Histoire de Topsy
III
Nous présentons ici, à nos jeunes
lecteurs, la fin de l'histoire de Topsy.
Chaque jour Topsy espérait voir
arriver grand-papa Fan, mais il ne venait toujours
pas. Enfin il annonça par une lettre qu'il
serait à la Cité-des-sables la
semaine suivante ; mais des jours et des
semaines passèrent sans qu'on le vît
arriver. L'anxiété augmentait et les
Dames étaient en grande peine quand un
charretier inconnu se présenta chez
elles :
- Je vous apporte un message, dit-il, de
la part d'un vieux monsieur du nom de Fan.
S'étant mis en route pour vous rejoindre
ici, il a été arrêté par
des voleurs à la Porte de Jade,
dépouillé de tout ce qu'il avait et
forcé de rentrer chez lui, bien heureux
encore d'avoir la vie sauve. Il vous fait dire de
rester où vous êtes, les routes
n'étant pas sûres.
- Voilà des nouvelles bien
alarmantes, dit la Dame Grise.
- Tranquillisez-vous, maîtresse,
dit le messager, pendant les trois derniers jours
de notre voyage, nous n'avons pas rencontré
un seul brigand.
C'est ce que tout le monde disait et
pourtant, peu de jours après, les Dames et
Topsy, étant allées faire un tour
hors de la ville, furent accostées par un
gamin qui leur recommanda de rentrer à la
maison aussi vite que possible.
- Le général et son
armée sont dans les environs, dit-il, ils
peuvent être ici d'un moment à
l'autre, et les portes de la ville vont être
fermées dans une heure.
On n'en écouta pas davantage. Le
charretier fouetta les mules qui, malgré les
chemins défoncés, se mirent à
trotter bravement. On arriva juste avant la
fermeture des portes. Les rues étaient
désertes et le maire plaçait des
sentinelles sur le mur de la ville. La brigade
était prête devant sa maison.
Avant le coucher du soleil
déjà, des voix menaçantes se
firent entendre derrière la grande porte de
la ville, criant que, par ordre du
général Ma, on eût à
ouvrir cette porte tout de suite.
Le maire, pour éviter des
malheurs, se décida à obéir
tout en disant aux assaillants :
- Mes seigneurs, nous ne sommes ici que
quelques pauvres gens, et rien de ce que nous
possédons ne peut avoir de valeur pour
vous ; cependant nous sommes très
heureux de vous recevoir et espérons que
vous venez en amis.
- Nous sommes les amis de ceux qui nous
traitent bien, ouvrez immédiatement, fut la
réponse.
Et voilà la Cité-des-sables sous
le dur gouvernement du général Baby.
Lui-même avait établi son quartier
général dans une grande ville,
à quatre journées de chemin de la
Cité-des-sables, mais il avait des espions
partout, et ceux-ci l'avaient renseigné sur
les fameux greniers de cette ville ; aussi
chaque jour pouvait-on voir défiler des
charrettes bien chargées de
céréales, d'estagnons d'huile et de
monceaux de légumes se dirigeant vers le
camp du général. Les brigands
emmenaient aussi tous les jeunes gens qu'ils
pouvaient attraper pour en faire des recrues, mais
c'était difficile, car beaucoup d'entre eux
se cachaient dans le désert.
Les jeunes gens ne furent pas les seuls
à être appelés à partir
pour le camp ; un soir, un ordre parvint aux
Dames, disant qu'elles eussent
à se tenir prêtes pour le lendemain
avec Topsy et les serviteurs. Il fallait
obéir.
Et c'est ainsi qu'en ce matin de
décembre, par un froid rigoureux, elles
quittèrent leur maison de la
Cité-des-sables pour faire ce long trajet de
quatre journées de chemin. Tous les amis
chrétiens vinrent leur dire adieu et Topsy
était désolée de voir pleurer
ses mamans.
- Cependant, disaient les amis, pensez
souvent à ce beau passage de
l'épître aux Hébreux :
« En sorte que, pleins de confiance, nous
disions : Le Seigneur est mon aide et je ne
craindrai point : que me fera
l'homme ? » (Héb. 13,
6).
Au camp, la vie était dure, les
repas se composaient uniquement de millet, une
bouillie de cette même céréale
pour le déjeuner et le soir une soupe
claire. Le chef de l'intendance militaire leur
avait bien donné des cartes de
ravitaillement pour du pain et de la farine mais,
quand le cuisinier alla chercher la marchandise, on
se moqua de lui en disant qu'on n'avait pas une
miche de pain et point du tout de farine à
vendre, seulement du millet. Chaque jour, des
soldats venaient chercher deux des Dames et les
menaient auprès du général Ma.
Quand elles revinrent de leur première
visite, elles racontèrent qu'il avait
reçu une balle dans la jambe et qu'elles
avaient dû panser et soigner ses
blessures.
Naturellement Topsy n'avait jamais la
permission de sortir aussi passait-elle son temps
à regarder au travers d'un trou dans la
fenêtre de papier de sa chambre. Elle voyait
les soldats qui soignaient les chevaux et
même un jour elle vit Kara et une autre de
leurs mules volées. Elle poussa un petit
cri, pensant que c'était peut-être le
moment de les reprendre, mais on lui fit comprendre
qu'elle ne devait pas montrer qu'elle les
reconnaissait.
Les jours passaient et la vie de camp,
bruyante et harassante, commençait à
peser sur les mamans de Topsy, celle-ci s'en
apercevait bien et comprenait leur grand
désir de retourner à la
Cité-des-sables.
Un matin, un soldat entra à
l'improviste dans la chambre, et tendit un billet
à la Dame Bleue. Topsy pensait que
c'était encore un de ces bons de
ravitaillement, mais, si elle avait su lire, elle
aurait compris pourquoi tous les visages
s'éclairèrent et devinrent si joyeux.
Sur le papier étaient écrits ces
mots :
« Les missionnaires et
leurs serviteurs sont autorisés à
retourner à la Cité-des-sables ;
permission accordée par le
général Ma-Chung-Ying, ce
cinquième jour de la onzième lune, de
la vingt-deuxième année de la
République.
Timbré par ordre
militaire. »
Ce fut surprenant de voir la
rapidité avec laquelle on fut prêt
à partir. On se passa même de
dîner, mais la Dame Bleue fut encore
appelée à faire une dernière
visite au général blessé. En
recevant cet ordre, elle et la Dame Grise ouvrirent
quelques paquets de livres et choisirent un volume
avec une belle couverture de cuir. Sur cette
couverture étaient imprimés de grands
idéogrammes d'or. L'écriture chinoise
se compose de signes représentant des images
d'idées et de choses.
En remarquant le soin que les dames
prirent pour envelopper le livre, Topsy vit bien
qu'il s'agissait d'un cadeau destiné au
général. Combien il allait être
content ! se dit-elle. Ce livre était
une Bible chinoise et, quand la Dame Bleue fut de
retour, elle se plut à décrire la
façon dont le général ravi
reçut le cadeau en saluant.
Pendant qu'on chargeait les charrettes,
des soldats s'approchaient et tout bas disaient aux
Dames :
- Si vous voyez ma vieille mère,
dites-lui que je suis ici et que je ferai mon
possible pour rentrer bientôt.
On partit enfin ; les charrettes
furent arrêtées bien des fois par des
hommes grossiers et féroces, mais qui,
à la vue du laissez-passer muni de son
cachet, se mettaient au « garde à
vous » et disaient : Passez.
Caractères chinois
Et l'on se remettait en route pour arriver enfin
hors de la zone occupée par les brigands.
Puis les voyageurs, cheminant à travers le
désert, atteignirent sains et saufs la
Cité-des-sables.
C'était en février. Une
tempête de sable d'avant-printemps se
déchaînait sur la ville.
Les trois Dames étaient dans la
pièce qui leur tenait lieu de chambre
à manger, de salon et de chambre à
coucher. Le kang occupait un des coins de la
pièce et comme mobilier il n'y avait qu'un
banc de bois, une petite table et une
malle.
La Dame Grise, assise sur le kang,
faisait un choix de petites feuilles pour les
enfants de l'école du dimanche ; la
Dame Brune comptait et enfilait des pièces
de monnaie de cuivre percées pendant que la
Dame Bleue allait et venait dans la
chambre.
Topsy, assise sur une chaise, observait
attentivement les visages de ses mamans. Elle
comprenait qu'on parlait de choses très
importantes, soit des aliments qui devenaient de
plus en plus rares, soit des brigands qui chaque
jour étaient en plus grand nombre.
- Il ne faut en aucun cas entamer notre
réserve secrète, disait la Dame
Bleue, que ferions-nous si nous n'avions plus rien
pour notre voyage ?
- Je ne suis pas aussi inquiète
de notre nourriture que de celle des bêtes,
disait la Dame Grise, nous pourrions nous contenter
de demi-rations pendant longtemps, mais si les
mules perdent leurs forces, elles ne pourront
jamais nous faire traverser le désert de
Gobi. Ce matin, un homme qui vendait du bois,
disait que quelques personnes ayant pu fuir par le
passage du « Puits des Ânes
Sauvages », on y avait beaucoup
renforcé la garde.
- Et si nous demandions un
laissez-passer ? proposa la Dame Brune.
- Nous pouvons essayer, dit la Dame
Grise, mais si on nous le refuse, notre situation
sera pire qu'avant, car tout le monde saura que
nous avons l'intention de nous enfuir.
Néanmoins, le jour suivant, la Dame Bleue
et la Dame Brune allèrent chez le commandant
et bravement lui demandèrent un permis pour
quitter la Cité-des-sables. Il parut
très surpris et répondit qu'il
n'avait pas l'autorisation de signer des
laissez-passer. Alors la Dame Bleue,
s'enhardissant, le pria de bien vouloir en demander
un au général Ma.
- Je le ferai, dit-il en
hésitant, puis ayant griffonné
quelques mots sur une feuille de papier, il la
remit à son secrétaire.
- Votre requête partira avec le
courrier d'aujourd'hui, cependant, dit-il, je ne
vous garantis pas une réponse
favorable.
Dix jours plus tard, la réponse
vint, contenant un refus
catégorique.
On aurait pu croire que les Dames
avaient abandonné leurs projets de fuite
tant elles se remirent avec entrain à leur
tâche journalière.
Deux ou trois fois par semaine, elles
faisaient une tournée dans les fermes du
voisinage et les habitants de ces campagnes
étaient toujours heureux de les voir
arriver. Les sentinelles aux portes de la ville
étaient si habituées à leurs
allées et venues qu'elles ne les
inquiétaient jamais et avaient toujours un
mot aimable à leur adresse.
Mais la vie devenait de plus en plus
pénible, la situation empirait de jour en
jour ; dans les rues de la ville, les gens
mouraient de faim et de fièvre.
Le général des brigands
avait enjoint aux missionnaires de ne pas partir,
mais c'est à Quelqu'un de plus puissant que
lui qu'elles remettaient tous leurs soucis.
Chaque matin, avant l'ouverture de la
porte d'entrée, toute la maisonnée se
réunissait dans la chambre commune. On
commençait par chanter une hymne, puis
chacun se mettait à genoux pour la
prière.
Ce matin-là, dans les paroles du
cantique, il était question de
pèlerins traversant le désert et
demandant au grand Dieu Jéhovah de les
guider par la colonne de nuée et la colonne
de feu.
Comment cela pourrait-il se
réaliser pour nos missionnaires et leur
suite ? Sauront-elles discerner le chemin
à suivre ? Elles demandèrent
alors avec instance à Dieu de les guider, en
sorte qu'elles ne commettent pas d'erreurs.
Pendant tout le mois de mars, les Dames
allèrent ici et là dans les fermes,
accomplissant leur mission bénie, mais
toujours attentives, elles
espéraient voir la colonne de nuée et
la colonne de feu.
Au début d'avril, Dieu parla
à leurs coeurs, leur faisant comprendre que
le moment de partir était arrivé.
Elles étaient sûres que c'était
Sa volonté, car Il le leur fit savoir
séparément, aussi
n'osèrent-elles pas tarder.
À la tombée de la nuit, quand la
porte d'entrée fut fermée, au lieu
d'aller se coucher, on serra dans des sacs toutes
les réserves secrètes, puis on les
plaça sur les charrettes. Tous les
préparatifs se firent sans bruit. À
l'aube on fixa encore le reste des bagages à
leur place et tout fut prêt.
Au tout dernier moment un léger
repas fut servi et l'on partit.
Topsy et deux de ses mamans
allèrent à pied jusqu'au fossé
en dehors de la muraille de la ville, tandis que la
Dame Grise partait en charrette, cachant de son
mieux les bagages.
La route à suivre allait
directement au nord, mais nos amis, pour plus de
sûreté, quittèrent la ville par
la porte du sud, firent un grand détour et
arrivèrent enfin aux fermes situées
tout au nord de l'oasis. Là, devant eux,
s'étendait le désert avec le passage
du « Puits des Ânes
Sauvages » au premier plan. Ils
entrèrent dans une ferme et
demandèrent de l'eau bouillante pour faire
du thé. Tout en le buvant, on
échangea quelques paroles.
- Est-ce le « Puits des
Ânes Sauvages »,
là-bas ?
- Oui, répondit le
fermier.
- Nous avons entendu dire que la garde y
avait été renforcée.
- Oui, jusqu'à aujourd'hui, mais
ce matin, ils sont tous partis.
Quelle réponse
étonnante ! plus d'un dans la petite
troupe pensa à la colonne de nuée et
à la colonne de feu qui les
conduiraient.
- Où sont-ils allés ?
demanda le cuisinier.
- Du côté de la
Cité-des-sables, répondit le
fermier.
- Mon ami, dit le charretier,
pouvez-vous affirmer qu'il n'y aura personne cette
nuit au « Puits des Ânes
Sauvages » ?
- J'en suis parfaitement sûr, dit
le fermier.
- Il se fait tard, dit la Dame Grise,
finissons notre thé et partons.
Une heure après, tandis que la
lumière grise du crépuscule se
changeait tout doucement en obscurité, la
petite caravane dépassa le « Puits
des Ânes Sauvages » et
s'effaça dans l'immense nuit.
Ne sera-t-on jamais
débarrassé des brigands et de leurs
fusils ? C'est sûrement ce que pensait
Topsy quand, deux jours plus tard, au milieu du
désert, des hommes armés apparurent
tout à coup comme s'ils étaient
sortis de terre. Les voilà maintenant posant
leurs questions :
- Où allez-vous ? Que
faites-vous ici ? Nous avons l'ordre
d'arrêter tous ceux qui n'ont pas de
laissez-passer !
Topsy se blottit derrière la Dame
Grise, au fond de la charrette. De là, elle
vit la Dame Bleue déplier et tendre aux
soldats une grande feuille de papier couverte
d'écriture et de cachets rouges. En
examinant la feuille, leurs visages devinrent moins
féroces et c'est même d'un air aimable
que l'un d'eux la rendit à la Dame Bleue en
secouant la tête d'un air d'approbation.
Puis, sautant sur leurs montures, les brigands
repartirent par le désert.
Topsy ne se doutait guère du
grand danger auquel la petite troupe venait
d'échapper et combien peu s'en était
fallu que toute la caravane ne retournât dans
l'affreux camp des brigands.
La Dame Bleue avait risqué
beaucoup en montrant son passeport aux soldats. Il
était tout à fait en règle,
délivré par le gouvernement chinois,
mais n'avait aucune valeur aux yeux du
général Ma qui était en
révolte contre ce gouvernement. Il l'aurait
jeté au feu s'il l'avait eu entre les mains,
et Topsy et ses mamans auraient été
ramenées au camp ; leurs projets de
voyage seraient alors restés pendant bien
longtemps sans exécution. Mais Dieu
intervint. Il se trouva que les soldats qui avaient
arrêté nos amis n'avaient jamais
été à l'école, ils ne
savaient pas lire et ne connaissaient même
pas l'équivalent chinois de A, B, C, qui est
Ren, Ma, Li. Quand ils virent les grands sceaux
rouges sur ce passeport du ministère des
affaires étrangères, ils
pensèrent que c'était leur chef qui
les avait apposés et que ce document
important était un permis du
général lui-même.
Quand les brigands furent hors de vue,
la caravane fit halte et les missionnaires
rendirent grâces à Dieu pour cette
nouvelle marque de sa puissance en leur
faveur.
On se remit en route en pressant
extrêmement la marche, pendant des jours et
des jours, ne se reposant qu'à la nuit
tombée et quelques heures seulement.
À mesure que l'on avançait, la
fatigue et le sommeil se faisaient de plus en plus
sentir.
Combien ce voyage dura-t-il ? Topsy
n'aurait su le dire, elle avait perdu la notion du
temps à force de voyager jour et nuit ;
elle n'aspirait plus qu'à arriver dans un
lieu où elle pût dormir.
Enfin voilà quelques personnes
dans le lointain. Pendant un moment le coeur de
Topsy se glaça de peur quand elle vit que
c'étaient des soldats armés, mais
l'instant d'après, ayant vu la figure
réjouie du charretier, elle comprit que
cette fois c'était une troupe amie. Ils
entourèrent la charrette, posant des
questions et racontant les durs combats qu'ils
avaient eus contre les soldats du
général Ma. Leurs visages amaigris et
leurs habits fripés en faisaient foi.
C'est parmi les murs calcinés des fermes
incendiées que nos voyageurs cheminaient
maintenant ; partout les arbres
étaientcoupés et
tous les habitants avaient fui, laissant les champs
non ensemencés.
Finalement ils arrivèrent devant
la grande ville de Hami dont ils franchirent les
portes.
Il y eut encore tout un mois où
l'on fut secoué dans la charrette cahotante
avant d'arriver à Umruchi, la capitale du
Turkestan. Les Mongols l'appellent Umruchi, mais
cette cité a plusieurs autres noms, un des
plus faciles à retenir est Hung Miao, qui
veut dire le Temple Rouge. Dans cette ville les
dames avaient des amis et une maison où
elles pouvaient demeurer ; cependant elles
désiraient rentrer dans leur propre pays
aussi vite que possible. Mais elles étaient
en souci de savoir ce qu'il fallait faire de leur
petite Topsy qui n'avait point de passeport. On ne
pouvait pas la renvoyer chez grand-papa et
grand-maman Fan, la distance était trop
grande et les routes infestées de
brigands.
« Si Dieu nous l'a
donnée pour que nous en prenions soin, dit
la Dame Brune, Il exaucera notre désir de la
conserver avec nous. »
Tout en cheminant et devisant, nos amis
arrivèrent aux portes de la ville du Temple
Rouge. Sur ces entrefaites, ils virent deux
cavaliers qui s'approchaient à bride
abattue. Les dames reconnurent un de leurs amis
missionnaires, avec son serviteur mongol.
Après les souhaits de bienvenue, l'ami les
informa qu'elles étaient invitées
à une réception ce même soir et
que là, elles rencontreraient un des consuls
britanniques de Kashgar qui était de passage
à la ville du Temple Rouge. Les dames
échangèrent un regard d'intelligence,
car elles savaient que, si quelqu'un avait le
pouvoir de leur procurer un passeport pour Topsy,
c'était justement ce consul.
Le soir venu, les dames reçurent
le plus gracieux accueil de l'hôtesse
chinoise qui les avait invitées. Là
se trouvaient, en effet, le consul britannique et
quelques amis. Tous furent très heureux de
les voir saines et sauves après tant de
dangers courus.
Le consul se montra plein de
bonté ; il voulut savoir tout ce qui
concernait Topsy et promit que le lendemain il
parlerait d'elle au gouverneur chinois,
« mais, dit-il, il faut qu'elle ait un
nom et un prénom chrétiens, si elle
fait un voyage à travers le
monde ».
Topsy n'avait pas de nom de famille, il
fallait lui en trouver un. Chacune des dames avait
un surnom, celui de la Dame Bleue était
« Gai ». Il fut
décidé qu'on l'appellerait ainsi, et
qu'on changerait son prénom d'Ai-Lien en
« Eileen », Eileen Gai serait
un fort joli nom pour elle.
Le lendemain les dames reçurent
le laissez-passer pour Topsy, mais elles ne
pouvaient pas partir avant d'avoir reçu une
autorisation de Moscou, leur permettant de
traverser la Russie. Quand elle arriva au bout de
trois mois, Topsy pleura de joie pour la
première fois de sa vie.
Après cela on se hâta de
préparer les bagages, d'emballer des
vêtements chauds, car on allait traverser la
Sibérie où il fait très
froid.
Quand on quitta la ville du Temple
Rouge, la voiture dans laquelle on monta
était toute différente de celles que
Topsy avait vues jusqu'ici. Elle était
tirée par trois chevaux attelés de
front. Celui du milieu avait un arceau de bois
au-dessus de la tête, auquel était
attaché un grelot qui tintait tout le temps.
Le conducteur était un Russe haut de taille
qui faisait trotter ses chevaux à l'aide
d'un long fouet.
Certains parcours étaient
effroyables, à cause des profondes
rivières qu'il fallait traverser ;
malgré cela, ils arrivaient toujours sains
et saufs de l'autre côté.
« L'Éternel, ton Dieu, t'a
porté comme un homme porte son fils dans
tout le chemin » (Deut. 1, 31).
Au bout de trois semaines on arriva
à Chuguchak, la Cité des Mouettes,
ville pleine de gens extraordinaires et de
magnifiques bâtiments.
Jusqu'à présent, Topsy n'avait
jamais voyagé aussi rapidement que dans
cette « briska » attelée
de ses trois chevaux, mais elle vit bientôt
une chose plus merveilleuse encore. Il y avait
devant elle un immense véhicule dans lequel
les voyageurs placèrent leurs bagages, puis
montèrent eux-mêmes. Il n'y avait pas
de chevaux devant la voiture, cependant le
conducteur grimpa sur son siège, puis la
machine s'ébranla et se mit à
descendre la rue ! Ce fut le premier contact
de Topsy avec un autocar, pas très heureux
il est vrai. La route étant fort mauvaise,
le car était secoué et les voyageurs
avaient toutes les peines du monde à
maintenir les bagages en place.
Ce fut par une chaude matinée
qu'on monta dans le car ; pendant plusieurs
heures les passagers furent brûlés par
les rayons d'un soleil ardent, puis vint la
fraîcheur du soir et le soleil se coucha. Le
car roulait toujours quand la lune se leva,
seulement maintenant au lieu d'avoir trop chaud, on
était transi de froid. La nuit fit place
à l'aurore et vers midi les voyageurs
engourdis et endoloris purent descendre de
voiture.
Après avoir attendu pendant une
heure sur le quai de bois avec les dames et
d'autres voyageurs, Topsy vit arriver un train
aussi long qu'une caravane du désert. Ce fut
un nouveau sujet d'étonnement pour elle et
quand on l'eut installée près de la
fenêtre dans le wagon, il lui sembla qu'elle
ne se fatiguerait jamais de regarder tout ce qui
s'offrait à ses yeux. Le train tantôt
passait au travers d'épaisses forêts,
tantôt s'arrêtait dans un endroit
où il n'y avait que quelques cabanes
habitées par des hommes très grands
et barbus. Les femmes portaient sur la tête
des fichus aux couleurs voyantes et les enfants
avaient les cheveux d'un blond si pâle, que
cela faisait penser à l'orge quand il est
mûr pour la faucille.
Vers la fin de l'après-midi on
arriva en gare d'une grande ville. Topsy vit alors
la Dame Grise sortir la théière du
sac, y mettre quelques pincées de thé
et aussitôt que le train s'arrêta, la
donner à la Dame Brune ; celle-ci sauta
hors du train suivie de la Dame
Bleue qui portait une bouilloire. Topsy les vit
courir le long du quai avec beaucoup d'autres
personnes, emplir leurs récipients d'eau
bouillante à un énorme robinet, et
revenir avec un thé délicieux.
Après en avoir bu quelques tasses, les
voyageurs s'étendirent sur les bancs pour
dormir.
Après trois jours de voyage on
arriva à la capitale de la Sibérie,
Novo-Sibirsk, où tout le monde descendit du
train. Pendant tout un jour et la moitié de
la nuit on resta assis dans une salle d'attente
pleine de gens étendus sur le plancher. Le
train qu'on prit ensuite était tellement
bondé de voyageurs que les Dames eurent
beaucoup de peine à trouver de la place. Il
n'y avait point de bancs, aussi devait-on s'asseoir
ou se coucher par terre.
Après quelques jours de ce trajet
difficile, on atteignit Moscou, la capitale de la
Russie.
Quel délassement pour chacun de
pouvoir enfin baigner son visage dans de l'eau
fraîche après en avoir
été privé si longtemps ;
mais pour Topsy ce fut une sensation inoubliable de
voir jaillir de l'eau du mur rien qu'en touchant le
bouton de cuivre au-dessus du bassin, dans la salle
d'attente.
À partir de Moscou, le voyage fut
plus agréable, les voitures étant de
plus en plus confortables. Un jour, roulant
aisément et sans secousse, le train
atteignit enfin Berlin.
Les lecteurs de cette histoire ne peuvent pas se
souvenir de la première fois qu'ils ont vu
un lit, ils en ont toujours eu, mais si vous
demandiez à Topsy, elle vous dirait que
c'est à Berlin qu'elle en vit un vrai,
à ressorts, pour la première fois.
C'était quelque chose de bien
différent des lits de sangle que ses mamans
employaient en Asie.
En allant se coucher, elle se promit
qu'avant de s'endormir, elle sauterait et danserait
dessus, pour le plaisir d'être lancée
en l'air, mais par malheur, elle posa la tête
sur l'oreiller doux et frais et
ferma les yeux.... pour un instant seulement. Quand
elle les rouvrit, voici, c'était le matin,
un brillant soleil remplissait la chambre. Alors
elle se leva. Un peu plus tard, elle prit son
déjeuner devant une table recouverte d'une
nappe si blanche qu'elle eut peur - car,
qu'arriverait-elle si son couteau et sa cuiller
déviaient et faisaient sauter quelque chose
hors de cette glissante assiette ? Se servir
d'un instrument aussi dangereux que le couteau la
mettait à une rude épreuve, elle qui
depuis sa toute petite enfance prenait sa
nourriture à l'aide de bâtonnets
qu'elle maniait avec beaucoup de
dextérité.
Tout était miracle pour
Topsy : l'eau courante, les installations
électriques et toutes sortes d'autres choses
dont la petite Mongole n'avait jamais
soupçonné l'existence.
Topsy allait bientôt arriver au
terme de son voyage. Un soir, très tard,
elle fut emmenée à la gare et mise
dans une couchette dans le train. Le lendemain
matin elle descendit sur un quai qui faisait face
à la mer. C'était la première
fois qu'elle la voyait et elle pensa que cette
immense étendue d'eau devait être une
rivière très large, plus large que
celles qu'elle avait vues jusqu'ici puisqu'on ne
pouvait pas voir l'autre bord. Les bateaux à
vapeur lui semblaient être d'étranges
maisons avec d'énormes cheminées
blanches et, bien qu'elle fût habituée
maintenant aux choses pouvant se mouvoir sans qu'on
les tire ou qu'on les pousse, elle avait de la
peine à réaliser que ces maisons
flottantes étaient des bateaux. Le seul
qu'elle eût vu jusqu'à présent
était le bac qu'elle prenait pour traverser
la rivière en Mongolie.
On s'embarqua et le navire
s'éloigna du rivage avec un léger
ballottement. Topsy vit la Dame Grise et la Dame
Bleue disparaître au bas d'un escalier, alors
elle s'assit auprès de la Dame Brune, sur le
pont, se sentant un peu responsable des
bagages ; cependant, arrivée à
l'autre bord, elle ne fut pas fâchée
de sortir de cette maison flottante où elle
ne se sentait pas très à son aise.
Pour la dernière fois dans ce voyage, les
bagages furent exposés et ouverts à
la douane. C'était la huitième fois
que Topsy assistait
indignée, à l'examen du contenu de sa
petite valise, par des hommes inconnus. Avec un
sourire ils regardaient sa poupée, ils
ouvraient son petit étui à ouvrage
et, quand ils le lui rendaient, elle ne manquait
pas de recompter ses aiguilles pour être
sûre qu'ils n'en avaient point pris. Puis ils
fermaient la valise et y faisaient une marque
à la craie.
Elle fut bientôt de nouveau
installée dans le train, se demandant si ce
voyage ne voulait jamais finir, et comme elle
s'étonnait encore, le train entra dans la
gare de Victoria, à Londres, et ce fut la
fin de son long, long voyage.
Topsy avait été mal accueillie en
entrant dans la vie. Puis elle tomba entre les
mains d'une femme qui l'aurait laissée
mourir de froid et de faim, mais depuis le jour du
« tap, tap, tap » à la
porte des missionnaires, elle ne manqua plus d'amis
pour prendre soin d'elle. Il y eut d'abord le bon
grand-papa Fan qui l'aimait, la grand-maman Fan qui
préparait ses repas, le mandarin Lin qui
s'occupa de la délivrer de la
méchante femme, Madame Lin qui la
gâtait, sans parler des trois amies qui
l'adoptèrent.
Maintenant qu'elle était en
Angleterre, elle se fit de nouveaux amis parmi
lesquels se trouvait la dame qui lui apprit
à parler, à lire et à
écrire. Avec quelle patience elle instruisit
la petite sourde-muette ! Topsy aimait
beaucoup ses leçons, bientôt elle put
lire une histoire et fut capable d'écrire
une lettre à une amie, ce dont elle fut
très fière.
Elle allait maintenant à
l'école du dimanche et, quand les enfants
chantaient, elle aurait aimé joindre sa voix
aux cantiques ; elle faisait alors entendre de
drôles de petits cris joyeux à des
moments mal choisis, mais personne ne se moquait
d'elle.
À l'issue de l'école du
dimanche, il se faisait une petite collecte. Topsy
demanda aux dames, à quoi servait cet
argent. - S'il est destiné
aux pauvres, dit-elle, je donnerai volontiers ma
petite pièce, sinon je la garde.
Un dimanche elle fut baptisée. Sa
foi était simple et assurée. Elle
savait que le bon Berger l'avait amenée dans
ce foyer chrétien, auprès d'amis
pleins d'affection qui lui avaient appris à
Le connaître et à L'aimer, qu'ainsi Il
l'avait délivrée de ses peines et de
ses chagrins, et l'avait sauvée en donnant
sa vie sur la croix. Par le baptême, elle
désirait montrer qu'elle appartenait au bon
Berger, et que chacun pût le constater.
Voilà Topsy maintenant introduite dans la
sphère où le Saint-Esprit a son
activité.
Quand Topsy et ses mamans résident en
Angleterre, elles passent l'hiver à Londres
dans un petit appartement, mais elles ne se sentent
jamais aussi heureuses qu'à la campagne.
Là, loin de la foule de la grande
cité, elles passent l'été dans
leur petite maison qui s'appelle la
« villa des Saules », ainsi
nommée à cause de plusieurs de ces
arbres qui croissent au bord du ruisseau dans leur
prairie.
La maisonnette est entourée d'un
jardin où fleurissent à foison les
oeillets, les pensées, les roses
trémières, le chèvrefeuille,
les nigelles bleu pâle et le jasmin. Topsy a
son coin qu'elle cultive avec amour.
La fillette se lève chaque matin
avec le soleil. Après avoir fait son lit et
mis sa chambre en ordre, elle commence son travail
journalier, mais auparavant, elle rend grâces
à Dieu pour tous ses bienfaits.
Après le déjeuner, la Dame
Grise lui donne quelques leçons et
l'après-midi elle apprend à coudre et
à tricoter.
On demande souvent à Topsy si
elle a oublié la tristesse de son enfance.
Non, elle n'a rien oublié. Un jour qu'elle
était assise au jardin avec ses mamans, elle
leur ouvrit son coeur et leur fit comprendre
à sa manière, les souffrances qu'elle
avait endurées. Elle leur
montra les marques sur sa jambe, où la
méchante femme l'avait torturée et
leva son petit doigt déformé par les
mauvais traitements infligés. - Personne ne
voulait de moi, à toutes les portes on me
disait « va-t-en ! »
jusqu'au jour où je vins chez vous et
où, pour la première fois, on me
dit : « viens ». Les trois
Dames écoutaient émues ; elles
pensaient à toute la multitude d'enfants
solitaires, dans tous les pays, auxquels personne
n'a jamais dit : viens ! Le bon Berger
les invite aussi à venir à Lui. Il
désire que nous le priions afin qu'Il envoie
des ouvriers dans Sa moisson.
Et maintenant l'histoire de Topsy est
terminée : Gwa-Gwa, la petite
solitaire, est une heureuse fillette, l'objet des
tendres soins de ses trois mamans. Ce qui est mieux
encore, elle aime son Sauveur et cherche
« à Lui plaire à tous
égards ».
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