royaume de Dieu, ne tarda pas
à se frayer sa propre voie.
Fléchissant sous le poids de ses
expériences intimes, il se sentit
poussé dans la solitude du désert. Il
avait besoin de se trouver en face de
lui-même, et de se rendre compte de ce qui se
passait en lui. Le récit des trois
tentations qui l'assiégèrent alors,
nous laisse entrevoir les alternatives qui
s'offrirent à son esprit en vue de la
réalisation de son dessein, et discerner la
voie dans laquelle il s'engagea avec une certitude
intérieure absolue. Telle est la situation
qu'il ne faut point perdre de vue en
étudiant le Sermon sur la montagne, car ce
discours nous permet de le suivre pas à pas
sur ce chemin nouveau.
«Le tentateur vint à lui
et lui dit : Si tu es le Fils de Dieu, commande que
ces pierres deviennent des pains. Mais Jésus
répondit : Il est écrit : L'homme ne
vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui
sort de la bouche de Dieu. »
Cette réponse affirme
certainement l'une des lois fondamentales de
l'organisation nouvelle de la vie, loi que
Jésus proclamera sans cesse dans ses
discours et que son attitude personnelle mettra
constamment en lumière: l'homme n'est pas
exclusivement le produit des conditions
matérielles, du milieu, des
événements; il est une
création de Dieu. C'est pourquoi il ne
dépend pas uniquement du pain quotidien
autour duquel se livre la lutte
pour l'existence, mais, par l'essence de son
être et dans les profondeurs de sa
véritable vie, il appartient à un
ordre supérieur. Quelque chose palpite en
nous qui n'a pas besoin, pour prospérer et
réaliser sa destinée, de tels ou tels
biens temporels ou de circonstances
déterminées; et notre vie personnelle
ne commence qu'à l'heure où nous
secouons leur tyrannie pour exercer notre
suprématie native.
Nous participons en quelque mesure
à la souveraineté du Créateur
sur les choses créées, c'est de notre
relation avec lui qu'elle procède, c'est
à son contact qu'elle grandit. Celui donc
qui veut véritablement vivre doit tirer son
énergie vitale de la vie divine qui se
manifeste en tout et partout. L'homme ne vit pas
des circonstances et des événements,
mais de ce qui se cache derrière les
circonstances et les événements, de
ce qui s'exprime par eux. Car Dieu parle par toutes
ces choses. Comprendre son langage, en vivre, c'est
vivre au sens réel du mot.
Cette vérité qu'il
appartient à l'avenir de proclamer, nous
permet d'entrevoir dès maintenant le
caractère et le mode de développement
de l'ordre de choses nouveau que Jésus a
inauguré. La vie humaine tout entière
devra se fonder et s'édifier sur sa
véritable base, et c'est dans la vie
personnelle que cette révolution
s'opérera, pour rayonner ensuite du dedans
au dehors. «La semence, c'est la parole de
Dieu. » Quand elle lèvera, elle
transformera toutes choses.
Adopter ce principe, c'était
repousser d'emblée une foule de
procédés et de moyens qui s'offrent
à quiconque se propose un but
arrêté. Jésus voyait, sans
aucun doute, dans la révolution qui devait
se produire, non seulement un revirement
opéré dans les coeurs par la
réconciliation avec Dieu,
mais une organisation nouvelle de
la vie qui transformerait tout ce qui est humain,
dans tous les domaines. Toutefois il acquit la
conviction que sa tâche ne consistait pas
à supprimer le malheur et la misère
par des réformes ou par des miracles, mais
que seules la constitution et l'action de la vie
personnelle triompheraient des maux et des
désordres extérieurs. Les
circonstances ne font pas l'homme, mais l'homme les
circonstances. Quelle que soit l'influence immense
que l'établissement du royaume de Dieu doive
exercer sur l'ensemble des conditions humaines, il
n'est cependant pas une question de pain, mais une
question de vie. La rénovation du monde,
qu'il opérera, sera l'épanouissement
fécond, le déploiement
intégral de la vie personnelle, qui plonge
ses racines dans le divin et qui en tire
l'énergie, aussi bien que les lois, de sa
croissance et de son activité.
«Le diable emmena ensuite
Jésus dans la ville sainte et l'ayant
placé sur le faite du temple, il lui dit Si
tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est
écrit Il a donné pour toi des ordres
à ses anges, et ils te porteront dans leurs
mains, de peur que ton pied ne heurte contre la
pierre. Alors Jésus lui répondit : Il
est aussi écrit : Tu ne tenteras point le
Seigneur ton Dieu.»
Jésus avait pris conscience
de sa mission : établir la
souveraineté divine au sein de
l'humanité. Comment la pensée ne lui
serait-elle pas venue de conquérir d'un seul
coup l'attention générale et
l'adhésion à son entreprise par une
démonstration magique de puissance
surnaturelle? Toutefois il repousse cette
tentation. Les coups de théâtre
sensationnels, les manifestations grandioses,
l'effet produit sur les masses, ne conduisent pas
à son but. Le royaume de Dieu commence dans
le secret, l'inapparent, le
fragmentaire. jeter la semence
nouvelle au plus profond des âmes
préparées à la recevoir, telle
sera désormais sa méthode d'action.
Car il sait qu'« il n'y a rien de caché
qui ne doive être révélé
».
Le refus qu'il oppose à la
suggestion du tentateur suffirait à nous
éclairer sur ce point. Mais la teneur de sa
réponse nous dévoile en outre la
cause profonde de ce refus : «Tu ne tenteras
point le Seigneur ton Dieu », dit-il. Il
eût tenté Dieu s'il se fût
jeté du haut du temple, confiant dans la
toute-puissance du Seigneur, s'il eût recouru
à des tours de thaumaturge et cherché
à établir de vive force l'ordre
nouveau, par l'exploitation magique du pouvoir
divin. Tenter Dieu, c'est se lancer arbitrairement
dans une entreprise et exiger ensuite que Dieu la
légitime par les faits, réclamer des
démonstrations extraordinaires de sa
puissance, compter sur des signes, des miracles et
des «exaucements» au lieu de laisser son
action s'exercer dans notre vie et d'attendre qu'il
se révèle à nous.
Jésus rejette donc tous les
procédés qui exigent une intervention
directe de Dieu et une rupture des lois de la
nature, qui changent la foi en superstition et la
vertu de la vie nouvelle en sorcellerie, et qui
rabaissent le Dieu vivant au rang de deus ex
machina. Il acquiesce à la loi fondamentale
de la venue du royaume de Dieu, qui est de laisser
la mystérieuse puissance de vie qui anime
tout l'univers éclater dans l'homme et s'y
épanouir en une création nouvelle. Il
reconnaît le principe d'une manifestation et
d'une action naturelles, organiques,
intérieures, de Dieu dans
l'humanité.
Cette manifestation et cette action,
il ne les mesurait pas, il est vrai, à notre
connaissance incomplète des
possibilités et des
contingences humaines, mais à leur
réalité objective qui nous est encore
partiellement voilée. Il resta donc aussi
fidèle à son attitude première
en guérissant des malades qu'en
renonçant à faire appel à la
toute-puissance de Dieu pour le délivrer de
la croix. Car ses oeuvres de guérison
n'étaient que l'exercice naturel de sa
puissance de fils de l'homme,
l'épanouissement de sa personnalité
exceptionnelle.
«Le diable l'emmena enfin sur
une très haute montagne. Il lui montra tous
les royaumes du monde et leur gloire et lui dit :
Je te donnerai toutes ces choses, si, tombant
à mes pieds, tu m'adores. Jésus lui
répondit : Retire-toi, Satan, car il est
écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu,
et tu ne serviras que lui seul. »
Jésus est ici tenté de
recourir pour atteindre son but, - la
souveraineté universelle de Dieu et sa
gloire, - aux éléments mondains sur
lesquels s'étaient fondés jusqu'alors
le développement et la culture de
l'humanité, aux influences et aux moyens
d'action dont le passé avait
démontré l'efficacité. C'est
l'exaltation de l'enthousiasme pour une grande
idée; c'est le recrutement de sectateurs
dont la foule grandissante étouffe toutes
les oppositions; c'est l'exploitation de tous les
instincts dépravés, tels que
l'ambition et la cupidité, la crainte du
châtiment et la soif de récompense, la
superstition et la sensualité; c'est la
mainmise sur l'individu par le moyen de dogmes et
de lois, de la puissance politique ou des
institutions sociales, d'une éducation
uniforme de la vie intérieure et d'une
organisation systématique de la vie
collective; bref, c'est l'asservissement de l'homme
et la réorganisation tout extérieure
de ses conditions d'existence. Au
lieu de la souveraineté divine, c'est le
règne d'une idée, d'une religion,
d'un pouvoir politique, d'un principe social, d'une
culture intellectuelle supérieure, qu'il
eût ainsi établi et qui eût
été proclamé règne de
Dieu. Il ne faut point un grand effort
d'imagination pour nous le représenter, car
la chrétienté n'a pas tardé
à succomber à cette tentation et
toute l'histoire du catholicisme nous la montre
avançant dans cette voie avec une logique
effrayante.
Jésus, lui, l'a
repoussée tout aussi catégoriquement.
Servir Dieu seul, tel fut son mot d'ordre. C'est de
l'esprit et de la puissance de Dieu, de son action
et de son intervention seules qu'il attendait la
venue de son règne. Il opposait ainsi une
résistance absolue et systématique
à toute mondanisation grossière ou
subtile de son but et de ses
procédés, aussi bien qu'aux
demi-mesures, aux compromis et aux
contrefaçons possibles.
On voit quelle fut la portée
de ces trois tentations pour l'accomplissement du
dessein de Jésus. Or, le Sermon sur la
montagne en est la contre-partie : aux voies
trompeuses que Jésus discerna et
désavoua dans le désert, il oppose le
seul chemin qui conduise au but. La position que
Jésus prît alors à
l'égard des séductions du tentateur,
est en principe à la base de toutes les
instructions contenues dans ce discours.
Mais on peut préciser
davantage encore la place qu'occupe dans
l'activité de Jésus le Sermon sur la
montagne. Peu après son séjour dans
le désert, lorsque Jean fut mis en prison,
Jésus se rendit en Galilée et y
proclama l'Évangile du royaume de Dieu,
disant : «Les temps sont accomplis et le
règne de Dieu est proche. Convertissez-vous
et croyez à la bonne nouvelle. »
C'est presque dans les mêmes
termes, la proclamation de Jean-Baptiste, mais elle
est empreinte d'un sens tout nouveau, car à
l'ardeur orageuse et menaçante du jugement
succède l'éclat rayonnant d'une
délivrance prochaine. En effet, dans
l'intervalle Jésus a traversé la
crise intérieure du désert. Si les
victoires et les clartés qu'il y conquit ne
sont point restées stériles, sa
parole doit en être toute
pénétrée.
Il a compris la venue du
règne de Dieu, il en a reconnu le
caractère plus distinctement que jean qui
était encore imprégné de
l'Ancien Testament. Preuve en est son attitude, si
différente de celle de son
précurseur. Jésus ne s'est point
présenté comme le prédicateur
ascétique de la repentance, exigeant de ses
auditeurs la confession de leurs
péchés et les en purifiant
symboliquement par le baptême, mais comme
« la consolation d'Israël ». Jean
publiait un jeûne solennel, dans l'attente du
jour divin. Il était le héraut qui
préparait le chemin en frappant les coeurs
d'une frayeur salutaire. Jésus proclamait le
jour du salut : il mondait les hommes de sa
lumière et les introduisait dans la terre
nouvelle, la terre de Dieu.
La conversion à laquelle il
les appelait dans les mêmes termes que Jean
devait donc être quelque chose de tout
différent. L'appel de Jean signifiait sans
doute à peu près : faites
pénitence. Il s'agissait pour ses auditeurs
de reconnaître leur corruption, de se tourner
résolument vers le grand
événement qui approchait et d'amender
leur vie en vue de cet avenir. Ce n'était
là qu'une attitude provisoire, en attendant
le moment où «celui qui devait venir
» leur apporterait l'enseignement
définitif et l'accomplissement.
Mais alors quel pouvait être
le sens de ces paroles dans la bouche de
Jésus?
Nous ne trouvons nulle part
d'éclaircissement à ce sujet. Toutes
les explications proposées ne sont que des
hypothèses qui n'éclairent point le
fond même de la question. La traduction :
repentez-vous, est depuis longtemps
considérée comme insuffisante. Mais
les expressions par lesquelles on la remplace :
changez de disposition, réformez vos
pensées, convertissez-vous, amendez-vous, ne
dépassent point une notion toute formelle,
celle d'un revirement complet; elles nous laissent
dans l'obscurité quant à sa nature
même. Admettons cependant que ces paroles se
rapportent à une transformation
intérieure et rapprochons-les de
l'expression de «nouvelle naissance » qui
a certainement un sens analogue; nous n'en serons
pas plus avancés pour cela. Au contraire
nous n'en constaterons que mieux notre ignorance
à l'égard de cette entrée dans
la vie nouvelle à laquelle Jésus nous
appelle, et nous devrons reconnaître que
c'est précisément cette
incompréhension qui nous incite à la
qualifier de « mystère adorable
».
Qu'est-ce que ce changement qui doit
se produire en nous? - les termes d'enfant de Dieu,
d'homme nouveau, etc., ne sont que des mots qui ne
nous en donnent aucune notion concrète - et,
comment y parviendrons-nous? L'appel qui nous est
adressé reste vain tant qu'on ne nous dit
pas ce qui doit se passer et comment cela peut se
produire. Impossible d'imaginer cette
transformation sans en avoir été
témoin, ni de la connaître avant de la
posséder. Nous pouvons, il est vrai, nous
proposer en échange un idéal moral
quelconque et entreprendre un sérieux
travail sur nous-mêmes; mais ces efforts nous
laisseront dans l'ordre ancien, ils ne nous
introduiront jamais dans l'ordre nouveau. Or
l'histoire de la tentation nous
révèle les
principes et les conditions d'un
devenir entièrement nouveau. Comment en
découvrir l'accès?
J'invoque ici le témoignage
de tous ceux qui se sont efforcés, à
l'instar de Jésus, de devenir des hommes
nouveaux, qui ont cru, prié, lutté,
espéré et attendu, incapables qu'ils
étaient de se payer d'illusions ni de se
contenter d'une édition revue et
corrigée de leur personne. Tous ne se
sont-ils pas retrouvés, en fin de compte, en
face de cet appel mystérieux comme devant
une porte fermée? Cette transformation de
l'être est le pivot du nouveau devenir. Mais
en quoi consiste-t-elle, comment se
produira-t-elle?
Notre situation serait sans issue,
si nous ne possédions une explication de
Jésus lui-même à ce sujet. Il
nous l'a donnée avec toute la
précision désirable. Mais on en a
méconnu le caractère et fait un usage
faux et abusif. C'est le Sermon sur la montagne. Il
nous révèle le secret de la
conversion, en quoi elle consiste et comment nous y
pouvons parvenir. il nous dirige vers le pays
inconnu que Dieu nous ouvre, et nous en indique
l'entrée.
Cette conception du Sermon sur la
montagne est justifiée par les faits : seule
elle nous permet de comprendre ce discours, de lui
attribuer son véritable sens et d'en mesurer
la portée prodigieuse. Jésus a
donné, au début de son
ministère, les instructions les plus
circonstanciées et les plus concrètes
sur le changement qu'il réclame. Ce sont ces
instructions - pour autant que les avait
conservées la tradition apostolique - qui
ont été réunies par Matthieu
dans le Sermon sur la montagne.
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