AVANT
L'AURORE
APPEL AUX
HOMMES
TROISIÈME PARTIE
BAPTISMUS LABORIOSUS
(Baptême
douloureux)
Au commencement du cinquième
siècle, vivait sur la rive occidentale du
Jourdain un moine nommé Zosime, qui
s'était consacré à Dieu
dès sa jeunesse.
À l'époque du carême de
l'an 450, l'abbé Zosime traversa le Jourdain
et s'enfonça dans le désert
inexploré qui borde la rive orientale de ce
fleuve, afin d'y méditer dans le silence sur
la tentation de notre Sauveur. Après avoir
marché durant vingt jours, priant sans
cesse, il s'arrêta un soir au coucher du
soleil pour se reposer. Tout à coup il
aperçut quelque chose qui ressemblait
à un corps humain, maigre,
épuisé, portant des cheveux aussi
blancs que la neige. Au moment où il
s'approcha, l'apparition s'enfuit.
- Reste, s'écria-t-il, et dis-moi ce
que tu fais dans ce désert !
Marie l'Égyptienne (car
c'était elle) s'arrêta et
répondit :
- Pourquoi veux-tu me parler ? Tu as
voyagé bien longtemps pour ne trouver qu'une
pécheresse.
Zosime croyant avoir fait la rencontre d'une
sainte recluse, lui demanda de prier pour lui.
- C'est vous, répondit-elle, qui
devriez prier pour moi. J'en ai grand besoin,
suppliez le Seigneur d'avoir pitié de moi. -
Zosime la pria instamment de lui raconter son
histoire. Elle s'y décida enfin et lui
dit :
- Il me semble que je vais mourir de honte,
en vous révélant qui je suis. Je
tremble à l'idée de souiller vos
oreilles et d'empoisonner l'air lui-même par
mon histoire. Néanmoins, saint père,
je vais parler pour vous obéir.
L'Égypte est ma patrie. J'avais de
bons parents, qui m'aimaient tendrement, et
cependant à l'âge de douze ans, je
m'enfuis à Alexandrie. J'ose à peine
penser à la vie que je menai dans cette
ville ; il suffit que je vous dise que,
pendant dix-sept ans, je vécus dans
l'infamie. Cette existence, je la choisis
volontairement, je n'avais pas l'excuse de la
pauvreté.
Un jour je vis une grande foule qui courait
vers le rivage. À la question que je fis on
me répondit que ces gens partaient pour
aller à Jérusalem,
célébrer la fête de
l'Exaltation de la croix de notre Sauveur. Je
m'embarquai avec eux, sans autre but que de
continuer mon même genre de vie.
Nous arrivâmes à
Jérusalem. Le jour de la fête, je me
rendis au sanctuaire avec la multitude, mais
à peine mon pied eut-il touché le
seuil, que je me sentis repoussée par une
force invisible. J'attribuai ce fait à une
faiblesse superstitieuse, et quatre fois de suite
j'essayai d'entrer, mais en vain : je me
sentais arrêtée comme par une
sentinelle en armes. La foule entra, et je restai
seule à la porte, et m'assis dans un coin,
confuse et fatiguée. Tandis que
j'étais là, j'entendis quelques mots
du discours qui était adressé au
peuple ; alors les yeux de mon âme
s'ouvrirent et je compris pourquoi il ne
m'était pas même permis de jeter les
yeux sur le symbole de notre salut. Dans la
désolation et l'angoisse de mon âme,
je me frappai la poitrine, et pleurant et
gémissant je fis ce voeu, que, s'il
m'était permis d'entrer dans le sanctuaire
et de regarder la croix sur laquelle Jésus
mourut pour les pécheurs, je renoncerais au
mal, je quitterais le monde et je m'enfuirais
là où le Seigneur me
dirait d'aller. Aussitôt
que j'eus pris cette résolution, je sentis
que mon voeu était accepté et que je
n'étais plus exclue du sanctuaire. Je
m'approchai de la porte et j'entrai sans obstacle.
Écrasée par le sentiment de la
bonté de Dieu et de sa promptitude à
recevoir le pécheur qui se repent, je me
jetai à terre baignée de mes larmes
et je demandai à Dieu de me montrer ce que
j'avais à faire.
Il me sembla entendre une voix qui me disait
de fuir les villes et les chemins des hommes et de
me réfugier dans le désert. Depuis
cette heure je me suis constamment appliquée
à fuir le visage des hommes dans l'espoir
qu'un jour il me sera permis de contempler la face
de Dieu.
- Depuis combien de temps habitez-vous ce
désert et comment y avez-vous
vécu ? demanda Zosime.
- J'ai vécu dans cette solitude plus
de temps que je n'avais passé dans le
péché. Les herbes et les fruits des
bois ont été ma seule nourriture, et
la grâce de Dieu ne m'a jamais fait
défaut.
- Mais, reprit l'abbé, est-ce qu'un
passage aussi brusque d'une vie de débauche
à cette rude existence ne vous a pas
coûté beaucoup ?
- Vous me faites là une question
à laquelle j'ose à peine vous
répondre, reprit Marie. Je
frémis encore au souvenir
des angoisses que j'ai souffertes ; priez Dieu
de me donner la force de
persévérer.
Oui, pendant bien des années, j'eus
à lutter contre de terribles tentations. Je
me débattis avec elles comme avec des
bêtes féroces. Parfois, dans le
silence de ce désert, je rêvais que
j'étais de nouveau transportée au
milieu dit tumulte des villes, je voyais une foule
d'hommes qui me suivaient en me disant des paroles
de flatterie ; l'air résonnait de leurs
discours passionnés qui semblaient attendre
ma réponse. J'avais faim, je
défaillais et je soupirais après la
bonne chère de l'Égypte, je
rêvais aux vins qui m'avaient si souvent
procuré l'ivresse. Il y avait des moments
où les souvenirs qui me poursuivaient me
torturaient à un tel point, que je me
sentais près d'abandonner ma retraite. Alors
je me jetais à terre, je pleurais, et je
priais. Que de nuits j'ai ainsi passées
remplissant le désert de mes cris et de mes
supplications !
À la fin Dieu me donna la victoire,
ces tourments cessèrent. Depuis ce moment je
souffris certainement du froid et de la chaleur, de
la faim et de la soif et de beaucoup
d'infirmités, mais la miséricorde de
Dieu m'a soutenue, tandis que je priais sans cesse
pour les âmes qui avaient péché
avec moi et à cause de
moi. Je puis dire que jour et nuit je me suis
offerte en sacrifice pour elles, demandant que
leurs péchés fussent effacés
et que ce coeur brisé que je jetais aux
pieds du Sauveur leur obtînt l'entrée
du paradis.
Marie prit alors congé du moine en
lui demandant de revenir la voir l'année
suivante au même endroit.
- Priez pour moi, cria-t-elle en
s'éloignant.
À l'époque du carême,
l'année suivante, Zosime revint à sa
recherche. La route fut longue et
pénible.
En s'approchant du lieu qu'elle lui avait
fixé comme rendez-vous, il remarqua que rien
n'indiquait la présence d'un être
vivant. Il cherchait en vain à apercevoir
une forme humaine, lorsque ses yeux
tombèrent sur un cadavre étendu par
terre, le visage tourné du côté
de l'orient. À côté, sur le
sol, étaient tracés ces mots :
« Mon nom était
Marie. »
Le moine pleura, il releva le corps et
l'ensevelit dans l'antre d'un lion. Certes elle fut
bien semblable au lion cette faible femme qui,
pendant dix-sept années d'une lutte
mortelle, seule parmi les bêtes sauvages, en
lutte aux tentations de Satan, eut la force de
protester sans relâche contre ses
péchés
passés et d'affronter avec cette
supplication silencieuse et incessante la
majesté d'un Dieu outragé.
Je me souviens d'avoir vu dans une
église du nord de l'Italie un tableau
représentant une femme qui se cramponne
à une croix dans un sanctuaire où
elle s'est réfugiée. Autour d'elle,
on voit une foule d'hommes armés.
Désespérée, ne sachant de quel
côté regarder, elle ferme les yeux et
entoure la croix de ses bras.
La blâmerons-nous d'avoir fui de la
sorte devant des ennemis si nombreux ?
Vous me direz que si cette ferveur dans le
repentir et cette persévérance
indomptable s'étaient manifestées par
un travail actif en faveur de ces êtres pour
qui elle priait jour et nuit, cela eût mieux
valu. Il est vrai ; néanmoins, cette
femme et toutes celles qui ont fait comme elle,
pourront, au jour du jugement, se lever contre les
hommes de cette génération qui se
rient des tentations et craignent par-dessus toutes
choses d'être trop vertueux.
S'ils ont quelquefois du courage pour agir,
ils n'en ont pas pour supporter l'idée de se
trouver un instant seuls avec Dieu. La repentance
de ces gens-là peut être une
effervescence de sentiment, mais rarement une vraie
souffrance.
Ce n'est pas ainsi qu'ils souffraient et
qu'ils se repentaient, ces héros et ces
héroïnes des vieux temps. Ils portaient
la croix jusqu'à ce que la chair
succombât. Mais aussi ils ont renversé
des royaumes et mis en fuite les armées du
malin ; ils ont arrêté les lions
dévorants et éteint la violence du
feu. La réprouvée d'Alexandrie a
laissé un nom si grand que, lorsque Van
Eyck, ce peintre au coeur pur, voulut
résumer sur une toile l'histoire de la foi
des premiers siècles, il plaça Marie
l'Égyptienne au premier plan, dans la
compagnie glorieuse de ceux qui adorent l'Agneau
sans tache.
« Mais je vais vous montrer la
voie la plus excellente. »
Au commencement du XIIIe siècle
vivait une femme du nom de Marguerite de Cortone.
Les historiens de l'Église d'Italie ont
raconté sa triste histoire, ses chagrins et
les péchés de sa jeunesse. Un
événement tragique ouvrit les yeux de
son âme et elle résolut de consacrer
sa vie à la repentance. Lorsqu'elle retourna
à la maison de son père d'où
elle s'était enfuie, il la repoussa en lui
faisant d'amers reproches. Elle prit son petit
enfant par la main et s'en alla dans un jardin
désert où elle se jeta à
genoux et pleura amèrement. Alors elle dut
passer une de ces heures terribles où toutes
les puissances de l'enfer
semblent se réunir pour détruire une
âme tentée. C'est ainsi que, dans un
jardin, saint Augustin livra sa dernière et
plus terrible bataille contre l'enfer, alors que la
paix descendit sur lui avec le chant d'un enfant.
C'est dans un jardin aussi que le Sauveur du monde
« commença à être
fort triste et dans une amère
douleur », et qu'il passa et surmonta
cette heure d'agonie étrange qui rendit la
victoire possible pour tous les hommes.
La première pensée de
Marguerite dans son abandon et son
désespoir, fut le suicide ; mais tout
à coup le souvenir de son brillant
passé revint à son esprit. Elle avait
vingt-et-un ans et elle était
remarquablement belle : n'était-ce pas
disposer d'une toute-puissance ? Que de fois
une fragile jeune fille méprisée et
rejetée par les hommes à cause d'une
première faute, n'a-t-elle pas à
traverser cette heure terrible d'indécision
et de doute ? D'un côté est la
famine, l'isolement et la honte, de l'autre un
chemin facile qui conduit au luxe, au triomphe,
à la satisfaction de ses instincts
d'affection passionnée. « S'ils ne
veulent pas m'aimer dans mon repentir, qu'ils
m'aiment donc dans mon
péché. » Cette
pensée a bien souvent décidé
de la rechute d'une âme qui avait cependant
une horreur profonde du péché.
Marguerite était
réservée pour de meilleures
choses.
Après une lutte terrible, une force
toute-puissante vint à son secours, et elle
entendit ces mots dans son coeur :
« Quand mon père et ma mère
m'auraient abandonné, toutefois
l'Éternel me recueillera. »
Oui, se dit-elle, sa miséricorde dure
éternellement. Elle se leva alors forte et
calme et prête à obéir au
gardien de son âme. Elle prit la route de
Cortone et atteignit la ville au coucher du soleil.
Au moment où elle en franchissait la porte,
elle rencontra deux dames qui, frappées de
sa beauté aussi bien que de sa tristesse et
remarquant l'enfant qu'elle tenait à la
main, s'approchèrent de l'infortunée.
Marguerite leur raconta son histoire, et ces dames
lui offrirent de loger chez elles. Elle passa
quelque temps sous leur toit, mais trouva
bientôt que sa vie y était trop
facile. Dans son besoin de sacrifice et de
dévouement, elle se consacra aux femmes les
plus misérables et les plus
abandonnées, les soignant dans leurs
maladies et leur annonçant la
miséricorde infinie de Dieu. Quoiqu'elle
recherchât constamment la solitude, sa vie de
dévouement fut bientôt connue et
quelques personnes lui offrirent d'entrer dans le
tiers-ordre de Saint-François, ordre de
laïques qui s'engagent
à remplir tous les devoirs actifs de la vie
au milieu du monde.
Depuis ce moment, dit son biographe,
« elle sembla être une nouvelle
créature en Christ ; son coeur fut
enflammé d'un saint amour pour Dieu et pour
ses semblables. La tristesse et l'effroi firent
place à la paix et à ce chagrin doux
et amer tout à la fois, que l'âme
pardonnée peut seule
connaître. »
Elle travailla avec un redoublement de
courage. Dans les hôpitaux où elle
servait, il arrivait souvent que dans les
intervalles de travail les employés
causaient entre eux ou chantaient.
« Marguerite, elle, priait, et
souvent ceux qui la voyaient en cet état,
cessaient de chanter et s'agenouillant près
d'elle priaient aussi. Tous les coeurs, même
les plus adonnés aux plaisirs,
étaient remués lorsqu'elle parlait de
l'amour de Dieu et de la pureté de sa
loi. »
Marguerite trouva bientôt que son
travail l'éloignait trop des pauvres et la
faisait vivre parmi des gens trop
élevés ; aussi elle quitta
bientôt l'hôpital et loua une petite
chambre dans le quartier le plus pauvre de la
ville. Là elle devint une vraie mère
pour les pauvres et les
déshérités. Son temps, sa vie,
tout ce qu'elle possédait leur fut
consacré, au point que
parfois en hiver elle n'avait pas assez de
couvertures pour se mettre à l'abri du
froid. Son amour pour eux était si grand, sa
sympathie si délicate et si puissante, que
des multitudes assiégeaient sa porte, ne
voulant pas d'autre protection que la sienne, ni
d'autre guide spirituel qu'elle-même.
Elle travaillait de ses mains pour se
procurer l'argent qu'elle donnait aux indigents ou
qu'elle employait à aider les jeunes filles
et les femmes abandonnées.
Marguerite eut cependant des heures sombres
où le souvenir du passé et les
tentations du présent se réunissaient
pour troubler son âme et pour ébranler
sa foi. Sa seule ressource était alors de se
réfugier au pied de la croix. Des fragments
de son écriture qui ont été
conservés jusqu'à nos jours,
révèlent la force qui la rendit
capable d'être « fidèle
jusqu'à la mort ». Un prêtre
âgé lui conseilla un jour de
modérer son travail et son
dévouement.
« Mon père, » lui
répondit-elle, « tant que je
vivrai il n'y aura pas de trêve possible
entre mon âme et le mal qui habite en
moi. » Souvent, comme les saints
d'autrefois, elle cherchait à renouveler les
forces de son corps au moyen de cette grande
pensée : « Pourquoi ne
servirais-tu pas le Seigneur
aussi activement que tu servais naguère le
péché ? Non, ne te lamente pas,
ne dis pas que tu meurs. Si tu veux vivre avec
Christ, travaille pour remporter ta couronne et ne
te relâche point. »
L'âme qui a vraiment appris à
aimer Dieu, recevra de Lui avec confiance le
travail ou la souffrance. S'Il envoie à ceux
qui ont péché, des privations, des
souffrances ou un redoublement de travail, son but
n'est pas de détruire leurs
espérances et leur foi naissante, mais au
contraire de les justifier.
Et vous, amis, dont le visage se tourne
maintenant vers la lumière, vous qui
regrettez votre robuste jeunesse, non point
à cause des satisfactions terrestres qu'elle
vous procurait, mais parce que vous vous sentez
moins capables de servir Celui qui vous a
aimés, rassurez-vous. Vous parlez d'une vie
manquée, d'une espérance
déçue. Ces paroles sont tristes, mais
je vous le demande, ne semble-t-il pas que dans le
royaume de la grâce ce soit une loi que toute
vie, pour être victorieuse la fin, soit
manquée au début ?
N'en fut-il pas de même pour quelque
temps de la carrière de notre Sauveur ?
Aux yeux des hommes ne fut-elle pas un
insuccès suivi d'une fin tragique ?
Maintenant que vous vous êtes
élevés au-dessus du désespoir,
que vous avez reçu le don de la vie et de
l'amour, il ne vous manque plus qu'une chose :
un complet acquiescement à la volonté
de Dieu. Acceptez sans murmure les corrections et
les désappointements terrestres qu'il juge
bon de vous infliger.
Présentez-lui vos âmes comme
des tablettes vides et blanches sur lesquelles il
inscrira ce qu'il lui plaira, ou comme des
instruments brisés, impropres à tout,
sauf à l'usage le plus relevé.
Votre avenir terrestre ne fût-il que
de quelques semaines, de quelques jours, pendant
lesquels vous aurez à souffrir dans votre
corps le salaire du péché, ne perdez
pas courage et souvenez-vous du malfaiteur
mourant !
N'a-t-il pas rendu témoignage
à Christ (et un témoignage qui sera
cité jusqu'à la fin des
siècles) ?
N'a-t-il pas réfuté le
blasphème de son compagnon et annoncé
du haut de sa croix honteuse la vertu de Celui qui
est sans péché ?
Beaucoup de ceux à qui je m'adresse
ont encore une longue carrière devant eux et
une oeuvre sérieuse à accomplir.
Ah ! comme je voudrais leur faire comprendre
quelles bénédictions sont en
réserve pour eux, si seulement ils veulent
accepter la guérison qui
leur est offerte et consacrer entièrement
leur vie à Dieu. Ceux d'entre vous qui sont
tombés mais qui se sont relevés,
grâce à la force de Celui qu'ils n'ont
pas cessé d'implorer, me comprendront
lorsque je leur parlerai d'une consécration
à Dieu plus complète que celle que
nous voyons communément chez les
chrétiens. Les paroles de Christ ne leur
paraîtront pas exagérées
lorsqu'il fait allusion à ceux qui
quitteront leurs maisons, leurs frères,
leurs pères, leurs mères, leurs
femmes et leurs enfants, et leur pays, pour l'amour
de Lui. Ils comprendront aussi que l'on se refuse,
en partie, le boire, le manger, le sommeil et les
plaisirs mondains.
Oui, il y a des idoles du coeur et de
l'âme, de beaux rêves, des ambitions
naturelles, des demeures chéries, des
affections et des espérances qu'il faut
savoir donner pour l'amour de Christ. Mais qui sera
capable de ces sacrifices ? Peut-être
êtes-vous de ceux que leur passé
rendra prêts à les faire avec le
secours de Dieu.
L'oeuvre de Dieu ne sera peut-être pas
accomplie sur cette terre avant que Christ ait des
armées de martyrs volontaires à son
service.
La société est en
péril, elle meurt de blessures qui ne se
fermeront pas, tant que les jeunes, les
braves, les indomptables ne se
jetteront pas dans le gouffre au nom de Christ.
C'est parmi vous que cette nouvelle armée
peut se recruter.
Dieu peut faire de ceux qui ont
été défigurés par le
péché, les plus courageux et hardis
soldats de la croix. Il peut réclamer de
vous les services les plus nobles, vous mettre au
poste d'honneur, faire de vous les pionniers du
désert, les chefs de l'armée des
désespérés. Oui, il sera
capable, pour sa gloire, de tirer des débris
de la terre des matériaux précieux.
Il réunira les fragments épars de vos
forces pour les diriger vers un but saint et
unique. Mais pour cela, Christ a besoin de martyrs
de bonne volonté.
Dans tous les temps il en a eu de pareils.
Il y a eu des hommes et des femmes qui ont
brisé leur coeur, coupé leur main, ou
arraché leur oeil droit pour l'amour de
Christ, et c'est sur l'autel de ces sacrifices que
s'est allumée une sainte ferveur qui a
remué le monde. Le monde s'étonnait
en voyant les miracles que ces martyrs de Christ
accomplissaient dans le coeur et l'âme de
beaucoup d'hommes. Ils ont passé, inconnus,
et cependant connus de tous ; ils sont morts,
et voici ils vivent toujours ; ils
étaient pauvres et ils en ont enrichi
plusieurs ; ils n'avaient rien et pourtant ils
possédaient toutes
choses ; ils prenaient
plaisir aux infirmités, aux reproches, aux
persécutions, à toutes les
misères possibles, pour l'amour de
Christ.
Je n'admire pas beaucoup ces
débauchés convertis qui, tout en
professant la crainte de Dieu, s'entourent
avidement de toutes les bonnes choses de la vie.
Ils évitent un péché positif,
mais tâchent de jouir le plus possible de la
vie.
Dieu, qui est miséricordieux pour
tous, a peut-être permis que cet homme
eût tous ces biens en partage, le laissant
être heureux à sa manière -
mais est-ce là le vrai bonheur ? et
cette vie sans croix volontaire est-elle autre
chose qu'une vie d'égoïsme ? Je
suis plein de tristesse et de honte, lorsque je
vois des hommes qui ont été ardents
au péché, être si peu
dévoués dans leur repentance.
Ah ! s'ils pouvaient voir leur passé
à la vraie lumière de Dieu, s'ils
pouvaient comprendre ce que c'est que d'avoir
gaspillé leur jeunesse et leurs forces,
profané l'amour et aidé à la
destruction de ces corps qui devraient être
les temples de Dieu ; oh ! alors ils
renonceraient aux biens de la terre, non point par
mépris pour ces dons de Dieu, mais par honte
de méconnaître la sainte douleur du
péché au point de songer encore
à jouir des plaisirs de ce monde. Ils
traverseraient cette vie comme des étrangers
et des pèlerins dont la
mission est de répandre des secours et des
bénédictions autour d'eux. Ils
iraient là où le Seigneur les envoie,
le visage tourné vers le ciel, se
hâtant de travailler à la grande
moisson avant que la nuit vienne ; et pour
chaque âme qu'ils ont autrefois
blessée par leur négligence ou par un
péché positif, ils en rendraient
mille au Seigneur.
Plus de ces misérables calculs pour
décider dans quelle mesure ils renonceront
au monde, à leurs aises et à leurs
plaisirs et quelle quantité de ces biens il
leur sera permis de garder !
Aujourd'hui, la seule question à se
poser est celle-ci : sous quelle forme
ferons-nous le sacrifice complet de notre vie pour
l'offrir en holocauste à Celui qui nous a
sauvés ?
Je sais que ces paroles sembleront dures
à quelques-uns, mais pour d'autres,
l'idée d'un abandon complet
d'eux-mêmes sera plus agréable que
celle d'une demi-consécration. Il y en a qui
oseront regarder en face le rude sentier de la Via
Crucis ; qui comprendront que c'est le seul
chemin où ils puissent désormais
marcher. Du moment où leur résolution
sera prise, un grand calme remplira leur âme
et les joies futures commenceront à luire
dans leurs coeurs avec une vivacité inconnue
jusqu'alors. S'il y a une perte
réelle d'un côté, il y a un
gain positif de l'autre.
Le maître que nous servons est trop
généreux pour souffrir que ceux qui
se sont dépouillés pour l'amour de
lui n'aient aucune compensation immédiate.
Il répand ses biens les plus précieux
sur ceux qui se sont faits pauvres à cause
de lui. Cela doit être, car sans cela, leur
vie extérieure de travail et de
pauvreté, ferait d'eux aux yeux du monde les
plus misérables des hommes, et ce ne serait
pas juste.
Si, d'une part, ils ont volontairement
accepté des souffrances extérieures,
par contre les luttes et les douleurs de
l'âme sont apaisées ; leur coeur
est encore plein de tristesse, mais non point de
l'inquiète et amère tristesse du
monde. Ils ne connaissent plus que la douleur de
celui qui est l'Homme de douleur, et ceux qui l'ont
une fois goûtée la
préfèrent à toutes les joies
de la terre.
Notre siècle, plus qu'aucun autre, a
besoin de dévouement. Ses maux grandissent,
les coeurs des hommes sont pleins de doutes et
d'angoisses. Nous savons bien que Dieu peut
rétablir, la foi et la justice sur la terre,
mais nous ne connaissons qu'imparfaitement les
moyens qu'il peut employer. Sûrement, la vie
individuelle de ceux qui lui rendent
témoignage sur cette terre doit aider
puissamment au renouvellement de
la vie spirituelle dans le monde. Dieu se sert des
voix humaines pour plaider sa cause. Les miracles
qui se font dans la vie des hommes sont les seuls
qui convaincront les incrédules.
Et maintenant je vous demande, à vous
qui aspirez à une nouvelle vie, de
contempler sincèrement et courageusement
l'état du siècle où vous
vivez, de considérer les symptômes
graves qu'il présente et les dangers dont il
est menacé. Cet examen, en stimulant votre
activité, vous fera comprendre plus
clairement (à vous jeunes gens surtout) le
rôle que vous êtes appelés
à jouer. Il vous montrera aussi en quoi vos
expériences passées, quelque tristes
et humiliantes qu'elles soient, pourront être
tournées au profit de l'humanité
pécheresse, qui plus que jamais soupire et
gémit en attendant une
rédemption.
Notre pays semble être aujourd'hui
comme Hercule dans la fable grecque, debout et
hésitant au point d'intersection de deux
routes qui vont dans des directions divergentes.
Son avenir est pesé dans la balance.
Sans foi morale, il est impossible qu'aucune
nation progresse. Or récemment, on a pu
remarquer chez nous une décadence de cette
foi. Nous risquons d'être
entraînés par une pente fatale
à cet état que la
France a déjà atteint, dit Proudhon,
et qu'il caractérise par ces mots qui
résonnent comme un glas
funèbre : - une nation finie. Les
richesses et la puissance s'allient souvent au
matérialisme et à la débauche
pour perdre un pays. D'autre part, une science
sophistique se vante d'être la
régénératrice de
l'humanité, tout en foulant aux pieds les
sentiments et les aspirations de ces êtres
que Dieu a créés si admirables et si
sensibles. Elle aspire à prendre la place de
Dieu pour gouverner non seulement la
création matérielle, mais encore les
âmes et les affections des hommes. Les
idées creuses et je dirai même
l'hypocrisie, qui règnent dans les couches
élevées de la société
au milieu de l'immense développement
matériel de notre civilisation, sont un
grand danger pour notre époque. Nous
risquons fort d'être ramenés à
« ces incertitudes et à ce
désespoir, produits de la philosophie
païenne, qui, en balayant tout ce qui
élève l'homme, nous plongeront dans
cet état de débauche et de
cruauté qui caractérisa la
société
païenne. »
Notre pays ne pourra échapper
à la ruine morale et politique que s'il
reçoit d'en haut un esprit de repentance
profonde et sincère.
Nous avons besoin de revenir aux premiers
principes, d'accepter et d'enseigner avec
persévérance des
vérités pures et saintes. Ne restons
pas inactifs, ne nous reposons pas sur ceux qui
doivent être nos chefs spirituels, pour
répandre ces enseignements ; ils
pourront nous venir en aide, mais leur concours ne
suffit pas. Ne nous attendons pas non plus à
rencontrer cette initiative du bien dans les
classes élevées de la
société, où beaucoup de gens
n'ont que l'influence factice que donne le rang ou
le prestige extérieur. Travaillons chacun
dans notre sphère, nous appuyant sur ceux
qui vivent sous le regard de Dieu, quelle que soit
leur position, et puis mettons notre espoir dans la
nouvelle génération qui
s'élève et qui sera notre force si
elle échappe à « la
corruption qui règne dans le monde par la
convoitise » et à ce
matérialisme fatal que les mondains et les
hommes de plaisir érigent en principe et
qu'ils professent comme leur foi.
Il y a un fait qui prouve bien clairement
que notre pays marche aujourd'hui dans une voie qui
tend au matérialisme : c'est
l'assentiment public donné pendant ces dix
dernières années au principe
d'inégalité entre les sexes en ce qui
touche aux questions de moralité
(1). Ce principe,
qui n'est pas celui de Christ et
qui est incompatible avec la justice et le droit, a
été inventé par les hommes
pour satisfaire leurs appétits les plus
bas.
L'Évangile nous enseigne
l'égalité absolue de l'homme et de la
femme, comme du riche et du pauvre, en face de la
loi morale.
Jésus-Christ ne semble-t-il pas avoir
voulu condamner hautement ce principe faux qui
admet que la femme soit opprimée tandis que
toute indulgence est accordée à
l'homme, lorsqu'il prononce les plus
sévères jugements sur les riches
débauchés et qu'il accueille avec
tant de douceur cette pauvre pécheresse
prosternée à ses pieds ? Non
seulement il l'accueille, mais il efface son
péché, et aux yeux de ces justes
selon le monde, il lui rend sa place dans cette
société dont elle était
exclue.
Cette grande scène de
l'Évangile établit de la
manière la plus frappante l'éternelle
vérité de l'unité de la loi
morale, vérité dont les hommes se
sont maintenant aussi éloignés que
l'orient est éloigné de l'occident.
Et non seulement les hommes s'en sont
séparés, mais les femmes des classes
élevées, les femmes qui vivent dans
le bien-être, à l'abri des tentations,
et qui ne possèdent par conséquent
qu'une vertu relative, ont fini par devenir
positivement cruelles et injustes envers leur
propre sexe, grâce à
leur lâche complaisance pour le
préjugé et pour l'opinion des
hommes.
C'est ainsi que, niant de siècle en
siècle les enseignements du Christ sur ce
sujet, la société en est
arrivée à créer des lois, des
usages et des institutions publiques qui sont
criminelles, immorales et injustes au dernier
degré. L'homme qui réclame le
privilège indigne de pouvoir pécher
en toute liberté, est reçu
malgré ses débauches dans la
société, et c'est à lui que
sont confiées les plus hautes
responsabilités morales et sociales.
D'autre part la faute d'une femme,
fût-elle même déterminée
par les tentations de la pauvreté ou par
l'entraînement de l'amour, devient pour elle
la porte qui conduit à une vie de
misère et de honte. La société
la poursuit, la traque de tous côtés,
si bien que la réhabilitation devient
impossible.
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