Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Le passeport



CHAPITRE IV

Un bateau immense, sur l'avant duquel on lisait : France, fendait les vagues de l'Atlantique. Après avoir essuyé dans la Manche une tempête de vent et de pluie, il retrouvait un peu de soleil pour sécher son pont et y attirer les passagers ennuyés de leur captivité forcée. Le confort des cabines, le luxe des salons ne valaient pas ce bon air frais et vivifiant qu'ils aspiraient maintenant à pleins poumons.

Un jeune homme, appuyé à une balustrade de fer, observait depuis longtemps ce qui se passait dans l'entrepont. Là se trouvaient entassés de nombreux passagers, pour la plupart des émigrants, condamnés à passer tout le temps de la traversée dans un espace restreint. Le passage de la Manche avait mis ces pauvres gens à une rude épreuve. On le voyait à leurs figures pâles et à leurs airs défaits. Quelques-uns avaient juste assez de force pour venir humer un peu d'air frais à l'extérieur.

Max Rénatus prenait un singulier intérêt à étudier ces pauvres visages, et sa curiosité, toute sympathique du reste, se concentrait depuis un moment sur trois enfants que nous n'aurons pas de peine à reconnaître.
Un petit garçon d'environ neuf ans, très pâle, tout chancelant encore des effets du mal de mer, montait péniblement l'escalier assez semblable à une échelle, qui conduisait au pont inférieur. Il portait sur son dos une enfant de trois ans qui se cramponnait désespérément à son cou. Arrivé en haut, il se mit à la recherche d'un endroit sec où il pût déposer son fardeau. Il alla jusqu'au gaillard d'avant où les ancres reposaient avec leurs chaînes près du cabestan, ainsi qu'un tas de cordages roulés et quelques morceaux de toile à voiles. Il en fit une espèce de couchette où il installa sa petite soeur. Ensuite il retourna aussi vite que possible chercher l'autre fillette qu'il amena par la main auprès de l'enfant déjà endormie dans son petit nid improvisé.

Rénatus ne pouvait détacher ses yeux du groupe qui le captivait. Il observait de quelle façon intelligente et tendre Jacques s'ingéniait à préserver ses soeurs, tantôt de la brise, tantôt des rayons du soleil. Le jeune homme quitta enfin son poste et vint rejoindre les enfants.
- Ces fillettes sont tes soeurs, n'est-ce pas, mon petit homme ? lui demanda-t-il.
- Oui, Monsieur.
- Et où sont tes parents ?
- En Amérique.
- Ah ! Avec qui voyagez-vous, alors ?
- Nous sommes tous les trois seuls.
- Tu ne veux pas dire que vous fassiez le voyage tout seuls ? Qui donc vous accompagne ?
- C'est Dieu, Monsieur.
- Tu dis des bêtises, mon enfant ; dis-moi qui s'occupe de vous ici, qui est chargé de vous surveiller ?

Le petit garçon ne répondit pas. Il tira son Nouveau Testament de sa poche et en montra la première page à l'étranger. Nous savons ce qu'il y lut.
Rénatus fronça les sourcils, vivement surpris.
- C'est absurde ! s'écria-t-il, en reprenant le chemin de l'arrière. Mais la cloche du dîner ayant sonné, il entra dans la salle à manger et s'assit auprès du capitaine. Aussitôt il s'enquit auprès de lui de ce qui le préoccupait.
- Je ne connais pas tous les passagers de l'entrepont, répondit celui-ci, mais je puis vous satisfaire en ce qui concerne ces enfants. On me les a amenés à bord avec leur petit bagage, en me priant d'avoir l'oeil sur eux. Il est très vrai qu'ils se rendent sans aucune escorte dans le Far-West.
- La recommandation qui vous a été adressée, dit Rénatus, sera sans doute plus effective que celle qu'ils portent sur eux. Figurez-vous, Messieurs, dit-il en se tournant vers ses autres voisins, que ces enfants sont munis d'une espèce de passeport au nom du Christ. Il est vraiment curieux de voir jusqu'où peut aller, de nos jours, la naïveté humaine. C'est Dieu qui nous accompagne, m'a dit le petit garçon avec une complète assurance.
- Il y a pourtant quelque chose de très beau dans cette foi enfantine, fit observer une dame, même si elle est un simple effet de l'imagination.
- Est-il bien sûr que cette protection divine soit une pure création de l'imagination, dit une personne d'un certain âge avec beaucoup de sérieux, et que cette foi, que vous raillez, ne repose pas sur une réalité ?
- Ne discutons pas, Madame, répondit Rénatus, vos convictions et les miennes sont bien différentes et une intervention visible de ce que vous appelez la Providence me semble fort improbable pour ce qui concerne les trois petits voyageurs.

On se levait de table et les groupes se séparèrent.
Le lendemain matin, la dame âgée, Mme de V. se fit conduire au milieu des émigrants. Elle voulait voir les enfants dont on avait parlé la veille. Elle fut effrayée de la pâleur de leurs petits visages. Elle demanda à Jacques de voir son Nouveau Testament et lisait avec émotion l'inscription de tante Ida, lorsqu'elle vit paraître à l'entrée de l'entrepont un jeune homme assez contrarié de l'y rencontrer. C'était Rénatus. Mme de V. lui expliqua qu'elle avait décidé de faire installer dans sa cabine deux hamacs pour les fillettes.
- Je crains seulement, ajouta-t-elle, qu'elles ne souffrent d'être séparées de leur frère.
- Le pauvre enfant, dit Rénatus, n'aurait pas moins besoin que ses soeurs d'air, pur et de nourriture substantielle.

Mme de V. sourit :
- Sans doute, mais impossible pour moi de les prendre tous trois.
- Je comprends ! dit-il. Comment ne pas suivre votre bon exemple ? Ma cabine ne contient qu'une couchette, mais il y aurait moyen d'en installer une autre au-dessus de la mienne. Le petit homme ne sera pas gênant. Je vais m'en occuper.

Ainsi fut fait. Dieu, qui incline les coeurs, avait ainsi préparé pour les trois enfants des ressources inattendues. Jacques comprenait la bonté qu'on leur témoignait et en était reconnaissant. Rénatus cependant se sentit quelque peu irrité lorsque, dès le premier soir, Jacques s'agenouilla devant sa couchette pour prier. L'enfant avait l'habitude de parler à haute voix, comme il l'aurait fait à un ami tout proche et, après avoir recommandé à Dieu ses parents et ses soeurs, il ajouta ces mots : « Seigneur Jésus, je te remercie pour tout ce que tu fais pour nous et de ce que tu nous a fait trouver Monsieur Rénatus et la bonne dame. Bénis-les pour l'amour de ton nom. Amen ».

Le jeune homme quitta précipitamment la cabine. Il se sentait mal à l'aise et pourtant son coeur était ému.

Ce fut un plaisir de voir avec quelle rapidité les petits voyageurs se rétablirent. Le beau temps, l'exercice continuel sur le pont, la brise vivifiante, des soins affectueux, avaient fait d'eux de tout autres enfants.

 

CHAPITRE V

La France avait jeté l'ancre dans le port de New-York. Nos petits amis observaient avec étonnement le mouvement considérable qui se produisait autour du bateau. Mme de V. causait avec M. Rénatus d'une façon fort animée.
- Soyez sans aucune inquiétude, Madame, disait ce dernier. Je vais, cela va sans dire, m'occuper de ces enfants jusqu'à ce que je les aie remis entre bonnes mains.

Du coeur de la vieille chrétienne qui avait beaucoup prié pour ses petits protégés, s'élevèrent de silencieuses actions de grâces. Le Seigneur ne répond-il pas toujours bien au-delà de tout ce que nous pourrions demander ou penser ?
- Vous me faites là une vraie faveur, Monsieur, dit-elle. Ces pauvres enfants m'intéressent tant que j'aurais volontiers changé mon itinéraire pour les accompagner, mais si vous voulez bien vous en charger vous m'enlevez un vrai souci.
- Vous pouvez continuer votre voyage sans la moindre arrière-pensée, certaine que je ne tromperai pas votre confiance. Et c'est ainsi que M. Rénatus se trouva, sans le savoir, être un instrument entre les mains de Dieu pour veiller sur trois de ces petits que le Seigneur aime.

Nous ne nous étendrons pas sur le voyage du père de famille improvisé. Chose étrange, le jeune homme froid et mondain sentait pour la première fois son coeur se réveiller. N'est-il pas dit que le Seigneur tient le coeur des hommes entre ses mains et qu'Il les incline comme des ruisseaux d'eau ?

Ainsi nous retrouvons M. Rénatus et ses petits compagnons roulant encore après bien des journées de voyage, à travers des régions peuplées et des champs admirablement cultivés ; puis villes et villages se font rares, les forêts disparaissent, la terre devient moins fertile, la prairie sans limite s'étend des deux côtés de la voie ferrée. Le train s'arrête à peine aux stations d'aspect misérable. Enfin, il atteint Kotteros.
- Nous voici arrivés ! dit M. Rénatus en faisant descendre les enfants.

Il cherche partout des yeux les parents qui devaient se trouver là. Personne.
M. Rénatus s'adressa au garde-barrière
- Y a-t-il loin d'ici chez le colon Martin ?
-Une heure seulement. Ah ! ce sont là les enfants qu'ils attendent depuis si longtemps. Je suis chargé de les leur conduire.
- Ne peut-on se procurer ici des chevaux ou un véhicule quelconque ?
- Non, mais Martin a tout cela chez lui. J'irai les chercher, s'il le faut. Autrement... la route n'est pas mauvaise...

M. Rénatus n'était pas content.
- Les deux aînés marcheront bien, hasarda l'homme.
- Bon, mais ces bagages ? Faudra-t-il les prendre sur son dos ?
- Oh ! non, Monsieur. Martin les fera chercher. Soit. En avant donc ! fit notre voyageur.

Et la petite caravane se mit en marche. Jacques et Lise à l'avant-garde, les deux hommes portant alternativement la petite Marie. Au bout d'une heure et demie ils arrivèrent en vue d'une maison de bois d'assez belle apparence. Encore quelques pas et ils en franchissaient le seuil, au moment même où le soleil se couchait. C'était bien la demeure des Martin. Ainsi Dieu avait conduit les petits voyageurs au port qu'ils désiraient. Il avait entendu les prières de tante Ida dans le lointain Paris et avait veillé sur les trois enfants avec une sollicitude paternelle.

Nous ne décrirons pas l'émotion des parents en voyant les petits pèlerins qui arrivaient ainsi à destination. Les deux aînés s'étaient précipité tout joyeux dans leurs bras ; la petite Marie, un peu effarouchée, cherchait à comprendre comment ces étrangers pouvaient bien être « papa et maman » dont Jacques lui avait tant parlé. Enfin on eut le temps de s'occuper de M. Rénatus.

- Vous avez peut-être l'intention de vous établir aussi dans le pays ?
- Comment ! moi ! Mais pas le moins du monde. Je voyage pour mon agrément, et je vous amène vos enfants qui auraient pu périr cent fois en route.

Ici, Jacques poussa une exclamation.
- Oh ! non, s'écria-t-il, nous avions notre passeport ; tante Ida nous l'a donné à Paris.
- Vraiment ? demanda Martin ; de quoi s'agit-il ?
- Le passeport en question ne leur a pas servi à grand'chose ! fit observer le jeune homme.
- Montre-le-moi ! dit la mère. Et Jacques alla chercher dans la poche de sa veste le petit livre que nous savons. Martin le prit et le secoua sans en rien faire tomber.
- Où est-il donc ?
- Tante l'a écrit sur le premier feuillet.

Martin ouvrit le Nouveau Testament et lut lentement et d'une voix distincte : « Allant de S. (Jura) à Kotteros, Dakota (Amérique du Nord), rejoindre leurs parents, Christ a dit : « Ce que vous ferez à l'un de ces petits, vous me l'aurez fait à moi-même. »
Il y eut un silence solennel. Jacques le rompit timidement :
- Tante m'avait recommandé de le montrer à toutes les personnes qui me parleraient.
- Et l'as-tu fait ? demanda sa mère.
- Oui, au commencement au Hâvre et sur le bateau. La bonne dame l'a lu, M. Rénatus aussi. Dès lors il s'est toujours occupé de nous.

Mme Martin, profondément émue, saisit les mains du jeune homme :
- Oh ! cher monsieur, comment pouvons-nous vous remercier ? Vous avez été le messager que Dieu a chargé de veiller sur nos chéris, celui qu'Il a envoyé pour les amener sains et saufs !
- Envoyé ? chargé ? répétait M. Rénatus, mais en aucune façon ! Je n'ai fait que ce que tout honnête homme aurait fait à ma place.
- Oh ! mon bon monsieur, comment l'auriez-vous fait, si Dieu ne vous l'avait mis au coeur ? Je ne puis que le bénir de vous avoir ainsi placé sur le chemin de mes enfants.

Martin paraissait très ému lui aussi.
- J'ai appris bien des choses en Amérique, dit-il, et surtout que j'ai besoin du secours de Dieu en tout et partout. Autrefois je croyais pouvoir marcher seul, maintenant, ajouta-t-il en baissant les yeux et en hésitant un peu : ... je sais que j'ai besoin d'un Sauveur.

M. Rénatus ne répondit rien. Il se sentait embarrassé. D'ailleurs, à bien considérer le fond des choses, il se trouvait forcé de reconnaître que le passeport en question était mieux qu'une simple feuille de papier. Les paroles qu'y avait inscrites la soeur du colon n'avaient-elles pas agi sur le coeur de Mme de V. et sur le sien aussi ? La conscience du jeune homme se réveillait et pourtant il était encore loin de la vérité. Quoiqu'il en soit, il s'était plus attaché à ses petits compagnons qu'il ne l'eût cru possible. Il allait lui en coûter de se séparer d'eux. Aussi accepta-t-il l'offre des Martin et passa-t-il plusieurs jours dans la ferme, étudiant avec intérêt la vie de colon et les cultures environnantes. Martin avait construit de ses propres mains la solide habitation où il avait passé un hiver. Le produit de la moisson avait couvert les frais de voyage des enfants. Mais il fallait travailler dur.
- Dieu nous a bénis, disait Martin. Si c'est sa volonté que nous échappions au froid, aux inondations, aux incendies, nous pourrons arriver à nous nourrir et peut-être à mettre quelque chose de côté. Mais tout est entre ses mains. Il prend soin de nous.

C'est ainsi que les prières de la veuve Vernier étaient exaucées et que, peu à peu, un travail d'âme s'était accompli chez cet homme naguère endurci.
M. Rénatus entendit ces choses et en fut troublé. « Partons, se dit-il, je perdrais de mon indépendance si je restais ici. »

L'hiver était venu. Depuis longtemps on n'en avait vu de si rigoureux à Kotteros. Les Martin avaient fait des provisions abondantes de toutes sortes ; le grand froid ne les prit donc pas à l'improviste. D'après leurs calculs, aliments et combustible devaient durer jusqu'au retour d'une saison plus clémente. Mais en février, deux colons vinrent frapper à leur porte : moins prévoyante qu'eux, ils étaient déjà au bout de leurs ressources et se trouvaient exposés à mourir de faim et de froid. M. et Mme Martin les admirent sans hésitation, avec leur famille, à venir partager leurs réserves ; la part de chacun fut réduite, car il s'agissait d'arriver jusqu'à la fin de l'hiver, et le nombre des bouches avait triplé pour le moins. Mais nos amis comptaient sur le Seigneur et n'oubliaient pas la bienfaisance et de faire part de leurs biens. N'est-il pas dit que Dieu prend plaisir à de tels sacrifices ?

Puis un beau jour, un hôte inattendu se présenta à son tour. C'était M. Rénatus qui, après bien des pérégrinations, passant de nouveau dans le voisinage - c'est-à-dire à une centaine de lieues environ - venait faire une visite à ses hôtes de l'été précédent. Pendant cinq mois il avait vu beaucoup d'hommes et beaucoup de choses, mais avant de rentrer dans sa patrie il tenait à retrouver les seules personnes qui lui fussent attachées dans ce pays immense et en particulier le petit homme qui avait si bien su gagner son coeur.

L'hiver se faisait plus dur, la neige tombait en abondance. M. Rénatus était sur le point de quitter ses amis ; mais au jour fixé, M. Martin lui déclara que la neige, amoncelée sur la voie, arrêtait la marche des trains. Cela devait durer longtemps. La tempête allait croissant, il neigeait à ensevelir une ville. Les colons déblayaient avec ardeur ; de toutes parts, autour de la maison, s'élevaient des montagnes blanches qu'un froid de plus en plus intense transforma en quelques heures en énormes remparts de glace. La ferme se trouvait changée en prison.

Les jours s'écoulaient assez tristement. Malgré les feux ardents entretenus jour et nuit, on ne parvenait plus à se réchauffer. Les provisions de bouche semblaient devoir suffire à la condition qu'on en usât avec économie, et que cette situation ne se prolongeât pas au-delà de certaines limites. Mais les moyens de chauffage touchaient à leur fin. Une fois épuisés, que devenir ? Aucun espoir de secours dans le voisinage ; savait-on seulement si les autres colons étaient morts ou vivants ?
Mais si les perspectives extérieures étaient peu rassurantes, cependant Martin et sa femme ne perdaient pas courage. L'épreuve, au lieu de les abattre, semblait au contraire fortifier leur foi et leur confiance en Dieu. Ils étaient très ignorants encore, de véritables « petits enfants » pour ce qui regarde l'expérience chrétienne, mais ils avaient la conviction inébranlable que leur Père céleste interviendrait en leur faveur quand Son moment à Lui serait venu.

Mais un jour arriva, où M. Rénatus demanda à Martin :
- Voyons ! combien de jours pouvons-nous encore nous chauffer ?

Et le colon répondit d'une voix grave :
- Un seul. Que Dieu nous soit en aide. Demain, il faudra délibérer.

Le lendemain, le vent soufflait, plus glacial que jamais. Les quatre hommes décidèrent de se rendre, au prix de n'importe quel effort, jusqu'à l'une des maisons abandonnées et de la démolir pour alimenter le feu. Mais avant de partir, ils se mirent à genoux avec leurs familles et jamais M. Rénatus ne put oublier les ardentes prières qui montèrent à ce moment-là devant le trône de Dieu. Pour la première fois de sa vie, le jeune homme sentit que la prière était une réalité et, du fond de son coeur déchiré par l'angoisse, un cri monta vers le ciel : « 0 Dieu ! aie pitié ! Sauve-nous et que j'apprenne à te connaître ... »

Les hommes se mirent en route. Il fallait d'abord se frayer un chemin et avec quelle peine ! A la tombée de la nuit, ils revinrent, ayant commencé l'entreprise. Mais en attendant que le passage fût ouvert, il n'y avait plus une seule bûche dans la ferme. Il fallut brûler tous les objets en bois dont on pouvait se passer : caisses, armoires, planches en excellent état, tout cela fut coupé et disparut dans le feu en quelques heures.

Le lendemain soir, les courageux ouvriers revinrent avec le combustible tant désiré. Jour après jour, ils refirent le même trajet, jusqu'à ce que, bûche par bûche, les deux petites maisons voisines eussent passé dans les poêles des Martin. Lorsque tout fut consumé, le froid se fit plus intense encore.
On déblaya alors le chemin qui conduisait à la voie ferrée. On emporta les traverses que l'on put atteindre, mais les heures étaient longues et la lutte inégale.

Tout espoir de salut semblait perdu. Mme Martin tenait ses fillettes embrassées, et priait tout bas ; son mari abattait une poutre dont la chute faisait trembler toute la maison, en se disant à part lui : Après celle-ci, plus rien !

Mme Martin tendit la main à M. Rénatus en lui disant :
- Pardonnez-nous si, involontairement, nous avons été la cause de votre malheur.

Le jeune homme répondit avec sérieux
- Vous vous trompez, Madame Martin. Quand je devrais mourir demain, je veux vous affirmer aujourd'hui que Dieu m'a conduit ici pour mon bonheur, aussi vrai que mon âme vaut plus que mon corps, et la vie éternelle plus que celle d'ici-bas.
« Je te délivrerai et tu me glorifieras, » murmura Jacques en s'endormant. Que de fois déjà n'avait-il pas rappelé ce verset à sa mère et à leurs compagnons ?
- Ce cher enfant, s'écria M. Rénatus avec émotion, c'est de lui que le Seigneur s'est servi pour m'amener à ses pieds. Jamais je ne pourrai lui prouver ma reconnaissance et mon affection.

Mme Martin répondit, avec émotion :
- Jésus a dit : Ce que vous aurez fait à l'un de ces petits, vous me l'aurez fait à moi-même.

Le lendemain matin, on alluma le dernier feu.
- Seigneur, viens à notre aide ! murmuraient toutes les voix. À l'agitation des jours précédents avait succédé le silence qui accompagne toutes les attentes solennelles. Assis très près les uns des autres, les pauvres gens n'échangeaient que de loin en loin quelques paroles pleines de douceur et de bienveillance. Ils cherchaient encore à s'encourager les uns les autres, mais certes on pouvait bien dire du petit groupe, perdu dans la solitude glacée, qu'ils espéraient contre toute espérance.

Soudain, un bruit singulier, une sorte de craquement les fit tressaillir et ramena en une seconde un peu d'animation sur ces pâles visages.
Martin s'élança vers la porte, l'ouvrit et un cri de joie lui échappa :
- Le dégel ! Dieu soit loué !

En effet, Dieu était intervenu en faveur de ceux qui s'attendaient à sa bonté. Le vent avait tourné. Il soufflait maintenant du midi, apportant avec lui le salut à brève échéance. Sous l'influence de l'air relativement tiède, la couche de glace commençait à fondre, et, de toutes parts, on entendait la rumeur des gouttes tombant une à une. Pour les infortunés c'était comme une rosée miraculeuse, divine réponse à la prière de la foi. Tous s'étaient précipités vers la porte à la suite de Martin ; tous répétaient avec émotion : « Dieu soit loué ! Le dégel ! » Et finalement, la détente succédant à la terrible perspective si héroïquement envisagée, ils tombèrent en pleurant dans les bras les uns des autres.

Jacques, sans se départir de son calme, était allé bien vite se mettre à genoux dans un coin de la pièce, disant à mi-voix :
- 0 Dieu ! je te remercie parce que tu nous as délivrés. Tu nous as exaucés dans notre détresse, et je t'en remercie beaucoup, beaucoup ! Au nom du Seigneur Jésus. Amen !

L'enfant rappelait ainsi aux grandes personnes la forme que devait prendre leur joie. Et bientôt toute la famille se trouva à genoux. Qui dira les actions de grâces et de reconnaissance qui s'élevèrent alors vers le Dieu, qui seul, fait des merveilles. N'est-ce pas Lui qui sauve et qui délivre tous ceux qui crient à Lui ?

Chacun se reprit à la vie avec un nouvel entrain, avec une satisfaction instinctive et intense. On allait, on venait, on travaillait, pour suppléer par le mouvement à la chaleur du feu qui ne pouvait plus brûler tout le jour. D'ailleurs le dégel était aussi actif que le froid avait été rude. La neige eut bientôt fondu suffisamment pour permettre aux colons de se mettre à la recherche d'une retraite plus confortable. Au prix d'efforts considérables, car les voies d'accès se trouvaient dans un état indescriptible, ils parvinrent jusqu'à la ville la plus proche ; ils ne voulaient plus s'exposer à être séparés les uns des autres. Bien leur en prit.

Le dégel n'avait pas tardé à amener les conséquences les plus désastreuses dans toute la région. Les rivières, grossies par la fonte des neiges, obstruées par les blocs de glace entassés, débordaient partout. Dans le Haut Missouri surtout, les inondations furent terribles. Des hameaux, des villages entiers disparurent, l'eau recouvrait de vastes régions. Kotteros fut atteint à son tour. Lorsque Martin et M. Rénatus s'y rendirent en chemin de fer et en, canot, ils ne trouvèrent plus trace de la ferme. ni des beaux champs ensemencés avec tant de peine. Tout avait été détruit par l'élément dévastateur. Ce fut un rude coup pour le fermier. Il ne pouvait que courber la tête sous la puissante main de Dieu, mais ce fut le coeur bien gros qu'il revint auprès des siens.
- Dieu nous l'avait donné, Dieu nous l'a repris, dit-il, que, Sa volonté soit faite. Mais c'est dur quand même. Tout est fini, tout est détruit. Il faudra recommencer de fond en comble. Que la main de Dieu nous dirige dans un endroit plus sûr, où nous ne soyons plus exposés à des dangers pareils. Plus loin dans l'Ouest peut-être. Mais...
Sans l'obscurité naissante, on aurait pu voir des larmes de découragement dans les yeux du pauvre homme. Il ne savait pas, encore par expérience que Dieu agit toujours en amour envers les siens.
- Martin, dit M. Rénatus, avant de prendre cette grave décision, pensez à vos enfants. Ils grandiront ici sans rien apprendre. Qui les instruira même dans les choses de Dieu ? Ne vaudrait-il pas mieux retourner en France ?

Le colon eut un sourire douloureux.
- C'est facile à dire, monsieur, dit Martin. Je ne méconnais pas, croyez-le, ce que la patrie a de bon, mais j'aurais tout juste de quoi faire le voyage. Une fois là-bas, je serai aussi avancé qu'il y a trois ans. Non, non, il n'y a plus de place chez nous.
- Et si je la trouvais, moi, cette place ? dit M. Rénatus. Si je vous offrais, à dix minutes d'une école, une maisonnette propre et même assez jolie, au milieu d'un jardin où vous pourriez gagner votre vie et celle des vôtres, que diriez-vous ?

Martin regardait sans répondre leur excellent ami, se demandant si une pareille proposition pouvait bien être sérieuse, tandis que les physionomies de sa femme et de Jacques s'éclairaient d'une manière qui ne laissait aucun doute sur leur façon de penser à ce sujet.
- Ce ne serait pas la fortune, il est vrai, ajouta M. Rénatus...
- Oh ! ce serait en tout cas un vrai don de Dieu, fit Martin.
- Eh bien, voici à quoi j'ai pensé. Mon usine est située à quatre heures de Paris ; c'est là que j'habite dans une maison indépendante avec un beau jardin dont une partie est consacrée aux légumes et aux arbres fruitiers. Mon brave jardinier se fait vieux, j'ai déjà prévu qu'il faudrait lui donner un aide, et peut-être le remplacer bientôt. Si vous voulez venir vous perfectionner sous ses ordres, rien n'empêchera que vous lui succédiez l'année prochaine, quand il prendra sa retraite. Je vous le propose de grand coeur.

Martin serra avec reconnaissance la main généreuse que lui tendait son jeune ami. Jacques, radieux, disait tout bas : « Je savais bien que Dieu nous délivrerait. Ne l'a-t-Il pas promis ? »
Quelques jours plus tard, la petite colonie se mettait en route pour l'Europe, les Martin pleins d'espoir et de reconnaissance, et M. Rénatus avec un nouveau but dans la vie.
- Sous couleur de libre pensée, disait-il, je flottais autrefois mélancoliquement d'une incertitude à l'autre. Aujourd'hui je sais en Qui je crois, et je sais aussi ce que j'ai à faire en ce monde.

 

CHAPITRE VI

Plus de deux ans se sont écoulés. Par une belle journée d'été nous retrouvons Jacques et ses soeurs activement occupés à remplir une corbeille de fraises savoureuses. Ils travaillaient joyeusement et leurs langues ne chômaient pas plus que leurs doigts.
- Crois-tu qu'il y en aura assez, Jacques ? Nous serons au moins trente.
- Sûrement, répondit Jacques. M. Rénatus a commandé toute une quantité de gâteaux. Quelle belle fête d'école du dimanche nous allons avoir !

Et les petits travailleurs, chargés de leur récolte parfumée, rentrèrent en courant à la maison où leurs parents les attendaient.
Bientôt toute la famille se mit en route pour la maisonnette, située à quelques minutes de l'usine, où se tenait l'école du dimanche. Sur le seuil, M. Rénatus et sa jeune femme leur souhaitèrent une cordiale bienvenue ; puis la porte s'ouvrit. Dans un local aux murs blanchis à la chaux, une trentaine d'enfants proprement mis entouraient une personne âgée dans laquelle nous reconnaissons tante Ida ; oui, tante Ida elle-même, qui a quitté Paris pour venir habiter avec son frère.
Jacques et ses soeurs se joignirent au groupe et, tous ensemble, les enfants entonnèrent leur cantique favori :

Servons tous dès notre enfance
Notre adorable Sauveur.
Il veut dans sa grâce immense
Nous donner le vrai bonheur.
Jésus est le meilleur Maître,
Son coeur aime les enfants,
C'est à Lui qu'on ne peut être Ni trop tôt,
Ni trop longtemps.

Lorsque le chant eut cessé, M. Rénatus, visiblement ému, s'avança pour adresser quelques paroles aux enfants. Il hésita un instant, puis se tournant vers ses jeunes auditeurs, il leur demanda lequel d'entre eux pouvait lui réciter quelque verset des Saintes Écritures.
Les enfants, intimidés, se regardaient les uns les autres, sans oser répondre. Enfin Jacques s'avança et, fixant ses yeux bleus sur le visage de son ami, il répéta d'une voix claire :

« Jésus a dit : Ce que vous ferez à l'un de ces petits, vous me l'aurez fait à moi-même. »


Couverture
Page précédente:

 

- haut de page -