AVANT
L'AURORE
APPEL AUX
HOMMES
TROISIÈME PARTIE
BAPTISMUS LABORIOSUS (Suite)
(Baptême
douloureux) -
Les hommes débauchés ne sont pas
les seuls qui cherchent à mettre d'accord
les théories de la vie avec la pratique du
mal, qui déclarent que l'impureté est
une nécessité pour l'homme, et que la
femme qui est une fois tombée doit
être jusqu'à la fin de sa vie
sacrifiée aux besoins de la
société. De nos jours on peut
entendre des hommes vraiment bons se faire
l'écho de cette fatale doctrine sous une
forme un peu adoucie, il est vrai. Des
ministres de l'Évangile
eux-mêmes sont tombés dans cette
terrible confusion au sujet de la moralité
publique, puisqu'ils ont pu rester inactifs et
silencieux devant cette proclamation audacieuse et
générale de la
nécessité de l'impureté,
devant ce démenti jeté à la
face de la loi morale par l'acceptation d'un
principe d'inégalité entre les sexes
vis-à-vis de cette loi.
L'attitude de ces ministres de
l'Évangile en face du péché de
l'impureté, et leur silence au sujet des
vices et de la cruauté des hommes dans leurs
relations avec les femmes des classes pauvres,
montrent tristement à quel point les
principes de justice peuvent
dégénérer sans que les
serviteurs de Dieu eux-mêmes s'en rendent
compte. Oui, il nous a été
réservé de constater en ce jour
quelque chose de cette « grande puissance
de lâcheté que possèdent les
hommes ».
Comment se fait-il que, du moment où
les chefs de notre nation proclamaient le mal comme
un bien, en élevant le vice sexuel, ce
destructeur des peuples, à la hauteur d'une
industrie reconnue et officiellement
organisée, pas une chaire chrétienne
n'ait retenti de la dénonciation
éclatante de l'impie doctrine qui est
à la base de cet acte cynique ?
L'atmosphère morale qui nous entoure
est empoisonnée par
l'influence de cette fausse maxime consacrée
par le temps, que certains péchés,
tout en étant une honte et une
dégradation pour la femme, ne sont qu'une
faute vénielle chez l'homme.
Mais voici : la nuit s'écoule et
le jour est proche. Il y a beaucoup d'âmes
qui veillent et attendent le réveil promis,
comme on attend la venue de l'aurore.
Dieu soit béni, la lutte est
engagée ! Lorsqu'il y a combat, la vie
n'est pas éteinte ! La foi, la vertu et
la liberté se lèvent contre la
débauche, l'oppression et l'esclavage. Le
coeur de ce peuple s'est ému, et
bientôt toutes les nations se
réveilleront. Dieu va « battre son
grain dans son aire ». Les pensées
les plus intimes du coeur de l'homme seront
révélées, et la lumière
se fera. L'iniquité abonde, mais le Seigneur
répand son esprit comme une pluie
bienfaisante. L'ennemi se précipite comme un
torrent, mais voici l'étendard du Dieu juste
qui se lève contre lui.
Des réveils religieux se sont
produits récemment dans différentes
parties de l'Europe et de l'Amérique. C'est
un signe heureux, car il est évident que
pour combattre avec succès ce
matérialisme de notre époque qui
s'est incarné dans des théories, des
lois, des habitudes et des institutions
acceptées de tous, nous
avons besoin d'une grande manifestation de l'esprit
de Dieu. Sans vouloir pénétrer le
mystère de ces réveils spirituels,
nous devons bien reconnaître qu'il y a des
époques où Dieu semble écouter
d'une manière spéciale les âmes
qui le cherchent sur cette terre de souffrance, et
où les prières qui pendant des
années de désolation sont
montées vers son trône
reçoivent à la fin une réponse
positive. Ces époques ont souvent
été accompagnées de la
réforme de grands abus nationaux, et
même marquées par l'abolition
d'abominables préjugés et par la
régénération de la morale
publique. C'est ce qui arriva en Amérique
avant ce choc des principes opposés qui se
termina par la destruction du régime de
l'esclavage. L'impulsion religieuse qui se
manifeste de nos jours doit, pour être
sérieuse, tendre à un résultat
de ce genre et entrer en collision directe avec la
plus grande de nos plaies sociales.
Aujourd'hui, il est vrai, nos pasteurs et
nos guides spirituels comprennent bien dans les
soins de leur ministère ces
« femmes de nos villes qui sont des
pécheresses ». Mais ce n'est pas
encore assez, il faut qu'ils attaquent de front la
théorie fausse et coupable qui, admettant
l'impureté comme un mal nécessaire,
croit que l'institution de la
débauche légale
devra toujours exister dans la
chrétienté et que quelques âmes
seulement pourront être arrachées
à cette odieuse tyrannie. Le réveil
individuel de chaque conscience ne suffit pas. Il
faut que celui qui est atteint par ce réveil
considère que le même appel est
adressé à toutes ces créatures
perdues et malheureuses. Il n'a pas le droit de
refuser de travailler à la réforme de
nos institutions sociales dans la crainte
puérile de souiller son âme par le
contact du vice. « Le monde est
plongé dans le mal », est-il dit,
mais de quel droit prononcez-vous qu'il doit
continuer à s'y plonger ? Si, au
contraire, le mouvement religieux devient plus
agressif, plus franchement hostile à des
maux que les mondains et beaucoup de gens influents
soutiennent, alors il y aura un grand espoir pour
l'avenir de notre pays.
Ce développement pratique du
réveil religieux s'est déjà
fait sentir en Suisse et dans le midi de la
France ; nous avons besoin qu'il s'affermisse
dans notre pays.
Il faut attaquer hardiment les grands
péchés du jour, l'amour de l'argent
et ces infâmes commerces fondés sur la
ruine du corps et de l'âme humaine, qui
jettent à la destruction des milliers de
filles du peuple.
On ne peut nier que les maux qui ruinent
sourdement la vie religieuse et morale se
résument de la manière la plus
terrible dans cette iniquité sans pareille
de la débauche légalisée qui
est maintenant prêchée partout. Pour
lutter contre ce flot envahissant, il ne suffit pas
de quelques efforts isolés, il faut que des
associations d'hommes et de femmes se forment pour
agir d'un commun accord ; c'est ce qui a
déjà lieu dans plusieurs pays. Ce
mouvement coïncide précisément
avec un moment où le mal devient
lui-même plus agressif par le fait qu'il
trouve des partisans zélés parmi les
disciples de la science et de la philosophie.
D'aucuns affirment ce dogme, que l'existence d'une
faculté implique le droit d'en user
librement, que la prostitution est une
nécessité impérieuse ;
considérant qu'il est inutile et
déraisonnable de faire la guerre à
ces maux, ils engagent la société
à conclure un traité avec eux. En
réponse à ces affirmations, un
mouvement s'est produit qui a été le
signal d'une courageuse opposition.
Le silence sur ce point est maintenant
impossible.
L'immoralité, quelque
distinguée qu'elle soit et en dépit
de ses apologistes influents, ne pourra plus se
retrancher derrière des abris de
convention, grâce au
lâche silence de l'opinion publique. Notre
tâche aujourd'hui est d'enseigner sans cesse,
publiquement et dans la vie privée, cette
grande vérité méconnue de
« l'unité de la loi
morale ». Ce qui est péché
impardonnable chez la femme ne peut pas être
une légère offense chez l'homme, car
la loi morale est une comme Dieu est un.
« La loi de la pureté est
obligatoire pour les hommes comme pour les femmes.
Elle n'admet pas que la nature spirituelle puisse
être isolée au profit des
satisfactions de la nature physique. Une telle
violation s'appelle à juste titre de
l'impureté, car elle porte atteinte à
la dignité humaine en détruisant la
suprématie de la volonté spirituelle
sur les besoins du corps animal. Pour que la vie
spirituelle existe, il faut qu'il y ait lutte entre
ces forces opposées. La défaite de la
volonté dégrade la nature humaine, la
fait tomber au niveau de la brute et même
plus bas encore, car lorsque l'homme cède
à ses passions, ce n'est pas par le fait
d'un instinct aveugle comme chez l'animal, mais par
une violation volontaire de sa nature,
supérieure. Les conséquences
personnelles et sociales de cette violation sont un
mal positif
(1). »
Parmi ceux qui professent la foi en
Jésus-Christ il y a encore beaucoup de
scepticisme à l'égard de la
réhabilitation de ces victimes de la
société qu'on appelle des
« femmes perdues ». Beaucoup de
personnes, parce qu'elles ont été une
ou deux fois déçues dans leurs
tentatives pour relever quelques-unes de ces
pauvres créatures, s'en vont et proclament
l'impossibilité de leur relèvement.
Aussi bien déclarer que les arbres qui ont
été dépouillés par le
froid de l'hiver ne retrouveront pas leur feuillage
au printemps, parce que nous sommes impuissants
à parer de nouveau les bois de leur verdure
et à ranimer ces racines qui dorment dans la
terre.
Mais nierez-vous que Dieu puisse rendre la
vie aux âmes ? Ces êtres auxquels
vous faites le mal immense de déclarer
qu'ils sont perdus, répondront à
l'appel de Dieu et entendront les promesses
adressées aux disciples du Christ.
« Celui qui croit en moi fera les oeuvres
que je fais et il en fera même de plus
grandes. »
Lorsqu'une pauvre femme tremblante toucha le
bord de son vêtement et qu'elle fut
guérie, à l'instant Jésus se
retournant dit : « J'ai senti qu'une
vertu est sortie de moi. »
Il avait bien raison de dire :
« Mon père et moi nous sommes
un », car c'est par lui que se
transmettait cette puissance de
Dieu qui peut guérir les hommes. Ceux qui
vivent dans une communion intime avec Dieu pourront
seuls faire ces miracles de guérir les
âmes.
Jean Eudes de Normandie vivait au XVIIe
siècle. Après qu'il eut passé
cinq ans de retraite dans la réflexion et la
prière, il revint en France et accomplit une
grande réforme dans la moralité
publique.
En particulier, il combattit les
préjugés existants sur la
culpabilité relative de l'homme et de la
femme dans les questions de moeurs. On raconte
qu'un jour, tandis qu'il prêchait à
une grande congrégation dans l'église
de Saint-Étienne à Caen,
pénétré du sentiment du
péché et pensant à tous ceux
qui, dans cette assemblée, en étaient
les esclaves ou les victimes, il s'arrêta un
instant, puis s'écria d'une voix
déchirante : « Pitié,
ô mon Dieu, aie
pitié ! »
Toute l'assemblée tomba à
genoux et répéta d'une seule
voix : « Pitié, ô mon
Dieu, aie pitié ! »
Un homme de talent, grand admirateur
d'Eudes, crut qu'il pourrait produire le même
effet en employant le même moyen.
S'arrêtant au milieu d'un magnifique sermon,
il dit d'une voix émue ces mêmes
paroles, mais il eut beau les répéter
deux fois, les coeurs ne furent
pas touchés et personne ne bougea. Ce
prédicateur n'avait pas acquis, par
plusieurs années de communion avec Dieu,
cette vertu qui, pareille à un courant
électrique, s'élança de
l'âme de Eudes et passa dans les âmes
de ses auditeurs. Voilà pourquoi tant de
gens échouent dans leurs tentatives pour
sauver les âmes qui se meurent.
Et pourtant n'y a-t-il pas d'oeuvre à
faire, pour ceux qui craignent de manquer de
foi ?
Oui, certainement.
Il nous est rapporté que,
après avoir parlé aux multitudes, aux
gens perdus dans le péché et la
misère, Eudes demandait à ses
disciples de lui venir en aide, car, disait-il,
« ces faibles semences de repentance et
ce désir de retourner à Dieu que la
grâce fait germer dans leurs coeurs ne peut
pas prendre racine en eux tant que ces malheureux
sont tourmentés par la pauvreté, et
qu'ils vivent dans une atmosphère
empestée de vice et de
misère. » C'est pourquoi il
engagea plusieurs de ses amis à
« recevoir ces pauvres femmes dans leur
maison, à leur donner de l'ouvrage, de
l'instruction et à relever autant que
possible leur caractère moral. »
Placées dans de telles conditions, il y
avait lieu d'espérer qu'elles retrouveraient
le sentiment de leur
dignité et qu'elles seraient mieux
préparées à recevoir les
espérances de la vie spirituelle.
Quelle que soit l'incertitude de nos pas
dans le chemin du bien, ainsi que notre ignorance
dans les choses du domaine spirituel, chacun de
nous trouve à sa portée la
possibilité de travailler à cette
sainte mission du relèvement de ceux qui
sont tombés, chacun de nous peut
arrêter un frère ou une soeur sur le
chemin qui mène à la perdition. Un
mot, rien qu'un mot, de bienveillance et de
sympathie a plus d'une fois été le
signe qui a indiqué un changement de route
dans une vie de misère, d'ignorance et de
désespoir.
Beaucoup d'êtres, dans la classe la
plus misérable des pécheurs,
pourraient être tirés de
l'abîme, dégagés du filet fatal
des circonstances qui les entourent, et mis sur le
chemin de la vertu et de l'honneur, si seulement
une main secourable se tendait vers eux ; si
quelqu'un, par sympathie humaine, à
défaut d'une foi positive, faisait quelques
efforts pour leur venir en aide et les
soutenir.
Mais voici, pour relever de la
poussière les filles de notre pays,
tombées à notre honte, il faut croire
à la nature humaine, à sa
dignité et à ses capacités. Si
cette foi se trouve unie à de
l'intelligence, du bon sens, un
coeur chaud, une imagination saine et vive, alors
ceux qui la possèdent pourront aller sans
crainte à la rencontre de leurs
frères, quelque malheureux et
dégradés qu'ils soient ; ils
pourront tendre la main à ces êtres
que les distinctions de société ou
d'éducation ont relégués dans
les bas-fonds de l'humanité.
Le secret de la réhabilitation,
considéré au point de vue humain, est
de dégager le vrai caractère divin de
la créature, de le tirer de la honte et du
vice qui le recouvrent, de lui donner une
possibilité d'être.
Ceux qui n'ont point de foi dans la nature
humaine, qui ne savent pas la respecter
malgré ses flétrissures, essayeraient
en vain d'agir sur ces femmes, victimes de notre
corruption sociale. Malheureusement, il y a de
telles personnes ; il y a des hommes qui s'en
vont répétant cette affirmation
fausse et cruelle qu'il n'y a pas d'espoir pour ces
femmes, qu'elles sont hors de toute
régénération possible, plus
dégradées que l'homme qui
pèche avec elles, sans droit au respect ni
à la liberté,
déclassées, n'ayant plus même
de sexe, des « seaux à
ordures ».
Le mot a été dit.
Il faut l'avouer à la honte de notre
époque, cette erreur est
très enracinée parmi des gens
vertueux des classes élevées surtout,
et c'est chez eux qu'elle a le moins de chance
d'être réfutée, car la plupart
ne connaissent ni les conditions de la vie des
filles du peuple, ni le caractère et la
demeure du pauvre.
Et puis, comment convaincre ces gens par le
raisonnement ? C'est presque impossible ;
il faudrait, pour leur donner une vue saine sur ce
sujet, atteindre leur coeur, déplacer le
centre de leur pensée, et changer la
direction de leur vie.
Un seul regard jeté sur le visage
d'un homme suffit souvent à me faire
comprendre s'il y a lieu de compter sur lui pour
l'oeuvre du relèvement des femmes, Chez
quelques-uns je vois de la foi, chez d'autres il
n'y a rien. Ah ! ceux-là, je voudrais
les conduire moi-même dans ces repaires du
vice, dans ces misérables demeures où
se cache la honte, je voudrais leur montrer la vie
réelle de ces pauvres femmes, et ils
verraient alors si elles ne sont pas des
êtres humains comme nous, qui ont un coeur,
une conscience, qui éprouvent des
tristesses, des peines, de douces espérances
et de poignants regrets !
Mais peut-être ne réussirais-je
pas même ainsi à les convaincre, car
la vue seule de certaines personnes est suffisante
pour paralyser tout ce qu'il y a de bon chez ces
pauvres réprouvées. Quand elles
se trouveront en face de l'un de
ces sceptiques, qui doutent de la nature humaine,
elles le regarderont de cette manière si
particulière, à la fois rusée
et hésitante ; elles devineront ses
pensées avec cette remarquable
perspicacité que le malheur de leur vie a
développée chez elles, et alors elles
se montreront tout de suite sous leur mauvais jour,
elles ne laisseront voir que le côté
dur, défiant et haineux de leur nature. Et
cet homme s'en ira continuant à
répéter que ces femmes sont perdues
sans espoir, parce qu'il n'aura pas en lui la foi
et la sympathie nécessaires pour trouver et
faire sortir ce qu'il y a de bon chez elles.
Une affirmation assez commune (nous
l'entendons répéter autour de nous
à satiété), c'est que les
femmes qui se donnent pour de l'argent sont les
plus dégradées qui existent et que le
péché qu'elles commettent ne peut se
comparer à celui de l'homme qui le commet
avec elles. Eh bien, moi je vous répondrai
sans crainte (et mon expérience sur ce sujet
est grande) que plusieurs des femmes qui
pèchent de cette manière sont parmi
les moins coupables, et qu'il y a quelquefois du
dévouement dans le sacrifice qu'elles font
de leur personne.
Une jeune fille dont le père se
mourait ne pouvait pas même
se procurer une lumière pour éclairer
et réchauffer sa misérable chambre
pendant les nuits de l'agonie.
Ce n'est pas du roman que je vous fais, mais
de l'histoire.
La pauvre créature se glisse hors du
taudis, et revient au bout de quelque temps avec
plusieurs petites douceurs pour son malade.
« Père, dit-elle, ne me demande
pas d'où cela vient. » Elle le
soigne ainsi jusqu'à la fin, elle
achète un cercueil et un bouquet de
violettes pour le poser sur le cadavre ; tout
cela avec le prix de la vente de son pauvre corps
glacé, affamé et tremblant. Il n'y
avait chez elle aucun entraînement de
vanité, d'instinct ou de passion,
excepté la passion de la pitié pour
un père mourant.
Cependant nous entendons des docteurs, des
hommes d'État, des philosophes, des femmes
même qui disent : « Les femmes
qui sont assez viles pour se vendre ne sont plus
des femmes ; elles méritent de porter
le sceau de leur dégradation par la
reconnaissance légale de leur industrie,
d'être patentées pour ce triste et
dégradant commerce » qui, pour
quelques-unes, a été la
dernière ressource en face de la faim et du
désespoir.
Un jour que je suppliais une femme coupable
de renoncer tout de suite
à sa mauvaise vie, elle me répondit,
en regardant avec désespoir son enfant
pâle et maigre qu'elle tenait sur ses
genoux : « Ah ! je le voudrais
bien, mais que deviendrait mon petit
garçon ? il faut qu'il
mange. »
Une autre, dans la même situation, me
dit avec un regard triste et franc :
« Je n'ai jamais choisi le mal, mais je
ne puis pas trouver d'ouvrage. Voyez ma
mère, ni elle ni moi n'avons rien
mangé depuis hier à pareille
heure. » La mère était
vieille et aveugle, la fille la soutenait à
travers la Chambre, l'asseyait près du feu
et lui apportait de temps à autre une
croûte de pain.
Encore une fois, ce ne sont pas des fictions
mais des faits.
C'est étrange qu'il faille en arriver
à poser devant la conscience des hommes qui
ont péché cette question :
Est-ce la faim qui vous a fait pécher ?
Est-ce le besoin et la misère qui vous ont
entraînés à cette chose odieuse
de trafiquer avec la vertu ?
Non, vous n'étiez pas pauvre, puisque
c'est vous qui avez donné l'argent.
Quel était donc votre mobile
d'action ? Était-ce l'amour ? Vous
vous révoltez à ce mot ainsi
associé.
Je m'arrête, mais je vous adjure de ne
pas continuer d'affirmer une
chose aussi fausse et vide de sens, à savoir
que celle qui est poussée au
péché uniquement par la
pauvreté est la plus grande des
pécheresses.
Il y a des gens à qui il est fort
difficile de se représenter ce que signifie
ce mot : la faim. Ils n'en ont aucune
expérience, et leur puissance d'imagination
ne vit pas jusqu'à la comprendre. Je parle
de la douleur de la faim, de cette faiblesse qui
augmente avec les semaines, les mois, les
années, par le fait d'une nourriture
insuffisante ; de cette passion pour le manger
et le boire qui devient un instinct
déchaîné devant lequel tout
autre sentiment disparaît.
Voici une histoire véridique qui se
répète, hélas ! dans
toutes les villes, dans tous les quartiers, dans
toutes les rues où fourmillent les
pauvres :
Une orpheline débuta dans le monde
avec quelques vêtements, deux ou trois
francs, une Bible et un livre de cantiques. Elle
chercha longtemps à entrer en service comme
domestique, mais en vain. Qui l'aurait
engagée sans références ?
Alors elle vint en ville augmenter le nombre de ces
milliers de malheureux qui luttent
fiévreusement pour gagner leur vie. Il y
avait peu de travail et trop de mains.
Depuis longtemps, le petit paquet d'effets
que la bonne soeur lui avait donné à
l'hôpital avait été
échangé contre une série de
reconnaissances du mont-de-piété.
Elle avait trouvé de l'ouvrage de temps
à autre, juste de quoi nourrir son
espérance. De jour en jour ses souliers
laissaient passer un peu plus de ses pauvres pieds
sans bas, et sa robe devenait trop mince même
pour l'été ; elle allait
toujours à travers les rues par la neige ou
la boue. Le soir elle rentrait dans son petit
réduit et s'asseyait avec ses
vêtements mouillés auprès d'une
grille sans feu. La chambrette était une
soupente vide de meubles. Lorsqu'elle y entrait,
elle se sentait comme Jacob après sa vision
de l'échelle et des anges. C'était
son Béthel. Là, comme le patriarche,
elle fit un voeu, disant : « Si Dieu
est avec moi et s'il me garde dans le voyage que je
fais, s'il me donne du pain à manger et des
habits pour me vêtir... certainement,
l'Éternel me sera Dieu. »
Bientôt, au milieu d'un rude hiver, sans pain
à manger et sans habits pour se vêtir,
elle fut à bout d'efforts et de
patience.
Un soir elle rentra dans sa chambre à
demi-morte de faim. Sa petite Bible était
posée sur le rebord de la
fenêtre ; elle la regarda un instant
puis se jeta sur son lit
désespérée, pleurant et
criant : « C'est
inutile, c'est inutile ! je ne suis pas de
celles que Dieu veut pour lui. »
Jour, après jour elle avait
cherché de l'ouvrage pour ses mains, mais
pour toute réponse elle avait entendu des
employés, des commis de magasin, lui dire
par leurs regards et leurs paroles qu'elle pouvait
faire marché de sa beauté.
Elle refusa héroïquement ;
mais après tout, à quoi bon ?
autant ce suicide-là qu'un autre !
Cette vie qui lui faisait horreur était
peut-être tout ce que pouvait espérer
une pauvre fille sans amis comme elle ?
À quoi avaient abouti ses efforts
héroïques, son courage de
martyr ?
Deux ans plus tard, les habitants d'un
faubourg bien connu purent entendre les rires
hystériques et les cris de sauvage
désespoir poussés par une malheureuse
enfermée dans la prison du quartier. Mais
ils ne connaissaient pas l'histoire des luttes qui
avaient ravagé ce visage maintenant
insensible ; ils ne savaient pas les larmes
qui avaient coulé de ces yeux aujourd'hui
pleins de haine. Ils n'avaient pas entendu les cris
et les prières échappés dans
une heure d'agonie de ces lèvres qui
maintenant prononçaient des
malédictions et des blasphèmes. 0
Dieu ! au prix de quelles horribles
souffrances cette vie pure
n'avait-elle pas
été échangée contre une
vie coupable !
Écoutez encore cette histoire. Elle
m'a été racontée par une de
ces femmes, victimes de nos injustices sociales.
« Je suis, me dit-elle, la fille d'un
ministre de l'Évangile et je vous jure sur
ce que j'ai de plus sacré que le salaire
trop faible que je recevais pour mon travail est la
seule raison qui m'a poussée au mal.
« Je ne pouvais gagner que trois
francs quarante-cinq centimes par semaine en
cousant des chemises d'hommes ; je serais
morte de faim dans la rue. Au bout de quelque temps
de cette vie-là, je me jurai à
moi-même d'y renoncer, à cause de mon
garçon. Je mis presque tous mes
vêtements en gage et je passai mes nuits
enveloppée dans un mauvais châle et
couchée sous la baraque d'un boucher. Je
voulus essayer d'entrer dans un asile (Workhouse).
Depuis deux jours je n'avais rien mangé, mon
enfant avait une jambe gelée. Je tombai
évanouie sur le pas d'une porte. Une dame
qui passait voulut me donner à manger, mais
je ne pouvais rien prendre ; elle frictionna
les jambes de l'enfant avec de l'eau-de-vie. Le
soir je me rendis à l'hôpital, mais on
ne voulut pas nous recevoir sans un ordre; alors je
retournai au péché
encore pour un mois. Ce fut la fin. Dans mon coeur
je haïssais le péché ; ma
nature se révoltait contre la vie que je
menais ; Dieu seul sait combien j'ai
lutté pour en sortir. »
À l'époque où cette
femme racontait son histoire en pleurant et le
visage caché dans ses mains, elle
était depuis huit ans en service et
respectée par ceux qui l'employaient. Je la
rencontrai tandis qu'elle était en course
pour tâcher de sauver d'autres femmes
exposées au même sort qu'elle. Je
vérifiai les faits qu'elle me raconta.
Les personnes chez lesquelles elle avait
travaillé se louaient de son
assiduité, de sa sobriété et
de la modestie de ses manières.
Voici encore une histoire
véridique.
Une juive fort belle, encore jeune, mais
dont le visage était flétri par la
souffrance, vint un jour frapper à ma porte.
Il avait été question d'elle dans les
journaux (colonnes de la police). Cette pauvre
femme, qui cherchait à cacher la naissance
de son enfant, fut pendant longtemps poursuivie par
certain agent zélé que ses chefs
louèrent pour la vigilance
déployée par lui en cette affaire. Ce
fut après avoir souffert sa peine
légale qu'elle se présenta chez moi,
le coeur brisé par le sentiment de sa faute.
Elle me supplia de lui fournir les moyens de
s'en aller loin, bien loin.
Quelques mois passèrent et elle s'en
alla en effet, loin de cette terre et près
de Dieu. Avant de mourir elle me pria de lire
toutes les lettres qui pourraient arriver à
son adresse. Il en vint une, portant cette
suscription :
« personnelle ». Cette lettre
était écrite par un homme qui la
priait de revenir vers lui. « Pourquoi ne
m'écrivez-vous pas ? disait-il. Parmi
les filles que je vois il n'y en a pas une si belle
que vous. » Et dans un langage
enflammé il plaidait sa cause.
Comme père de l'enfant, il
réclamait de nouvelles faveurs de la
mère persécutée.
L'auteur de la lettre était l'agent
de police X., le père de l'enfant, ce
même employé zélé qui
fut loué par ses chefs pour avoir poursuivi
cette malheureuse mère et
révélé l'existence de cet
enfant (le sien) !
Vous n'avez pas assez d'indignation et de
mépris pour une pareille conduite. Et
pourquoi, je vous prie ?
Les agents de police sont des hommes qui ont
des passions comme vous.
Cet homme ne fit dans ce cas que ce qui lui
était imposé comme un devoir. Il n'y
a pas grande différence
entre lui et ce magistrat qui condamna à la
prison une fille qu'il avait payée la veille
au soir dans la rue, et dont il écouta
l'accusation le lendemain à l'audience avec
un visage impassible ; ou bien entre lui et ce
respectable législateur qui propose au
Parlement des lois pour punir des femmes moins
coupables que lui.
Chacun moissonne ce qu'il a semé.
Pourquoi faisons-nous des hommes de la police les
juges de la moralité du peuple, ou
plutôt des femmes de notre nation ?
Pourquoi leur accordons-nous des pouvoirs
que les hommes les plus sages et les plus purs ne
devraient accepter qu'en tremblant ?
Nous les lâchons comme des chiens de
chasse après de pauvres femmes qu'ils
oppriment, et cela s'appelle « la
répression du vice ».
Nous les chargeons de punir
l'immoralité, et ils punissent les femmes
coupables. Quant aux hommes, on les ignore ; ils
entrent à leur aise dans des lieux de
débauche, et ils en sortent à leur
aise, protégés même par la loi
qui permet que le passant le plus innocent soit
sollicité d'aller satisfaire ses
appétits charnels sous une surveillance
légale.
Les lois, les habitudes, le langage public
fortifient journellement la
police, ce despote de l'avenir, dans la croyance
que l'homme peut pécher impunément et
que la femme seule est responsable ; qu'il y a
une loi morale pour l'homme et une autre pour la
femme. Et ainsi, tandis que l'homme est de plus en
plus privilégié, la femme, victime de
ce mensonge perpétuel, perd de plus en plus
courage. Son coeur et son âme s'endurcissent,
se glacent comme aux heures du matin se refroidit
l'atmosphère, mais néanmoins l'aurore
approche.
J'ai dit que le secret de la
réhabilitation morale consiste à
dégager doucement la vraie nature que la
créature humaine a reçue de Dieu.
Mais ici il y a une grande difficulté :
les caractères varient à l'infini, en
sorte qu'un système uniforme pour faire le
bien, péchera par manque
d'élasticité lorsqu'on l'appliquera.
comme discipline générale. On
commence à reconnaître de plus en plus
les inconvénients de ce système qui
réunit une quantité de jeunes femmes,
plus ou moins flétries par le
péché, et les sépare
entièrement du reste de la
société.
Je sais que, dans le cours du siècle
dernier, des bénédictions sans nombre
ont couronné les efforts de ceux qui aiment
les âmes perdues; ils ont fait beaucoup de
bien, malgré la rigidité de leurs
méthodes et un certain
manque de lumière et de
générosité. La seule
compassion, le seul désir de sauver des
créatures, ont porté des
fruits ; mais, comme beaucoup d'autres
institutions qui ont réussi à leur
origine, cette forme de la charité est
usée, elle a achevé son office, elle
a eu son jour, et maintenant elle est finie.
Les victimes de l'impureté de la
société commencent à
éprouver elles-mêmes le besoin d'une
charité plus large et plus
généreuse que celle que les
chrétiens leur ont témoignée
jusqu'à ce jour. Ces aspirations se
traduisent par ce cri qui retentit de tous
côtés : « Donnez-moi du
travail ! » Que de fois j'ai entendu
cette phrase : « Si je puis
travailler je me conduirai bien ; »
et aussi cette question bien naturelle :
« Pourquoi nous met-on en quarantaine
tandis que les hommes sont toujours
libres ? »
En vérité, n'y a-t-il pas
quelque chose de superstitieux dans la
manière dont la société
considère la réclusion
pénitentiaire comme une
nécessité pour les femmes
seulement ?
Voyons, que feriez-vous pour votre jeune
fils, si vous le voyiez tomber dans des habitudes
de débauche, quel moyen emploieriez-vous
pour le ramener à la vertu ?
Iriez-vous l'enfermer dans une maison
entourée de murs élevés, pour
un an ou deux, ne lui permettant en fait de
société que celle de quelques jeunes
gens de son âge, dont la conduite a
été aussi mauvaise que la sienne, lui
imposant certains travaux et certains exercices
religieux ?
Une discipline de ce genre ne serait
admissible que dans un cas de folie où le
sujet serait plutôt un malade qu'un
coupable.
En face du péché de
l'impureté, je suis bien sûr qu'aucuns
parents ne voudraient pour leur fils une discipline
pareille à celle qui est
généralement imposée aux
filles du peuple.
Bien au contraire, vous chercheriez à
entourer votre enfant des influences de la famille,
jointes à une certaine dose de
liberté d'exercice et de plaisir. Vous lui
donneriez à faire un travail d'accord avec
ses goûts. Vous le placeriez dans la
société de gens honorables et
distingués, afin que, tout en restant dans
le monde, il fût sauvegardé et
encouragé par les exemples qu'il trouverait
autour de lui. Par-dessus tout, vous
tâcheriez de le soumettre à une
influence vraiment maternelle.
Mais, me direz-vous, une éducation
industrielle est nécessaire pour
préparer ces pauvres femmes à
l'indépendance et à la
possibilité d'un travail honnête.
C'est vrai, mais il ne me semble pas
impossible d'obtenir une éducation pareille
dans un milieu qui réunirait les
éléments de la vie de famille.
Peut-être ne s'est-on pas complètement
rendu compte de ce qui constitue les avantages
d'une vie de famille. Les influences maternelles,
la bonté, un sentiment de protection et de
sécurité, une certaine mesure de
liberté, toutes choses qui se rencontrent
peut-être assez généralement
dans les refuges modernes, ont une grande valeur,
mais ce n'est pas tout. Lorsque Dieu, en
réunissant quelques êtres humains
d'une manière particulièrement
intime, créa la famille, par cette
institution il leur accorda non seulement les
meilleures conditions possibles pour le bonheur
terrestre, mais aussi les plus favorables pour le
développement du caractère moral, du
dévouement, de l'affection
réciproque.
Les êtres réunis dans une
maison (home) ne sont pas tous du même
âge et de la même condition. Le
vieillard, le jeune homme, l'enfant impuissant s'y
trouvent à côté de la femme et
de l'homme dans la force de l'âge, le
maître à côté du
serviteur. De ces différences naissent des
sympathies, des devoirs, des dépendances
réciproques, qui donnent à la vie sa
force, sa sainteté et ses joies. La famille
est l'ordre voulu de Dieu.
Selon la mesure où nous
créerons des organisations sociales qui
élimineront l'idée de la famille,
nous perdrons une quantité
équivalente de force, de joie et de secours
que la Providence avait mise à notre
portée. Nous créerons des milieux
artificiels qui ne seront pas favorables au
développement sain et naturel de la
meilleure partie de l'être humain.
L'expérience, dans les oeuvres qui
tendent à la réhabilitation des
femmes coupables, confirme de plus en plus la
vérité de ce que nous venons de
dire.
Plus d'une fille légère, mal
disposée et indifférente aux conseils
et à l'affection qui lui était
témoignée, a complètement
changé de caractère lorsqu'on lui a
confié la charge de soigner un petit enfant
ou un vieillard. D'autres, qui se
révoltaient contre la règle d'une
maison pénitentiaire, sont devenues de
nouvelles créatures lorsque, faisant appel
à leur responsabilité, on leur a
confié la surveillance d'une camarade plus
faible et plus coupable qu'elles-mêmes.
D'autres enfin, dont le coeur semblait
endurci, se sont attendries auprès du lit
des malades et des mourants qu'elles avaient la
charge de soigner. Il faut, dans la mesure
possible, donner ample
carrière aux
différentes aptitudes, aux goûts
variés et aux capacités de ces
pauvres femmes. Ce qui, pour l'une d'elles, sera un
devoir pénible, pourra être,
humainement parlant, le salut d'une autre.
Parfois un don pour la musique ou pour un
art quelconque, le travail manuel en plein air sous
le ciel bleu, ont été les moyens par
lesquels la santé morale est petit à
petit revenue.
Ce qui se passa en France dans certaine
contrée après les guerres de la
Fronde nous donne une idée de ce que l'on
pourrait faire dans ce sens. Les villages
étaient ruinés, la population
décimée par la famine et la
peste ; des orphelines, de jeunes veuves
erraient au hasard pieds nus et en haillons. Une
noble dame de ce temps, en se rendant à son
château, fut frappée de l'abandon de
ces pauvres femmes qu'elle rencontra sur son
chemin ; sa tristesse augmenta encore
lorsqu'elle vit que plusieurs de ces pauvres
créatures offraient de se vendre au premier
venu afin de ne pas mourir de faim.
« Voulez-vous
travailler ? » demanda-t-elle
à ces pauvres créatures. Elles ne
demandaient que cela.
Telle fut l'origine de la Colonie
industrielle qui, fondée dans la campagne,
loin des villes, devint en quelques années
un florissant village où résonna
incessamment le bruit du travail joint aux
rires et aux cris de joie des
enfants. La vie de famille fut établie dans
ce petit centre malgré le travail industriel
qui, pendant la journée, réunissait
les femmes dans les fabriques. Le soir elles
rentraient chacune dans leur chaumière
où celles qui n'avaient pas de famille
à elles, avaient la charge de soigner soit
de pauvres vieillards, soit des enfants
abandonnés qui leur étaient
confiés.
Cette petite communauté était
dirigée et administrée par quelques
femmes dévouées qui s'y
établirent et vécurent là de
la vie commune. Bientôt s'éleva dans
le village une église et une école.
La vie des habitants était laborieuse,
heureuse et libre, car après le labeur du
jour, chacun retrouvait chez soi une vie de famille
dont les devoirs faisaient appel aux plus tendres
affections du coeur.
Les quelques récits incomplets que
l'histoire a conservés de cette charitable
entreprise font passer devant nos yeux un tableau
touchant.
Les jeunes filles, en sortant de la
fabrique, se hâtent pour trouver dans leur
petite demeure le bébé adoptif qui
les attend, et sous ses pures et douces caresses
elles perdent le souvenir d'un passé impur.
Pour l'une d'elles, celui qu'elle appelait
« son bébé »
était un faible vieillard
confié à ses soins
et qui chaque jour attendait avec impatience
l'heure bénie du retour de « sa
bonne ».
Et elle, cette pauvre femme de la rue, cette
pécheresse, répandait toute la
tendresse de son coeur sur ce vieillard infirme en
qui elle retrouvait peut-être le souvenir
d'un père mort depuis longtemps, et
auprès duquel elle se sentait redevenir
petite fille.
Les aptitudes de chaque jeune femme
étaient utilement employées ;
celles qui avaient du goût pour
l'enseignement passaient leurs soirées
à étudier dans l'école. Une
bibliothèque fournissait des lectures
à chaque chaumière.
La petite colonie recevait aussi souvent des
convalescents qui sortaient des villes voisines et
venaient recouvrer la santé dans cette pure
vallée.
Les femmes qui se distinguaient par leurs
capacités pour le soin des malades ou pour
l'éducation des enfants étaient
élevées au grade de mères
directrices de la communauté. Les produits
fabriqués dans le village étaient
vendus dans la ville la plus voisine, en sorte que
peu à peu la colonie put se suffire à
elle-même.
Ceux qui ont entendu parler de ce qu'a fait
Rosa Govona dans la
vallée de Mondori, nord des Apennins,
comprendront, le bien qui eut être
réalisé par des pauvres femmes ainsi
réunies.
- Tu vivras du travail de tes mains, - telle
était la parole de bienvenue que Rosa Govona
adressait à chaque nouvel arrivant et
immédiatement, sans lui imposer un temps de
quarantaine, il était installé
à l'ouvrage, recevait sa paye comme un
être indépendant et responsable
(2).
Je me suis souvent demandé en
voyageant à travers les plus belles
contrées rurales de l'Angleterre, si une
pareille entreprise n'aurait pas chance de
réussir dans notre pays.
Dieu veuille que le courage, la
charité et l'esprit d'initiative se mettent
une fois à étudier cette question, et
ainsi des milliers de créatures qui,
humainement parlant, n'ont pas un seul secours
à leur portée, seraient
arrachées au courant fatal qui les
entraîne à la perdition.
Pourquoi ne chercherait-on pas à
faire régner dans nos villes
ouvrières ces principes
d'indépendance et à développer
ces éléments de la vie de
famille ? Dans des oeuvres comme celles dont
je viens de parler, les femmes
doivent les premières se mettre à la
brèche, mais il ne faut pas se dissimuler
qu'elles ne feront rien sans le secours des
hommes.
C'est aux femmes qu'incombe le devoir
d'élever le niveau moral de leurs fils et de
leurs frères. Sans ce développement
des consciences, l'oeuvre de la
réhabilitation de la femme serait aussi
vaine que la tentative de vider le lit d'une
rivière en détournant ses eaux,
tandis que de nouveaux flots jailliraient
incessamment de sa source. C'est donc encore
à vous, jeunes gens, que je voudrais
m'adresser, car cette oeuvre difficile, mais grande
et mille fois bénie, dépend de
vous.
C'est aux jeunes gens à donner
à ce mouvement social, par leur
participation, la vigueur et l'enthousiasme
nécessaires pour sa réussite.
Il est vrai que leur temps est rempli par la
préparation aux devoirs de la vie active,
mais le devoir dont nous parlons s'impose
immédiatement et doit être accompli
sans délai, car le mal existe chez eux.
S'ils ne frappent pas le premier coup au nom
de la pureté et de la justice, la lutte
contre cette iniquité sera vaine.
Qu'un seul jeune homme proteste
résolument contre ce
sacrifice humain, et il sauvera peut-être
plus d'une victime
(3). »
Et vous, jeunes gens qui avez
échappé à la corruption du
monde et qui ne cachez aucun honteux souvenir dans
votre coeur, vous êtes mille fois
heureux !
Que la force et la joie soient votre
partage, que la bénédiction de toutes
les mères repose sur vous ! J'en
connais, de ces jeunes hommes, qui sont modestes et
vigilants, plus humbles que ceux qui devraient
s'humilier devant eux. L'expérience dans le
péché ne produit pas toujours
l'humilité, mais trop souvent, au contraire,
l'orgueil. L'humilité est un don de la
grâce de Dieu chez les créatures
tombées comme chez ceux qui ont
résisté à la tentation.
« Que personne ne prenne ta
couronne. » Au nom de tout ce qu'il y a
de pur, d'aimable, d'honnête et de bonne
réputation, ô fils de l'Angleterre,
cette invitation t'est faite de te joindre à
la bataille sous la bannière du
Seigneur !
Que Dieu ouvre vos yeux, jeunes gens, et
vous fasse voir le noble rôle qui vous est
assigné. Soyez remplis de cette ardeur et de
cet enthousiasme qui ont rendu
les réformateurs invincibles. Que ceux qui
ont succombé à la tentation, qui ont
été brisés dans leur chute ou
écrasés par la punition du
péché, se lèvent repentants et
résolus, et qu'ils travaillent avec vous
à la venue de cette nouvelle ère
où les sources de la vie humaine ne seront
plus empoisonnées par cette fausse loi
morale qui érige l'injustice en
système.
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