UN
PROGRAMME DE VIE INDIVIDUELLE ET
COLLECTIVE
PRÉFACE
Mes auditeurs de Chexbres m'ont
demandé celte année, comme ils l'ont
fait l'année dernière, de publier les
leçons que je leur ai données. Une
amie, toute consacrée au règne de
Dieu, s'étant offerte à faire la plus
grande partie des frais de la publication, j'ai cru
devoir céder à ces aimables et
cordiales sollicitations. J'ai rédigé
mes leçons d'après des notes assez
détaillées, si bien que le
présent travail ne diffère pas d'une
manière appréciable de ce que j'ai
prononcé.
J'ai fait usage principalement de
la version littérale, dite de Lausanne,
4° édition revue du Nouveau
Testament.
Puisse ce petit livre trouver des
lecteurs aussi indulgents et aussi disposés
à se laisser enseigner que l'ont
été les auditeurs
Octobre 1908.
E. T.
.
I
Lire
Romains XII, 1 et 2.
L'épître aux Romains
présente un caractère spécial
qu'elle partage du reste avec l'épître
aux Éphésiens. Elle revêt la
forme d'un traité systématique plus
que celle d'une lettre proprement dite. C'est une
dogmatique et une morale condensées en
quelques pages. Le génie dialectique de
Paul, fécondé et sanctifié par
l'action du Saint-Esprit, y apparaît, pour
ainsi dire, à chaque mot, nous aurons
maintes occasions de le constater. Je me borne
à rappeler quel rôle capital a
joué cette épître dans la
pensée du plus grand des docteurs de
l'église latine, Saint-Augustin ;
quelle place fondamentale elle a tenue dans le
mouvement de la Réformation au XVIme
siècle, et dans le mouvement moins
fécond, mais bien intéressant
néanmoins, du Jansénisme au XVIIme.
Avec l'épître aux Galates, dont Luther
faisait aussi le plus grand cas, elle
établit d'une manière nette et forte
le salut par la foi indépendamment des
oeuvres de la loi. Ce qui ne veut nullement dire
qu'elle condamne les oeuvres, si par oeuvres on
entend ce qu'il faut entendre, c'est-à-dire
la vie chrétienne, vie d'amour et
d'obéissance. C'est
précisément à présenter
le programme et l'esprit de cette vie que sont
consacrés les chapitres que nous
étudions.
Notre épître
présente, en effet, deux parties bien
distinctes, l'une qui va du chapitre Ier au
chapitre XI, et l'autre du chapitre XII à la
fin ; l'une doctrinale, l'autre d'applications
pratiques ; l'une qui nous dit ce que Dieu est
et ce qu'il a fait pour nous, comment nous nous
approprions le fruit de sa grâce, et quelles
sont les conséquences de cette
appropriation : la paix, la mort à
nous-mêmes, la résurrection en
nouveauté de vie ; l'autre nous
enseigne ce que Dieu attend de nous en retour de ce
qu'il nous a donné.
L'épître aux
Éphésiens se partage, elle aussi, en
un exposé de la doctrine suivi d'un
exposé de la vie chrétienne qui
commence comme notre fragment par ces mots :
« Je vous exhorte donc.... »
(Ephés. 4, 1).
Le thème de
l'épître tout entière est
contenu dans les versets
16 et 17 du chapitre Ier : le
salut offert à tous, au Juif
premièrement, au Grec ensuite, par l'unique
moyen de la foi en Jésus-Christ. C'est en
cela proprement que consiste l'Évangile.
Mais le salut de tous suppose la perdition de tous
par le péché. C'est ce que Paul
s'applique à établir dès le
début pour développer ensuite ce qui
concerne la foi justifiante. Les chapitres IX
à XI sont consacrés à examiner
la position spéciale du peuple d'Israël
vis-à-vis de l'alliance de grâce, mise
en regard de celle des gentils.
Venons-en maintenant au chapitre
XII. « Je vous exhorte
donc... » dit l'apôtre. Nous nous
trouvons en présence d'une conclusion. Ce
« donc » se rapporte à
tout ce qui précède : la
conséquence naturelle, nécessaire, du
pardon, de la réconciliation avec Dieu par
Christ, c'est tout ce qui va suivre.
L'exhortation est basée tout
entière sur les compassions de Dieu que Paul
vient de présenter dans leur magnifique
ampleur. La réponse au don ineffable de
Dieu, c'est le don complet et définitif de
nous-mêmes, sans retour en arrière et
sans reprise même partielle.
Ainsi, il existe une relation
étroite entre la doctrine et la
morale ; la doctrine est la base, le point de
départ indispensable, de la vie. C'est la
doctrine, par où il faut entendre
l'enseignement (c'est le sens des mots grecs
didachè et didaskalia si
fréquemment employés dans le Nouveau
Testament) de Jésus et des apôtres,
qui nous fait connaître Celui qui est la
source de toute vie, nous met et nous maintient
sans cesse en contact avec lui ; c'est la
doctrine qui nous éclaire sur ce que doit
être la vie et nous montre Celui en qui nous
la trouverons et par qui nous la recevrons. Nous ne
confondons pas les doctrines ou enseignements de la
Bible avec les dogmes, formules ou professions de
foi édictés par les conciles, synodes
ou églises particulières. Les
affirmations bibliques sont obligatoires et
nécessaires ; elles viennent de Dieu
par voie de révélation. Les dogmes ou
formules, catholiques ou protestants, sont le fruit
des délibérations, discussions et
interprétations des hommes ; ils sont
par suite toujours sujets à l'examen et au
contrôle des Écritures. Nous pouvons
les accepter ou les rejeter librement, selon qu'ils
nous paraissent exprimer ou non la pensée
divine.
Les Saintes Écritures
repoussent implicitement la morale
indépendante « sans obligation ni
sanction », purement sociale,
athée ou agnostique, sans amour et sans
sainteté. Elles sont non moins formellement
opposées à cette vie sans doctrine
que d'aucuns parmi les docteurs chrétiens
modernes préconisent et réclament, ce
qui ne les empêche nullement de consacrer des
volumes entiers à exposer leurs
idées, qui ne sont autre chose que leurs
doctrines. S'efforcer d'établir que les
doctrines ne sont pas nécessaires, que
l'église contemporaine peut s'en passer,
c'est encore une doctrine qui n'a pas d'autre
mérite, à nos yeux, que celui de la
nouveauté. C'est aussi la seule raison de
son succès. Tout ce qui s'oppose à ce
qui a été universellement reçu
par l'esprit humain jusqu'ici est sûr de
réussir dans certains milieux.
La Bible tout entière
présente le même caractère que
l'épître aux Romains : Aucune
théorie, aucune spéculation, mais des
faits, l'affirmation simple et pleine
d'autorité des réalités
divines et humaines pour aboutir à des
résultats pratiques.
« « Vivre
d'abord », philosopher
ensuite », dit un ancien proverbe. La
Parole de Dieu est une puissance de vie, à
la fois par ce qu'elle nous demande et par ce
quelle nous offre de la part de Dieu. Si
après l'avoir étudiée à
ce point de vue, il nous reste du temps pour
philosopher, c'est-à-dire pour raisonner,
discuter, définir, formuler, livrons-nous
à cette occupation, à condition
toutefois que nous en ayons les aptitudes et que
nous restions dans les limites de la sagesse et de
la modération. Et s'il ne nous reste pas de
temps pour faire de la théologie,
consolons-nous, notre perte ne sera pas
considérable !
« Vos
corps » le contenant et le contenu,
le vase et la liqueur qu'il renferme, l'être
tout entier ; et non seulement le corps
proprement dit en tant qu'organe et instrument de
sainteté après qu'il a
été autrefois instrument de
péché. Vous connaissez le langage
précis du notaire lorsqu'il rédige un
acte de vente ou de donation. C'est ici le lieu de
le rappeler : Le domaine qui vient
d'être décrit avec tous ses tenants et
aboutissants, ses aisances et dépendances,
sans aucune restriction ni réserve.... Ainsi
en doit-il être du don de nous-mêmes.
Tel est le vrai point de départ de la vie
chrétienne, la consécration de chacun
de nous tout entier sans restriction mentale ou
autre, ni partage, à son Dieu. Voilà
le point important sur lequel il faut être
bien au clair.
C'est à cette hauteur que
nous devons nous placer pour descendre ensuite dans
le détail de la vie de tous les jours et
pour pratiquer comme il convient la vie commune, la
vie collective, ou, si vous aimez mieux, la vie
fraternelle. Cette dernière n'est possible
et bonne que si chaque individu réalise en
lui-même et pour lui-même la
consécration. Le collectivisme de
l'Évangile est indirect et non direct ;
il part de l'individu pour atteindre la
collectivité. II ne comprend d'ailleurs que
les régénérés, et non
tout le monde. Les pécheurs endurcis qui
rejettent l'action divine, ne sauraient se rendre
compte de ce qu'est la vraie vie commune tout
imprégnée d'amour et
d'abnégation, et dégagée de
tout égoïsme ; et encore moins
pourraient-ils la pratiquer. En outre, le
collectivisme de l'Évangile n'empiète
pas sur la liberté individuelle, il ne
s'impose pas, il s'expose et se propose. Nous
sommes heureux d'appeler en témoignage un
homme tel que G.Frommel. « Le
chrétien trouve sa vie dans la communion du
Christ ; cette communion personnelle à
chaque chrétien, mais commune à tous
les chrétiens, leur confère un
élément d'identité qui les
constitue semblables et les rend
frères ; cette identité leur est
exclusive et tout l'amour dont ils pourraient
être embrasés ne les autorise pas
à la reconnaître chez ceux qui ne
vivent point comme ils vivent eux-mêmes - il
y a de ce fait une séparation profonde entre
l'humanité naturelle ou simplement
christianisée et l'humanité
chrétienne proprement dite
(1). »
« En
sacrifice » répondant à
un autre sacrifice. L'Évangile n'est pas la
religion de la possession et de la jouissance, la
religion « des hommes de proie et des
hommes de joie », selon
l'énergique expression de Gratry. Il est la
religion du renoncement et de l'immolation. C'est
un dépouillement qui nous est
demandé ; il coûte à la
chair, qui proteste et se rebiffe. Ce n'est autre
chose que la mort du moi mauvais et
« haïssable », de
l'égoïsme et de l'orgueil. Calvin
l'avait bien compris. L'une de ses devises,
gravée sur son cachet, portait, en
latin : « J'offre mon coeur
immolé en sacrifice à
Dieu, » Comme c'est du coeur que
procèdent les sources de la vie, tout le
reste « y passe » avec
lui.
Certains qualificatifs sont
appliqués à ce sacrifice, qu'il
importe de souligner : Vivant allusion
manifeste aux victimes de l'ancienne alliance qui
devaient être sans tare et sans
infirmité, dans la plénitude de la
force et de la vigueur. Les bêtes mortes
eussent été une insulte au Dieu
vivant. De même pour nous : il s'agit
bien sans doute de mourir, mais moralement, pour
vivre d'autant plus et d'autant mieux. Ici comme
ailleurs, la mort est une condition de la vie. Pour
s'offrir à Dieu en sacrifice vivant, il faut
être vivifié et pour être
vivifié il faut être mort à
soi-même et au monde. C'est aussi dans la
force et la santé du corps que nous devons
nous donner. Il est triste de n'avoir à
offrir à Dieu que les misérables
restes d'une existence consumée dans les
jouissances de la chair. - Le sacrifice offert doit
être sain ce qui signifie
séparé, mis à part ; il
doit être le fruit_ d'une rupture
intégrale avec la vie du coeur
naturel ; il doit de plus être
purifié, sanctifié par un autre
sacrifice d'une valeur infinie, celui de l'Agneau
sans défaut et sans tache. Alors Dieu aime
un tel don et il l'agrée
toujours : agréable à
Dieu - Il n'attend d'ailleurs rien de moins de
nous ; il lui faut tout cela, il n'est
satisfait qu'à cette condition.
Nous nous trouvons ici en
présence de l'essence de tout culte, de
toute adoration digne de ce nom. Dans la nouvelle
alliance comme dans l'ancienne, il n'y a pas de
véritable culte sans sacrifice, sans dons ni
offrandes. Dans le temple, dans la chapelle, dans
la salle de réunions, au foyer de la
famille, ou dans la chambre solitaire, un autel
invisible est continuellement dressé et sur
cet autel, quelqu'un, en esprit et en
volonté, doit sans cesse monter. Ce
quelqu'un, c'est l'adorateur lui-même, c'est
le serviteur de Dieu, c'est moi, c'est vous.
Christ, en cela comme en toutes choses, est le
modèle des adorateurs : il s'est
présenté à Dieu à tous
les moments de son existence, disant : Me
voici pour faire ta volonté ! Aucune
personne ni aucun objet ne peut tenir notre place.
Prenons garde à la parole
« obéissance vaut mieux que
sacrifice, être attentif vaut mieux que la
graisse des moutons. »
(1 Sam. 15, 22.) En d'autres termes,
nous ne pouvons rien substituer qui soit
agréé par Dieu à notre
volonté, à notre personnalité.
Christ rend ce sacrifice acceptable, mais il ne le
remplace pas.
Et quand nous avons accompli cet
acte, n'allons pas croire que nous avons fait
quelque chose d'extraordinaire, de
méritoire... Ce qui est votre culte
raisonnable ou plus exactement logique
dit Paul. Sainte et sublime logique que celle de
notre Dieu ! Quand nous avons reçu la
grâce, il est tout naturel, il est
nécessaire, Il va de soi en quelque
sorte, que nous nous livrions tout entiers à
Celui à qui nous devons tout
Une double conséquence
résulte de ce que nous venons de
dire :
1° Notre attitude
vis-à-vis de Dieu et de son Christ
détermine notre attitude vis-à-vis du
présent siècle Cette
expression désigne dans le langage du
Nouveau Testament la période qui
s'écoule depuis la première venue de
Jésus jusqu'à son retour glorieux. Ce
temps est appelé mauvais et nous
sommes mis en garde à son sujet. Quelle
n'est pas, pour le dire en passant, l'illusion de
ces chrétiens plus généreux
qu'éclairés, qui s'imaginent que
toutes les puissances de ce monde vont
bientôt venir se prosterner aux pieds du
divin Crucifié. Rien ne nous paraît
plus anti-scripturaire que cette pensée.
Satan n'est-il pas le prince de ce monde et ne
doit-il pas le rester jusqu'à ce que par son
apparition le Seigneur triomphe de lui en
établissant, en personne, son règne
ici-bas ? Notre temps est celui des âmes
arrachées une à une, ou, pendant un
réveil, par centaines et par milliers, au
péché et à la mort.
Lisez les passages suivants avec
toute l'attention qu'ils méritent, et vous
verrez ce que vous devez penser du temps où
nous sommes.
(Luc 16, 8 ;
Gal. 1, 4 ;
Tite 2, 12 ;
2 Tim. 4, 10 ;
1 Jean 2, 16-17.)
Notre attitude est donnée par
ces mots : Ne vous conformez point.
Elle est purement négative. Ni
mépris, ni hostilité ; nous
sommes simplement des non-conformistes, des
abstinents. « N'aimez point le monde, ni
les choses qui sont dans le monde. » - De
plus, nous vivons au milieu de la
génération présente dans la
tempérance, la justice et la
piété, y brillant comme des
flambeaux.
2° La seconde
conséquence de notre entière
consécration c'est le renouvellement lent
graduel, constant, de notre entendement, qui fait
que nous comprenons toujours mieux la
volonté de Dieu et que nous voyons toujours
plus clairement dans cette volonté le bien
suprême d'abord, ensuite ce qui est
agréable, c'est-à-dire ce qui est
harmonie ou beauté suprême ;
puis, dans l'union du bien suprême et de la
beauté infinie, la perfection
même.
Tout ce que vous venez de nous
proposer, m'objecteront plusieurs de mes auditeurs,
est excellent et admirable, mais nous paraît
bien difficile à réaliser.
Difficile ! Je vais plus loin que vous ;
j'estime que c'est tout à fait impossible,
si nous sommes réduits à nos seules
forces. Quant aux hommes, cela est impossible, mais
quant à Dieu, tout est possible. C'est Lui
qui l'accomplit en nous, pourvu que nous allions
à Lui et que nous nous confiions pleinement
en Lui. Je vous recommande en terminant la
prière de Saint-Augustin :
« Domine, da quod
jubes, jube quod vis. » Seigneur,
donne ce que tu ordonnes et ensuite ordonne tout ce
que tu voudras.
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