SANS DIEU DANS LE MONDE
Épisode de la vie du peuple
Slovaque
IV
Ce fut un beau jour pour Martin ; de sa vie
entière il ne se souvenait pas d'avoir joui
d'un tel bonheur ; il emprunta au fossoyeur
une petite charrette et se mit à la
recherche de Joseph ; la mère de
celui-ci lui avait laissé en mourant un
petit mobilier ; plusieurs choses : un
bahut plein de linge, une grosse couverture, un
banc, une table et une chaise de paille furent
vendus par la commune et sur le produit de cette
vente, après avoir acquitté les frais
des obsèques, il resta à l'enfant une
somme de dix francs ; cela lui serait d'un
grand secours, pensait-on, pour payer ses frais
d'apprentissage.
Les femmes se réunirent près de la
maison d'Huda ; plusieurs riaient à
gorge déployée en voyant passer
Martin avec sa charrette, mais d'autres le
plaignaient : « Les pauvres
enfants ! qui se ressemble, s'assemble. Ce
sont des compagnons de souffrance. »
Celles-ci placèrent sur la charrette un
petit coffre contenant le linge et les
vêtements de l'enfant, et elles
formèrent un paquet avec une petite
couverture et deux oreilles ; puis elles
chargèrent toutes sortes de chiffons et de
vivres, pommes de terre, légumes, oignons,
et le peu que la pauvre Anna avait laissé.
Les garçons s'attelèrent à la
charrette et quittèrent joyeusement le
village « Obéis bien à ton
petit père », criait-on encore
ironiquement aux enfants lorsqu'ils
s'éloignaient.
Ceux-ci ne se dirent rien jusqu'à leur
arrivée sur le seuil de la cabane ; ils
se regardèrent alors et Joseph
commença à pleurer et Martin fit de
même.
« Ne pleure pas, Joseph »,
disait Martin en essayant de consoler son jeune
protégé. « Moi aussi je
suis un orphelin comme toi, mais depuis que je sais
que Dieu a tellement aimé le monde qu'il a
laissé clouer son Fils sur la croix, et
aussi que le Seigneur Jésus me voit
toujours, depuis lors je ne me sens plus aussi seul
dans le monde. Toi aussi, tu ne dois rien craindre,
tu verras que tout ira bien et que nous nous
aimerons beaucoup ».
Joseph cessa de pleurer ; tous deux
déchargèrent le chariot et le
ramenèrent chez le fossoyeur. Celui-ci leur
offrit, en grand mystère, en cachette de sa
femme, un gros morceau de pain, et celle-ci, en
trichant que son mari ne s'en aperçoive pas,
donna à Joseph un petit fromage. Peu
après, en chemin, ils firent leur petit
repas de midi ; lorsqu'ils furent de retour
chez eux, Martin fit le lit ; de sa vie il
n'avait encore couché dans un lit de
plumes ; ordinairement, il s'étendait
sur la paille en s'enveloppant d'un vieux
manteau ; mais maintenant il serait vraiment
couché ! Joseph ouvrit le petit
coffre ; les voisines lui avaient
laissé, de la succession de sa mère,
un drap de lit et une nappe : tout cela fut
utilisé.
« Ici, nous placerons les
livres », dit Joseph.
- Oui, les livres seraient parfaitement bien dans
ce coin, mais je n'en ai aucun. Pourquoi en
aurais-je puisque je ne sais pas
lire ? » dit Martin tout triste.
« C'est ce qui m'a poussé à
te prendre avec moi, continua-t-il, parce que je
veux t'éviter d'aller en service, où
tu oublierais vite ce que l'on t'a enseigné
à l'école, tandis qu'ici, tu pourras
continuer à fréquenter
l'école ; tu sauras alors lire ce qui
est écrit de Dieu dans les livres et tu
sauras comment le Fils de Dieu est mort pour nous
et comment il reviendra.
- Mais je sais déjà lire »,
affirma Joseph, en s'étonnant qu'un grand
garçon comme Martin ne le sût pas
encore. « Lorsque ma petite mère
était malade, je lui lisais justement
comment le Seigneur Jésus est
ressuscité et sorti vivant du tombeau. Nous
ne manquons pas de livres. »
Joseph chercha parmi ses effets et en tira un
paquet ; il le défit et en étala
le contenu sur la table ; ce fut d'abord un
alphabet, puis un livre de lecture, le
catéchisme, l'histoire biblique encore toute
neuve, dernier présent de sa
mère ; puis un gros psautier, un livre.
de prières intitulé Sources de la
vie, un vieux volume de sermons
hérité de son grand-père,
enfin un gros livre soigneusement recouvert.
« Ceci est la Sainte Écriture, la
Bible, expliqua-t-il à Martin
étonné.
- Et il s'y trouve tout ce qui est écrit de
Dieu
- Oui tout, et rien que sur Dieu, depuis le
commencement du monde, lorsqu'il créa la
terre en six jours ; mais cela est aussi dans
mon histoire biblique qui est
illustrée. »
Les garçons se mirent à regarder ces
gravures ; Joseph expliquait comment Dieu
créa le monde et les hommes, comment le
serpent séduisit Adam et Eve lorsqu'ils
habitaient le paradis si beau ; comment Eve
tomba dans le péché en
désobéissant et en mangeant le fruit
de l'arbre défendu.
Eve entraîna Adam ; ils
péchèrent tous deux et le Seigneur
Dieu les chassa du paradis, racontait-il
toujours ; ils eurent deux fils, Caïn et
Abel ; Caïn était méchant
et Abel était bon et Caïn tua Abel.
Martin ne se serait jamais lassé d'entendre
tout cela.
« Et on vous a raconté tout cela
à l'école a demanda-t-il.
- Nous apprenions un peu de cela à
l'école, et ma mère m'a de bonne
heure raconté le reste ; maintenant je
puis le lire moi-même. »
Joseph commença à lire et quoiqu'il
n'eût que huit ans, il s'en tira fort
bien ; Martin suivait des yeux ; il
s'apercevait maintenant du tort que lui avaient
causé ses protecteurs en ne l'envoyant pas
à l'école ; maintenant il
saurait lire et profiter du saint livre. Combien il
se réjouissait d'avoir maintenant un tel
livre dans la maison ; il possédait
enfin la Parole de Dieu et avait même
quelqu'un pour la lui lire ; par suite d'une
vieille habitude, Martin gardait son chapeau sur la
tête, mais, à peine Joseph avait-il lu
le titre ; La Sainte Écriture, qu'il le
retira de lui-même, et depuis ce jour, il ne
resta plus couvert lorsqu'il
pénétrait dans la pièce
où se trouvait le saint volume ; sa
protectrice lui avait appris à se
découvrir devant les gens du Inonde et les
autorités ; mais il jugeait que, plus qu'aux
hommes de la, terre, il convenait de rendre honneur
au livre de Dieu.
V
Pendant les quatre premiers jours de son
installation avec Joseph, Martin n'avait pu manger
à sa faim, car les femmes du village
n'avaient en rien voulu augmenter leur contribution
qui devait désormais suffire pour
deux ; les garçons s'étaient
décidés à emporter de chez eux
quelques pommes de terre avec du sel ; Martin
partageait le tout en deux parts, dont il gardait
la plus petite qui suffisait pour lui et pour son
chien fidèle. Pendant qu'il surveillait le
bétail, Joseph ramassait des mûres,
mais Martin n'en acceptait pas sa part :
« Joseph n'en aura pas trop pour lui au
retour, pensait-il, car il aura
faim. »
Les paysannes n'osèrent pas tenir rigueur
aux enfants plus longtemps, lorsqu'elles virent
combien ils rentraient ensemble joyeusement du
pâturage, chargés de paquets de jonc,
et combien ils se regardaient et causaient
amicalement l'un avec l'autre. Ce spectacle
touchant réjouit ces femmes qui, dès
lors, à l'exception de quelques avares
endurcies, augmentèrent quelque peu leur
contribution de légumes et de soupe.
« Nous ne manquons nous-mêmes de
rien, disait la femme du garde-champêtre, et
nous ne devons pas laisser ces enfants souffrir de
la faim. »
C'était à tort qu'on les appelait
« les pauvres », car personne
dans le village n'était plus heureux qu'eux.
Chaque matin, Martin éveillait tout joyeux
son camarade ; ils se débarbouillaient
dans le ruisseau voisin, se peignaient et
procédaient soigneusement à leur
toilette. Joseph prononçait la prière
« Notre Père » et Martin
la répétait à voix
basse ; ils se chargeaient d'un petit bagage
composé de l'alphabet, de l'histoire
biblique, du couteau de poche et de la ficelle pour
bien lier les joncs. Martin prenait le cor, Joseph
lâchait Fidèle et - vive la
joie ! - tous trois parcouraient gaiement le
village et se dirigeaient ensuite avec le troupeau
vers la forêt.
Lorsque Martin avait installé le
bétail, tous trois s'asseyaient et
attaquaient ce que les paysannes avaient bien voulu
leur donner pour déjeuner ; Joseph
lisait un passage de l'histoire biblique et
indiquait à Martin la lettre de l'alphabet
qu'il devait étudier ; lui-même
allait surveiller le bétail ou couper les
joncs pour les corbeilles et les balais ;
lorsqu'il en avait assez, Martin prouvait
déjà comprendre les lettres et les
reconnaître ; Joseph
s'émerveillait souvent de ses
progrès. Martin disait parfois :
« J'ai toujours pensé que la
lecture était une chose très
difficile, mais cela me paraît être un
jeu. Que le Seigneur Dieu bénisse les gens
intelligents qui ont inventé
l'alphabet ; on aurait de la peine à
l'apprendre, mais puisqu'ils ont peint une image
sur chaque lettre, il faudrait être bien sot
pour ne pas faire du progrès. Quand j'ai vu
tout cela seulement trois fois, je le sais
déjà ; cela me sert à la
fois pour apprendre à lire et à
écrire, et, à vrai dire, je pourrai
peut-être apprendre bientôt à
écrire. » Joseph possédait
justement une ardoise ébréchée
et un morceau de crayon qu'ils prirent
désormais avec eux, et Martin apprit aussi
à écrire.
Lorsqu'il s'asseyait paisiblement devant
l'abécédaire ou devant l'ardoise, en
réfléchissant à la joie qu'il
aurait, l'hiver suivant, de pouvoir lire la Sainte
Écriture, il levait les yeux au ciel en
priant : « Je ne me suis jamais en
vain adressé à toi, Seigneur
Jésus, je désirais tant apprendre
à lire, et tu. m'as envoyé un enfant
si intelligent et qui m'enseigne ; je t'en
suis bien reconnaissant. »
Lorsque Joseph avait coupé assez de joncs,
ce qu'il faisait bien volontiers, et les avait
apportés à Martin, tous deux les
nettoyaient et les liaient en paquet ; en
outre, Martin apprenait à son camarade
à distinguer les bonnes plantes des
mauvaises. « Apprends. lui disait-il,
quelles sont les plantes qui sont utiles aux hommes
et aux animaux et celles qui leur sont
nuisibles ; tu es appelé à
paître toi-même le bétail ;
tout cela te servira. »
Un jour, Joseph revint brisé de
fatigue ; il avait trouvé des
quantités de mûres, et il n'eut aucun
repos jusqu'à ce qu'il eut obtenu de Martin
l'autorisation d'emporter le jour suivant une
corbeille de la maison, et de la remplir de
mûres qu'il vendrait au
garde-champêtre. Celui-ci, qui avait bien
connu sa mère, s'informa de ce qu'il faisait
maintenant ; if lui paya largement sa
récolte et plaça dans la corbeille
différents menus cadeaux pour les
enfants ; ensuite il demanda à Joseph
de lui apporter du village sa provision de viande
les mercredis et samedis en lui promettant chaque
fois trois sous pour sa commission. Tout joyeux,
l'enfant retourna chez lui.
Dès ce jour, Joseph seconda souvent le
garde-champêtre pour ses courses, notamment
en allant à la poste lui chercher ses
lettres ; il avait même entendu les
femmes du village se plaindre d'attendre si
longtemps, par suite de la négligence du
facteur, une lettre soit de leur mari, soit de leur
fils, qui restait souvent près d'une semaine
en dépôt à la poste; le
garde-champêtre l'encouragea dans son dessein
de s'offrir pour ces commissions, et lorsque les
voisines eurent connaissance de son désir,
elles l'employèrent souvent pour
s'épargner des courses fatigantes. Cela
procura à Joseph toutes sortes de profits,
et Martin n'eut plus à partager avec lui son
maigre repas ; mieux encore, il pouvait penser
à faire quelques économies pour
l'hiver. Une ménagère lui donna des
oeufs, une autre des Pommes de terre et des
betteraves, une troisième quelques
légumes ; plus que cela, on leur permit
de ramasser les fruits tombés des pommiers
et des poiriers, nombreux sur la montagne Les
garçons appréciaient tous ces dons et
les serrèrent soigneusement en vue de
l'hiver ; ils savaient bien que, pendant cette
rigoureuse saison, lorsque les champs sont
désolés, la famine guette les pauvres
gens.
VI
Le dimanche suivant, Joseph fut vivement
contrarié de ce que Martin ne voulut pas le
prendre à la forêt ; mais
celui-ci, avait ses raisons pour se priver de sa
compagnie : « Toi, tu sais lire, tu
comprends tout et tu ne voudrais pas aller à
l'église ? Vas-y donc, et fais bien
attention à ce que le pasteur aura
prêché, afin de pouvoir me le
répéter à ton
retour. »
À vrai dire, Joseph n'avait pas retenu grand
chose de la prédication entendue, mais on
avait chanté un cantique qu'il connaissait
et il le chanta de nouveau devant Martin, qui se le
fit répéter jusqu'à ce qu'il
l'eût complètement retenu.
Tous les cantiques lui plaisaient. mais surtout
celui-ci qu'il chantait constamment lorsqu'il se
trouvait seul :
Où, cher Sauveur,
demeures-tu ?
Où te trouverai-je, toi et ta douce
paix ?
Envoie sur moi ton rayon, pure lumière,
Car je ne puis vivre sans toi, le plus
précieux des biens,
Je ne cesserai de te chercher jusqu'à ce que
je t'aie trouvé,Jour et nuit je
m'élève à toi ;
Révèle-toi, ô Jésus,
à ton enfant attristé,
Console-moi et purifie-moi de mes
péchés !
« Celui qui a autrefois composé
cette poésie, pensa Martin, ne savait pas
grand chose de plus que moi à ton sujet,
ô Seigneur Jésus. »
Lorsque les garçons rentraient des champs le
soir, ils allumaient la petite lampe,
héritage de la mère de Joseph, et
chaque samedi. ils se munissaient d'huile à
cet effet ; Joseph devait souvent lire et
relire le récit des souffrances et de la
mort du Seigneur Jésus ; il
désirait souvent lire d'autres chapitres,
mais Martin ne le permettait pas.
« En hiver, nous parcourrons tout le
Nouveau Testament et aussi un peu l'Ancien, mais
maintenant nous ne devons lire, jusqu'à ce
que nous le sachions par coeur, que le récit
des souffrances du Seigneur Jésus, afin que
nous ne l'oubliions jamais et que nous le
repassions dans notre coeur. »
Joseph dut lire ces chapitres encore longtemps,
jusqu'à ce qu'ils fussent gravés dans
la cour de Martin. Il ne manque pas d'enfants et
aussi d'adultes qui ne pensent jamais aux
souffrances que le Seigneur a endurées pour
eux ; Martin, par contre, méditait sur
cette lecture et, lorsqu'il était seul, il
ne pensait pas à autre chose.
Un dimanche, il rentra de la forêt plus tard
que d'habitude ; il faisait déjà
sombre, et la lune commençait à se
montrer lorsqu'il poussa son troupeau sur le chemin
du retour. Tout à coup, il lui sembla
distinguer sur le sol un homme étendu, les
mains jointes sur la tête, et il crut
entendre en même temps un gémissement
douloureux, comme une plainte prolongée. Il
s'effraya tout d'abord, puis il s'approcha, et
s'aperçut que tout cela n'était qu'un
tronc d'arbre couché sur le sol ; la
lune brillait déjà et les arbres de
la forêt gémissaient. Martin
s'arrêta un moment et se plongea dans ses
pensées : « C'est ainsi que
le Fils de Dieu soupire, pleure et prie, en
répandant pour moi sa sueur de
sang. » Ah ! quelle angoisse
s'emparait du coeur de Martin lorsqu'il
réfléchissait à ces choses en
pleurant tout le long du chemin, il formait un
voeu : « Si je pouvais aller
bientôt vers Dieu et vers le Seigneur
Jésus, je tomberais à genoux devant
lui et je le remercierais de tout ce qu'il a fait
pour moi. »
Ce soir-là et d'autres fois encore, les
voisines remarquèrent combien Martin
était sérieux et silencieux ;
elles le raillèrent : « Il se
prend pour le père d'un si grand
garçon. »
Martin ne répliqua rien à ces
paroles.
« Le Fils de Dieu n'ouvrit pas la bouche
lorsqu'on le couvrit d'injures, et il
n'empêcha pas les gens de le
frapper. » Il ne riait pas aux moqueries
dont il était l'objet, ni surtout lorsqu'il
entendait les villageois jurer effroyablement sur
leur âme, en y mêlant le saint nom de
Dieu ; il s'enfuyait plutôt, s'il le
pouvait. « Certainement Dieu et le
Seigneur Jésus les entendent de
là-haut, car si Dieu est partout et voit
tout, il entend aussi tout, pensait Martin ;
nous devons nous efforcer de marcher sur le droit
chemin, comme l'a fait son cher Fils lorsqu'il
était sur la terre. » Martin
commençait à s'apercevoir combien les
hommes pensaient peu à leur Dieu et vivaient
comme s'il n'existait pas.
L'automne enfin tira à sa fin ; le
bétail fut relégué dans les
étables ; on vêtit de neuf les
jeunes bergers en leur répétant
encore, lorsqu'ils eurent revêtu de superbes
vêtements, pantalons, chemises, vestes,
souliers et même manteaux, qu'ils pouvaient
maintenant se marier. Mais Martin, - ah !
comme cela fit rire dans le village, - Marin
accompagnait Joseph à l'école et
prenait place parmi les tout petits
écoliers. L'instituteur n'avait tout d'abord
pas voulu le recevoir, car il craignait que les
enfants se moquent de lui ; mais quand il
l'eût interrogé et constaté
combien il était déjà
avancé en lecture et écriture, il
l'autorisa à suivre la classe. Il avoua plus
tard qu'il n'avait jamais eu d'écolier si
appliqué. Martin ne faisait guère
attention aux moqueries des enfants qui le
poursuivaient sur la route aux cris de
« stupide, stupide ! », et
qui, en hiver, l'assaillaient de boules de neige.
Il faisait comme s'il n'entendait rien ;
vêtu d'un habit usé, il s'asseyait
silencieusement au dernier rang. Plus tard, le
maître lui donna une place plus flatteuse, et
l'hiver n'était pas écoulé
qu'il était classé parmi les
élèves plus avancés, pouvant
apprendre par coeur le catéchisme, les
cantiques et l'histoire biblique.
Si tous les élèves avaient
ressemblé à Martin, cela aurait
été une vraie joie d'être leur
instituteur. « Pendant que vous vous
querellez et flânez, lui étudie sa
leçon », disait souvent le
professeur ; aussi s'attacha-t-il à
Martin, parce que celui-ci était plein
d'ordre et de prévenances. Il arrivait
à l'avance avec Joseph, et lorsque
l'école n'était pas balayée,
il s'acquittait lui-même de ce soin,
aérait la salle, ramassait les lambeaux de
papier, rangeait la table du maître et
remplissait la cruche d'eau ; ensuite il
repassait sa leçon et aidait les plus petits
à l'apprendre, lorsque ceux-ci n'en venaient
pas à bout tout seuls ; aussi
l'aimaient-ils beaucoup et l'écoutaient-ils
volontiers quand il leur parlait du Seigneur
Jésus, leur disant comment il était
mort pour eux et leur racontant les histoires
bibliques qu'il avait lui-même
apprises ; il les occupait ainsi jusqu'au
commencement de la classe, les empêchant de
sauter bruyamment sur leurs bancs ; il avait
pris au sérieux ce qu'avait dit un jour
l'instituteur : « Enfants, la
poussière que vous soulevez tous avant mon
arrivée finira par me tuer. »
Parfois les enfants étaient fatigués
des histoires bibliques ; alors, pour les
tenir silencieux, il leur racontait comment les
oiseaux construisaient leurs nids dans la
forêt, comment les écureuils
bondissaient ; il leur parlait des gros
serpents qu'il découvrait et des
lièvres que pourchassait
Fidèle ; souvent, à
l'arrivée du maître dans
l'école, les enfants se tenaient
tranquillement autour de Martin et riaient de
plaisir. Vraiment, l'instituteur de Raschovo
n'avait jamais eu d'élève qui lui
donnât plus de satisfaction.
Mais ce ne fut pas un mince souci pour Martin que
de pourvoir à l'entretien de deux enfants
allant à l'école ; comme,
pendant ce temps-là, il n'était pas
complètement au service des villageois,
ceux-ci rognaient le plus possible sur la
nourriture qu'ils fournissaient ; aussi
longtemps que durèrent les vivres
apportés par Joseph ou le produit de la
vente des corbeilles et des balais, cela marcha
à peu près, mais ensuite !
Les mercredis et les samedis, il arrivait souvent
à Martin d'avoir les doigts
abîmés à force d'avoir
tressé les joncs ; il s'occupait encore
à scier et à fendre du bois pour les
gens du village ; Dieu prit soin des enfants
et ils eurent le nécessaire. Martin se
vantait même souvent : « Je
n'ai encore jamais été aussi au chaud
que durant cet hiver ; pendant la
matinée, nous nous chauffons à
l'école, puis nous emportons tous deux du
bois sec que nous a donné le
garde-champêtre et que nous jetons dans la
cheminée ; cela durera bien jusqu'au
printemps. »
Cette année-là, Martin ne jouit pas
autant de ce nouveau printemps, parce qu'il ne
pouvait aller ni à l'école, ni
à l'église. Lorsqu'il était
entré pour la première fois à
l'église, dans l'automne
précédent, il ne savait où
porter ses regards. On célébrait en
même temps la fête de l'Eglise et la
fête des Moissons ; des lumières
brillaient dans les lustres et sur l'autel, l'orgue
se faisait entendre et les gens chantaient ;
le pasteur, dans sa prédication, rappela
qu'il y avait eu un temps dans lequel les
fidèles étaient empêchés
de s'assembler pour servir Dieu et lire sa Parole,
mais ils obtinrent plus tard la permission de
construire cet édifice. II y avait lieu de
remercier Dieu pour cela, car, quoique Dieu soit
partout, qu'il voie et entende de partout les
hommes, il était bon pourtant d'avoir un
lieu public où l'on soit plus recueilli.
Ici, dans cet édifice, on pouvait tout dire
au Seigneur Jésus, le remercier et le prier,
et on pouvait entendre parler de Dieu. Ensuite le
prédicateur rappela combien Dieu les avait
abondamment bénis, dans leurs champs et dans
les vergers, pendant cette année. Martin
aurait presque à haute voix approuvé
ces paroles et lorsque, à la fin, eut lieu
la collecte, il désira offrir à Dieu
un témoignage de sa reconnaissance et mit
dans la bourse du collecteur tout l'argent qu'il
avait sur lui, quoiqu'il fût destiné
à bien des achats urgents.
Dès lors, il ne manqua aucun culte du
dimanche, mais il ne pouvait, à son grand
regret, se joindre encore aux jeunes gens du
choeur ; il avait été
scandalisé de voir comment ceux-ci se
bousculaient, s'arrachaient les cheveux et
bavardaient entre eux. Il s'asseyait plutôt
avec Joseph au banc des mendiants, sous l'escalier
de la tribune, près de la porte, un endroit
où personne ne les dérangeait ;
avec recueillement ils écoutaient tout ce
que le pasteur disait ; ils pouvaient prier
et, lorsqu'on chantait un cantique connu, s'y
joindre de mémoire, et plus tard au moyen du
psautier de Joseph. Les femmes se retournaient
souvent pendant le chant du côté de
Martin, car il avait une voix claire et argentine,
aussi harmonieuse que la musique des forêts,
et il chantait de toute son âme.
C'était vraiment édifiant de
contempler ces jeunes garçons quand ils
entraient à l'église, propres et
rangés ; prenant place en silence sur
leur banc ; on les plaignait de savoir qu'ils
seraient bientôt privés de cette joie
d'assister au culte.
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