Le
shelling perdu
C'était le matin du Il' janvier 1875. Le
vent d'est soufflait avec violence et avait
amené avec lui le froid le plus rigoureux
qu'on eût encore jamais ressenti de l'hiver.
La terre durcie par la gelée, l'air vif et
piquant semblaient engager ceux qui avaient des
maisons chaudes et confortables à en
être plus reconnaissants que jamais ;
mais ils devaient leur rappeler en même temps
les déshérités des biens de ce
monde et les engager à commencer
l'année en venant à leur
aide.
Le petit Christophe Martin avait
à peine le temps d'avaler son pauvre
déjeuner. Il était commissionnaire
dans la plus grande librairie de Dullchester, et ce
matin-là il devait être de bonne heure
à son travail, car, outre la fête du
Nouvel An, c'était jour de
marché ; les clients seraient sans
doute encore plus nombreux que d'habitude.
Malgré sa hâte, il ne
partit pas sans s'être glissé sur la
pointe du pied dans la chambre de son père
malade, pour lui dire adieu. Il n'oubliait jamais
de remplir ce devoir, car on lui avait
enseigné, non seulement à être
poli envers les étrangers, mais encore
à se montrer toujours aimable et affectueux
chez lui.
Puis, s'étant enveloppé
aussi bien que possible dans son vieux cache-nez
rouge, le petit garçon se
dépêcha pour être à temps
à la librairie. Il courait aussi vite que
possible, ses souliers ferrés
résonnaient sur la terre gelée, mais
malgré la rapidité de sa course, il
ne pouvait s'empêcher d'admirer les
étalages des magasins et de souhaiter avoir
un peu d'argent pour acheter quelque chose pour ses
parents.
Deux couvertures de laine, bien chaudes
et bien moelleuses, le tentèrent plus que
tout le reste, parce qu'il savait le
bien-être que l'une pourrait donner à
son père et le plaisir que l'autre ferait
à sa mère ;
mais le pauvre enfant ne pouvait s'abandonner
longtemps à des rêves. Il ne
possédait pas un centime ; son gain
chez M. Wainwright était de trois francs par
semaine, et cela, joint au peu que pouvait gagner
sa mère de loin en loin, et à une
très petite allocation de la paroisse,
formait le seul revenu de la famille.
Là-dessus il fallait payer le loyer, les
remèdes pour le malade, se nourrir, se
vêtir, se chauffer, pourvoir en un mot aux
besoins de trois personnes. Vous comprenez que les
gouffres ne manquaient pas pour engloutir les trois
francs du petit garçon.
Christophe courait toujours les mains
dans les poches et les yeux obstinément
baissés. Ces paroles :
« Soyez contents de ce que vous
avez », qu'il avait entendues le dimanche
précédent à l'école du
dimanche lui étaient revenues à
l'esprit ; et comme il trouvait très
dur de ne pas envier les jolies choses qu'il
voyait, il s'était décidé
à ne plus jeter un seul regard sur les
devantures des magasins. Grâce à cette
résolution, en entrant dans la gare qu'il
lui fallait traverser, il aperçut par terre
quelque chose de brillant. Il se baissa
aussitôt pour le ramasser, c'était un
shelling
(1).
« Nous pourrons avoir un bon
dîner ce soir », se dit-il d'abord.
Mais une seconde pensée suivit de
près la première. « Cet
argent n'est pas à toi,
murmurait sa conscience, avant que tu l'aies
trouvé, quelqu'un l'avait perdu.
»
Sans attendre de nouvelles
réflexions qui lui auraient peut-être
suggéré un moyen d'employer le
shelling pour son agrément personnel,
Christophe releva résolument la tête
et se mit en devoir de chercher son
propriétaire.
Beaucoup d'étrangers se
pressaient à la gare, car un train de
plaisir organisé à l'occasion du
nouvel an venait d'arriver ; le petit garçon
trouva facilement l'occasion de demander si l'on
avait perdu quelque chose. Comme tous ceux à
qui il s'adressait lui répondaient
négativement, et qu'il lui était
impossible, faute de temps, de continuer ses
recherches, il mit le shelling dans sa poche, et
courut chez son patron.
Un peu plus tard, entre midi et une
heure, un homme grand et fort, portant la blouse
d'un charretier, entra dans le magasin où se
trouvait Christophe.
- Je voudrais des timbres-poste pour un
shelling, s'il vous plaît, dit-il en entrant,
et je suis très pressé.
Malgré cette recommandation,
personne ne se dérangea pour servir le
nouveau venu, car chacun était occupé
de son côté. La librairie servait en
même temps de bureau de poste ; un jeune
homme, enfermé dans une espèce de
boîte carrée, timbrait des lettres ;
un autre collait des enveloppes ; M. Wainwright
servait une paysanne, et sa femme montrait des
livres d'images à une dame, qui choisissait
les étrennes de sa petite fille ; Christophe
seul était libre. Sa place ordinaire
était en dehors du comptoir, où il se
tenait toujours prêt à recevoir les
paquets qu'il allait distribuer ; mais, pour une
fois, et à cause du surcroît
d'occupation de ce jour-là, il avait
été appelé à
l'intérieur pour remettre en ordre les
papiers provenant de tous les paquets
défaits dans la matinée. Les vieux
morceaux de papier étaient entassés
dans un grand tiroir placé sous le comptoir.
Ce tiroir était toujours à peu
près plein, car bien qu'on allât
souvent y puiser, on y portait plus souvent encore,
et jamais on n'arrivait au fond.
Le charretier, fatigué
d'attendre, se tourna vers Christophe.
- Allons, mon petit ami, lui
dit-il ; donne-moi une douzaine de timbres. Ce
n'est pas très lourd, et je suis bien
sûr que tu sais où ils se
trouvent.
Christophe le savait, mais comme on ne
lui avait jamais permis de servir personne, il se
tourna vers son maître pour avoir son
autorisation avant de répondre au
charretier. Pendant ce temps, celui-ci posa son
shelling, enveloppé de papier blanc, sur la
feuille que pliait l'enfant.
- Je vais vous donner des timbres,
Robinson, répondit M. Wainwright, sans
regarder Christophe ; Madame Everett
m'excusera si je l'abandonne un instant, pour
servir un homme aussi occupé que
vous.
- Certainement, répondit la bonne
femme, servez Robinson, Monsieur ; il a plus
de courses à faire que moi, et plus d'argent
à dépenser aussi.
- Pas toujours à moi, Madame,
répliqua le charretier, et pourtant j'en ai
manié beaucoup depuis vingt ans. Quoiqu'il
me soit passé bien des milliers de francs
dans les mains, je puis dire cependant qu'il ne m'a
jamais manqué un sou, quand j'ai rendu mes
comptes.
Le charretier prit les timbres que lui
tendait le libraire.
- Merci, lui dit-il, j'ai mis l'argent
à côté de ce petit, il vous le
remettra.
Et il partit à grandes
enjambées pour regagner le temps
perdu.
Le charretier était trop connu
pour que M. Wainwright eût l'idée de
douter de ce qu'il disait, aussi, sans faire aucune
observation, il se tourna vers Christophe et lui
demanda l'argent que Robinson lui avait remis pour
les timbres.
- Ne me fais pas attendre, reprit-il un
peu brusquement au bout d'un instant, en voyant que
Christophe ne bougeait pas.
L'enfant chercha de tous les
côtés, remua tout ce qui était
sur le comptoir, mais il ne trouva rien.
M. Wainwright debout, tenait ouvert le
tiroir de l'argent pour y déposer ce
malheureux shelling ; mais se rappelant que
personne ne l'avait remplacé auprès
de Mme Everett, il abandonna son tiroir et retourna
vers elle. Quand elle fut partie, il revint vers
son petit commissionnaire et lui demanda d'une voix
rude s'il avait enfin trouvé le
shelling.
- Non, monsieur, répliqua
Christophe tout tremblant, j'ai cherché
partout, et je ne le vois nulle part.
- Pourtant, il faut qu'il se retrouve,
répondit le libraire, personne,
excepté toi, ne s'est approché de ce
coin ; tu le chercheras jusqu'à ce que
tu le trouves.
Le pauvre enfant fit ce qu'il put pour
obéir à son maître, mais il eut
beau regarder sur le comptoir et par terre, sortir
du grand tiroir les papiers qu'il y avait mis, ce
fut en vain.
Pendant toutes ces recherches le temps
passait, les acheteurs se succédaient et les
paquets s'amoncelaient devant Christophe. Il
demanda timidement où il fallait les porter,
mais son maître lui répondit
brusquement :
- Commence par trouver le shelling
!
Un apprenti partit à sa place et
le pauvre petit continua à tourner et
retourner ses papiers sans succès.
La nuit tomba. Tous les clients
étaient partis. C'était l'heure
où Christophe rentrait chez lui, mais ce
soir-là il n'osa pas partir sans la
permission de son maître. Il était
bien malheureux, si malheureux qu'il fut
tenté plus d'une fois de remettre à
M. Wainwright le shelling qu'il avait trouvé
le matin même à la gare.
Sa mère lui avait dit souvent
qu'il ne suffisait pas de dire la
vérité, mais qu'il fallait encore
penser et agir selon la vérité. Il se
rappela cette parole : « Tu veux la
vérité dans le coeur », et
se dit qu'en remettant au libraire la pièce
qu'il avait trouvée, il chercherait à
lui faire croire que c'était celle du
charretier.
Il se demanda aussi ce qu'il
répondrait, si son propriétaire
venait la réclamer et qu'il en eût
déjà disposé, et se
décida à agir selon la
vérité quoi qu'il arrivât, et
quoiqu'il sût très bien,
d'après la manière
dont son maître lui avait parlé, qu'il
s'exposerait au moins à ses
soupçons.
Ce fut en effet ce qui arriva ; M.
Wainwright avait été volé par
son dernier commissionnaire, qui l'avait
trompé longtemps, grâce à ses
mensonges. Rendu méfiant par cette
expérience, il s'était
persuadé, bien que rien jusque-là
n'eût pu le lui faire supposer, que
Christophe n'attendait qu'une occasion pour imiter
son prédécesseur, et qu'il avait
profité de l'agitation de ce jour pour
s'approprier le shelling, qui devait être
bien en sûreté dans sa poche. Quand
cette conviction fut entrée dans son esprit,
il appela Christophe, et le regardant en face, lui
dit brusquement :
- Maintenant, Monsieur, où est le
shelling que Robinson vous a
donné ?
- Je ne sais pas, Monsieur,
répliqua l'enfant en baissant les yeux sous
ce regard sévère.
- Regarde-moi en face et
répète si tu l'oses, continua le
libraire durement.
Le pauvre petit leva les yeux et essaya
de parler, mais ses lèvres tremblaient de
terreur, et, incapable d'articuler une parole, il
éclata en sanglots.
Christophe ne se rappelait pas avoir
jamais menti, il était habitué
à être cru sur sa première
affirmation, et la manière dont son
maître le traitait lui brisait le coeur. Le
pauvre enfant était beaucoup trop jeune et
trop timide pour la place qu'il occupait, mais
quand à la maison il y a maladie et
pauvreté, il faut bien que les petites mains
travaillent comme les grandes.
M. Wainwright était convaincu que
les sanglots de Christophe étaient une
preuve de sa culpabilité, mais il voulut
cependant lui donner une autre chance de salut et
lui dit d'une voix plus douce :
- Je pense, Christophe, que tu t'es
laissé tenter par la pensée du
plaisir que tu éprouverais à
posséder un shelling, et que tu es
très fâché à
présent d'avoir pris le mien. Dis-moi la
vérité, rends-moi cet argent et je te
promets de n'en jamais parler à personne
sinon, je serai obligé de
dire à ta mère ce qui s'est
passé aujourd'hui.
- Je vous assure, Monsieur...
Monsieur... je vous assure que je vous dis la
vérité. Je n'ai jamais vu cet
argent.
Le ton d'assurance de l'enfant et ses
yeux humides excitèrent la pitié de
son maître. Ce n'était pas un homme
dur que le libraire Wainwright, mais il avait
été volé une fois, et
s'était promis d'être très
sévère à l'avenir pour tous
ses employés, afin d'éviter de
l'être une seconde.
- Je serai enchanté si tu peux me
prouver que tu me dis la vérité,
répondit-il à Christophe. Montre-moi
ce que tu as dans tes poches.
Le pauvre enfant eut un moment
d'hésitation et devint cramoisi, puis ses
vives couleurs firent place à une
pâleur livide. Son maître, qui
l'observait, sentit ses soupçons se
réveiller et lui redit avec moins de
douceur :
- Je veux voir ce qu'il y a dans tes
poches.
Lentement, et en tremblant de tous ses
membres, Christophe commença à tirer
un vieux couteau, deux ou trois billes, une pelote
de ficelle et un crayon, puis il retourna sa poche
et secoua quelques miettes qui étaient
restées au fond.
- Cela va bien, Christophe, lui dit M.
Wainwright pour l'encourager, voyons l'autre
maintenant.
Mais Christophe ne bougea pas et resta
debout sans parler, ému et plus tremblant
que jamais.
- Dépêche-toi ! tu
ferais mieux d'en finir tout de suite, car tu sais
que je ne te laisserai pas aller sans avoir vu ce
que contient ta poche gauche.
- C'est parce que... parce que...
sanglota le pauvre garçon, parce que j'ai un
shelling dans cette poche, Monsieur, et...
Il ne put en dire davantage. Sa
conscience lui rendait bien témoignage qu'il
disait la vérité, mais il savait que
personne ne voudrait le croire.
- Ainsi, tu as un shelling dans ta
poche ? interrompit le
patron ; il y a longtemps que
je m'en doutais, et tu aurais mieux fait de
l'avouer tout de suite.
- Monsieur... balbutia l'enfant au milieu de ses
larmes, j'ai un shelling dans ma poche, mais ce
n'est pas le vôtre, je l'avais quand je suis
entré chez vous ce matin, et je n'ai jamais
vu l'autre. Je n'oserais jamais vous dire un
mensonge, Monsieur.
- Alors ta mère doit en savoir
quelque chose, je vais aller le lui demander,
attends-moi ici.
Il y avait presque du désespoir
sur la figure du petit garçon, quand il
releva la tête pour répondre à
son maître.
- Il ne servira à rien que vous
alliez trouver ma mère, Monsieur, lui dit-il
tristement, elle ne sait pas que je possède
ce shelling ; je l'ai trouvé ce matin
à côté de la gare en venant
ici ; j'ai demandé à plusieurs
personnes si elles l'avaient perdu, et comme je
n'ai pu rencontrer le propriétaire, je l'ai
encore sur moi.
- Si tu pouvais me dire seulement le nom
d'une des personnes auxquelles tu t'es
adressé, dit le libraire, je
n'épargnerai aucune peine pour la trouver et
savoir si tu dis la vérité.
Christophe ne le pouvait pas,
hélas ! puisqu'il ne s'était
adressé qu'à des étrangers.
Aussi resta-t-il silencieux.
M. Wainwright lui posa plusieurs autres
questions et obtint toujours les mêmes
réponses. À la fin, Christophe
désolé sortit son shelling de sa
poche et lui dit -
- Vous pouvez le prendre, Monsieur, si
vous croyez que ce soit le vôtre, et quoique
je sois bien sûr du contraire : mais il
est bien dur de penser que vous ne voulez pas me
croire quand je vous dis la vérité.
Ma mère m'a pourtant dit que, si je ne
mentais pas, personne ne douterait de mes
paroles.
Voyant que rien ne pouvait faire varier
Christophe dans son récit, M. Wainwright le
congédia en lui disant de revenir à
l'heure habituelle, et resta longtemps à
réfléchir à ce qui venait de
se passer. Le libraire était fort
embarrassé. L'histoire de son petit
commissionnaire pouvait être vraie et il se
rappelait ces paroles de l'Écriture :
« Ne jugez point afin que vous ne soyez
point jugés, ne condamnez point et vous ne
serez point condamnés, pardonnez et il vous
sera pardonné ». Ce souvenir le
décida à ne pas condamner Christophe
sans preuves, et à se contenter de le
surveiller soigneusement et de lui éviter la
tentation que la vue de l'argent pouvait lui
donner.
Pendant ce temps, Christophe regagnait
sa demeure en courant comme s'il avait honte
d'être vu. Quand il l'atteignit enfin, il se
jeta sur une chaise et éclata en violents
sanglots.
- Oh ! maman, s'écria-t-il,
je ne veux plus retourner chez M. Wainwright, c'est
un méchant homme.
- Est-ce qu'il t'a battu ? lui
demanda sa mère, effrayée de le voir
dans cet état, je ne puis pas croire que tu
aies rien fait pour le mériter, mais
pourtant si tu as tort, il vaudrait mieux le
reconnaître et prendre la résolution
de mieux faire.
- Ce n'est pas cela, il ne m'a jamais
touché, mais... finit par sangloter
Christophe, mais il dit que j'ai pris son shelling
sur le comptoir.
Quand, après plusieurs questions,
sa mère comprit tout à fait ce qu'il
en était, elle fut presque aussi
affligée que l'enfant. Elle essaya pourtant
de le consoler, et lui dit quand elle le vit un peu
plus calme :
- Je sais, mon enfant, que Dieu nous
voit et nous entend et qu'il lit dans nos
pensées les plus secrètes.
Réponds-moi comme tu Lui répondrais,
et dis-moi si tu as pris ou non le shelling de ton
maître ?
- J'ai dit toute la vérité
à M. Wainwright, je n'ai ni vu, ni
touché un shelling, et j'ai bien
réellement trouvé à la gare
celui que j'ai dans ma poche. Mais toi, maman, tu
me croiras, car tu sais que je n'ai jamais
menti.
Combien il est doux pour des parents de
savoir qu'ils peuvent avoir confiance en la parole
de leurs enfants ! Mme Martin eut beau
chercher dans sa mémoire, elle ne put y
trouver la moindre fausseté à la
charge de Christophe. Comment ne l'aurait-elle pas
cru maintenant !
- Je te crois, mon fils, lui
répondit-elle, mais je t'en prie, ne pleure
plus ainsi, il n'y a que ceux qui se sentent
coupables qui ont le droit de se désoler.
Ton pauvre père se réveillera si tu
continues à faire ce bruit, et il a
cependant bien besoin de repos.
- Mais, maman, penser que tout le monde
me croira voleur !
Et les larmes remplirent de nouveau les
yeux de Christophe à l'idée
d'être accusé de vol et de mensonge.
C'était précisément cette
crainte qui lui avait fait baisser les yeux sous le
regard inquisiteur de son maître, et qui
avait provoqué sa rougeur,
interprétée par M. Wainwright comme
une preuve de sa culpabilité.
- Oui, mon enfant, répondit sa
mère, c'est fort triste d'être
accusé quand on est innocent, mais c'est
bien pire quand on est coupable.
- Mais, maman, je ne pourrai pas y
retourner, Madame Wainwright et les apprentis
savent ce qui s'est passé. Ils me
tourmenteront et me surveilleront peut-être
de peur que je prenne quelque chose. Je ne pourrai
jamais le supporter.
- Je vais essayer de trouver un moyen
pour laisser ton père seul un moment, lui
répondit sa mère, et si je le peux,
j'irai maintenant avec toi, et je parlerai à
ton maître.
Cette promesse consola un peu Christophe
et il essaya de manger le modeste souper qu'il
avait refusé d'abord malgré sa
fatigue et sa faim ; il avait grande confiance
en sa mère et se sentait bien plus calme,
car il espérait qu'elle pourrait arranger
les choses. Mme Martin se hâta d'achever tout
ce qu'elle avait à faire dans la maison, et
tint Christophe éloigné de la chambre
du père, pour que ses paupières
rougies et gonflées n'inquiétassent
pas le pauvre malade, puis avant de sortir, elle
s'agenouilla avec son fils, et demanda à
Dieu de faire reconnaître son
innocence.
Quand M. Wainwright vit la mère
de Christophe, il la fit entrer dans son
cabinet ; le petit garçon aurait bien
voulu la suivre, mais elle lui fit signe de rester
à l'attendre dans le magasin.
- Excusez-moi, Monsieur, dit-elle au
libraire, je suis fâchée de vous
déranger, mais je n'ai pas pu faire
autrement que de venir vous parler du shelling que
vous avez perdu. Christophe est rentré chez
nous, ce soir, le coeur brisé.
- Les shellings ne disparaissent
guère sans que des mains les gardent, Madame
Martin. Votre fils a passé tout son
après-midi à chercher celui qui m'a
manqué, sans aucun résultat, et quand
je lui ai dit de retourner ses poches devant moi,
il m'a dit qu'il y avait un shelling, mais que ce
n'était pas le mien.
- Il m'a dit la même chose,
Monsieur.
- Et je suppose que vous le croyez, dit
M. Wainwright avec un haussement
d'épaules qui indiquait clairement qu'il
n'avait pas la même confiance..
- Oui, Monsieur, je le crois,
répliqua Mme Martin..
- Il est naturel que vous ajoutiez foi
aux paroles de votre fils, mais malheureusement je
me rappelle que mon dernier commissionnaire
pleurait aussi fort que Christophe et qu'il niait
aussi fermement que lui pendant que j'avais entre
les mains les preuves positives de ses
vols..
- J'ai confiance en ce que me dit mon
fils, Monsieur, parce que, quoiqu'il soit bien
jeune encore, puisqu'il n'a que onze ans, il ne m'a
jamais dit un mensonge. Je l'aime aussi tendrement
qu'une mère puisse aimer son enfant, et
pourtant je ne voudrais pas dire un mot en sa
faveur qui ne fût l'exacte
vérité. Après tout, Monsieur,
un shelling est un petit objet, et bien plus facile
à perdre qu'à retrouver. Celui qui a
disparu ici est peut-être dans un coin de
votre comptoir ou dans une fente du plancher, mais
je puis vous assurer qu'il pèse lourdement
sur le coeur de mon pauvre enfant. Je vous en prie,
Monsieur, réfléchissez avant de le
priver de cette bonne réputation qui est la
seule fortune d'un pauvre garçon comme
lui..
.
M. Wainwright fut très
étonné de la façon dont cette
mère plaidait la cause de son enfant. En y
réfléchissant il se rappela que
Christophe s'était toujours montré
doux, fidèle et honnête et qu'il le
jugeait beaucoup plus d'après la triste
expérience qu'il avait acquise avec ses
devanciers, que d'après ce qu'il avait vu de
lui..
Comme si elle devinait ce qui se passait
dans son esprit, Mme Martin lui demanda si son fils
l'avait jamais trompé..
Le libraire reconnut que non..
- Pensez-vous, Monsieur, continua-t-elle
alors, que s'il eût été un
voleur et un menteur, il vous aurait servi si
fidèlement pendant trois
mois ?.
- Peut-être non, et cependant il y
a un commencement à tout. Je ne puis
être sûr qu'il a pris mon shelling et
vous ne pouvez me donner la
preuve de son innocence. Je vais l'appeler,
l'avertir et je le garderai.
Mme Martin le remercia. Alors M.
Wainwright appela Christophe et lui dit ce qu'il
avait arrangé avec sa mère, mais il
parlait si froidement que le pauvre enfant
était effrayé à la
pensée de rester avec lui. Il eut cependant
une légère consolation quand son
maître ajouta :
- Je suis plus disposé à
te croire maintenant parce que je me suis
rappelé que tu m'as toujours dit la
vérité. Si tu m'as trompé au
sujet du shelling, je suis même
disposé à te pardonner cette
première faute.
C'est une grande joie d'être
reconnu véridique : le pauvre
Christophe le sentait maintenant ; son coeur
devenait plus léger et son trouble moins
grand en entendant M. Wainwright parler de sa
conduite passée, et il se
disait :
« Il faut que j'attende avec
patience, il est bien possible que mon innocence ne
soit pas reconnue tout de suite, mais elle le sera
certainement un jour, et mon maître sera bien
fâché de ce qu'il m'a dit
aujourd'hui. » Et reprenant courage, il
dit:
- J'espère, Monsieur, que le
shelling se retrouvera.
M. Wainwright lui répondit plus
doucement et en souriant
- Tu ne seras pas plus content que moi,
Christophe, si je trouve la preuve que je t'ai mal
jugé. Rentre chez toi avec ta mère
maintenant, mais reviens demain à l'heure
ordinaire.
Après avoir remercié M.
Wainwright, Christophe et sa mère allaient
sortir de la maison, quand ils trouvèrent la
femme du libraire qui s'informa avec sollicitude de
leur pauvre malade.
En rentrant chez eux, Mme Martin rappela
à son fils les nombreuses paroles
d'encouragement à dire la
vérité qui se trouvent dans la
Bible : « Que la
vérité, et la miséricorde ne
t'abandonnent pas, attache-les autour de ton cou,
écris-les sur les tables de ton coeur, ainsi
tu trouveras la faveur et la bonne volonté
près de Dieu et des hommes. - Les
lèvres qui disent la vérité
seront bénies à
jamais » ; et bien d'autres qu'elle
trouva dans sa mémoire.
Christophe se rasséréna
peu à peu, mais en entendant les cloches
sonner joyeusement, en voyant les personnes qu'il
croisait avec des figures heureuses et les mains
pleines de cadeaux, il ne put s'empêcher de
se dire que l'année commençait
tristement pour lui.
Ce fut un soulagement pour Christophe de
voir que M. Wainwright le traitait absolument comme
il l'avait fait jusqu'à la perte de son
shelling. Il se sentait bien surveillé de
près, mais comme il était sûr
qu'on ne le prendrait pas en faute, cela ne le
troubla pas.
Une autre épreuve
l'attendait.
Les enfants sont souvent cruels les uns
envers les autres. Mais ils le sont plutôt
par manque de réflexion et pour le plaisir
de faire des « farces » qu'avec
le propos déterminé d'affliger
l'objet de leurs plaisanteries. Les deux apprentis
de M. Wainwright aimaient à taquiner le
petit commissionnaire qui était plus jeune
qu'eux de deux ou trois ans. Bien des fois, ils
l'avaient envoyé faire de longues courses
inutiles et s'étaient attiré de
bonnes réprimandes de leur maître,
mais malgré tout ils l'aimaient et lui
témoignaient, de temps à autre,
quelques petites attentions en manière
d'excuses et de reconnaissance de ce qu'il ne se
plaignait jamais d'eux.
Christophe était fort
troublé le lendemain du jour où le
shelling fut perdu, à la pensée de se
retrouver en butte à leurs taquineries et il
hésita plus d'une fois à entrer chez
le libraire, se demandant si la misère
n'était pas préférable aux
tortures morales qui l'y attendaient. Il ne fallut
rien moins que la pensée de la maladie de
son père, du travail et des veilles de sa
mère, pour le décider à
franchir le seuil de cette maison. À peine
était-il entré que Willis et Raymond
commencèrent à exécuter le
plan qu'ils venaient de faire.
- Christophe, dit Raymond, tu me feras
le plaisir de rester en dehors du comptoir.
- J'ai besoin d'échanger un
shelling, reprit Willis en s'adressant à son
compagnon.
- Je te conseille d'envoyer Christophe
chercher la monnaie. Tu sais qu'il prendra soin de
ton shelling quand il l'aura entre les
mains.
- Mais il pourrait le perdre et je n'ai
pas d'argent de trop.
- Bah ! s'il le perd d'une main il
le rattrapera de l'autre.
- Ah ! mais ce ne serait
peut-être plus le même, ce serait un
shelling qu'il aurait trouvé.
- Qu'en penses-tu, Christophe ?
interrompit Raymond en se tournant brusquement vers
le petit garçon.
Il n'obtint pas de réponse ;
le coeur du pauvre enfant était plein et ses
larmes coulaient rapidement sur ses joues,
malgré tous les efforts qu'il faisait pour
les dissimuler à ses persécuteurs. Il
était très décidé
à chercher toujours dans la Bible les
règles de sa conduite et se rappela ce
passage qu'il avait lu souvent :
« Ne soyez pas surmontés par le
mal, mais surmontez le mal par le bien ».
Il lui sembla bien difficile de le mettre en
pratique dans ce moment-là, de rester
patient devant les provocations de ses compagnons,
d'écouter en silence leurs paroles
blessantes et de se montrer bon pour eux en
échange de leurs
méchancetés.
Bien qu'il fût enchanté de
s'amuser aux dépens de Christophe, Willis
avait le coeur plus tendre que Raymond. Il fut
touché en voyant la figure affligée
du petit garçon, et s'adressant à son
camarade :
- Laisse-le tranquille, lui dit-il, il a
l'air si malheureux que ce n'est plus un
amusement.
- Cela lui fera du bien, répliqua
Raymond, et lui apprendra à ne pas perdre
les shellings.
- Mais après tout, il peut avoir
dit la vérité, reprit Willis, et dans
ce cas, nous aurions bien tort de le
tourmenter.
- Tu es bien libre de le
défendre, mais si quelque chose manque
encore, serais-tu bien aise qu'on t'accuse de
l'avoir pris ?
- Je trouverais bien dur d'être
blâmé injustement et c'est ce qu'il
doit éprouver s'il n'est pas
coupable.
Puis Willis se tut après avoir
reçu un regard plein de
reconnaissance de Christophe.
Mais Raymond continua à le tourmenter,
« pour s'amuser » pendant le
reste de la semaine. Aussi, ce fut une grande joie
pour Christophe quand il vit arriver le samedi soir
et qu'il put se dire que pendant toute une
journée il serait à l'abri de ces
persécutions.
Le dimanche, il était assis
tenant sa Bible ouverte sur ses genoux ; sa
mère regarda pardessus son épaule et
vit que ses yeux étaient fixés sur
ces paroles : « Aimez vos ennemis,
bénissez ceux qui vous maudissent, faites du
bien à ceux qui vous haïssent, et priez
pour ceux qui vous outragent et qui vous
persécutent ». Le petit
garçon cherchait un conseil ;
après l'avoir trouvé, il demanda
à Dieu la force de le suivre.
Le lundi matin, Raymond était
trop occupé pour tourmenter Christophe, mais
aussitôt qu'il fut libre, il s'empressa de
recommencer. Le petit garçon ne savait quel
moyen employer pour le faire taire, car il n'eut
même pas l'idée de recourir à
M. Wainwright ; mais à force d'y
réfléchir, il se décida
à en appeler à Raymond lui-même
et, aussitôt cette détermination
prise, il s'avança vers l'apprenti.
- Raymond, lui dit-il, tu ne t'imagines
pas combien tu me rends malheureux. Je suis venu te
demander de vouloir bien ne plus me tourmenter, car
tu sais que je ne t'ai jamais rien fait.
Christophe s'arrêta, et Raymond
commença à siffler, comme s'il ne
s'apercevait pas de sa présence ; mais,
malgré cette affectation
d'indifférence, il entendait à
merveille et sentait qu'il avait été
trop loin, Christophe s'étant toujours
montré patient et obligeant avec lui.
- Tu sais, Raymond, continua l'enfant,
j'ai beaucoup de chagrin à la maison. Mon
père est trop malade pour pouvoir se lever,
et je ne puis te dire assez combien ma pauvre
mère travaille et combien peu elle gagne,
parce qu'il faut qu'elle soigne mon père, et
que cela lui prend presque tout son temps.
Le petit garçon fut obligé
de s'arrêter, car quelque chose semblait
s'être placé en travers de sa gorge,
mais, par un violent effort, il
continua :
- Et j'essaye de supporter ce que tu me
dis, Raymond, parce qu'en restant ici je gagne un
peu d'argent, tandis que si je m'en allais, je
prendrais à la maison, mais je n'y porterais
plus rien.
Bien avant que l'enfant eût fini,
Raymond avait cessé de siffler. Il
comprenait que sa conduite avait été
cruelle et égoïste.
- Je suis fâché de t'avoir
tourmenté, Christophe, dit-il en lui tendant
la main, je le faisais pour m'amuser et non pas
pour te faire de la peine, mais maintenant c'est
fini, je ne te dirai plus un mot au sujet de ce
shelling, à moins pourtant que je le
trouve ; je te promets, dans ce cas, de te le
porter tout de suite.
Cette promesse, qui fut rigoureusement
tenue, donna beaucoup de repos à Christophe,
et d'ailleurs, les mots « si je le
trouve », avaient été pour
lui une grande joie en lui prouvant que Raymond
pensait que le shelling avait bien pu être
perdu comme il le disait.
Le premier jour de marché qui
suivit ce malheureux jour de l'an, M. Wainwright
revit Robinson et lui parla du shelling perdu. Le
charretier lui expliqua qu'il était
enveloppé dans un morceau de papier blanc,
sur lequel il avait écrit : timbres
pour le pasteur - précaution qu'il prenait
toujours afin de ne pas embrouiller ses nombreuses
commissions.
Un mois, six mois, un an
s'écoulèrent et le shelling resta
introuvable ; mais au bout d'un mois, NI.
Wainwright, qui avait observé soigneusement
la conduite de Christophe, commença à
le croire innocent. Après
six mois, il lui donna toute sa confiance, et les
deux apprentis lui vouèrent une
sincère amitié. À la fin de
l'année, tout le monde avait à peu
près oublié le shelling
perdu.
Il se fit alors un grand
remue-ménage chez M. Wainwright. Le vieux
magasin était devenu trop petit pour la
quantité de clients qui y affluaient chaque
jour, et il fallut y ajouter la boutique voisine.
Les murs de séparation furent abattus, de
nouvelles vitrines furent placées, et tout
fut renouvelé ou rafraîchi. Le vieux
magasin devait rester consacré au bureau de
poste et il fallut enlever tous les livres et les
papiers qu'il contenait. Chacun était
occupé, mais personne n'y mettait plus de
zèle que notre ami Christophe que nous
aurions de la peine à reconnaître,
tant il a grandi depuis un an ; ses gages ont
été augmentés et il a la joie,
quand il rentre chez lui, d'y trouver l'aisance et
le bonheur. Son père, complètement
rétabli, a pu reprendre son travail depuis
quelques mois, et sa mère, n'étant
plus obligée de contribuer à gagner
le pain de chaque jour, emploie tout son temps et
ses soins à rendre sa maison propre et
confortable.
M. Wainwright était très
désireux d'ouvrir son nouveau magasin le 1er
janvier et, à force de travail, le papier et
les livres y furent transportés dans la
soirée du 31 décembre. Il restait
quelques boîtes et quelques tiroirs à
débarrasser et Mme Wainwright
elle-même vint se mêler à
l'agitation générale. Elle prit
d'abord ce même grand tiroir placé
sous le comptoir, où Christophe arrangeait
des papiers, il y avait un an, quand le shelling
s'était perdu.
Il y avait là-dedans un curieux
assemblage où les débris de toutes
sortes tenaient la plus grande place, aussi Mme
Wainwright poursuivait-elle son travail en
grommelant contre le désordre de ses
employés.
- Vous ne pouvez pas vous imaginer que
ces têtes sans cervelle auront l'ordre d'une
bonne ménagère ? lui dit son
mari en s'éloignant pour éviter le
nuage de poussière qu'elle
soulevait.
Elle secoua la tête, et prenant le
tiroir, elle le retourna sur le plancher. Comme une
personne soigneuse, elle examina tout ce
qui était tombé
avant de le faire balayer, et elle le fit avec
d'autant plus de soin qu'il lui avait semblé
entendre un son mat sur le plancher.
« C'est peut-être un
clou, pensa-t-elle, mais s'il est bon, il vaut la
peine d'être ramassé. »
Elle ne vit pas le clou, mais ce qu'elle avait
entendu se trouva être quelque chose de rond
enveloppé dans du papier. M. Wainwright, qui
la regardait, lui dit en plaisantant :
- Ne détruisez pas cela, ma
chère.
- Non vraiment, répondit-elle en
riant, c'est un shelling et je compte bien le
garder pour me payer de la peine que je viens de
prendre.
- Montre-le-moi, dit son mari avec
agitation en s'approchant ; et,
dépliant l'enveloppe de la pièce, il
parvint à y déchiffrer ces
mots : « un shelling pour acheter
des timbres pour le pasteur ».
Il n'y avait pas de doute possible.
C'était bien le shelling dont la perte avait
causé tant de chagrin à Christophe et
l'avait fait faussement accuser de vol il y avait
un an.
« Les lèvres qui disent
la vérité seront bénies
à jamais. » Cette parole
était revenue bien des fois à la
pensée du petit garçon, et il
s'était demandé souvent si on
finirait par reconnaître qu'il avait dit la
vérité et qu'on l'avait accusé
injustement.
Et maintenant, après un an
d'attente, il eut la joie d'entendre son
maître lui dire :
- Christophe, nous venons de retrouver
le shelling dont la perte t'a causé tant de
peine.
Plein d'étonnement et de joie, il
écouta le récit de la manière
dont il avait été découvert,
et comment il avait dû glisser au fond du
tiroir.
M. Wainwright lui dit, en finissant,
qu'il voulait lui faire un cadeau, en
dédommagement de tout le chagrin qu'il lui
avait causé.
- Alors, Monsieur, je vous en prie, lui
dit Christophe, donnez-moi le shelling. Je me
souviendrai en le regardant, qu'il ne faut pas se
décourager quand on est blâmé
à tort, et je tâcherai, une autre
fois, lorsqu'un nuage s'étendra sur moi,
d'attendre avec certitude et sans me tourmenter le
retour du soleil.
- Non, mon enfant, je ne puis pas te
donner ce shelling, lui dit le libraire, j'en ai
besoin moi-même ; il me rappellera qu'il
ne faut pas juger trop rapidement. Mais
voilà un livre dans lequel tu trouveras le
résumé de tous tes devoirs envers
Dieu et envers les hommes.
Et tout en parlant, M. Wainwright prit
une belle Bible dans une de ses vitrines et la
tendit à Christophe, après avoir
inscrit son nom sur la première page. Les
yeux du petit garçon brillèrent de
joie, tandis qu'il remerciait chaudement son
maître.
- Ta manière d'agir depuis ton
entrée chez moi, continua le libraire, a
été pour beaucoup dans la
détermination que j'ai prise de te garder
après la perte de mon shelling. Si j'avais
eu quelques reproches à
t'adresser jusque-là, je t'aurais
renvoyé tout de suite. Je suis heureux de te
dire à présent que je suis convaincu
que tu mérites la confiance que je t'ai
accordée, et que je regretterais beaucoup de
me séparer de toi.
- Quelle joie que ce shelling se soit
retrouvé ! disait le même jour la
mère de Christophe, en examinant le
magnifique cadeau d'étrennes qu'il lui
montrait ; mais j'étais convaincue que
cela arriverait, parce que j'ai le bonheur bien
grand de pouvoir croire ce que me dit mon fils. Je
te l'ai dit tout de suite, Christophe :
« Les lèvres de ceux qui disent la
vérité seront bénies à
jamais ». Ces paroles se sont
réalisées pour t'engager à
croire toujours davantage aux promesses de la
Bible.
- J'espère que je le ferai
toujours, mère. Mais, dis, n'est-ce pas une
bonne journée aujourd'hui, comparée
surtout à l'année
dernière ? Et dire que toute cette joie
vient de ce qu'on a retrouvé mon
shelling !
Christophe va maintenant à une
école du soir et fait grande attention
à ce qu'on lui enseigne. Il devient trop
grand pour rester commissionnaire. Mais, il est
permis de supposer, d'après quelques mots
prononcés par M. Wainwright, qu'il le
gardera comme apprenti à des conditions
très douces.
- La véracité et
l'honnêteté sont des qualités
trop précieuses, dit le libraire, pour qu'on
consente à s'en séparer quand on les
a une fois rencontrées. Cette fermeté
patiente à faire le bien, malgré un
blâme immérité, est la
meilleure preuve que Christophe ne cherche pas sa
force sur la terre, mais qu'il la demande à
« notre Père qui est aux
cieux ».
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