DES RAYONS
ET DES OMBRES
CHAPITRE PREMIER
Le chagrin de Nelly
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A lune d'été dans son
plein baignait d'une lueur d'argent le
grand toit de la vieille maison ;
elle caressait de ses rayons les murs
couverts de lierre et sa grosse face ronde
semblait jeter un regard curieux à
travers les fenêtres aux antiques
vitrages jusque dans la chambre où
reposaient quatre enfants. Elle caressa
d'abord en passant deux petites
têtes blondes, blotties tout
près l'une de l'autre, sur le
même oreiller.
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C'était Lili et Mimi, deux jumelles
de trois ans que rien ne pouvait séparer et
qui semblaient vivre d'une seule vie. Puis elle
glissa sur le visage potelé de Jean, le
bébé, la joie de toute la famille,
profondément endormi dans sa couchette. Dans
un autre lit, à côté de celui
des jumelles, était Nelly, la soeur
aînée de toute cette petite bande.
Elle ne dormait pas comme les autres, mais
ses yeux grands ouverts
surveillaient la face blafarde de la lune. Le temps
lui semblait bien long.
- Pourquoi maman ne vient-elle pas
m'embrasser ? Je ne pourrai pas
m'empêcher de dormir si je dois attendre
encore.
Au même instant la porte s'ouvrit
avec précaution et un pas léger,
celui de maman, effleura le tapis. Nelly ferma les
yeux avec conviction et fit semblant de dormir
à poings fermés. Maman caressa sa
joue en passant, puis s'approcha des autres
enfants. Nelly entr'ouvrit ses paupières et
à la lueur de la lune elle vit sa
mère arrangeant les oreillers, tirant les
couvertures, bordant chaque petit lit comme elle
seule savait le faire. Lorsque ce fut le tour de
Nelly, la fillette jeta ses bras autour du cou de
sa mère et la serra bien fort en riant de
tout son coeur.
- Cette fois, maman, j'ai bien
réussi ! Tu as cru que je dormais
profondément.
- C'est vrai, ma chérie. Je suis
montée beaucoup plus tard que d'habitude et
j'ai pensé que tu t'étais
lassée de m'attendre.
- Oh ! maman, je déteste
m'endormir avant que tu sois venue m'embrasser. Et
ce soir j'avais encore quelque chose de tout
à fait spécial à te
dire.
- Qu'était-ce donc, ma
fillette ?
- Eh bien ! maman - et tout en
parlant Nelly s'accouda confortablement sur ses
oreillers - j'ai lu aujourd'hui l'histoire des
premiers martyrs. Dans mon livre, on parlait d'une
fillette de mon âge. Un jour, des
méchants hommes sont venus et ont
emmené son père pour le brûler
parce qu'il aimait le Seigneur ; alors la
fillette est allée vers ces hommes et leur a
dit qu'elle aussi aimait Jésus. Ils se sont
fâchés très fort et ont
crié que si elle ne changeait pas d'avis
elle devrait mourir. La petite fille a
répondu que jamais elle ne cesserait d'aimer
le Seigneur Jésus. Alors ils l'ont prise et
elle a été brûlée avec
son père. Est-ce qu'elle n'était pas
courageuse, maman ? Pendant que je lisais,
j'aurais presque désiré être
à sa place ; ce serait si beau de
mourir pour Jésus !
La figure de Nelly était toute
rouge et ses yeux brillaient
d'enthousiasme.
- Ce serait, en effet, un
privilège immense que d'être
estimé digne de donner sa vie pour Celui qui
nous a aimés et qui s'est livré
lui-même pour nous. Peut-être ne
seras-tu jamais appelée à passer par
là, Nelly, mais il y a pourtant quelque
chose que tu peux faire pour le Seigneur, quelque
chose qui est parfois plus dur que de mourir pour
Lui.
- Oh ! maman, qu'est-ce donc ?
Qu'est-ce qui peut être plus difficile que
cela ?
- C'est de vivre pour Lui, Nelly, de
t'offrir toi-même à Dieu comme un
sacrifice vivant.
- Mais je suis une si petite fille. Que
puis-je faire pour Jésus ? J'ai souvent
désiré faire une grande chose pour
lui montrer combien je l'aime, mais jamais elle ne
s'est trouvée sur mon chemin.
- N'attends pas d'accomplir une action
d'éclat, Nelly. Cherche à Lui plaire
dans ta vie de chaque jour. La vie est faite de
toutes petites choses, tout comme
l'éternité est composée
d'instants. Si toutes les actions insignifiantes
qui remplissent nos journées étaient
faites pour plaire au Seigneur Jésus, quel
tout merveilleux deviendraient nos vies, une
mosaïque de pierres précieuses !
Veux-tu que je te dise, ma chérie, une
occasion que tu as manquée
aujourd'hui ?
- Oh ! oui, maman, fit Nelly tout
bas.
- Cet après-midi, pendant que tu
étais plongée dans la lecture de ton
nouveau livre, Mimi est venue à toi avec un
bien gros chagrin. Elle avait arraché la
jambe de sa poupée, tout le son
s'échappait par la déchirure et elle
te demandait de réparer ce terrible malheur.
L'as-tu fait ?
- Non, maman, je ne pouvais pas le faire
à ce moment-là. J'en étais
arrivée au point le plus intéressant
de mon livre et vraiment il m'était
impossible de m'occuper d'autre chose. Du reste, ce
n'était pas très important. Mimi
pouvait prendre un autre jouet.
- Si tu avais pensé au Seigneur
Jésus, tu n'aurais pas été si
égoïste, Nelly. Tu as appris ce beau
verset : « Christ n'a pas
cherché à plaire à
lui-même ». À qui ma petite
fille cherchait-elle à plaire cet
après-midi ?
Nelly baissait la tête et ne
répondait pas.
- Tu aurais levé les yeux un
instant de dessus ton livre que tu aurais vu les
grosses larmes couler sur les joues de ta petite
soeur. Ses lèvres tremblaient quand tu l'as
repoussée si brusquement. Son chagrin
était très grand et elle avait
compté sur toi pour lui aider.
- J'en suis bien triste, maman, dit
Nelly ; je vois bien que j'ai
été très méchante. Mais
est-ce qu'une chose si petite que de raccommoder la
poupée de Mimi peut faire plaisir au
Seigneur Jésus ?
- Certainement, ma chérie ;
ce qui nous paraît à nous très
peu important peut cependant être fait en son
nom. Mais je suis venue ce soir pour te parler d'un
tout autre sujet. Papa et moi
avons un grand souci et je suis obligée de
te le dire.
Nelly regarda sa mère avec
stupéfaction, mais ne trouva pas un mot pour
répondre.
- Tu as près de douze ans
maintenant, continua la maman, tu es ma fille
aînée, aussi je vais te raconter ce
qui cause notre tristesse et tu seras ma petite
consolatrice.
L'enfant entoura sa maman de ses bras et
se serra contre elle. Pour la première fois
de sa vie elle sentait le malheur planer sur
elle.
La mère parla d'une voix un peu
tremblante. Il lui en coûtait d'assombrir la
vie, jusqu'alors si heureuse, de sa petite
fille.
- Ce sera un grand chagrin pour toi, ma
chérie, mais je te demande de le supporter
bravement, non pas seulement parce que tu nous
aimes, ton papa et moi, mais à cause du
Seigneur Jésus qui a permis que cette
épreuve nous frappe. Je ne puis tout
t'expliquer, mais il suffira que tu saches que la
banque dans laquelle ton père avait
placé presque tout son argent vient de faire
faillite. Nous avons tout perdu et sommes
maintenant très pauvres, si pauvres
même que nous devrons quitter notre
chère vieille maison ; elle sera vendue et
nous sommes obligés de partir et de chercher
un petit logement où nous
pourrons vivre très modestement.
- Quitter la maison !
s'écria Nelly, notre maison dans laquelle
papa est né et où nous avons toujours
vécu ! Maman, ce n'est pas
possible ; nous en aimons toutes les
pierres !
Et la pauvre fillette éclata en
sanglots.
Puis après un instant, elle
reprit : Tous les domestiques devront-ils
partir ? et ma chère
institutrice ?
- Oui, ma chérie, répondit
tristement sa mère. Nous ne pouvons les
garder ; seulement notre vieille bonne refuse
de nous quitter. Je ne puis la renvoyer ; tu
sais combien elle nous est attachée et
certainement ce sera un grand réconfort de
l'avoir encore chez nous.
- Oh ! maman, maman, sanglotait
Nelly, pourquoi Dieu a-t-il permis ce grand
malheur ? Il aurait pu l'empêcher s'il
l'avait voulu, puisqu'il peut tout. Nous
étions si heureux ! sûrement je
n'ai jamais compris quel était notre bonheur
comme maintenant où il nous est
enlevé. Pourquoi Dieu a-t-il fait
cela ?
La même pensée avait sans
cesse cherché à s'insinuer dans le
coeur de Mme Merton durant toute cette triste
journée. Elle l'avait repoussée
résolument avec le secours
d'En Haut et maintenant elle répondit avec
douceur :
- Parce qu'Il nous aime, Nelly. Je ne
comprends pas la raison de Ses voies envers nous,
mais jamais je ne pourrai douter de Son amour.
« Même s'il me tue je me confierai
en lui ».
À la lueur incertaine de la lune,
Nelly put lire sur le visage de sa mère une
expression de paix presque céleste ;
l'enfant se sentit honteuse de ses
murmures.
- J'essayerai de supporter patiemment ce
que Dieu nous envoie, maman chérie, fit-elle
tout bas.
- Tu ne le pourras jamais par ta propre
force, mon enfant, mais le Seigneur t'aidera. Tout
à l'heure tu désirais faire une
grande chose pour lui ; elle est maintenant
placée devant toi par le Seigneur
lui-même. Ton pauvre père est presque
écrasé par cette
épreuve ; il pense à nous et
à tout ce que nous perdons. Tu peux
alléger son fardeau en te montrant gaie et
contente et ainsi tu réconforteras
chacun.
- Je ferai de mon mieux, maman, je te le
promets et je demanderai au Seigneur Jésus
de m'aider.
- Ceux qui s'attendent à lui ne
seront jamais déçus. Et maintenant,
Nelly, avant de te quitter je voudrais que tu
apprennes un très court
passage de la Parole de Dieu. « Rejetant
sur Lui tout votre souci, car Il a soin de
vous ».
Nelly répéta plusieurs
fois ces paroles si consolantes, puis la maman
s'agenouilla et recommanda sa fillette aux tendres
soins du Seigneur. La prière était
à peine achevée que la tête
fatiguée de l'enfant s'abandonna sur
l'oreiller et Nelly oublia tous ses chagrins dans
le profond sommeil de l'enfance.
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