Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
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Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



SANS DIEU DANS LE MONDE

Épisode de la vie du peuple Slovaque



III

Cette semaine s'écoula tout entière pour Martin dans la joie et le ravissement ; le samedi soir, comme il ramenait son troupeau, les cloches du soir se mirent à sonner. Le son de la grosse cloche se répercutait solennellement dans la vallée. « La grosse cloche annonce le dimanche, pensa Martin en lui-même, demain les gens iront à l'église, mais, à vrai dire, que vont-ils faire là ? » - Lui-même n'y était encore jamais allé ; lors des obsèques de la femme du bourgmestre, il avait stationné dehors, près de la porte des mendiants : mais de là il pouvait entendre ce qui se passait à l'intérieur, l'harmonie des chants et aussi la voix du pasteur qui racontait quelque chose aux assistants ; mais il entendait cela de si loin qu'il n'y avait rien compris. Une autre fois, en hiver, il avait voulu aller un jour à l'église (car en été il lui était impossible de quitter son troupeau). « Que veux-tu donc y aller faire ? » lui demanda la femme du bourgmestre, « tu ne sais pas lire, et tu n'as pas de vêtement convenable ; ce n'est pas à des gens comme à toi à y aller. »
« Pourquoi tous ces gens y vont-ils ? songeait-il. Parlent-ils avec Dieu, ou leur raconte-t-on seulement quelque chose de Lui et de son Fils Jésus ? Certainement il doit en être ainsi, et moi, je dois me refuser le plaisir de m'y rendre ! » - Ce jour-là, Martin ne toucha guère à son repas, et même Fidèle, qui serrait contre lui sa tête frisée, ne parvint pas à le consoler.

Il avait bien mal au coeur, n'ayant ni la compensation de sa chère forêt, ni surtout l'affection d'une tendre mère. Il se leva pour se rapprocher de celle-ci et chercher sa présence, fût-ce même au cimetière ; à plusieurs reprises déjà, il avait apporté des fleurs sur sa tombe et s'y était longuement assis, en se demandant où pouvait être allée sa mère et si elle se trouvait bien, là où elle était. Ce jour-là, il n'apporta aucune fleur, nais celles qui poussaient autour de la tombe furent arrosées de ses larmes. « Ma pauvre petite mère, tu es allée près de Dieu, mais on ne t'a pas d'abord portée à l'église, parce que tu étais pauvre et malheureuse, et moi non plus, on ne veut pas m'y recevoir ! Ah ! ma pauvre mère ! »
Non loin de là, le fossoyeur creusait une tombe ; il entendit les plaintes' de l'enfant et, lorsqu'il l'eut reconnu, il abandonna son travail et se dirigea vers lui.
« Pourquoi pleures-tu, Martin ? que te manque-t-il ? » demanda-t-il avec intérêt.

Le garçon lui fit part de sa tristesse, à laquelle le brave homme ne comprit rien ; et pourtant lui-même fréquentait l'église chaque dimanche, et lui, qui entendait si souvent parler de Dieu et de son Fils Jésus-Christ, n'élevait jamais son coeur vers les choses saintes.
« Ne pleure pas, dit-il ; on a eu tort assurément de t'avoir laissé si ignorant, mais on ne te méprise pas autant que tu le crois ; tu es notre berger communal et non un vagabond ; tu peux aller sans crainte à l'église et te joindre aux jeunes gens qui chantent au choeur ; personne ne te chassera du milieu d'eux.
- Mais puisque je n'ai que de vieux habits ?
- Ah ! oui, c'est vrai, du reste tu ne peux pas aller à l'église en été, car tu ne peux quitter ton troupeau ; mais à l'automne, la commune te donnera un nouvel habit et alors tu pourras y aller chaque dimanche.
- Et que ferai-je là, petit oncle ; je vous en prie, renseignez-moi sur ce qu'on y fait.
- Nous y chantons, mon enfant, mais tu ne pourras pas chanter, car tu ne sais pas te servir de livres ; par contre, tu pourras entendre ce que lit le pasteur, suivre sa prière et l'écouter prêcher.
- Qu'appelle-t-on prêcher ?
- Vraiment, que tu es ignorant ! En prêchant, le pasteur nous enseigne ce que nous devons faire.
- Je suppose aussi qu'il raconte quelque chose de Dieu.
- Mais certainement ; il nous parle de Lui et du Seigneur Jésus, suivant les différentes époques de l'année ; à Noël, il nous dit comment le Seigneur Jésus est né ; au temps de la Passion, comment il a souffert de la part des hommes, comment les Juifs l'ont lié, l'ont condamné à mort ; à Pâques, nous apprenons comment il est ressuscité le troisième jour et comment il est sorti vivant du tombeau ; à l'Ascension, on nous dit comment il est retourné auprès de son Père dans le ciel. - Mais, petit., le temps passe, laisse-moi finir mon travail.
- Petit oncle, je vous aiderai à le finir, mais dites-moi encore comment les Juifs l'ont cloué sur la croix.
- Couche-toi sur la terre, je vais te le montrer ; maintenant, étends tes mains aussi loin que tu le peux. Vois, sur ses pieds et sur ses mains, ils fixèrent de gros clous et le clouèrent ainsi, en le laissant pendre jusqu'à ce qu'il meure. »

Martin se releva.
« Mais comme cela dut le faire souffrir ! Pourquoi l'ont-ils ainsi martyrisé, qu'avait-il donc fait ?
- Il n'avait fait aucun mal, ni jamais prononcé aucune mauvaise parole ; il n'avait fait que du bien aux hommes ; de loin on accourait auprès de lui, on lui apportait des malades et il les guérissait. De plus, il enseignait aux gens à se bien conduire et à servir Dieu. Ils l'ont tué parce qu'ils ne voulaient pas entendre la vérité qui sortait de sa bouche.
- Ah ! comme c'était méchant de leur part.
- Oh ! oui, bien méchant : il veillait sur eux comme un berger, tout à fait comme toi lorsque tu fais paître tes brebis ; ainsi il nourrissait les hommes de la Parole de Dieu, et pourtant ils l'ont tué. »
Le fossoyeur n'en put pas dire davantage, car sa voix tremblait et cela lui brisait le coeur ; il semblait se rendre compte de son ingratitude envers le Sauveur, et se comparait à quelqu'un qui aurait reçu de grands bienfaits de la part d'un ami qu'il aurait aussitôt oublié. Certainement la Sainte Écriture n'était pas étrangère au fossoyeur ; il avait souvent parcouru la Bible dont il avait hérité de son père ; à l'école, on lui avait enseigné l'histoire sainte ; il allait régulièrement à l'église et savait tout ce qu'un chrétien doit savoir du Christ, mais sa pensée n'allait guère à Dieu ; il avait oublié son Sauveur et c'était Martin qui l'en faisait maintenant ressouvenir.

Lorsqu'ils eurent terminé leur tâche, tous deux se séparèrent.
Cette nuit-là, Martin ne put dormir, il ne put fermer les yeux. Il venait d'apprendre quelque chose de Jésus, et surtout combien il était bon. « Puisqu'il est le Fils de Dieu, il doit certainement avoir quelque chose de divin ; dans son pays, lorsqu'il vint sur la terre, il devait se trouver beaucoup d'ignorants comme moi, et il leur a parlé ; et puisqu'il était un médecin si habile, il devait aussi apprendre aux gens les qualités des racines et des herbes qui guérissent ; il devait savoir mieux que personne pourquoi son Père a créé chaque chose ; et lorsqu'il a quitté ceux de son pays, ceux-ci devaient certainement savoir comment se guérir des maladies. Et pour tout cela, hélas, on l'a tué et si cruellement ! Mais ceux qui ont ainsi agi, Dieu les fera certainement mourir un jour. Et maintenant Il a repris son Fils avec Lui : celui-ci enseigne certainement à ceux qui sont morts comment ils doivent se conduire, car vraisemblablement il existe là-bas des coutumes différentes des nôtres ; peut-être les fait paître comme un berger son troupeau ; il est en effet un berger, mais ce ne sont pas des hommes ; peut-être m'accueillera-t-il bien, lorsqu'un jour j'irai à Lui, et me placera-t-il comme berger de ses brebis, et il viendra alors me visiter dans la forêt, puisqu'il est si bon envers les hommes. »

Le sommeil s'emparait de Martin, mais celui-ci songeait encore : « Mais puisque Dieu prend à lui tous les hommes qui sont morts, prend-il aussi ceux qui ont tué Jésus ? » L'enfant se souleva sur son lit : « Je ne pourrai pas souffrir cela, - et il secouait la tête, - non, ils ne sont certainement pas là ; mais où sont-ils alors ? Hélas, que n'y a-t-il là quelqu'un pour me le dire ? »

L'aube se levait déjà et Martin dut aller à son travail.
« Plusieurs vont à l'église, pensait-il, entendre parler de Dieu et de Jésus, et moi je n'entendrai rien, puisque je dois aller dans la forêt. Pourquoi suis-je donc sans Dieu dans le monde ? »
Les femmes du village remarquèrent combien Martin était triste et avait pleuré ; elles lui demandèrent alors ce qui lui manquait, mais il ne voulut rien leur avouer car elles ne lui auraient été d'aucun secours.
Ce jour-là, il ne poussa pas le troupeau jusqu'à la forêt ; il le fit paître près du ruisseau, non loin du village ; il finissait son repas, comme toujours partagé avec son cher Fidèle et son agneau favori, lorsqu'il aperçut un voyageur tout près de lui. C'était un tout jeune homme, habillé comme on l'est à la ville ; sur son épaule il portait un sac de voyage et il tenait un parapluie à la main.
« Bonjour, petit berger, est-ce bien là le chemin de Raschovo ? » questionna-t-il de loin.

Martin souleva sa casquette et répondit aussitôt : « Oui, Monsieur, vous pouvez le suivre sans crainte, mais ne quittez ni les saules ni le ruisseau, car un peu plus loin le chemin se partage en trois directions. »
L'étranger sourit. L'enfant lui plaisait avec son visage bruni et ses grands yeux noirs
« Et tu n'es pas triste d'être ainsi tout seul ici ? continua-t-il amicalement.
- Oh ! non, jamais, sauf le dimanche ; les autres vont à l'église et moi je dois rester avec le bétail.
- Mais cela doit te toucher bien peu, car il y a tant de gens qui n'ont pas de bétail à garder et qui pourtant ne fréquentent guère l'église.
- Et vous-même, où allez-vous en ce moment ?
- D'abord à Raschovo, puis je poursuivrai ma route au delà.
- Et pourquoi voyagez-vous ainsi
- Parce que je suis étudiant et pour étudier il faut beaucoup d'argent et nous devons beaucoup voyager pour faire des collectes.
- Vraiment, et que vous enseigne-t-on ? » L'étranger ne put s'empêcher de rire et sa joie résonnait dans la solitude.
« Mais il m'est impossible de te dire tout ce que nous apprenons ; je vais te raconter ce que nous serons quand nos études seront terminées.
- Et que serez-vous ?
- Les uns seront médecins, d'autres avocats, les troisièmes seront pasteurs, les quatrièmes professeurs, d'autres encore notaires.
- Et vous-même que serez-vous ?
- Je serai pasteur.
- Ah ! fit joyeusement Martin, alors vous pourrez prêcher ! Certainement on doit vous parler beaucoup de Dieu et de son Fils Jésus. Vous savez certainement beaucoup sur ce sujet ?

L'étranger sourit de nouveau :
« Oh ! oui, je sais déjà beaucoup et je pourrais bien prêcher dès aujourd'hui ; je dois du reste ce soir même remplir les fonctions de prédicateur.
- Je vous en prie, je n'ai encore jamais entendu prêcher, prêchez-moi un peu pour moi seul ; je vous en serai reconnaissant toute ma vie
- Pour toi ? Bien, mais d'abord, je dois savoir si tu connais quelque chose sur le Seigneur Jésus. »

Le garçon raconta le peu qu'il avait appris des femmes et du fossoyeur. L'étranger s'étonna : « Mais, mon petit, es-tu vraiment sans Dieu et sans Christ dans le monde ? je vais te prêcher sur ce que tu ne sais pas. »
Martin dut à ce moment courir après ses vaches ; celle du garde-champêtre se battait avec une autre, et il dut les séparer. Lorsqu'il fut de retour, l'étranger était assis sur un bloc de rocher et lisait, un livre à la main ; l'enfant se plaça à ses pieds et attendit plein d'impatience.
« Ainsi te voilà de retour, dit l'étranger, vois-tu le titre de ce livre : Le Nouveau Testament de Notre Seigneur Jésus-Christ. Dans ce livre se trouve écrit tout ce que le Seigneur Jésus-Christ a fait et ce qu'il a enseigné, comment il est né et comment il est mort, comment il est monté au ciel et comment il en reviendra.
- Et maintenant se trouve-t-il dans le pays où il reçoit les hommes à leur mort ?
- Oui, et cela jusqu'à la fin du monde.
- Et tous sont-ils ensemble près de Lui, les bons et les méchants ?
- Hélas ! non ; les bons sont bien dans le ciel, mais les méchants sont à jamais éloignés de Dieu ; tous les hommes sont méchants ; Dieu serait irrité contre eux et les condamnerait à l'enfer, mais le Christ est venu, le Fils de Dieu, qui se laissa clouer sur la croix pour les hommes et, en mourant, nous a ainsi rachetés de l'enfer. Dieu lui-même ne voulait pas que les hommes soient perdus, il voulait les recevoir auprès de lui dans le ciel, car en effet : « Dieu a tellement aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu'il ait la vie éternelle. » Vois-tu à quel point Dieu t'a aimé ; pour que tu n'aies pas, après la mort, à endurer les tourments de l'enfer, il a laissé son Fils unique souffrir pour toi sur la croix. Si tu crois cela, tu iras auprès de lui, en quittant cette terre.

Ah ! je vous en prie, répétez encore cette parole », supplia l'enfant.
Bientôt il l'eut lui-même apprise par coeur et demanda encore :
« Lisez-moi, je vous prie, comment Jésus est mort pour moi. »

L'étranger lut et relut ; dans le silence matinal de ce saint jour, cette lecture lui paraissait toute nouvelle ; il lut comment le Seigneur Jésus a souffert pour nous en Gethsémané, comment on procéda à son arrestation, comment il fut trahi par Judas, enchaîné et emmené ; comment tous ses disciples l'abandonnèrent ; comment les méchants et hypocrites prêtres juifs le condamnèrent à mort ; comment il fut flagellé et bafoué. On le conduisit d'abord à Pilate, puis à Hérode ; celui-ci se moqua de lui, et Pilate, quoique persuadé de son innocence, le fit fouetter et le condamna enfin à mourir sur la croix les soldats le revêtirent par dérision d'un vieux manteau rouge et posèrent sur sa tête une couronne d'épines qui inondait de sang son visage ; oui, il fut ainsi martyrisé et personne ne prit sa défense, on le conduisit ensuite sur la montagne de Golgotha et il dut lui-même charger de la croix ses épaules meurtries ; il le fit, malgré sa faiblesse et sa souffrance, puis Simon de Cyrène, venant à passer, reçut l'ordre de l'aider.
Ensuite, on le cloua sur la croix par les mains et les pieds et on le suspendit entre ciel et terre ; la terre le repoussait et le ciel ne s'ouvrait pas pour lui. Le soleil brûlant enflammait ses plaies et son sang coulait sur le pied de la croix lorsque, dans cette chaleur étouffante, il s'écria « J'ai soif », on lui présenta pour toute boisson du vinaigre et du fiel, et non de l'eau. Durant trois heures, il demeura dans ces tourments, priant pour ceux qui l'avaient cloué à la croix ; sa mère s'étant presque évanouie de désespoir à ses pieds, il la consola ; un brigand crucifié à son côté ayant cru en lui, il lui pardonna ses nombreux péchés et le reçut en grâce ; et lorsque ses souffrances atteignirent leur plus haut degré d'intensité, alors que sous la croix ces hommes cruels le raillaient toujours, il s'écria : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné » Alors il remit son esprit à son père et, courbant la tête, il expira.

L'étranger continua sa lecture ; il dit comment la terre commença à trembler et le soleil à s'obscurcir, comment les rochers se fendirent et les tombes s'ouvrirent, comment ensuite Joseph d'Arimathée et Nicodème, deux hommes riches, ensevelirent le Fils de Dieu, et comment, pour fermer l'entrée du sépulcre, ils roulèrent une grosse pierre que les Juifs scellèrent ensuite afin que Jésus ne puisse sortir du tombeau.

Il dut, à ce passage, suspendre sa lecture, car Martin s'était jeté à terre et sanglotait à fendre l'âme, en songeant que le Fils de Dieu était mort pour lui, afin de le délivrer de l'enfer. Et l'étranger, voyant l'enfant pleurer si amèrement, ferma le livre et baissa la tête ; s'il l'avait osé, il aurait pleuré lui aussi, oui pleuré de ce qu'il savait cela depuis si longtemps, mais ne l'avait pas reçu dans son coeur, pleuré sur ses propres péchés, qui ont causé la mort du Fils de Dieu. Pour consoler l'enfant, il continua sa lecture.

Qui aurait prédit tout cela, ce matin même, à Martin ; qui lui aurait dit qu'il entendrait ce même jour une prédication sur la Parole de Dieu, et qu'il apprendrait tant de choses à la fois sur son Fils Jésus-Christ ? Mais, comme le jeune prédicateur continuait sa lecture, Martin sentait le sommeil s'emparer de lui ; il rêvait qu'il voyait Jésus mourant sur la croix et tournant vers lui sa tête pour lui dire : « C'est pour toi que je meurs, Martin. » Il rêvait ensuite qu'il se trouvait avec Marie au sépulcre vide lorsque Jésus apparut vivant à son côté, puis ensuite il vit Jésus marchant sur la route avec ses disciples, puis ceux-ci restant debout pendant qu'il prenait congé d'eux et s'élevait seul, dans les airs, toujours plus haut ; il semblait ensuite être comme porté par le soleil jusqu'à ce qu'un nuage le fit disparaître à ses yeux.
Martin apercevait à travers les nuages Dieu lui-même ouvrant la porte des cieux et souhaitant la bienvenue à son Fils en lui accordant tout ce que celui-ci désirait.

Lorsqu'il se réveilla, il eut peine à croire que tout cela n'eût été qu'un songe. Trois passages bibliques l'avaient surtout frappé : « Dieu a tellement aimé le monde » : « - Voici, je suis avec vous jusqu'à la fin du monde » ; et « Jésus reviendra ». Ce dernier surtout le remplissait de foie et dès ce jour il n'eut pas de plus vif désir que de pouvoir apprendre à lire, car l'étranger lui avait dit : « Si tu sais lire un jour, je te ferai cadeau de ce livre. » C'était un volume tout petit, mais épais, et tout s'y trouvait renfermé. Ce qu'il venait d'entendre lire remplissait seulement quelques pages. « Ah ! si je possédais ce livre et si je savais lire ! » Mais il était déjà trop grand pour qu'on le reçut en hiver à l'école, et la lecture devait être une chose difficile à apprendre ; il pensait en lui-même : « Si le Seigneur Jésus (il ne pouvait se résoudre à dire : Jésus tout court), m'entend toujours, je le prierai et il m'aidera. » Il s'agenouilla, joignit ses mains et, regardant en haut où se trouvait Jésus, pria ainsi :
« Je suis un enfant si ignorant, Seigneur Jésus, tu le sais ; on ne m'a jamais appris à lire ; je ne serai certainement pas admis à l'école parce que je suis trop âgé ; je t'en prie, envoie-moi un homme charitable qui m'enseigne à lire, afin que je puisse apprendre quelque chose de toi. »

Martin était certain que le Fils de Dieu avait entendu sa prière et l'exaucerait ; de quelle manière, il n'en savait rien ; il croyait cela avec simplicité et en était tout heureux ! si je puis un jour lire le Nouveau-Testament de notre Seigneur Jésus-Christ ! ah ! si je le puis un jour ! »

Lorsque, le jeudi soir, il revint de la montagne, il apporta à la femme du garde-champêtre un panier pour les poules. Plusieurs femmes étaient réunies dans cette maison et se racontaient entre elles la nouvelle du jour : on venait d'enterrer la pauvre Anna, une veuve dont le petit garçon, Joseph, devrait aller mendier, si on ne lui trouvait pas une place de gardeur d'oies. Martin avait connu cette femme et aussi l'enfant ; elle demeurait dans une pièce louée et était très rangée ; elle avait épousé, environ dix ans auparavant, un maçon de Budapest, et, lorsque celui-ci mourut victime d'un accident, elle revint avec son enfant habiter son pays d'origine ; elle travaillait à la journée et gagnait péniblement sa vie, tout en envoyant son enfant à l'école dès l'âge de cinq ans. Martin ressentit beaucoup de pitié pour cet enfant. « Son sort est semblable au mien, pensa-t-il ; puisqu'il n'a plus de mère, on l'enverra mendier ou on le prendra pour garder les oies ; de toute façon, il oubliera ce qu'il a appris à l'école et il deviendra aussi ignorant que moi. »
De jour en jour, Martin pensait davantage à l'enfant et souffrait de plus en plus à son sujet.

Le samedi soir, il s'habilla avec soin et se dirigea vers la maison du nouveau bourgmestre ; la femme de celui-ci se trouvait dans la cour.
« Viens-tu m'annoncer tes fiançailles, Petit-Martin, s'écria-t-elle. Où vas-tu donc ainsi attifé ?
- Justement chez vous, petite tante ; le bourgmestre est-il chez lui ?
- Que lui veux-tu ?... Jules, arrive donc, Martin vient faire une réclamation.
- Est-ce possible ? » s'écria le magistrat du fond de la cuisine.
Le bourgmestre défunt était physiquement très maigre ; mais celui-ci, par contre, était d'un embonpoint excessif ; il invita l'enfant à pénétrer dans la cuisine.
- Eh bien, que dis-tu de bon ? Sois le bienvenu et assieds-toi.
- Merci, Monsieur, je puis rester debout.
- Viens-tu te plaindre des femmes du village ; est-ce qu'elles ne te soignent pas assez bien ? ta cabane est-elle sur le point de s'écrouler ou encore as-tu perdu quelque vache ? » plaisanta-t-il en riant, tandis que l'enfant rougissait jusqu'aux oreilles.
Se plaindre, lui, Martin, des femmes du village ? Il était vrai que parfois certaines d'entre elles lui donnaient une soupe par trop allongée d'eau, ou des tranches de pain si minces que l'on pouvait distinguer la tour de l'église à travers, mais il aurait préféré mourir plutôt que de se plaindre de cela ; puis, par contre, d'autres étaient pins généreuses et lui donnaient des repas si copieux qu'il pouvait faire des réserves pour le jour suivant.
« Je ne suis pas venu pour me plaindre, dit-il modestement ; je reçois, Dieu en soit béni, suffisamment pour ma nourriture.
- Alors qu'est-ce qui t'amène ?
- Je suis venu pour vous demander ce que la commune pense faire du petit Joseph, le fils de la veuve.
-En quoi cela t'intéresse-t-il, questionna le magistrat. Nous te le donnons si tu le veux, ajouta-t-il en riant ; tu témoigneras ainsi ta reconnaissance à la commune de ce qu'elle a fait pour toi. »
Martin devint rouge comme un coquelicot.
« C'est justement pour cela que je suis venu, pour vous prier de me le confier ; vous avez raison, en effet, je dois témoigner ma reconnaissance à la commune. C'est pourquoi, je vous en prie, ne l'envoyez pas mendier, n'en faites pas non plus un gardeur d'oies, mais donnez-le moi.
- Enfant, ne vois-tu pas que je plaisante et tu prends cela au sérieux ! Mais, petit maître de maison, avec quoi veux-tu le nourrir ? »
Au bruit de la conversation, la femme du bourgmestre s'était approchée et lorsqu'elle sut de quoi il s'agissait, elle devint furieuse.
« Que cet enfant est stupide ! Il s'imagine que nous devons entretenir deux bergers au lieu d'un et lui fournir un valet de chambre !
- Oh ! non, ce n'est pas cela que je demande, petite tante, protesta l'enfant ; j'ai déjà épargné deux écus sur la vente de mes balais et j'en gagnerai d'autres encore ; et Dieu, qui veille sur les hommes et les animaux, ne nous abandonnera pas il nous donnera certainement le nécessaire. »

En vain le respectable couple chercha-t-il à dissuader l'enfant ; en vain lui prédit-il des souffrances pour tous les deux ; tout fut inutile.
« Vous mourrez de faim », fut la dernière prédiction, mais Martin n'y prit pas garde et supplia toujours le bourgmestre ; celui-ci le renvoya enfin, demandant à prendre le temps de la réflexion.
Presque toutes les femmes du village furent irritées de cette prétention de Martin à faire la charité chacune injuriait le pauvre garçon : qu'avait-il donc dans l'esprit ? Elles se concertèrent pour réduire encore sa ration de pain, puisqu'il donnait tant de preuves d'indépendance. Mais cela ne servit à rien jour après jour, Martin revenait sans se lasser chez le bourgmestre et le pria tellement qu'on se rendit enfin à son désir.


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