En écrivant cette lettre, Mme Schlatter
ignorait que Boos fût détenu.
Dès qu'elle l'apprend, son coeur
saigne ; elle veut connaître
l'état de son vénérable
ami : dans ce but, elle écrit, sous la date
du 24 décembre 1815,
au chanoine Hasslinger :
« Que je voudrais pouvoir vous
exprimer, haut et noble seigneur, ma profonde
reconnaissance pour la bonté que vous avez
eue de me donner des nouvelles sur mon toujours
cher ami Boos.
Que le Dieu, rémunérateur
de tout ce qui est bien, réjouisse votre
coeur !
Bien que votre lettre ne me dise rien
sur l'issue du procès intenté
à notre cher Boos, elle contient divers
passages qui m'ont beaucoup tranquillisée.
Vous voudriez, dites-vous, (ainsi que je le
présumais de vous), pouvoir le sauver, si
cela était possible, sans le concours de
l'Eglise. Je vous remercie de tout mon coeur de ce
simple souhait. Votre Seigneurie daigne m'apprendre
que M. le pasteur Boos jouit d'une bonne
santé, et qu'il est en paix par les
consolations, du Saint-Esprit.
Je ne crains pas qu'il éprouve de
l'ennui, car un chrétien confiant en Dieu,
ne peut en être atteint, même dans le
plus sombre cachot ; mais sa séparation
de sa chère communauté, le sentiment
de l'injustice ou de l'imprudence dont ses
adversaires, le rendent victime, pourraient lui
être beaucoup plus sensibles que le
sacrifice, fort dur d'ailleurs pour lui, de tout ce
qu'il possède, pour subvenir aux frais de
son incarcération et de son procès.
C'est ce sentiment, je le crains, qui remplit
d'amertume son coeur doux et tendre. Que je suis
heureuse d'apprendre par votre lettre que le Seigneur
a attiré ses
regards en haut sur Jésus-Christ ; car
ce n'est que là qu'il pourra toujours
trouver le courage et la paix.
Je sais maintenant mieux me
représenter sa véritable situation et
ce que je dois demander avant tout pour lui,
savoir, la prudence. Il me semble, autant du moins
que je puis en juger dans ma faiblesse, que c'est
là la seule qualité dont ce cher
frère et ami en Christ n'a pas toujours fait
preuve. Vous remarquez avec raison que si Boos
avait eu la prudence de Sailer, les choses n'en
seraient pas venues à ce point. À la
place de Sailer, Boos n'aurait pas pu obtenir les
mêmes résultats. Mais si Sailer eut
été pasteur à Gallneukirch,
aurait-il amené autant d'âmes à
la connaissance de Christ ? C'est une autre
question à laquelle Dieu seul peut
répondre.
Il n'y a qu'un seul Seigneur, mais il y
a diversité de dons ; Christ les
distribue par le Saint-Esprit dans les divers
membres de son corps. Tout comme dans notre corps
la bouche n'a pas le même office que la main,
ainsi Boos et Sailer ont des oeuvres diverses
à accomplir. Étant l'un et l'autre
des membres humains du corps de l'Eglise, ils
offriront peut-être quelques
variétés dans leurs formes ;
mais dans le temps et dans
l'éternité, chacun d'eux conservera,
comme saint Jean et saint Paul, ce qui lui
appartient en propre. Je crois, ainsi que Votre
Seigneurie, que Sailer eût
prêché d'un autre ton à Gallneukirch ;
mais je
crois aussi que Sailer aurait jugé Boos bien
différemment.
Votre Seigneurie m'a fait sourire en
comparant Boos à un homme malade de la
jaunisse et qui voit tout en jaune. Ce n'est pas la
faute du premier d'avoir la jaunisse ; Boos,
ce me semble ne pouvait pas non plus agir
autrement. Il était naturel qu'il eût
toujours devant les yeux et au fond du coeur ce
qui, depuis 1796, lui a causé tant de peine
ou de joie.
La vérité a
été tellement enracinée chez
lui par toutes les épreuves où il a
passé, qu'il ne peut pas l'abandonner.
Bien que je sois convaincue que Boos
n'ait pas toujours annoncé d'une
manière convenable l'Évangile, ni le
pur catholicisme, et qu'il l'ait quelquefois
présenté faiblement et avec une
certaine rudesse je suis intimément
persuadée que, quant aux doctrines
fondamentales, Christ et ses Apôtres, Ignace
et Augustin, lui auraient donné pleinement
raison et l'auraient embrassé, comme un ami
et un frère.
Je ne puis comprendre qu'on ait
accusé notre cher Boos d'avoir, par la foi
en Christ, voulu anéantir les bonnes
oeuvres. Les lettres qu'il m'a écrites
prouvent tout le contraire. Les difficultés
élevées à ce sujet par les
membres les moins instruits de sa paroisse
proviennent sans doute de la fausse idée
qu'ils se sont faite des bonnes oeuvres ; ils
prennent pour bonnes oeuvres les moyens qui doivent
les produire. Ainsi
la
confession, la communion, la prière, la
fréquentation du service divin sont,
à leurs yeux, les bonnes oeuvres que le
chrétien doit faire.
Il me semble alors entendre Boos
combattre vigoureusement une telle erreur et leur
dire : « Vos confessions, vos
prières, vos pèlerinages, vos messes
né vous servent de rien, si vous n'avez pas
la foi en Christ, dont l'amour seul est
efficace ; voyez ce que dit Jésus dans Matthieu,
VI, 5-7, et Esaïe,
au chapitre I, v 15. -
Le Seigneur n'a-t-il pas déclaré que
« si notre justice ne surpasse celle des
scribes et des pharisiens, nous n'entrerons pas
dans le royaume de Dieu ? »
Jésus et ses Apôtres insistent sur
l'esprit des Commandements ; ils en exigent la
stricte observation. Mais il n'y a que la foi qui
puisse nous rendre capables de les accomplir.
Il est vrai, comme le remarque Votre
Seigneurie, qu'il est plus facile pour la multitude
de croire que de faire ; mais, ceci n'est pas
croire : c'est seulement dire que l'on croit.
Or, c'est précisément contre ces
personnes-là que Boos s'élève
avec le plus de force. D'après les faibles
connaissances que j'ai de la parole de Dieu rien
n'est plus difficile que la véritable foi.
Dès qu'un homme croit réellement que
ses péchés ont porté
Jésus-Christ sur la croix, que le Sauveur a
souffert un tel supplice volontairement et par
amour, et qu'il veut être tout pour le
croyant et lui donner tout, le
repentir et l'amour s'emparent de son
âme ; il ne veut plus vivre pour
lui-même, ni selon les convoitises de son
coeur ; mais pour Celui qui l'a tant
aimé : c'est ainsi qu'il remporte la
victoire sur le monde
(1
Jean, V, 4).
Telle est la nature de la foi. Si Votre
Seigneurie rencontrait un pauvre homme
accablé de dettes ; et que,
touché de sa misère, elle lui
dit : Je vais payer tes dettes et te prendre
à mon service ; tu seras mon serviteur
pendant un an et tu vivras, non point selon tes
caprices, mais selon mes directions, et tu
t'efforceras de suivre mon exemple ; si au
bout de l'année tu te conduis à ma
satisfaction, je te donne la moitié de mon
bien, et tu seras mon fils et mon frère.
Quelle sera la conduite de cet homme, s'il croit
à votre parole ? Ne fera-t-il pas, ne
souffrira-t-il pas tout, entièrement tout
par amour pour vous ?
Pardonnez-moi, je vous prie, cette
comparaison.
Toute ignorante que je suis, je sais que
la réconciliation par Christ est
prêchée dans l'église romaine,
ainsi que cela se fait aussi dans l'église
luthérienne et réformée ;
mais précisément parce qu'il y a dans
chaque église tant d'hommes qui tiennent
à l'écorce et oublient et rejettent
le noyau, tout chrétien
éclairé en est vivement
affligé, comme
l'était Boos, qui a parlé si souvent
avec feu et trop peut-être, du peu de valeur
de l'enveloppe et qui a tant insisté sur
l'excellence du noyau. C'est ce qui a cause une
vive peine à ceux qui ne tiennent
qu'à l'écorce. Son intention
n'était sûrement pas de les affliger,
mais de les convertir.
De tout temps, il y eut des gens qui
criaient à Jésus : Tu es un
insensé, tu séduis le peuple, et qui
disaient à saint Paul : Tu es hors de
sens.
(Act.,
XXIV.) Ces gens-là
appelaient sectaires ceux qui enseignaient la
doctrine du Rédempteur, du Roi, du Juge et
de l'Ami des hommes. Il y aura toujours de tels
aveugles ; mais, ils ne feront jamais rien de
plus que ce que faisaient les adversaires
dès premiers Apôtres, savoir, de
contribuer, sans s'en douter, à la
propagation de l'Évangile de Christ.
« J'ai l'honneur d'être, etc.
« Anna SCHLATTER. »
C'est ainsi qu'une femme, attachée
à l'Eglise réformée, plaidait
la cause d'un curé catholique. l'un et
l'autre avaient compris ces mots d'un apôtre.
Qui a le Fils a la vie. Prenez part aux
nécessités des Saints. La même
foi avait renouvelé et sanctifié
lé coeur de la pieuse chrétienne de
St-Gall et celui du prisonnier de Lintz:
placés sur le même fondement, ces deux
enfants de Dieu, sans s'être jamais vus ni
entendus,
confessent avec une égale joie, le Dieu de
leur délivrance.
L'un et l'autre restent dans leur
communion extérieure, mais n'ont-ils pas la
véritable communion, celle que fait
naître et qu'alimente sans cesse l'esprit de
paix et de charité !
Sans examiner si Boos n'aurait pas mieux
fait de sortir d'une église infidèle
sous tant de rapports aux saines doctrines de
l'Évangile, et si, en secouant le joug des
commandements d'hommes, ses travaux n'eussent pas
été plus bénis, plus efficaces
encore, admirons la puissance de l'Esprit du
Seigneur, brisant tous les obstacles qui s'opposent
à son coeur, et respectons les scrupules
d'un serviteur de Christ qui aima mieux souffrir
sous la main de fer d'un clergé
intolérant que de briser les chaînes
dont on l'avait chargé.
Boos crut de son devoir de rester dans
l'église où il était
né ; il y avait annoncé le salut
gratuit par Christ : le Seigneur avait
béni ses travaux ; bien des âmes
crurent à Celui qui justifie le
pécheur : c'en fut assez pour lui. Il
ne vit pas qu'en demeurant fidèle à
Rome, il s'embarrassait lui-même dans des
difficultés inextricables et que son exemple
entraînait de plus en plus ses enfants en la
foi dans un sol tout hérissé
d'erreurs. Quelque spirituel que puisse devenir un
catholique romain, n'a-t-il pas toujours sous les
yeux le triste tableau d'une idolâtrie
christianisée ? Aura-t-il toujours un
Boos à ses
côtés pour lui dire que les
pèlerinages, les messes, la confession
auriculaire, l'adoration de la Vierge et des Saints
ne sont pas des voies de salut ?
Les regards de son âme ne
seront-ils pas à chaque instant
détournés de Golgotha pour les fixer
sur les folles traditions humaines ? Ne
s'assied-il pas au bord d'un abîme où
il pourrait facilement s'engloutir ?
Nous ne sommes pas à même
de nous assurer si ce qu'Anna Schlatter dit du
manque de prudence dans les prédications de
Boos, est fondé ou non. A-t-elle
prêté une oreille trop docile aux
clameurs des adversaires ? Fait-elle sur ce
point des concessions au chanoine Hasslinger pour
obtenir davantage sur d'autres points ? La
manière franche de Boos lui a-t-elle en
effet paru trop rude, trop acerbe ? Nous
ignorons ce qui en est exactement. Mais nous ne
serions pas surpris que cette brave
chrétienne n'eût pas toujours su se
tenir en garde contre les bruits mensongers qu'on
faisait courir sur le compte du
vénérable pasteur.
Le jugement du professeur Sailer est
pour nous d'un plus grand poids. On se souvient
qu'en 1811 (1)
il
écrivait à Bertgen que Boos avait
déployé une grande prudence dans les
persécutions que lui suscitaient ses
ennemis. D'un autre côté, combien n'y a-t-il pas
de gens qui
taxent d'imprudence un zèle ardent et
pourtant contenu dans de sages limites ! De
nos jours surtout, combien n'en voit-on pas qui
s'effraient de la moindre déviation de
formes indifférentes par leur nature ou de
l'emploi de certaines expressions bibliques
auxquelles leurs oreilles trop délicates ne
sont pas accoutumées ! Pour eux presque
tout, dans le prédicateur
évangélique, est scandale et folie.
Boos était prisonnier dans un couvent
à Lintz. Entrons dans son cachot que ses
ennemis appellent du nom de cellule. Cachot ou
cellule n'importe : il y est détenu
comme un malfaiteur. On lui a interdit toute
correspondance avec qui que ce soit. Bien qu'on
n'ait pu le trouver coupable d'aucun crime ni
même dune simple infraction aux lois
ecclésiastiques, on l'a arraché
violemment à ses ouailles
et déclaré indigne de remplir aucune
fonction pastorale ; on lui fait subir une
détention préventive, en attendant le
dernier mot de l'empereur. Que fait-il dans sa
prison ? Ce que faisaient les apôtres
dans les cachots de Jérusalem, et Paul et
Silas sous les verrous de la ville de Philippes. Il
prie pour ses persécuteurs ; il
s'entretient avec son Dieu ; il implore sur
ses frères en la foi les grâces du
St-Esprit.
Quelques officiers, étrangers
à la piété, mais
indignés des mauvais traitements que le
clergé lui faisait endurer, obtiennent la
permission d'aller le voir ; quelques amis se
joignent secrètement à eux et lui
procurent ce dont il a besoin pour écrire.
Mais ses gardiens lui enlèvent bientôt
cette consolation et s'opposent à toute
espèce de visite. Sa prison est
fermée sous de triples verrous. Cependant,
deux jeunes moines, dont il s'était
auparavant concilié l'affection en les
amenant à une foi vivante, brûlent du
désir d'adoucir sa captivité. Ils
sollicitent en vain l'entrée dans sa
prison ; ils voudraient partager ses douleurs,
mais ils ne peuvent que prier leur commun
Père céleste de le consoler et de le
remplir du doux sentiment de sa paix.
Un jour, Boos voit descendre de
l'étage supérieur, sur le bord de son
étroite fenêtre, un objet dont il
distingue avec peine au premier instant la
nature ; il ouvre sa croisée, et voit
une dinde rôtie attachée à une ficelle ; il
comprend que
c'est une main amie qui la lui fait parvenir ;
il la détache, la prend ; mais qu'elle
n'est pas sa joie de trouver dans ce mets
inattendu, soigneusement cachés, du papier,
des plumes et de l'encre. Il connut bientôt
ses ingénieux bienfaiteurs :
c'étaient les deux jeunes moines.
Plus d'une fois ils employèrent
cette voie pour communiquer avec lui : la
même ficelle reportait ses lettres que les
fidèles amis expédiaient à
leurs adresses.
Ce fut ainsi que Boos correspondit
pendant plusieurs mois avec ses frères. Mais
il découvrit un moyen encore plus
court : on le devinerait difficilement :
ayant remarqué dans sa cellule des souris
qui entraient et sortaient chaque jour, par une
petite issue qu'elles s'étaient
pratiquées dans le mur, il conçut
l'idée de faire passer ses lettres par cette
ouverture. Ses amis profitant des courts instants
où il ne se trouvait personne dans le
corridor lui transmettaient ainsi les leurs. Mais
que de précautions pour ne pas être
surpris ! Il ne pouvait écrire que la
nuit, de jour ses surveillants l'auraient
aisément découvert. À la
faible clarté d'une lampe, il jetait
précipitamment sur le papier des paroles
pleines de vie et de chaleur qui allaient fortifier
ses amis alarmés sur son sort : son
encrier était posé sous son
lit ; il allait y puiser l'encre goutte
à goutte, et dès que le moindre bruit
frappait son oreille, il cachait
plume et papier sous sa paillasse. Ce fut alors
qu'il écrivit à Anna Schlatter.
Septembre 1815.
« Celui qui est de nouveau couvert de
l'opprobre du monde et retenu en prison, veut
t'informer que contre toute attente il a bien
reçu ta lettre datée de V... Que ta
lumière, ta charité, ta vie
chrétienne brillent d'un éclat tel
que je puisse voir que Dieu est aussi le Dieu du
Samaritain !
J'ai toute confiance en lui. -
L'évêque lit tes lettres avec plaisir.
Tu vois que tu as une belle occasion pour ouvrir
les yeux de ceux qui ne voient pas la brillante
lumière de l'Évangile. Ils taxent
notre réveil d'illusion, de folie,
d'exaltation de femme, et cependant, ils vont s'en
prendre à toi, à toi qui n'es qu'une
faible femme ! Tu es la seule qui ait
trouvé grâce devant eux.
Montre-leur toute ta force ;
montre-leur que ni toi, ni nous, ne sommes
trompés par la foi que nous avons en Christ,
mais que ce sont eux qui sont plongés dans
l'aveuglement. Montre-leur par l'exemple de Marie,
d'Elisabeth, d'Anne, de Madelaine, de la
Samaritaine, des femmes qui coururent au tombeau de
Jésus, et par celui de Lydie, que Dieu
choisit souvent les choses faibles pour confondre
les fortes ; rappelle-leur comment
Jésus reprocha aux onze apôtres leur
incrédulité et la dureté de
leur coeur, parce qu'ils n'avaient pas cru les
saintes femmes. Montre-leur que si nous sommes en
rapport l'un avec l'autre, ce n'est point parce que
nous faisons partie d'une société
secrète et politique. »
« Je te remercie avec
larmes, » écrivait-il quelques
jours après à la même personne,
« de l'affection que tu me
témoignes en me proposant de me recevoir
sous ton toit. Cette offre si consolante pour moi
vient de m'être apportée dans ma
prison. Le messager allant repartir, Je n'ai que le
temps de t'exprimer ma vive gratitude et de te
dire : Espère avec moi ; car les
prisonniers tels que moi ne peuvent pas s'envoler
comme ils le voudraient : un autre les conduit
où ils ne veulent pas.
J'attendrai que l'empereur ait
examiné mon affaire et ait prononcé
définitivement sur mon sort. Je causerais un
profond chagrin à ma fidèle
communauté, si je n'attendais l'arrêt
du monarque à qui ils ont adressé une
supplique en ma faveur. J'aimerais mieux mourir
dans ma prison qu'affliger mes frères. Mais
si je suis condamné, je te demanderai de
m'accueillir comme un proscrit : on ne peut
ravir au malheureux exilé le droit de
recourir à la bienveillance d'autrui. Je
répugnerais toutefois à rester dans
l'inaction et à manger le pain de la
charité ; je voudrais travailler et ne
vivre que du fruit de mon labeur. Cherchez-moi donc
une retraite ou
seulement
une chambre où je puisse me livrer au
travail. Je suis condamné ici à une
inaction complète ; voilà
près de trois mois que j'en goûte les
douceurs ! Il y a dix-huit ans que je suis en
Autriche ; j'y ai acquis le droit de
bourgeoisie, mais je n'y séjournerai pas
plus longtemps, parce que j'y serais ou prisonnier
ou sans rien faire, ou surveillé comme un
esclave : j'y mourrais ; mon Adam ne
pourrait s'y résigner. Aussi ta lettre
a-t-elle été pour moi comme un baume
délicieux. »
Boos écrivait, le 2 octobre 1815,
à un de ses frères (Jungson) :
« Tu n'ignores sans doute pas
que je suis étroitement détenu en
prison. Que cela ne te cause aucune
inquiétude ; au reste tu peux
être appelé à la même
épreuve, si tu persévères dans
la foi et dans la charité. Celui qui trace
ces lignes, est pour la troisième fois
renfermé comme un malfaiteur ; son
crime est le même que le tien ; sa
croyance est la tienne ; il a
prêché ce qu'il a cru et le Seigneur a
daigné ouvrir par son moyen le coeur et les
yeux de plusieurs, comme il l'a fait en
bénissant ton ministère. Est-il
possible qu'une doctrine aussi sainte, aussi propre
à nous conduire au bonheur éternel ne
puisse être tolérée au milieu
de la chrétienté ? Il en est
cependant ainsi dans un pays où l'on compte
beaucoup de chrétiens pieux. Voilà
plus de dix semaines que je suis en fermé dans une
prison
froide, et j'ai été détenu
à Augsbourg pendant près d'un an et
demi.
Frère, c'est une chose
sérieuse : Satan en fait jeter encore
en prison quelques-uns comme aux jours des
apôtres
(Act.,
XII, 4). Il nous faut encore
abandonner, pour le nom de Jésus, nos
demeures et nos champs. Nous voyons clairement que
nous sommes frères en Christ,
puisqu'à cause de lui nous endurons les
mêmes outrages et jouissons des mêmes
bénédictions. Nous nous tendons,
à l'exemple de Pierre et de Paul
(Gal.,
II, 9), la main d'association
en signe d'une parfaite union. Si cela m'est
possible, j'aurai la joie de vous voir
encore ; car mon coeur soupire après
vous tous.
Priez pour moi, je vous en conjure, ma
croyance et la vôtre sont vivement
attaquées de toutes parts, depuis les
régions les plus basses jusqu'au sein de la
cour. Partout on vous regarde comme des sectaires,
des gens bizarres et rêveurs, des mystiques,
des hypocrites, des partisans de
sociétés secrètes. Qui est-ce
qui nous juge ainsi ? Les personnes qui
passent pour les plus pieuses et les plus sages.
Quant à moi, ils disent que je ne sais que
pleurer et prier. Priez donc tous pour moi, pour
que mon flambeau ne s'éteigne
point. »
Cependant la captivité de Boos
reçut : quelque adoucissement par les
procédés d'un homme qui, par sa
vocation, semblait ne devoir prendre que peu
d'intérêt au sort de notre prisonnier.
Il se trouvait dans la garnison de Lintz
un officier qui avait été un de ses
catéchumènes à Unterthingan,
en 1790. Ce brave militaire n'avait pu oublier les
pieux travaux de son curé et l'affection
qu'il lui avait témoignée vingt-six
ans auparavant. Dès qu'il apprit
l'incarcération de Boos, il courut au
couvent des Carmélites et sollicita la
permission de le voir. Heureux de l'avoir obtenue,
il se précipita dans les bras du
détenu. Celui-ci eut d'abord quelque peine
à recueillir ses souvenirs; mais il ne tarda
pas long-temps à se rappeler son cher
catéchumène. Avec quelle joie il le
serra contre son coeur ! Le capitaine lui
offrit tous ses services. Mais quels services
peut-on rendre à un homme retenu en
prison ? Boos nous l'apprend dans une de ses
lettres : « Mon capitaine, autrefois
mon élève, est mieux disposé
envers moi que ne l'étaient Lysias et Julien
envers l'apôtre Paul. Il m'envoie trois fois
par jour son domestique. Son coeur n'est pas encore
converti ; cependant il verse des larmes
toutes les fois qu'il me remet vos lettres. Puisse
le Seigneur lui faire, ainsi qu'à sa femme,
grâce et miséricorde, tout comme il
est plein de compassion envers
moi. »
Cet officier écrivait, le 26 juin
1816, à l'un de ses
amis : « Nous sommes
désolés, moi et les miens, de tout ce
que souffre maintenant mon premier maître
Martin Boos, dont l'excellent caractère est
tout amour. Je me souviens dès mon enfance
combien de larmes il a séchées
à Unterthingan, mon lieu natal, où il
était chapelain, et avec quelle infatigable
charité il consolait jour et nuit les
malades. Je me souviens combien il y avait
d'âme et de chaleur dans ses enseignements et
avec quel zèle il s'acquittait de ses
fonctions de prédicateur. Je pense souvent
au jour où Boos, ayant rendu les derniers
devoirs à mon bienheureux père, me
donna sa dernière pièce de monnaie,
en m'encourageant à redoubler
d'assiduité dans mes
études. »
Ne pourrait-on pas appliquer ici ces
paroles de l'Écriture :
« Leurs oeuvres les
suivent ? » Le capitaine ne pouvait
oublier cette pièce d'argent. Chaque fois
que Boos le priait de ne pas lui prodiguer ses
soins, le reconnaissant officier lui
répliquait : « Vous m'avez
donné votre dernière
pièce. »
24 novembre 1815.
À Anna Schlatter.
« Notre cher capitaine a
prié l'évêque de me laisser
aller dîner chez cet officier le jour de la St-Martin.
Le prélat y
ayant consenti, je pus, pour la première
fois depuis long-temps, respirer un air libre et
pur. Bien que je n'eusse que cinq cents pas
à faire, je suai comme si j'eusse fait cinq
cents lieues. L'air frais ne me convient plus
depuis qu'on me retient dans ma cellule.
Je bénis Dieu de ce qu'il me
conserve la santé et la paix du coeur. Je
l'attribue à tes prières et à
celles de vous tous. Il y a eu, il est vrai, depuis
le 24 juillet, des heures inégales dans
cette prison solitaire ; quelques-unes ont
été brûlantes, d'autres
sereines et douces comme au ciel. Ah ! oui, je
suis un pauvre pécheur, et l'amour divin
trouve en moi beaucoup de choses qui doivent
être brûlées, aiguisées,
polies ou réprimées.
La consolation n'a pas toujours rempli
mon coeur ; bien des fois je ne voyais que mes
péchés, ma prison et ma condamnation
éternelle et ne pouvais pas croire ce que je
prêchais aux autres. Bien souvent Je ne
pouvais pas dire avec saint Paul : Je suis
assuré que ni la mort, ni la vie, etc.
(Rom., VIII, 35.) ; car je ne
découvrais en moi que des souillures et des
chaînes, et alors toute assurance de salut
s'écroulait. Mais je n'en saisissais que
plus vivement le Sauveur, mon unique refuge, et ce
n'était qu'après avoir versé
beaucoup de larmes que je retrouvais la paix. Tu as
lu dans mon coeur et tu
as
bien vu ce qui s'y passe. Le prince des
ténèbres m'a non-seulement
fixé sous les yeux mes péchés
couverts des couleurs les plus noires, mais il me
dépeignait le bien que j'ai pu faire par la
grâce et par la foi comme un fruit de
l'esprit du malin. Je me trouvais ainsi battu de
tous côtés ; mais je me tournai
vers le Seigneur ; je recourus à son
pardon et il déchargea mon coeur du poids
qui l'écrasait. Alléluia ! C'est
dans les larmes et dans la repentance que le
Seigneur nous fait goûter là vraie
consolation ! »
« Il s'en faut bien que je
sois malheureux, comme le pensent les
adversaires, » écrivait Boos, sous
date du 3 décembre, à B. ; car
le royaume de Dieu, la vraie joie, le
véritable bonheur a son siège en
nous. Ils ont cru m'enlever ma paix ; mais ils
n'ont pu réussir : au sein de ma
captivité et tout couvert d'outrages, je
suis plus heureux que je ne l'étais
autrefois. Je sens mieux le prix de la seule chose
nécessaire, et l'ai plus habituellement
devant les yeux.
Le sang de Christ est notre
vêtement d'honneur ; mais à la
vue de l'abus qu'on a fait de la foi,
souvenons-nous que d'un côté nous
devons rechercher la sanctification avec autant de
soins que si elle pouvait nous acquérir la
félicité céleste, et de
l'autre que nous devons croire et mourir comme ceux
qui mettent en Jésus toute leur assurance de
salut. C'est ainsi que nous réunirons la
justification dont parle
saint Paul
(Rom.,
III, 23 ; V,
1) à la manifestation des
oeuvres sur laquelle l'apôtre Jacques
(Jacq.,
II, 14, 20) insiste avec tant
de force. Selon ces deux serviteurs de Dieu, les
hommes les plus saints ne doivent point s'appuyer
sur leurs vertus
(Gal,
III, 10), ni dans la vie, ni
dans la mort ; et chacun de nous doit prier en
ces termes : O mon Dieu ! pardonne-moi
mes vertus et mes bonnes oeuvres, qui toutes sont
couvertes de mille et mille souillures. »
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