Cellule 33
Saint-Sylvestre, 31 décembre
1944.
QUE LA GRÂCE DE NOTRE SEIGNEUR
JÉSUS-CHRIST, L'AMOUR DE DIEU ET LA
COMMUNION DU SAINT-ESPRIT SOIENT AVEC NOUS TOUS.
AMEN.
Nous méditerons cette parole du
cantique de Siméon,
Luc 2: 29-32:
Seigneur,
tu laisses ton serviteur s'en aller en paix, selon
ta promesse ; car mes yeux ont vu ton salut,
que tu as préparé pour être,
à la face de tous les peuples, la
lumière qui doit éclairer les nations
et la gloire de ton peuple Israël.
L'année approche de sa fin. Dans quelques
heures elle sera derrière nous, et nous
entrerons dans une année nouvelle, encore
enveloppée d'obscurité. Il est
naturel qu'en ce moment nos pensées fassent
un retour en arrière et que nous essayions
d'établir une sorte de bilan, afin de savoir
ce que nous pouvons emporter dans la nouvelle
étape qui s'ouvre devant nous.
Ce qui ne fait de doute pour aucun de nous,
c'est que l'année qui finit se solde par un
déficit. Nous avons attendu, des jours, des
semaines, des mois, nous avons
mobilisé toutes nos réserves de
patience, afin de pouvoir chaque jour atteindre le
lendemain. Mais quel fut le résultat de
notre attente ? Nous avons
espéré, nous nous sommes
imaginé que le moment devait être
proche où notre sort s'améliorerait,
qu'une fois ou l'autre la porte de notre prison
devait s'ouvrir, et nous avons fait appel à
toute la force de notre foi, à toutes nos
capacités d'optimisme, pour ne pas
désespérer. Mais à quoi tout
notre espoir a-t-il abouti ?
Que de fois, quand notre coeur agité
était près d'éclater de
douleur, n'aurions-nous pas voulu pouvoir le
prendre dans nos mains pour l'apaiser. Vaine
entreprise, car ce qui nous accablait, ce n'est pas
seulement notre propre misère, mais la
détresse du monde entier qui du fond de ses
tourments appelait à grands cris la paix.
Sans doute, par-ci par-là, de rares
éclaircies nous ont procuré quelques
heures de détente, suivies tôt
après de nouveaux événements
douloureux qui enveloppèrent nos jours d'une
ombre d'autant plus épaisse.
Bref, pour autant que nous pouvons en juger,
il n'en est point parmi nous qui n'ait pu
enregistrer en fin de compte un solde actif. Aussi
sommes-nous tentés de faire passer toute
l'année 1944 dans la colonne des pertes et
de partir à frais nouveaux avec le timide
espoir que l'année nouvelle sera meilleure
et ne réservera pas à nos voeux et
à notre attente de nouvelles
déceptions. Tel d'entre nous a
peut-être plus de confiance en l'avenir que
tel autre, mais aucun, sans doute, ne doit en avoir
gardé beaucoup : nous en avons trop vu,
trop enduré, et notre force
intérieure n'est pas
inépuisable.
Ainsi désemparés en cette fin
d'année, nous en sommes à nous
demander s'il vaut encore la peine de vivre,
d'attendre et de lutter ?
Et voici que l'Évangile nous met en
présence d'un homme dont toute la vie n'a
été qu'une longue attente, c'est le
vieillard Siméon. Nous savons peu de chose
sur son compte. Il n'apparaît que dans ce
passage du récit évangélique
et disparaît aussitôt après,
définitivement. Et pourtant, bien que nous
ignorions tout de son ascendance, de sa profession
et de ses circonstances personnelles, il est parmi
les figures bibliques les plus
impressionnantes.
Tout ce qui nous est dit de lui, c'est qu'il
était pieux et qu'il craignait Dieu. Il
semble avoir été du nombre de ces
âmes recueillies et attentives aux promesses
de Dieu, comme on en comptait beaucoup en ce
temps-là. On peut, en outre, conclure du
récit qu'il fut un homme d'âge assez
avancé. Mais, en somme, il n'y a rien
là qui fasse de lui une personnalité
exceptionnelle.
Un seul trait de sa physionomie nous
fascine, le seul que l'évangéliste
ait retenu de la vie de ce vieillard et qu'il ait
jugé digne de mention : « Il
attendait ». Et cette attente, qui parait
avoir duré des années et des dizaines
d'années, n'a pas été vaine,
puisqu'elle se termine par un chant d'actions de
grâces et de louange. Nous avons l'impression
saisissante d'être en présence de l'un
des très rares hommes véritablement
heureux qu'il y ait eu et qu'il y ait sur cette
terre. Car celui qui peut dire :
« Seigneur, tu laisses ton serviteur s'en
aller en paix », mérite
d'être appelé heureux, Pour lui, la
vie a pleinement tenu ses promesses.
Nous savons bien, assurément, qu'il
n'en va pas ainsi de n'importe quelle attente, et
maintes expériences amères nous ont
appris qu'il y a parfois loin de l'espérance
à sa réalisation et que la plupart du
temps d'ailleurs elles ne se rencontrent pas.
Mais l'attente du vieux Siméon avait
un caractère très spécial.
« Il attendait la consolation
d'Israël », c'est-à-dire son
espérance avait pour objet la
consolation promise par Dieu
à son peuple malheureux. Elle se fondait
donc sur ces voix prophétiques qui
parlèrent de la délivrance à
venir, de l'Élu de Dieu qui ramènera
le peuple déchu, ce qui ne se rapporte pas
seulement au peuple d'Israël, mais aux
païens dont il est écrit qu'ils
marcheront à sa lumière.
Dans son attente, Siméon se fie
à cette parole de Dieu. De plus, il avait
reçu du Saint-Esprit la promesse personnelle
qu'il ne mourrait pas avant d'avoir vu le Christ.
Il a vécu dans cette espérance,
année après année, avec la
certitude : Dieu lui-même l'a dit.
D'autres, autour de lui, ont pu depuis longtemps
cesser d'espérer, il n'en est pas
ébranlé. Les années peuvent se
succéder, le doute ne l'effleure pas.
Lui-même a beau avoir déjà un
pied dans la tombe, cela ne trouble en rien soin
attente joyeuse ; au contraire, elle ne
regarde qu'avec plus de ferveur vers
l'accomplissement promis. C'est ainsi qu'il attend
et espère, et que pour lui se réalise
la parole de l'Écriture :
« L'espérance ne confond
point ».
Cette attente du vieux Siméon
peut-elle nous être de quelque secours dans
notre détresse ? Certainement pas dans
le sens de la conclusion que nous pourrions en
tirer : Ne cesse pas d'espérer ;
tout finira bien par s'arranger. Beaucoup tiennent
ce propos, quittes à être d'autant
plus convaincus, le lendemain, que tout espoir est
vain. Quand l'apôtre Paul parle de
l'espérance qui ne rend pas confus, il ne
formule pas une vérité toute
générale dont chacun peut faire
l'essai suivant les circonstances, comme d'ailleurs
de toutes les paroles bibliques auxquelles on
attribue une portée universelle. Celle de
Jésus, par exemple : « Qui
cherche trouve - qui demande reçoit et l'on
ouvre à celui qui frappe ». Or
plus d'un cherche et ne trouve pas - demande et ne
reçoit pas, frappe et n'obtient pas de
réponse.
Il est une chose cependant que l'attente de
Siméon nous enseigne avec
netteté : Quiconque attend ce
que Dieu lui a promis, n'attend
pas en vain. Il peut, avec une joyeuse et
tranquille espérance, patienter
jusqu'à ce que vienne le jour où la
promesse s'accomplit.
Voici donc la question qui nous est
posée : Qu'attends-tu ? Quel est
l'objet de tes espoirs ?
Pour la nouvelle année, nous nous
souhaitons la liberté ? Rien de plus
compréhensible. Mais nous n'avons aucune
promesse de Dieu de nous faire ce cadeau. Il nous a
été dit plutôt que nous aurons
à « passer par beaucoup de
tribulations pour entrer dans le Royaume de
Dieu ».
Nous espérons pour 1945 le retour de
la paix pour nos peuples et pour nous-mêmes.
Très bien. Dieu veuille nous la donner. Mais
s'il ne le fait pas ? Il n'est lié par
aucune parole à cet égard. Il nous a
plutôt fait savoir par le Seigneur
Jésus-Christ que, dans les derniers temps,
avant la venue de son règne, le monde
retentirait de guerres et de bruits de guerre.
Mais alors, si aucune de ces choses qui nous
tiennent le plus à coeur ne nous est
garantie par Dieu, nous pouvons nous demander s'il
vaut la peine vraiment de s'en remettre
entièrement, comme Siméon, à
une promesse de Dieu. Si Dieu ne nous vient pas en
aide dans notre détresse la plus accablante,
quel sens cela peut-il bien avoir d'attendre et
d'espérer de lui quoi que ce soit ?
Ainsi raisonne l'obstination humaine qui veut aller
son propre chemin, le découragement humain
qui se fie aussi peu à Dieu qu'à sa
propre faiblesse. Nous serions plus avisés
de chercher dans la Parole de Dieu, à
l'instar de ces croyants pieux dont faisait partie
Siméon, ce qu'elle promet à ceux qui
persévèrent dans une
obéissance confiante et dans une attente
patiente.
Nous désirons la
liberté ? Mais la liberté n'est
pas nécessairement le bonheur. En vertu de
la toute-puissance de Dieu, il nous a
été dit : « Si le Fils
vous affranchit, vous serez véritablement
libres ». Nous soupirons après la
paix ? Mais nous ne savons pas si la paix
à venir ne sera pas pire que toute la
misère de cette guerre. De la bouche du
Christ nous entendons la parole :
« Je vous laisse ma paix ; je ne la
donne pas comme le monde la donne ». Et
l'apôtre, en parlant de cette paix, dit
qu'elle est plus « haute que toute
intelligence », c'est-à-dire que
tout ce que les hommes peuvent se
représenter par ce mot de paix. Ne
vaudrait-il pas la peine, après tout,
d'attendre cela ?
En Siméon, toutefois, nous ne voyions
pas seulement l'homme qui attend, mais l'homme dont
l'attente s'est réalisée, dont
l'espérance est devenue
réalité, comme en témoigne son
cantique de louange. Cette longue attente a pu lui
apparaître comme une servitude. Mais le voici
affranchi de ce joug. Cette paix manquait à
sa vie ; il l'a maintenant trouvée, Ses
chaînes sont tombées, la paix a fait
son entrée chez lui.
Qu'est-ce donc qui a provoqué ce
changement, ou mieux, ce miracle dans la vie de ce
vieillard ? Lui-même le dit :
« Mes yeux ont vu ton salut ».
Que s'est-il donc passé en
réalité ? Siméon est venu
au temple, poussé par quelque impulsion
intérieure. Il y a trouvé un homme et
une femme sur le point d'offrir pour leur
premier-né le sacrifice prescrit par la loi.
Il a pris l'enfant dans ses bras et a
entonné le chant de louange.
Je suis persuadé que les spectateurs
de cette scène ont été
étonnés de l'étrange attitude
du vieillard, et ceux qui le connaissaient, se sont
dit : Voilà bien la folie à
laquelle on arrive à force de
s'entêter dans l'espoir. Mais le vieillard a
d'autres yeux que ces gens. Ses yeux se sont
ouverts comme s'étaient ouverts ceux des
bergers à l'ouïe du message des anges,
et il le sait : Cet enfant n'est autre que le
Christ promis par Dieu.
C'est pourquoi son regard de voyant,
dépassant le temps et l'espace,
pénètre l'avenir et s'étend
à la terre entière. Il n'y va plus
maintenant de la fin vers laquelle tend son
espérance personnelle, mais de la
réponse à l'attente anxieuse de la
création tout entière. La promesse
que Dieu a faite aux pères se
réalise, et voici qu'il est là celui
que les nations ont appelé de leurs
voeux : le salut de Dieu, ou, selon la
traduction libre de Luther : le Sauveur.
Mais est-ce bien un accomplissement ?
Pour Siméon oui - l'enfant qu'il tient dans
ses bras, il l'appelle :
« lumière des nations »
et « gloire du peuple
d'Israël ». Il en est
convaincu : dans cet enfant il y a celui qui
dissipe les ténèbres qui
empêchent les hommes de voir Dieu, et de
discerner ses voies ; l'Envoyé pour la
venue duquel Israël glorifiera la
fidélité de Dieu.
A-t-il raison ? L'obscurité plane
toujours encore sur les peuples. Il se peut que
nous l'ayons contesté naguère, parce
que nous croyions au progrès humain. Au
terme de cette année, nous n'y croyons plus.
Le peuple d'Israël, d'autre part, n'a rien su
faire de mieux que d'intenter un procès
à ce Sauveur et de le livrer aux bourreaux
« Les siens ne font pas
reçu ».
Et pourtant C'est bien l'accomplissement.
Siméon l'a vu et il ne fut pas le seul -
Jean-Baptiste l'a vu, lorsque le ciel s'est ouvert
au-dessus de celui qu'il baptisait et qu'une voix
lui a dit : « Celui-ci est mon Fils
bien-aimé ». Les disciples l'ont
reconnu, lorsque par la bouche de Pierre ils ont
rendu ce témoignage : « Nous
avons cru et nous avons connu que tu es le Christ,
le Fils du Dieu vivant ». D'autres,
beaucoup d'autres, ont fait de même, depuis
la femme adultère au bord
du puits de Jacob jusqu'au capitaine païen au
pied de la croix.
Certes, tous ces témoignages ont
quelque chose de particulier. Ils ne
procèdent pas d'une sorte de
phénomène naturel qui s'imposerait
aux hommes, bon gré mal gré. Ils sont
plutôt comme une question à laquelle
chacun doit donner une réponse personnelle.
Ici c'est un enfant dans la crèche ou dans
les bras de sa mère ; là c'est
un rabbin qui parle en paraboles du Royaume de
Dieu ; ailleurs, un homme cloué sur une
croix, torturé dans son corps et dans son
âme. Et dans chaque cas Dieu demande :
« Veux-tu l'accepter comme le
Sauveur ? » L'un
répond : « oui »,
et trouve ce qu'il cherchait ; les autres
s'écrient : « Ôte-le,
nous ne voulons pas qu'il règne sur
nous » et en attendent ensuite un autre,
en vain, indéfiniment.
Siméon peut rendre
grâces : « Mes yeux ont vu ton
salut » ; les disciples en
témoignent : « Nous avions vu
avec les yeux de la foi, que Dieu leur avait
ouverts. D'autres n'ont rien vu, alors même
que leurs yeux voyaient exactement ce que voyaient
un Siméon ou un Jean-Baptiste. Ainsi se
consomme le jugement, le départ entre la foi
et l'incrédulité, selon la parole de
Jésus : « Je suis venu dans
le monde pour un jugement, afin que les aveugles
voient et que ceux qui voient deviennent
aveugles ». Mais quiconque croit, trouve
dans cet accomplissement la paix après
laquelle son âme est
altérée : « A tous
ceux qui l'ont reçu, il a donné le
pouvoir de devenir enfants de Dieu ». Et
Jésus, parlant de lui-même,
déclare : « Celui qui m'a vu
a vu le Père ». Or, là
où nous voyons Dieu comme notre Père,
il y a la liberté et la paix.
Cet accomplissement, perçu par Simon
et dont les apôtres ont
témoigné, il est aussi à notre
portée, en tout temps, au sein de notre
captivité, et de cette guerre qui
ébranle le monde. Ce n'est pas un
accomplissement qui supprime nos soucis et nos
détresses, mais qui leur enlève toute
amertume, de sorte qu'avec
l'apôtre Paul, nous pouvons
dire « ... nous sommes regardés
comme des inconnus, et pourtant bien connus ;
comme mourants, et voici que nous vivons comme
châtiés, et nous ne sommes pas mis
à mort comme affligés, et nous sommes
toujours joyeux comme pauvres, et nous faisons
beaucoup de riches ; comme n'ayant rien, et
nous possédons toutes
choses ! »
Ce qu'est devenu dans la suite ce vieillard
Siméon, nous n'en savons rien. Peu importe.
Qu'il ait vécu assez pour voir ce qu'il
adviendrait de cet enfant, cela est secondaire.
Certain que Dieu est fidèle, il est
prêt à mourir ou à vivre ;
il a vu le salut de Dieu : il sait que
même les promesses de Dieu qui tardent
à se réaliser, finissent par
s'accomplir.
Ainsi donc, nous pouvons prendre congé de
la vieille année avec reconnaissance :
Dieu n'a-t-il pas envoyé le Sauveur et ne
l'a-t-il pas envoyé pour nous
aussi ?
Quelles que soient nos détresses
passées ou futures, notre foi est notre
soutien. Par telle nous sommes libres, car Dieu
nous a faits ses enfants. Plaçant en lui
notre espérance, nous avons la paix, car nul
ne peut nous ravir de sa main.
Nous pouvons ainsi commencer la nouvelle
année avec confiance, même en ignorant
ce qu'elle nous réserve. Ce que nous
attendions, ce n'est pas notre libération de
cette captivité terrestre ni la fin de cette
guerre atroce. Par delà toutes ces
circonstances nous avons le droit d'attendre les
grands actes définitifs de Dieu, qui nous
sont promis, l'heure où Dieu établira
avec puissance son règne, où nous
connaîtrons la glorieuse liberté des
enfants de Dieu et la paix sans
fin, quand le Seigneur
Jésus-Christ reviendra pour faire participer
à son héritage glorieux tous ceux qui
auront cru en lui sous sa forme de serviteur.
« Il l'a dit, mon coeur s'y
fie,
joyeux, plein d'assurance,
et libre de toute
épouvante. »
Amen.
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