DANS LE MONDE DE LA FOI
Avec
Abraham
VII
Lointaine aurore de
l'Évangile.
Melchisédek, roi de
Salem, fit apporter du pain et du vin : il
était prêtre du Dieu Très-Haut.
Il bénit Abram, et dit :
« Béni soit Abram par le Dieu
Très-Saint, maître du ciel et de la
terre ! Béni soit le Dieu
Très-Haut, qui a livré tes ennemis
entre tes mains ! » Et Abram lui
donna la dîme de tout.
Gen. XIV, 18-20.
Quand, à l'aurore, l'habitant d'une
vallée alpestre, debout sur le seuil de sa
maison, dirige son regard vers les cimes qui
l'entourent, il voit celles-ci teintes d'une
lumière pourprée. Le soleil ne
s'aperçoit pas encore ; notre
villageois sait qu'il attendra encore de longues
heures son apparition ; il n'en salue pas
moins le rayon qui éclaire
déjà les sommités. Semblables
à ces cimes émergeant de
l'obscurité dans la lumière, les
témoins de l'Ancienne Alliance attirent
notre attention. Leur figure a une grandeur
particulière. Elle baigne dans une
lumière céleste. Nous savons que
celle-ci est la lumière de Christ qui du
haut du ciel, des milliers d'années à
l'avance, a voulu se créer des
précurseurs. Notre texte nous a mis en
présence de deux figures dans lesquelles
nous avons pu saluer un rayon de la gloire de
Christ : Abram et Melchisédek.
Devant nous est une petite ville
fortifiée, assise sur le rocher dont David
fera plus tard sa Sion. Le nom de cette cité
est Salem. Ses portes viennent de s'ouvrir. Il en
sort une procession solennelle, composée
d'hommes aux vêtements riches et
éclatants, donnant tous les signes de la
joie. À la tête de la troupe, un
vieillard à l'aspect majestueux ! C'est
le Roi-Prêtre de Salem. Il porte le nom
précieux de Melchisédek, lequel
signifie Roi de justice. Il
connaît Abram ; il a ouï parler de
ses exploits contre les envahisseurs de Canaan.
Sorti au-devant du patriarche pour le saluer,
Melchisédek lui apporte aussi du pain et du
vin. Une fois en face d'Abram, il étend sur
lui ses mains pour le bénir et prononce ces
paroles : « Béni soit Abram
par le Dieu Très-Haut, maître du ciel
et de la terre ! Béni soit le Dieu
Très-Haut, qui a livré tes ennemis
entre tes mains. » Abram s'incline aux
paroles du mystérieux inconnu ; il
accepte sa bénédiction, plein d'un
saint respect et donne à Melchisédek
la dîme de son butin. Ce faisant, il rend
hommage à la grandeur du Prêtre-Roi de
Salem. Il reconnaît sa
supériorité.
Le tableau n'est-il pas propre à
frapper notre attention ? Quel est ce
mystérieux Melchisédek ?
L'auteur de la Genèse l'appelle prêtre
du Dieu Très-Haut. Cet homme avait donc
gardé le précieux dépôt
de la religion primitive de l'humanité.
Tandis que le paganisme, autour de lui,
déployait ses pompes, il restait
fidèle à la foi au Dieu qu'avait
connu Noé. Ne dirait-on pas un rocher
demeuré debout au milieu des flots ? Il
est seul, avec ceux qui lui obéissent,
à garder la pure croyance. Cependant la foi
de Melchisédek n'explique pas pourquoi Abram
le considère comme un supérieur et se
laisse bénir par lui. Évidemment le
roi de Salem n'est pas pour le patriarche un simple
frère dans la foi. L'auteur de la
Genèse, disons-le, ne projette aucune
lumière sur l'attitude de
déférence prise en cette circonstance
par le père des croyants.
La rencontre de ces deux hommes est devenue,
on le sait, plus tard, pour les poètes et
les prophètes israélites un
thème à réflexions :
« Tu es prêtre pour toujours,
chantera David, à la manière de
Melchisédek. » C'est dans le
Psaume CX que David s'exprime ainsi.
Melchisédek le fait songer au Messie, comme
le montrent les premiers mots de cet hymne :
« L'Éternel a dit à mon
Seigneur : « Assieds-toi à ma
droite, jusqu'à ce que je fasse de tes
ennemis ton marchepied. » L'auteur de
l'épître aux Hébreux s'occupe,
au chapitre VII de sa lettre, du mystérieux
personnage. Il remarque que celui-ci est
mentionné « sans
père, sans mère, sans
généalogie, ni commencement de jours,
ni fin de vie. » Il le considère
donc comme un type du Fils de Dieu. Il fait
observer que le nom de Melchisédech, roi de
Salem, veut dire non seulement Roi de justice, mais
encore Roi de paix, puisque Salem signifie paix. Il
en conclut que Melchisédek est semblable au
Fils de Dieu qui est prêtre à
perpétuité.
Quelque mystère planera toujours sur
cette histoire. Sous le voile qui enveloppe cette
figure, nous discernons pourtant en elle des traits
prophétiques de ceux du Fils unique du
Père. Jésus-Christ n'est-il pas
prêtre à toujours, puisqu'il s'est
offert lui-même comme une sainte victime pour
le salut d'un monde perdu ? La justice et la
paix ne sont-elles pas les caractères de sa
royauté ?
L'humanité a perdu la paix par le
péché, parce qu'elle a perdu la
justice. C'est pourquoi elle se sent si
malheureuse. La vraie justice lui fait
défaut, là même où
l'oeil humain trouverait encore à louer. Car
ce que les lois appellent de ce nom de justice ne
le porte pas toujours aux yeux de Dieu. Pour Dieu,
la justice n'existe que dans l'âme
rachetée, pardonnée par Christ, et
dans les oeuvres qu'inspire le pur amour né
de cette réconciliation
Partout ailleurs triomphe l'iniquité,
source de larmes innombrables. Et cette
iniquité consiste dans l'envie, les
disputes, les haines, la colère, la
violence, tandis que le fruit de la justice est la
paix. Ce n'est pas seulement d'ailleurs cette vertu
de la justice qui nous manque, c'est même,
peut-on affirmer, le désir de la
posséder.
Quand Christ, le céleste
Melchisédek, est apparu sur la terre, il
nous a apporté ce qui nous faisait
défaut : la justice devant Dieu et la
paix. N'a-t-il pas révélé au
monde la miséricorde de Dieu ? Ne nous
a-t-il pas montré en Dieu un coeur plein de
compassion à notre égard ? C'est
depuis sa venue seulement que le monde sait ce que
signifie le mot charité. Avec ce mot, les
noms d'espérance, de liberté ont pris
une nouvelle acception, sont devenus la
désignation de réalités
vivantes, bénies, dans lesquelles
ceux qui sont travaillés
et chargés vont puiser de nouvelles
forces.
Je nommerai parmi les dons qui
découlent de notre réconciliation
avec Dieu, par la justice de Christ, la
liberté. Celle-ci contribue à notre
paix. Connaissait-on, avant l'Évangile, le
droit de servir Dieu selon sa conscience ?
Parlait-on seulement de liberté ?
Savait-on que tout être humain a une
dignité ? Savait-on que l'esclave est
le frère de l'homme libre, que la femme est
la soeur de l'homme ? Savait-on que chaque
âme a un prix infini aux yeux de Dieu,
qu'elle est en soi une majesté ?
Savait-on que la voix du plus misérable des
humains, parce qu'elle est une voix d'homme, doit
trouver l'oreille des puissants prête
à l'écouter ? La paix, en
d'autres termes la charité, la
liberté, la vérité, n'est-ce
pas en cela que consiste la véritable
culture, la véritable civilisation ? Ne
l'oubliez jamais, c'est Jésus-Christ, le
véritable Melchisédek, ce n'est nul
autre que Jésus-Christ qui a apporté
ces biens à l'humanité.
Vous me direz : « À
quoi tous ces dons ont-ils servi ? Les
ténèbres morales ne recouvrent-elles
pas aujourd'hui encore cette pauvre terre ? Ne
voyons-nous pas partout autour de nous,
malgré l'oeuvre de Christ, le
mécontentement, l'oppression, la douleur
sous toutes ses formes ? Comment cela se
fait-il ? » - Oui, comment cela se
tait-il ? Est-ce la faute de Christ, si la
haine des classes et les haines nationales
héréditaires divisent les peuples au
dedans d'eux et entre eux ? Est-ce la faute de
Christ, si les nations se tiennent en face les unes
des autres, armées jusqu'aux dents ?
Est-ce sa faute, si dès milliers et des
milliers de familles voient la santé de
leurs membres flétrie, leur
prospérité tarie par
l'alcoolisme ? Est-ce sa faute, si dans nos
grandes villes se produisent parfois d'effroyables
banqueroutes, et, si en dehors des cas
extraordinaires que je vise, les faillites
succèdent incessamment aux faillites ?
Est-ce sa faute, si la charité est bannie du
monde des affaires, lequel s'inspire rigoureusement
du vieux mot de Caïn :
« Suis-je le gardien de mon
frère ? » En bon
français :
« Pourquoi me refuserais-je le plaisir de
ruiner mon frère, quand il est assez sot
pour se laisser ruiner ? » Est-ce la
faute de Christ, si des milliers d'hommes finissent
chaque année dans le suicide, après
des pertes d'argent ou d'autres épreuves
terrestres ? Est-ce la faute de Christ, si nos
millionnaires modernes laissent toujours Lazare
gisant à leur porte, sans le secourir ?
Est-ce la faute de Christ, si nos riches se servent
de leur argent, comme s'il leur avait
été donné pour satisfaire leur
soif de jouissances ? Encore une fois, tout
cela est-il la faute de Christ ?
Vous savez bien le contraire. Nos
athées eux-mêmes savent le contraire,
pourvu qu'ils aient pris la peine de s'informer. Et
quant à nous, disciples de Christ, nous
affirmerons que la cause de tous ces maux est qu'on
ne veut pas entendre parler de Christ, qu'on lui
ferme la porte de son coeur, de sa maison.
Là où il est le maître, il
répand libéralement ses
précieux biens : la paix, la
liberté, la charité. Là
où Jésus règne, tous les jours
sont des jours lumineux. Ah ! quand nous
sera-t-il donné de contempler enfin une
civilisation chrétienne, un peuple vraiment
chrétien, un peuple rempli de l'Esprit de
Christ ? Qui douterait que chez un tel peuple,
les malentendus, les misères
matérielles et spirituelles
disparaîtront, fondront sous l'haleine de
l'amour de Christ, comme la neige aux premiers
rayons du soleil ? Car un peuple vraiment
chrétien est un peuple qui aime la paix, qui
vit dans la justice, parce qu'il est
réconcilié avec Dieu. Il n'importe
vraiment, lorsqu'un peuple en est là, qu'il
soit en monarchie ou en
république !
O enfant des hommes, ô enfant des
hommes, entends la voix de ton Sauveur ! En ce
temps agité et troublé, le divin
Melchisédek s'approche de nouveau de toi et
heurte à ta porte. Il a les mains pleines de
dons bienfaisants, mais il ne pourra te les
accorder si tu ne t'inclines devant lui par la
prière. Il s'approche, il vient à
toi, le roi de justice et de paix. Ce qu'il a dans
ses mains, c'est le pain et le vin. Comprends-tu ce
que signifient ces mots de pain
et de vin ? Oh ! écoute,
prête l'oreille ! Environ 2000 ans
après Melchisédek, un repas avait
lieu dans une salle haute de Jérusalem.
Là, Jésus-Christ, notre souverain
sacrificateur, était assis au milieu de ses
disciples. Il pensait à l'offrande qu'il
allait faire de sa vie, pour le monde entier. Et il
prit tour à tour du pain et du vin. En
prenant le pain, il le rompit et dit :
« Prenez, mangez, ceci est mon corps qui
est rompu pour vous. » Il tendit ensuite
à ses disciples la coupe remplie de vin et
leur dit : « Prenez-en tous, cette
coupe est la nouvelle alliance en mon sang qui est
répandu pour plusieurs, pour le pardon des
péchés. » Puis il
ajouta : « Faites cela en
mémoire de moi. » Telle a
été l'institution de la Cène,
que Jésus veut voir célébrer
par son Église jusqu'à la fin des
temps.
Un lien n'unit-il pas dans votre esprit ce
pain et ce vin, offerts par Jésus à
ses disciples, au pain et au vin que
Melchisédek apportait à Abram ?
Là le patriarche est seul à
goûter l'aliment fortifiant ; ici, dans
les repas de la Cène chrétienne, la
postérité spirituelle d'Abram se
rassemble en grand nombre autour du divin aliment,
symbole du pardon des péchés, signe
et sceau de notre adoption par Dieu, de notre
communion éternelle avec lui.
O vous qui vous nommez chrétiens,
appréciez-vous suffisamment le don que vous
fait Dieu dans le repas sacré ? Si vous
l'appréciez, pourquoi vous en approcher si
rarement ? Pourquoi être
arrêté par le premier prétexte
venu, quand il s'agit de vous rendre à la
table du Seigneur ? Oui, pourquoi ?
N'est-ce pas que vous n'êtes point
disposé à faire dans votre coeur une
place au Roi des cieux et de la terre ?
L'illustre Chrysostôme a dit :
« C'est un Roi qui, à la
Cène, entre dans votre âme ; un
grand calme, une sainte paix, un profond
recueillement doivent précéder sa
venue. » Dans ces mots, vous apprenez si
vous étiez digne de vous approcher de la
table sainte. Ce sont eux aussi qui nous indiquent
la raison pour laquelle tant de chrétiens se
refusent à venir au repas sacré.
Cette raison n'est-elle pas celle-ci : Vous ne
voulez pas qu'un autre règne sur vous ?
Peut-être aussi vous déplaît-il
d'avoir à imposer à
vos pensées agitées le recueillement
qui doit précéder l'entrée en
nous du grand Roi ! Vous n'avez pas la force
d'éloigner les images mondaines qui vous
hantent. Vous reculez devant la consécration
totale de votre être à Dieu. Mais
alors à quoi bon faire profession
d'orthodoxie, chercher à progresser dans la
connaissance de la vérité, accomplir
des oeuvres, montrer un certain zèle
chrétien !
Revenons à nous-mêmes,
redevenons, pour la sincérité, de
petits enfants ! N'ayons plus qu'un but,
cacher, avec l'élan d'une foi qui se donne,
nos fronts fatigués, nos coeurs
lassés dans le sein du Dieu de
charité.
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