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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



LE SERMON SUR LA MONTAGNE
Transposé dans notre langage et pour notre temps



INTRODUCTION
(Suite)

Les conditions de la compréhension.

Cette intelligence véritable de l'Évangile qui implique la transposition du texte dans notre langage, dans notre temps et dans notre vie personnelle, suppose évidemment certaines conditions objectives et subjectives sans lesquelles elle est impossible.

Il faut premièrement que les vérités exprimées soient par elles-mêmes des vérités permanentes, indépendantes d'un caractère national ou d'un degré de culture donnés, quelque variables que puissent être d'ailleurs soit les formes qu'elles revêtent, soit leur mise en oeuvre sous des climats divers et à des époques différentes. Or tel est le cas des vérités énoncées par Jésus dans le discours qui va nous occuper. Si je l'affirme, ce n'est point en raison d'une croyance ou d'une idée préconçue, mais en vertu de la logique même. En effet, le Sermon sur la montagne traite indubitablement de faits et de lois naturelles concernant l'être humain, son développement et sa vie, faits et lois qui subsisteront aussi longtemps qu'il existera des hommes.

Quiconque ne l'aperçoit pas s'est arrêté à l'aspect sous lequel les lois fondamentales de la nature humaine y sont présentées, conditionnées par le temps et le lieu; il n'en a pas encore pénétré les éléments essentiels, il est resté attaché à des choses accidentelles : formes de pensée, conditions spéciales de vie et de culture.

Comme les lois de la vie et du développement de la plante demeurent identiques en tous temps et en tous lieux, mais font apparaître selon les terrains et les climats des formes, des feuilles, des fleurs et des fruits différents qui, au cours des siècles, ont porté le monde végétal à son état actuel de splendeur et de variété, de même les lois de la nature humaine demeurent immuables, mais produisent selon les circonstances des phénomènes et des résultats divers; car la conscience humaine se les approprie différemment, selon le degré de développement spirituel auquel elle est parvenue.

C'est pourquoi le Sermon sur la montagne conserve une signification permanente et indépendante de l'attitude adoptée envers Jésus, sa personne et son entreprise. C'est pourquoi aussi. il reste en vigueur, alors même qu'on en méconnaît la valeur et qu'on se soustrait momentanément à l'action de ses lois naturelles; car ceux qui en agissent ainsi méconnaissent du même coup les conditions mêmes de leur vie et ne peuvent manquer d'en souffrir. C'est pourquoi enfin ses principes fondamentaux doivent pouvoir s'adapter à tops les peuples, quels que soient leur caractère national et leur degré de culture; et, à plus forte raison, à toutes les circonstances individuelles. Or cette appropriation est indispensable. Si elle ne s'opère pas, on en reste à ce qui est extérieur et transitoire, c'est-à-dire à l'écorce, et l'on se prive de la substance vivifiante, de la pulpe. C'est cependant ce qui a eu lieu pendant des siècles pour le Sermon sur la montagne, Malgré sa valeur canonique et la vénération religieuse dont il était l'objet; - preuve certaine qu'une seconde condition s'impose pour qu'il soit véritablement compris.

Il faut, en effet, qu'une époque soit mûre et préparée à recevoir la vérité qui doit lui être transmise au moyen des trois opérations indiquées plus haut. Sinon, elle reste incapable de dégager des conceptions du passé leurs éléments essentiels et permanents, et de leur donner une empreinte nouvelle adaptée au temps présent. Il faut que les problèmes dont il s'agit soient pour elle des problèmes actuels et qu'elle ressente les perplexités auxquelles ces antiques paroles apportent une possibilité de solution.

Notre époque est certainement préparée dans une grande mesure à s'approprier la substance du Sermon sur la montagne. Car s'il est une question brûlante pour les chercheurs contemporains, c'est précisément celle du développement intégral de l'humanité, dont ce discours nous révèle les lois initiales. Tous nous avons le sentiment que nous ne sommes point encore ce que nous devons être, et que tous les progrès de la culture moderne restent sans portée tant que ne se produit pas une évolution créatrice dans le domaine de la vie humaine. Être « hommes » en vérité, telle est l'ambition caractéristique des chercheurs d'aujourd'hui. Mais la route à suivre, tous l'ignorent.

Cette détresse où nous laissent nos plus ardentes aspirations a quelque chose de poignant. Les lois et les opérations naturelles qui pourraient nous conduire au but restent un mystère impénétrable pour tous les prophètes de l'avenir, de quelque nom qu'on les nomme. Ils annoncent et prédisent ce qui doit venir, mais aucun n'est capable de nous y acheminer.

Le Sermon sur la montagne, au contraire, s'il n'exalte pas en un langage ineffable l'ordre de choses nouveau que l'avenir nous réserve, nous en indique la voie en nous révélant les lois du développement intégral de l'homme. C'est en vain qu'on chercherait, dans le cours de l'histoire de l'esprit humain, une réponse aux questions qui se posent aujourd'hui devant tout être qui réfléchit : Comment devenir véritablement homme? Comment établir parmi les hommes une vie de communion qui porte l'humanité à sa perfection? Comment parvenir à l'ordre de choses nouveau qui satisfera nos aspirations et sera digne de nous? Seul le Sermon sur la montagne nous montre le chemin qui mène à ce but suprême, car seul il nous révèle le secret d'une évolution créatrice de l'être humain, qui manifestera dans tous les domaines son action ordonnatrice et constructive.

Telle est la raison cachée de l'attrait qu'il exerce aujourd'hui sur tous les esprits, sans qu'ils s'en rendent compte. L'instinct de la vérité et du salut les entraîne irrésistiblement l'un après l'autre sur cette piste. Bon gré, mal gré, il faut qu'ils la suivent, sous peine de se consumer dans un scepticisme sans issue ou d'errer à l'aventure indéfiniment. Il y a là des rapports obscurs dont l'action s'exerce indépendamment des désirs et des opinions personnelles. Aussi le Sermon sur la montagne est-il plus et mieux qu'un merveilleux document du passé : il est pour l'humanité la boussole de l'avenir, et plus augmentent son inquiétude intérieure et les angoisses de son devenir, plus elle y découvrira la parole libératrice et le mot d'ordre souverain. Et c'est pourquoi aussi notre époque est, mieux que toute autre, propre à le comprendre, à le réaliser et à propager son courant de vie.

Mais pour qu'il en soit ainsi, une troisième condition s'impose : il s'agit pour nous, en définitive, d'expérimenter personnellement ce que nous cherchons à, comprendre. Il ne suffit pas que notre esprit perçoive nettement ce que nous ont révélé les documents du passé scrutés d'un regard impartial et perspicace. Nous ne discernerons la vérité profonde dont ils nous ont transmis le témoignage et l'expression que dans la mesure où elle deviendra l'objet de notre expérience intime. Il en est de même de tous les phénomènes de la nature et de la vie : l'expérience seule nous les rend intelligibles. Nous ne saisissons les lois et les relations de l'être humain que dès l'instant où leur action se manifeste en nous. Or, la vie de Jésus nous révèle une qualité d'être et de vie entièrement nouvelle. Comment celui eh qui elle n'a pas commencé à poindre serait-il capable de la concevoir, soit en elle-même, soit au point de vue de ses circonstances particulières? Il faut que nous naissions de nouveau, ne fût-ce que pour voir le royaume de Dieu, le discerner, le concevoir. Dans la mesure où il s'établit en nous, nos yeux s'ouvrent et notre compréhensivité s'accroît.

C'est donc une grave erreur de se figurer, comme on le fait volontiers, qu'on peut comprendre Jésus théoriquement et de chercher, au moyen d'une étude attentive, a s'approprier correctement ses vues, pour en donner ensuite aux esprits désireux de le connaître une notion adaptée à notre époque; l'un et l'autre sont également impossibles. Commenter d'une façon théorique la lettre de l'Évangile, comme cela se pratique soit dans le camp des théologiens, soit dans celui des laïques, pour les besoins de l'exégèse ou de l'édification, c'est jongler avec des reliques. On attribue aux paroles de Jésus un sens qui, d'une façon abstraite, semble s'y rattacher, mais on n'en fait point jaillir la flamme de la vie cachée qui seule les éclairerait, parce que cette vie ne se révèle qu'à celui qui la possède.

Je n'entends diminuer en rien la valeur de l'étude scientifique, sagace et impartiale du passé, comme condition préalable de la connaissance, en affirmant que ce n'est que dans la mesure où nous cherchons et suivons pratiquement Jésus dans notre propre vie qu'il se découvre à nous et qu'il acquiert pour nous une importance vitale. Il faut s'engager sur le chemin qu'il nous montre pour comprendre ses indications, et marcher dans la direction de sa vie pour s'apercevoir ce qu'elle signifie. Jésus ne peut être compris qu'expérimentalement. Toute autre voie nous égare parmi les interprétations arbitraires et fantaisistes d'une aveugle incompréhension. Précisément parce que la vie qu'il nous apporte est absolument nouvelle, nous n'en pouvons saisir les faits et les lois qu'autant qu'elle germe et s'épanouit en nous.

Je parle ici au sens le plus strict : il ne s'agit pas seulement d'une certaine conformité avec Jésus-Christ, d'une adhésion intérieure à ses intentions, mais bien d'une expérience directe et vivante. Un ami m'écrivait un jour que depuis qu'il avait pris le parti de considérer sa fortune comme un bien reçu en dépôt, depuis qu'il s'efforçait de l'administrer selon Dieu, il avait vu s'illuminer d'une clarté merveilleuse bon nombre de paroles de Jésus qui semblaient cependant n'avoir aucun rapport direct avec cette question. C'est ainsi, je le répète, qu'il faut essayer de comprendre Jésus. On n'y parvient que sur la voie de la vie. Quand les vérités qu'il a semées tombent dans des coeurs réceptifs, leur puissance de germination fait éclater l'enveloppe des mots, et elles s'épanouissent en une floraison originale et splendide. Elles deviennent intelligibles dans la mesure où elles sont vécues. Aussi est-il impossible de les expliquer aux autres; nul ne saurait les comprendre avant d'avoir fait l'expérience oui y correspond.

C'est pourquoi je ne songe point à expliquer le Sermon sur la montagne, ni à en donner l'intelligence à qui que ce soit; cela est impossible. je m'attends bien plutôt à ce que plusieurs de ceux qui suivront sans difficulté cet exposé, déclarent en fin de compte ne pas comprendre en quoi le Sermon sur la montagne fraie la voie à la solution du problème humain. Car seuls ceux que travaillent réellement les problèmes de notre temps, ceux qu'une recherche personnelle a préparés à recevoir le message du Christ, y trouveront la parole libératrice. « A celui qui a, il sera donné davantage, et il sera dans l'abondance. » Quant aux autres «Ils ont des yeux pour voir et ne voient point. »

Mais, si notre application des paroles de Jésus à notre race et à notre temps n'est pas une interprétation arbitraire et subjective, si dans un élan intérieur semblable au sien, nous en saisissons, selon notre réceptivité actuelle, le contenu essentiel et universel , il ne pourra nous suffire de déterminer quels concepts Jésus rattachait aux termes dont il s'est servi et quels effets pratiques et concrets il avait en vue. Nous devons nous efforcer de découvrir les lois fondamentales de l'évolution humaine qu'il a formulées, les vérités cachées qu'il a pressenties et qu'il voulait mettre en oeuvre, les secrets du devenir qu'il a révélés en frayant des voies nouvelles. Enfin, il nous faudra acquérir une vision personnelle de ces choses, et discerner la forme sous laquelle elles doivent se réaliser parmi nous.

Pour apprécier la justesse de notre interprétation, le lecteur averti ne se demandera donc pas si elle est conforme au texte et en découle directement, mais si elle est conforme aux faits auxquels le texte rend témoignage et dont il formule les conséquences pratiques. Car notre but n'est pas, en dernière analyse, de fixer le sens qu'avaient les paroles dé Jésus au moment où il les prononça - ce n'est là qu'un moyen de parvenir à ce but - mais de déterminer le sens et l'application que nous devons leur donner aujourd'hui, si nous les saisissons dans leur réalité vivante et comme nous étant adressées personnellement.

Cet effort pour adapter les discours de Jésus à notre génération, n'est cependant et ne sera jamais qu'un pis aller. Toutes les solutions, toutes les profondes vérités humaines énoncées par Jésus, apparaissaient immédiatement sous une forme tangible en sa personne et dans sa conduite. Afin de devenir véritablement, pour tous ceux qui sont aujourd'hui préparés à les recevoir, l'objet d'une expérience originale, il faudrait qu'elles s'incarnent dans les hommes de notre génération. Alors elles seraient directement comprises. Alors des profondeurs de la vie personnelle contemporaine, jaillirait fraîche et spontanée, l'expression simple et immédiate de la vérité, proclamée par des hommes qui en seraient les témoins vivants, conçue dans notre langue, appropriée à nos circonstances et à nos besoins, adaptée à nos facultés réceptives. Alors du contact avec ces paroles de vérité les âmes passeraient sans difficulté au contact avec les paroles de Jésus, car avant même de les lire, elles en auraient constaté la vérité.


La place et la signification du Sermon sur la montagne dans le ministère de Jésus.

Le Sermon sur la montagne, tel que nous le rapporte l'Évangile de Matthieu (chap. 5-7), n'est point sans doute un discours suivi, prononcé par Jésus d'un bout à l'autre dans l'enchaînement indiqué. Il semble plutôt être la combinaison de plusieurs fragments de discours, de paroles diverses réunies par l'évangéliste. À quel point de vue celui-ci s'est-il placé pour les grouper ? La chose est assez indifférente, car elle ne nous renseignerait que sur le sens et l'application qu'il entendait leur donner, et cela n'a pour nous qu'un intérêt archéologique.

Ce qui légitime cependant l'étude du Sermon sur la montagne comme tel et dans son enchaînement, c'est une certaine analogie des morceaux qui le composent. Évidemment tous sont issus d'un temps et d'une situation déterminés : ils ont été prononcés au début du ministère de Jésus. Et tous ont entre eux une étroite parenté : ils traitent d'une constitution nouvelle de la personnalité, déployant ses effets dans tous les domaines de la vie, et que Jésus voulait créer chez ceux qui venaient à lui.

Or, pour surprendre la nature propre d'un phénomène, il est nécessaire de considérer les circonstances parmi lesquelles il s'est produit. Si donc les enseignements du Sermon sur la montagne datent des premiers temps du ministère de Jésus, nous ne saurions les comprendre réellement qu'en les étudiant dans leur rapport avec cette situation.

Au moment où Jésus fut baptisé par Jean, il se fit en lui une sorte d'illumination : il prit conscience de sa position exceptionnelle au sein de l'humanité et de la mission qui lui incombait d'édifier le royaume de Dieu. Cette conviction l'envahit tout entier. En lui et par lui les promesses des prophètes et les aspirations de la foi israélite devaient devenir réalité. Le monde ancien touchait à son terme; un jour divin allait paraître, apportant la délivrance et l'accomplissement, une nouvelle alliance des coeurs avec le Très-Haut, une révélation de Dieu parmi son peuple, en sorte que «la terre fût remplie de sa connaissance, comme le fond de la mer des eaux qui le couvrent ».

De quelle manière, sous quelle forme, ces choses devaient-elles se réaliser, selon la pensée de Jésus? C'est une question que les théologiens débattent encore. Pour ma part, je ne puis croire qu'il se fit du royaume de Dieu et de sa venue, la représentation précise que les théologiens estiment pouvoir déduire de ses paroles et des idées religieuses de son temps. Tous ses concepts découlaient trop directement d'une expérience originale et d'une perception immédiate, pour qu'il en fût ainsi. Ils se maintenaient incessamment, de ce fait, dans le courant de la vie, du mouvement, du devenir; car c'est là le résultat certain du développement de la personnalité et de l'abondance de ses expériences quotidiennes, chez ceux du moins dont la vie jaillit directement d'une intuition spontanée. Preuve en sont, dans l'Évangile, les divergences et les contradictions nombreuses que les théoriciens les plus exercés ne réussissent point à concilier, en sorte qu'ils se voient obligés d'éluder ou de taxer d'interpolation tout ce qui ne cadre pas avec leur système. Ils semblent ignorer à quel point ces conflits de la conscience intime sont indispensables au développement spirituel.

À mon avis, de nombreux indices nous autorisent à conclure que tant que rien ne fit prévoir la catastrophe finale, Jésus se représenta l'avenir sous l'aspect que lui avait prêté le Second Esaïe. Mais l'histoire de la tentation me paraît indiquer que, dès l'abord aussi, il entrevit d'autres perspectives et d'autres issues. Ce qui est le plus probable, c'est que sa pensée qui eut pour point de départ la prédication de Jean et sa conception du royaume de Dieu, ne tarda pas à se frayer sa propre voie. Fléchissant sous le poids de ses expériences intimes, il se sentit poussé dans la solitude du désert. Il avait besoin de se trouver en face de lui-même, et de se rendre compte de ce qui se passait en lui. Le récit des trois tentations qui l'assiégèrent alors, nous laisse entrevoir les alternatives qui s'offrirent à son esprit en vue de la réalisation de son dessein, et discerner la voie dans laquelle il s'engagea avec une certitude intérieure absolue. Telle est la situation qu'il ne faut point perdre de vue en étudiant le Sermon sur la montagne, car ce discours nous permet de le suivre pas à pas sur ce chemin nouveau.

«Le tentateur vint à lui et lui dit : Si tu es le Fils de Dieu, commande que ces pierres deviennent des pains. Mais Jésus répondit : Il est écrit : L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. »

Cette réponse affirme certainement l'une des lois fondamentales de l'organisation nouvelle de la vie, loi que Jésus proclamera sans cesse dans ses discours et que son attitude personnelle mettra constamment en lumière: l'homme n'est pas exclusivement le produit des conditions matérielles, du milieu, des événements; il est une création de Dieu. C'est pourquoi il ne dépend pas uniquement du pain quotidien autour duquel se livre la lutte pour l'existence, mais, par l'essence de son être et dans les profondeurs de sa véritable vie, il appartient à un ordre supérieur. Quelque chose palpite en nous qui n'a pas besoin, pour prospérer et réaliser sa destinée, de tels ou tels biens temporels ou de circonstances déterminées; et notre vie personnelle ne commence qu'à l'heure où nous secouons leur tyrannie pour exercer notre suprématie native.

Nous participons en quelque mesure à la souveraineté du Créateur sur les choses créées, c'est de notre relation avec lui qu'elle procède, c'est à son contact qu'elle grandit. Celui donc qui veut véritablement vivre doit tirer son énergie vitale de la vie divine qui se manifeste en tout et partout. L'homme ne vit pas des circonstances et des événements, mais de ce qui se cache derrière les circonstances et les événements, de ce qui s'exprime par eux. Car Dieu parle par toutes ces choses. Comprendre son langage, en vivre, c'est vivre au sens réel du mot.

Cette vérité qu'il appartient à l'avenir de proclamer, nous permet d'entrevoir dès maintenant le caractère et le mode de développement de l'ordre de choses nouveau que Jésus a inauguré. La vie humaine tout entière devra se fonder et s'édifier sur sa véritable base, et c'est dans la vie personnelle que cette révolution s'opérera, pour rayonner ensuite du dedans au dehors. «La semence, c'est la parole de Dieu. » Quand elle lèvera, elle transformera toutes choses.

Adopter ce principe, c'était repousser d'emblée une foule de procédés et de moyens qui s'offrent à quiconque se propose un but arrêté. Jésus voyait, sans aucun doute, dans la révolution qui devait se produire, non seulement un revirement opéré dans les coeurs par la réconciliation avec Dieu, mais une organisation nouvelle de la vie qui transformerait tout ce qui est humain, dans tous les domaines. Toutefois il acquit la conviction que sa tâche ne consistait pas à supprimer le malheur et la misère par des réformes ou par des miracles, mais que seules la constitution et l'action de la vie personnelle triompheraient des maux et des désordres extérieurs. Les circonstances ne font pas l'homme, mais l'homme les circonstances. Quelle que soit l'influence immense que l'établissement du royaume de Dieu doive exercer sur l'ensemble des conditions humaines, il n'est cependant pas une question de pain, mais une question de vie. La rénovation du monde, qu'il opérera, sera l'épanouissement fécond, le déploiement intégral de la vie personnelle, qui plonge ses racines dans le divin et qui en tire l'énergie, aussi bien que les lois, de sa croissance et de son activité.

«Le diable emmena ensuite Jésus dans la ville sainte et l'ayant placé sur le faite du temple, il lui dit Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en bas, car il est écrit Il a donné pour toi des ordres à ses anges, et ils te porteront dans leurs mains, de peur que ton pied ne heurte contre la pierre. Alors Jésus lui répondit : Il est aussi écrit : Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu.»

Jésus avait pris conscience de sa mission : établir la souveraineté divine au sein de l'humanité. Comment la pensée ne lui serait-elle pas venue de conquérir d'un seul coup l'attention générale et l'adhésion à son entreprise par une démonstration magique de puissance surnaturelle? Toutefois il repousse cette tentation. Les coups de théâtre sensationnels, les manifestations grandioses, l'effet produit sur les masses, ne conduisent pas à son but. Le royaume de Dieu commence dans le secret, l'inapparent, le fragmentaire. jeter la semence nouvelle au plus profond des âmes préparées à la recevoir, telle sera désormais sa méthode d'action. Car il sait qu'« il n'y a rien de caché qui ne doive être révélé ».

Le refus qu'il oppose à la suggestion du tentateur suffirait à nous éclairer sur ce point. Mais la teneur de sa réponse nous dévoile en outre la cause profonde de ce refus : «Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu », dit-il. Il eût tenté Dieu s'il se fût jeté du haut du temple, confiant dans la toute-puissance du Seigneur, s'il eût recouru à des tours de thaumaturge et cherché à établir de vive force l'ordre nouveau, par l'exploitation magique du pouvoir divin. Tenter Dieu, c'est se lancer arbitrairement dans une entreprise et exiger ensuite que Dieu la légitime par les faits, réclamer des démonstrations extraordinaires de sa puissance, compter sur des signes, des miracles et des «exaucements» au lieu de laisser son action s'exercer dans notre vie et d'attendre qu'il se révèle à nous.

Jésus rejette donc tous les procédés qui exigent une intervention directe de Dieu et une rupture des lois de la nature, qui changent la foi en superstition et la vertu de la vie nouvelle en sorcellerie, et qui rabaissent le Dieu vivant au rang de deus ex machina. Il acquiesce à la loi fondamentale de la venue du royaume de Dieu, qui est de laisser la mystérieuse puissance de vie qui anime tout l'univers éclater dans l'homme et s'y épanouir en une création nouvelle. Il reconnaît le principe d'une manifestation et d'une action naturelles, organiques, intérieures, de Dieu dans l'humanité.

Cette manifestation et cette action, il ne les mesurait pas, il est vrai, à notre connaissance incomplète des possibilités et des contingences humaines, mais à leur réalité objective qui nous est encore partiellement voilée. Il resta donc aussi fidèle à son attitude première en guérissant des malades qu'en renonçant à faire appel à la toute-puissance de Dieu pour le délivrer de la croix. Car ses oeuvres de guérison n'étaient que l'exercice naturel de sa puissance de fils de l'homme, l'épanouissement de sa personnalité exceptionnelle.

«Le diable l'emmena enfin sur une très haute montagne. Il lui montra tous les royaumes du monde et leur gloire et lui dit : Je te donnerai toutes ces choses, si, tombant à mes pieds, tu m'adores. Jésus lui répondit : Retire-toi, Satan, car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul. »

Jésus est ici tenté de recourir pour atteindre son but, - la souveraineté universelle de Dieu et sa gloire, - aux éléments mondains sur lesquels s'étaient fondés jusqu'alors le développement et la culture de l'humanité, aux influences et aux moyens d'action dont le passé avait démontré l'efficacité. C'est l'exaltation de l'enthousiasme pour une grande idée; c'est le recrutement de sectateurs dont la foule grandissante étouffe toutes les oppositions; c'est l'exploitation de tous les instincts dépravés, tels que l'ambition et la cupidité, la crainte du châtiment et la soif de récompense, la superstition et la sensualité; c'est la mainmise sur l'individu par le moyen de dogmes et de lois, de la puissance politique ou des institutions sociales, d'une éducation uniforme de la vie intérieure et d'une organisation systématique de la vie collective; bref, c'est l'asservissement de l'homme et la réorganisation tout extérieure de ses conditions d'existence. Au lieu de la souveraineté divine, c'est le règne d'une idée, d'une religion, d'un pouvoir politique, d'un principe social, d'une culture intellectuelle supérieure, qu'il eût ainsi établi et qui eût été proclamé règne de Dieu. Il ne faut point un grand effort d'imagination pour nous le représenter, car la chrétienté n'a pas tardé à succomber à cette tentation et toute l'histoire du catholicisme nous la montre avançant dans cette voie avec une logique effrayante.

Jésus, lui, l'a repoussée tout aussi catégoriquement. Servir Dieu seul, tel fut son mot d'ordre. C'est de l'esprit et de la puissance de Dieu, de son action et de son intervention seules qu'il attendait la venue de son règne. Il opposait ainsi une résistance absolue et systématique à toute mondanisation grossière ou subtile de son but et de ses procédés, aussi bien qu'aux demi-mesures, aux compromis et aux contrefaçons possibles.

On voit quelle fut la portée de ces trois tentations pour l'accomplissement du dessein de Jésus. Or, le Sermon sur la montagne en est la contre-partie : aux voies trompeuses que Jésus discerna et désavoua dans le désert, il oppose le seul chemin qui conduise au but. La position que Jésus prît alors à l'égard des séductions du tentateur, est en principe à la base de toutes les instructions contenues dans ce discours.

Mais on peut préciser davantage encore la place qu'occupe dans l'activité de Jésus le Sermon sur la montagne. Peu après son séjour dans le désert, lorsque Jean fut mis en prison, Jésus se rendit en Galilée et y proclama l'Évangile du royaume de Dieu, disant : «Les temps sont accomplis et le règne de Dieu est proche. Convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle. »

C'est presque dans les mêmes termes, la proclamation de Jean-Baptiste, mais elle est empreinte d'un sens tout nouveau, car à l'ardeur orageuse et menaçante du jugement succède l'éclat rayonnant d'une délivrance prochaine. En effet, dans l'intervalle Jésus a traversé la crise intérieure du désert. Si les victoires et les clartés qu'il y conquit ne sont point restées stériles, sa parole doit en être toute pénétrée.

Il a compris la venue du règne de Dieu, il en a reconnu le caractère plus distinctement que jean qui était encore imprégné de l'Ancien Testament. Preuve en est son attitude, si différente de celle de son précurseur. Jésus ne s'est point présenté comme le prédicateur ascétique de la repentance, exigeant de ses auditeurs la confession de leurs péchés et les en purifiant symboliquement par le baptême, mais comme « la consolation d'Israël ». Jean publiait un jeûne solennel, dans l'attente du jour divin. Il était le héraut qui préparait le chemin en frappant les coeurs d'une frayeur salutaire. Jésus proclamait le jour du salut : il mondait les hommes de sa lumière et les introduisait dans la terre nouvelle, la terre de Dieu.

La conversion à laquelle il les appelait dans les mêmes termes que Jean devait donc être quelque chose de tout différent. L'appel de Jean signifiait sans doute à peu près : faites pénitence. Il s'agissait pour ses auditeurs de reconnaître leur corruption, de se tourner résolument vers le grand événement qui approchait et d'amender leur vie en vue de cet avenir. Ce n'était là qu'une attitude provisoire, en attendant le moment où «celui qui devait venir » leur apporterait l'enseignement définitif et l'accomplissement.

Mais alors quel pouvait être le sens de ces paroles dans la bouche de Jésus?

Nous ne trouvons nulle part d'éclaircissement à ce sujet. Toutes les explications proposées ne sont que des hypothèses qui n'éclairent point le fond même de la question. La traduction : repentez-vous, est depuis longtemps considérée comme insuffisante. Mais les expressions par lesquelles on la remplace : changez de disposition, réformez vos pensées, convertissez-vous, amendez-vous, ne dépassent point une notion toute formelle, celle d'un revirement complet; elles nous laissent dans l'obscurité quant à sa nature même. Admettons cependant que ces paroles se rapportent à une transformation intérieure et rapprochons-les de l'expression de «nouvelle naissance » qui a certainement un sens analogue; nous n'en serons pas plus avancés pour cela. Au contraire nous n'en constaterons que mieux notre ignorance à l'égard de cette entrée dans la vie nouvelle à laquelle Jésus nous appelle, et nous devrons reconnaître que c'est précisément cette incompréhension qui nous incite à la qualifier de « mystère adorable ».

Qu'est-ce que ce changement qui doit se produire en nous? - les termes d'enfant de Dieu, d'homme nouveau, etc., ne sont que des mots qui ne nous en donnent aucune notion concrète - et, comment y parviendrons-nous? L'appel qui nous est adressé reste vain tant qu'on ne nous dit pas ce qui doit se passer et comment cela peut se produire. Impossible d'imaginer cette transformation sans en avoir été témoin, ni de la connaître avant de la posséder. Nous pouvons, il est vrai, nous proposer en échange un idéal moral quelconque et entreprendre un sérieux travail sur nous-mêmes; mais ces efforts nous laisseront dans l'ordre ancien, ils ne nous introduiront jamais dans l'ordre nouveau. Or l'histoire de la tentation nous révèle les principes et les conditions d'un devenir entièrement nouveau. Comment en découvrir l'accès?

J'invoque ici le témoignage de tous ceux qui se sont efforcés, à l'instar de Jésus, de devenir des hommes nouveaux, qui ont cru, prié, lutté, espéré et attendu, incapables qu'ils étaient de se payer d'illusions ni de se contenter d'une édition revue et corrigée de leur personne. Tous ne se sont-ils pas retrouvés, en fin de compte, en face de cet appel mystérieux comme devant une porte fermée? Cette transformation de l'être est le pivot du nouveau devenir. Mais en quoi consiste-t-elle, comment se produira-t-elle?

Notre situation serait sans issue, si nous ne possédions une explication de Jésus lui-même à ce sujet. Il nous l'a donnée avec toute la précision désirable. Mais on en a méconnu le caractère et fait un usage faux et abusif. C'est le Sermon sur la montagne. Il nous révèle le secret de la conversion, en quoi elle consiste et comment nous y pouvons parvenir. il nous dirige vers le pays inconnu que Dieu nous ouvre, et nous en indique l'entrée.

Cette conception du Sermon sur la montagne est justifiée par les faits : seule elle nous permet de comprendre ce discours, de lui attribuer son véritable sens et d'en mesurer la portée prodigieuse. Jésus a donné, au début de son ministère, les instructions les plus circonstanciées et les plus concrètes sur le changement qu'il réclame. Ce sont ces instructions - pour autant que les avait conservées la tradition apostolique - qui ont été réunies par Matthieu dans le Sermon sur la montagne.


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