Près de trois mois s'étaient écoulés depuis le jour où Boos entra dans la prison du couvent des Carmélites. Sa paroisse n'avait pu, sans une profonde douleur, être témoin de cet acte inconcevable de violence et d'injustice. À côté du petit nombre d'adversaires qu'elle renfermait et qui étaient excités par les prêtres fanatiques du voisinage, elle comptait près de quatre mille âmes qui gémissaient à la vue de ces persécutions. Plus d'une fois elle avait protesté contre l'intolérance des ennemis de Boos : toujours leur voix avait été méconnue. Pensant que l'empereur ne serait pas sourd à sa requête, elle s'adressa directement à lui en ces termes
« Sire,
L'Eglise de Gallneukirch ressent une
vive et légitime affliction de ce que, sans
motif connu, on lui a enlevé et
incarcéré le digne curé Boos,
qui jouissait de l'estime et de l'affection
générales, et qui, depuis tant
d'années, était son confesseur, son
consolateur et son conducteur spirituel. Il y a
déjà six semaines qu'il est
détenu dans le cloître des
pères Carmélites à
Lintz ; c'est en vain que les neufs
communautés dont se compose notre paroisse,
ont adressé, par l'organe de leurs
représentants, de vive voix et par
écrit, de respectueuses requêtes au
vénérable évêque de
Lintz et aux autorités civiles, pour obtenir
communication des motifs d'un si dur traitement.
Nous espérions par là trouver quelque
consolation. Nos démarches n'ont eu aucun
résultat. À notre douleur se joint un
étonnement bien naturel ; car le
vénérable consistoire. a
déclaré que le pasteur Boos ne s'était rendu
coupable
d'aucun délit ni dans sa conduite morale ni
en politique ; il jugeait seulement que notre
pasteur aspirait à une vie intime et
secrète avec Dieu et Jésus-Christ.
Les membres de la paroisse, au nombre de
quatre mille, ne peuvent croire que leur pasteur
ait commis aucune faute envers la suprême
volonté de Votre Majesté, ni qu'elle
puisse avoir quelque sujet de plainte à
l'égard de la conduite d'un homme aussi
consciencieux et si plein d'amour pour Dieu et pour
Jésus-Christ.
Nous nous jetons donc à vos
pieds, Sire, et nous supplions Votre Majesté
et les hauts fonctionnaires de son gouvernement, de
venir au secours d'une paroisse abandonnée
et privée de son père spirituel, et
de lui rendre son digne pasteur. Nous vous
supplions de hâter la fin de son
procès ou du moins d'adoucir sa
détention, attendu que les prières
que la communauté a adressées au
vénérable consistoire à ce
sujet n'ont eu aucun effet. Nous pourrions tous
répondre sur nôtre vie que, ni
l'État ni l'Eglise, n'ont rien à
craindre de cet homme ; nous sommes intimement
convaincus, et l'expérience nous l'a
clairement montré, qu'il est
pénétré des sentiments
patriotiques les plus purs, qu'il supporte toutes
les charges publiques et privées avec une
patience et un zèle exemplaires, et qu'il se
soumet aux fournitures, logement et autres services
publics en s'imposant parfois des sacrifices
au-dessus de ses
moyens. Nous avons été témoins
de l'ardeur et de l'affection avec laquelle il
exhorte ses paroissiens à
l'obéissance envers le monarque et envers
les autorités, et comme il est toujours
prêt à faire des sacrifices pour les
soldats malades ou blessés. Sa conduite est
à l'abri de tout reproche.
Ses doctrines sont catholiques et
conformes à l'Écriture. La paroisse y
trouve sa paix et son bonheur. Mais il y a dans le
voisinage quelques ecclésiastiques pleins
d'envie et acharnés contre lui ; son
zèle, son activité, la bonté
de ses enseignements, la pureté de sa
conduite ont excité leur jalousie :
voilà la source des discordes qui ont
ravagé notre paroisse. Ses adversaires
prétendent que sa qualité
d'étranger lui interdit tout
bénéfice ecclésiastique dans
ce pays. Il est triste de voir traiter de cette
manière un prêtre si estimable,
presque sexagénaire, malade et courbé
sous le poids d'infirmités qu'il s'est
attirées par ses pieux travaux. On le
poursuit comme un grand criminel et comme si l'on
se faisait un jeu d'aigrir son esprit et de tuer
son corps. Tel serait bientôt en effet le
résultat d'un pareil traitement si Votre
Majesté n'en avait compassion et ne venait
à son secours.
La paroisse de Gallneukirch vous
supplie, Sire, de lui rendre son pasteur :
elle n'en désire pas un autre.. Tous les
curés exempts de
partialité ne voient pas mieux que nous
quelle raison il peut y avoir d'enlever à
ses fonctions et de déshonorer, au
mépris de la justice, un homme pieux et
respectable, doué de talents et de sens, et
de n'avoir aucun égard à la faiblesse
de sa santé ni à son grand
âge ; le forcer à quitter ce
pays, ce serait le plonger dans la plus profonde
indigence ?
Dans l'audience que Votre Majesté
a daigné accorder le 20 septembre 1812 aux
délégués de la paroisse, vous
avez accueilli avec une bonté toute
paternelle la supplique qui a été
déposée à vos pieds en faveur
du pasteur Boos, et vous avez décidé
que justice lui serait rendue et que ses
calomniateurs, auteurs de nos troubles, seraient
punis de la sévérité des lois.
C'est sans doute contre la
volonté de Votre Majesté que les
coupables sont restés jusqu'ici impunis.
telle est aussi la source des maux qui nous
affligent et des erreurs que les méchants
prennent à tâche d'entretenir. Nous ne
pouvons nous rappeler, sans une vive
émotion, le langage paternel que nous
tînt alors Votre Majesté
« Mes chers enfants, » nous
disiez-vous, Sire, « la justice et la
vérité viendront à votre
secours, si votre cause est juste et bonne. Vous et
votre pasteur pourrez toujours venir
réclamer la protection qui vous est
due ; soyez assurés de
l'obtenir. »
Ces paroles si bienveillantes se sont
gravées dans nos coeurs ; elles ne s'en
effaceront jamais. Nos
communautés, frappées dans leurs plus
chers intérêts en appellent donc
à votre justice et à votre
bonté, Sire, ainsi qu'à celles de
votre gouvernement, car il n'est pour nous, pauvres
orphelins abandonnés, aucun secours et
aucune consolation à attendre des
autorités de Lintz.
Si nous ne pouvions pas obtenir la
libération et le retour de notre pasteur,
nous demanderions du moins qu'on l'appelât
à Vienne où il défendrait
lui-même sa cause, à l'abri de l'envie
et de l'esprit de parti. Les deux tiers des membres
de la paroisse partagent les sentiments
exprimés dans cette requête,
signée par quelques-uns d'entre eux, au nom
de tous ; la paroisse entière demande
que son pasteur lui soit
conservé. »
De son côté, Boos crut devoir
éclairer l'autorité
supérieure ; ayant obtenu la permission
d'écrire, il adressa de sa prison à
l'archevêque de Vienne un exposé de sa
foi, et poussa la condescendance
jusqu'à indiquer quels étaient ses
correspondants.
« Le premier de tous, dit-il,
est Michel Sailer, maintenant professeur de morale
et de théologie à Landshut. Il y a
déjà trente ans que je corresponds
avec lui. J'avais été son disciple en
1780 à l'université de Dillingen, et
j'avais en lui, ainsi que presque tous ses
élèves, la plus affectueuse
confiance. Lorsque je fus chargé de
fonctions ecclésiastiques, je recourus
à ses conseils pour éclairer mon
inexpérience et continuer à
m'entourer de ses lumières pendant mon
séjour en Autriche. J'en faisais si peu un
mystère, que mon vénérable
doyen et pasteur Bertgen et l'évêque
de Gallneukirch connaissaient parfaitement ma
correspondance avec Sailer et que je leur donnais
souvent ses lettres à lire. Personne ne
songeait à une correspondance secrète
ou à une société
piétiste.
- Le second de mes correspondants
était Michel Feneberg, de bienheureuse
mémoire, pasteur à Seeg et à
Voehringen. Il était mon compatriote, mon
parent et mon ami, et fut comme moi l'objet d'une
enquête à Augsbourg. Lorsqu'il eut
subi l'amputation du pied droit, je fus son
chapelain, de 1797 à 1799, sans autre
rétribution que ma table. Après les
poursuites inquisitoriales d'Augsbourg, je me
rendis en Autriche pour exercer mon
ministère, sous l ! épiscopat de
Gall. Quoi de plus naturel que
d'entretenir un commerce épistolaire avec un
parent et un ami en la foi, avec un compagnon de
mes épreuves ! Feneberg était
animé d'une foi vivante en Christ, et me
parlait dans ses lettres de nos communes
espérances ; mais il n'était
jamais question d'association secrète. plus
naturel que
d'entretenir un
commerce épistolaire avec un parent et un
ami en la foi, avec un compagnon de mes
épreuves ! Feneberg était
animé d'une foi vivante en Christ, et me
parlait dans ses lettres de nos communes
espérances ; mais il n'était
jamais question d'association
secrète.
- Un troisième correspondant
était M. le président de Ruosch,
excellent juriste et encore plus excellent
chrétien. Je fis sa connaissance en 1790,
étant chapelain à Seeg, où il
vint avec son fils faire visite au pasteur
Feneberg : M. de Ruosch y ayant fait un petit
séjour, et partageant les principes
religieux de ses anciens amis Sailer et Feneberg,
nous nous sentîmes bientôt unis par les
liens d'une même foi au Seigneur. Il nous
confia l'éducation de son fils unique, ce
qui fût l'occasion d'une correspondance assez
suivie ; mais, ni M. Ruosch, ni moi, ne
pensions à former une association
secrète et qui pût mettre
l'État en péril.
- Un autre correspondant était X.
B. pasteur à D. L'origine de notre
amitié et de nos relations est aussi fort
naturelle. Nous avons étudié ensemble
sous Sailer, à l'université de
Dillingen ; pendant deux ans nos
épreuves et nos travaux furent les
mêmes. En 1797, nous fûmes
appelés l'un et l'autre devant l'Inquisition
d'Augsbourg ; nous
avions
le même logement, la même table, les
mêmes occupations ; nos peines, nos
joies, nos espérances chrétiennes
étaient les mêmes. Lorsqu'il fut
fixé en Souabe et moi en Autriche, nous nous
écrivîmes fréquemment, sans
songer le moins du monde à
désobéir aux lois ou à faire
partie de quelque association. N'est-il donc pas
permis à un ecclésiastique de
correspondre avec un confrère sur des objets
purement relatifs à leur
vocation ?
- Mon cinquième correspondant
était Jean Gossner (1),
pasteur
démissionnaire à M.. Il étudia
après moi à Dillingen, et fut aussi
chapelain à Seeg, chez Feneberg. Il partagea
mes épreuves à Augsbourg, et lorsque
j'arrivai en Autriche, il m'écrivit
quelquefois pour s'informer de mon état.
Gossner me communiquait, comme à un vieil
ami, ses écrits, me priant de lui faire part
de mes observations ; aussi notre
correspondance était toute religieuse, et
personne ne pensait que notre vieille amitié
pût être envisagée comme une
association secrète.
- Je vous indiquerai encore J.
Weinhofer, pasteur et
vice-archidiacre à Pinkafeld, en Hongrie,
homme plein de piété et
désireux de servir le Seigneur. Il
connaissait depuis long-temps le professeur Sailer,
par ses écrits ; mais ne jouissant pas
encore de la paix que donne une foi simple à
l'Évangile, il lui écrivit en 1811,
pour lui demander la permission de lui rendre
visite à Landshut. Sailer la lui accorda et
lui dit qu'il pourrait le voir dans un voyage qu'il
ferait à Lintz, ajoutant qu'il ferait bien
d'aller auprès de Boos, à
Gallneukirch, et de lui ouvrir son coeur. Weinhofer
se rendit donc chez moi et me fit part de
l'état de son âme. Le Seigneur lui
donna de croire à salut en Christ, et au
bout de quelques jours, il me quitta plein de joie
et de paix. N'était-il pas naturel que je
correspondisse avec un frère en la
foi ? Sailer et Weinhofer peuvent
déclarer s'il était question de
société
secrète. »
Boos nomme encore d'autres
correspondants. un jeune bavarois B. C. G. qui vint
le voir pour s'entretenir avec lui de la seule
chose nécessaire qu'il avait appris à
connaître par ses lettres et par les soins de
quelques autres serviteurs de Dieu ; Anna
Schlatter, de St-Gall, dont nous avons transcrit
plusieurs lettres et qui dut à la
charité de Boos la délivrance de son
fils ; Marie Oberndorfern, jeune
luthérienne de la commune de Thening. Cette
jeune personne montra dès ses tendres années une
grande
crainte de l'Éternel. et puisa de fort bonne
heure une instruction chrétienne
très-solide dans la parole de Dieu et dans
quelques livres de piété. Instruite
des souffrances qu'avait endurées Boos,
ainsi que de ses doctrines, elle fut
extrêmement surprise qu'il y eût dans
l'Église romaine un seul
ecclésiastique qui, quant aux points
fondamentaux, ne fût pas tombé dans
quelque erreur.
Croyant que Boos était mort
depuis long-temps, elle apprit avec joie qu'il
était pasteur à Gallneukirch et
désira vivement faire sa connaissance. Elle
se rendit donc auprès de lui en 1810, et
elle trouva dans ses entretiens d'abondantes
bénédictions.
Enfin sa lettre à
l'archevêque mentionne un chrétien de
l'Amérique septentrionale, nommé
Grellet, qui fut attiré en Allemagne par un
de ces mouvements que l'Esprit suscite quelquefois
dans le coeur des amis de Jésus. Des
chrétiens du Nouveau-Monde avaient appris
avec une vive joie, par des navigateurs hollandais
que Sailer et ses disciples s'étudiaient
à spiritualiser les formes du culte
catholique romain et y joignaient un christianisme
vivant et pratique. L'un d'eux (Grellet), forme
aussitôt la résolution d'aller visiter
ces frères, qui, bien qu'attachés
à une communion différente,
confessaient ouvertement le beau nom de Christ. Il
traverse l'Océan, débarque en
Hollande et se rend à Landshut auprès
de Sailer, à Munich chez
le baron Pfetten, chez Ruosch, chez Gossner, et
visite tous ceux qui lui sont indiqués comme
souffrant pour la croix.
Il veut aussi connaître Boos dont
le nom était célèbre dans
toute l'Allemagne ; mais informé que le
curé de Gallneukirch ne connaît ni
l'anglais ni le français, et que personne
dans cette paroisse ne pourrait lui servir
d'interprète, il se voit forcé de
renoncer à le voir, et se borne à lui
faire dire, par un de ses frères en la foi,
qu'il se sentait uni à lui par la plus vive
affection. Grellet repasse en Amérique et
raconte à ses amis quelle belle oeuvre le
Seigneur avait faite au sein de l'Église
romaine en Allemagne. Ayant appris qu'un des
curés de ce pays était dans le
besoin, il fait parvenir au baron Pfetten le
produit d'une collecte ouverte en Amérique,
en le priant d'en transmettre le montant ( 600
florins) à Sailer et à Boos, qui
devaient l'appliquer selon leur prudence : les
deux tiers de cette somme furent remis au
curé L., et le reste servit à
l'impression du Nouveau-Testament.
Cependant l'aveuglement des adversaires
de Boos était tel, qu'ils mirent encore tout
en oeuvre pour chercher des crimes où il n'y
en avait point et pour l'engager à renoncer
à ses principes en matière de foi. Un
jour, l'évêque de Lintz entra dans sa
prison et lui représenta les dangers qu'il y
avait à ne pas prêcher comme tous les
autres curés ; il
finit par l'exhorter à rétracter ses
croyances, vu que c'était là le seul
moyen de recouvrer la liberté et la
confiance de ses supérieurs. Boos repoussa
avec calme une pareille proposition, et s'adressant
à la conscience du prélat, il lui
dit : « Comment osez-vous me
demander de renier la
vérité ? » À
ces mots, l'évêque fut saisi d'une
telle colère, qu'il cracha à la
figure du fidèle confesseur de Jésus,
et qu'il sortit précipitamment de la prison,
bien résolu de se venger. En effet, peu de
jours après cette scène (lé 16
février 1816), le prisonnier reçut
communication de l'arrêt
suivant :
« Il a été
sérieusement prescrit au pasteur Boos, lors
de son entrée dans le cloître des
Carmélites, en qualité de
détenu, d'éviter toute espèce
de rapport, soit par écrit, soit de vive
voix avec les membres de sa paroisse ; le
pasteur Boos avait promis de se soumettre à
cet ordre. Néanmoins les autorités
supérieures ayant des preuves que plusieurs
de ses paroissiens l'ont visité et ont eu
avec lui divers entretiens qui ont
occasionné de nouveaux troubles, le pasteur
Boos, ne doit s'en prendre qu'à
lui-même, si, conformément à un
ordre supérieur, il est condamné
à une détention plus rigoureuse.
Lintz, le 14 février 1816.
SIGISMOND, évêque. J. SCHWERDLING, chancelier.»
Quelle était donc cette promesse que Boos avait faite en entrant dans sa prison ? N'était-ce pas de ne point chercher à produire une influence coupable, ou nuisible sur l'esprit des membres de son troupeau ? Pouvait-il s'interdire toute relation chrétienne, édifiante avec eux ? S'il eût pris un tel engagement, n'aurait-il pas montré qu'il préférait obéir aux hommes plutôt qu'à Dieu. Or, il ne l'avait point fait. L'intolérance, la passion seules pouvaient dicter un pareil arrêt. - Et d'ailleurs, aurait-il pu repousser ses enfants en la foi qui étaient venus lui apporter quelque consolation ? Le coeur ne se révolte-t-il pas à cette seule pensée ? Mais le fanatisme étouffe les sentiments les plus naturels ! Il est altéré de sang. C'est le sang de Boos que ses persécuteurs auraient voulu verser. Mais les temps ne sont plus où l'Eglise romaine pouvait impunément allumer les bûchers et recourir au glaive du bourreau, pour se défaire de ceux qui osaient croire en toute simplicité à la bonne nouvelle d'un salut par grâce. À ce défaut, elle impose un silence absolu à ces méchants hérétiques ; les plus rebelles sont jetés en prison, puis contraints à se condamner eux-mêmes à l'exil.
La menace de l'évêque Sigismond eut
bientôt son effet. Le prisonnier fut l'objet
de la surveillance la plus rigoureuse. Auparavant
il pouvait de temps en temps faire quelques pas en
dehors de son étroite cellule et respirer un
air plus pur. Maintenant cette douceur lui est
enlevée. Il n'aperçoit aucun
être humain que le valet du geôlier.
Peu de jours après la visite de
l'évêque, quelques agens de police
entrent dans sa prison et se disposent à le
transporter dans une autre pièce, plus
vaste, mais glacée. Boos les conjure de le
laisser où il était, disant qu'il ne
pourrait supporter le froid qu'il ressentirait
là où ils voulaient le conduire.
« Je suis cependant entre vos
mains, » ajoute-t-il, « faites
de moi ce que vous voudrez, je suis
résigné à tout. » -
Ils sont assez humains pour accéder à
sa demande.
« Vous serez
heureux », a dit Jésus à
ses disciples, lorsqu'à cause de moi on vous
persécutera et qu'on dira faussement contre
vous toute sorte de mal ;
réjouissez-vous et tressaillez de joie,
parce que votre récompense sera grande dans
les cieux ; car on a ainsi
persécuté les prophètes qui
ont été avant vous
(Matth.,
V, 11, 12). »
Quel calme ces paroles
répandaient dans l'âme de Boos !
Comme il se sentait restauré en se souvenant
qu'il souffrait pour le nom de Jésus, de ce
Jésus qui avait été
lui-même en butte « à la
contradiction » de la part d'un monde
plongé dans le mal ! Cependant le terme
de sa captivité approchait. Le soldat
préposé à sa garde prenait un
vif' intérêt au détenu. Il ne
pouvait comprendre pourquoi un homme si doux, si
pieux, était traité comme un
malfaiteur. Un dimanche matin, il lui dit, en lui
apportant son modeste repas :
« J'ai appris hier de bonnes
nouvelles.
- Lesquelles ? demanda Boos.
- Le prieur m'a dit que vous seriez
bientôt mis en liberté.
- Comment cela ? L'arrêt de
la cour serait-il venu ?
- Il est probable ; cependant le
prieur ne me l'a pas dit d'une manière
positive. Il m'a demandé pour la
première fois comment vous étiez. Je
lui ai répondu que vous ne vous portiez pas
bien et que votre extrême faiblesse vous obligeait
à garder
constamment le lit. Là-dessus, le prieur m'a
dit qu'il ferait en sorte que vous ayez la
permission de vous promener dans le
vestibule. »
Plus de six semaines
s'écoulèrent depuis cet entretien
jusqu'à la sortie du prisonnier, mais dans
cet intervalle, il fut toujours gardé avec
la même rigueur. Toujours point de promenade
dans le vestibule, aucune visite, aucun
adoucissement à sa captivité.
L'empereur avait enfin prononcé
la sentence ; elle portait que bien que Boos
fût tout-à-fait innocent de
participation à quelque
société secrète, il serait
détenu jusqu'à ce que
l'archevêque le jugeât digne
d'être mis en liberté ; que dans
aucun cas il ne pourrait plus séjourner dans
le diocèse de Lintz ; qu'il pourrait
desservir ailleurs un poste, et qu'enfin s'il
demandait son expatriation, elle lui serait
accordée.
Tel fut donc le résultat de cette
longue enquête. Boos est reconnu
innocent ; mais il déplaît
à son évêque, et on le traite
comme un criminel, il restera en prison
jusqu'à ce qu'on le trouve digne
d'être mis en liberté ! S'il est
coupable, qu'on le prouve et qu'on le
punisse ; s'il est innocent, qu'on le rende
à sa paroisse qui le réclame à
grands cris ; qu'on proclame son plein
acquittement, et que ses calomniateurs soient
repris. Mais non ; on voulait se
défaire d'un prédicateur orthodoxe
dans le sens de la
Bible ;
il fallait, à force de dégoûts
et d'amertumes, le chasser de l'Autriche, et l'on y
parvint.
Boos ne profita pas de l'offre qui lui
était faite de desservir un autre poste. Il
demanda son passeport, partit de Lintz le 30 mai et
se rendit en Bavière. Le gouvernement lui
fit remettre mille florins pour frais de
route ; mais il lui fut défendu de
rentrer dans sa paroisse, à Gallneukirch,
pas même pour y mettre ordre à ses
affaires. Son mobilier fut vendu à
l'enchère, et une portion du produit lui fut
envoyée en Bavière.
Le 4 juin, il arrive à
Munich ; c'était la veille de la
Pentecôte. Quelques amis réunis pour
se préparer à célébrer
cette fête, entendent frapper à la
porte de la maison où ils étaient
assemblés. Ils ouvrent et voient un
étranger d'une figure pâle, amaigrie
et portant tous les traits de la souffrance. Ils ne
le connaissent point. « Vous suis-je donc
inconnu ? » leur demande le pauvre
voyageur. À ces mots, ils le reconnaissent,
lui sautent au cou et le serrent dans leurs bras.
Quelle joie de le revoir ! Avec quelle
effusion de coeur ils bénissent le Seigneur
d'avoir conduit auprès d'eux ce respectable
témoin de la vérité ! Il
leur raconte ses épreuves et ses
délivrances. Comme il était heureux
de trouver des frères, des amis qui le comprissent
et dans le sein
desquels il pût épancher son
coeur !
Laissons quelques instants Boos et
retournons à Gallneukirch. Dès que
l'arrêt de la cour de Vienne y fut connu, les
nombreux amis du curé furent saisis de la
plus vive douleur. Leur pasteur n'était
jugé coupable d'aucun délit
ecclésiastique, et on le leur enlevait, on
le forçait à se condamner à
l'exil ! Ils ne pouvaient croire que le
clergé fût capable d'une si criante
injustice.
Plusieurs d'entre eux coururent à
Lintz pour s'assurer de la
vérité ; ils n'en furent
bientôt que trop convaincus. Ils voulurent du
moins revoir une fois leur fidèle conducteur
spirituel ; mais on les repoussa, et ils
durent retourner chez eux sans espoir d'entendre la
voix de leur meilleur ami.
Pour comble de douleur, ce fut le
curé Brunner, un des plus grands adversaires
de Boos, qui lui succéda à
Gallneukirch. Lors de son installation, qui eut
lieu vers la fin de juillet, la paroisse
entière montra avec quel dégoût
elle envisageait l'arrivée de Brunner, sur
quatre mille paroissiens, il y en eut à
peine dix qui se présentèrent devant
l'autel et qui déclarèrent accueillir
avec joie le nouveau pasteur. Le doyen, qui faisait
la présentation, fut vivement
désappointé ; le consistoire en
éprouva un profond dépit, et Brunner
versa des larmes au milieu du temple. Mais ces
larmes étaient celles de la vengeance. Il se mit
aussitôt en devoir d'enlever les Bibles et
les Nouveaux Testaments que Boos avait
répandus, mais il rencontra la plus vive
résistance. Quelques-uns, poussés
à bout par les persécutions, se
séparèrent de l'Église
romaine.
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