Le passeport
CHAPITRE IV
Un bateau immense, sur
l'avant duquel on lisait : France, fendait les
vagues de l'Atlantique. Après avoir
essuyé dans la Manche une tempête de
vent et de pluie, il retrouvait un peu de soleil
pour sécher son pont et y attirer les
passagers ennuyés de leur captivité
forcée. Le confort des cabines, le luxe des
salons ne valaient pas ce bon air frais et
vivifiant qu'ils aspiraient maintenant à
pleins poumons.
Un jeune homme, appuyé
à une balustrade de fer, observait depuis
longtemps ce qui se passait dans l'entrepont.
Là se trouvaient entassés de nombreux
passagers, pour la plupart des émigrants,
condamnés à passer tout le temps de
la traversée dans un espace restreint. Le
passage de la Manche avait mis ces pauvres gens
à une rude épreuve. On le voyait
à leurs figures pâles et à
leurs airs défaits. Quelques-uns avaient
juste assez de force pour venir humer un peu d'air
frais à l'extérieur.
Max Rénatus
prenait un singulier intérêt à
étudier ces pauvres visages, et sa
curiosité, toute sympathique du reste, se
concentrait depuis un moment sur trois enfants que
nous n'aurons pas de peine à
reconnaître.
Un petit
garçon d'environ neuf ans, très
pâle, tout chancelant encore des effets du
mal de mer, montait péniblement l'escalier
assez semblable à une échelle, qui
conduisait au pont inférieur. Il portait sur
son dos une enfant de trois ans qui se cramponnait
désespérément à son
cou. Arrivé en haut, il se mit à la
recherche d'un endroit sec où il pût
déposer son fardeau. Il alla jusqu'au
gaillard d'avant où les ancres reposaient
avec leurs chaînes près du cabestan,
ainsi qu'un tas de cordages roulés et
quelques morceaux de toile à voiles. Il en
fit une espèce de couchette où il
installa sa petite soeur. Ensuite il retourna aussi
vite que possible chercher l'autre fillette qu'il
amena par la main auprès de l'enfant
déjà endormie dans son petit nid
improvisé.
Rénatus ne
pouvait détacher ses yeux du groupe qui le
captivait. Il observait de quelle façon
intelligente et tendre Jacques s'ingéniait
à préserver ses soeurs, tantôt
de la brise, tantôt des rayons du soleil. Le
jeune homme quitta enfin son poste et vint
rejoindre les enfants.
- Ces fillettes sont
tes soeurs, n'est-ce pas, mon petit homme ?
lui demanda-t-il.
- Oui,
Monsieur.
- Et où sont
tes parents ?
- En
Amérique.
- Ah ! Avec qui
voyagez-vous, alors ?
- Nous sommes tous
les trois seuls.
- Tu ne veux pas dire
que vous fassiez le voyage tout seuls ? Qui
donc vous accompagne ?
- C'est Dieu,
Monsieur.
- Tu dis des
bêtises, mon enfant ; dis-moi qui
s'occupe de vous ici, qui est chargé de vous
surveiller ?
Le petit
garçon ne répondit pas. Il tira son
Nouveau Testament de sa poche et
en montra la première page à
l'étranger. Nous savons ce qu'il y
lut.
Rénatus
fronça les sourcils, vivement
surpris.
- C'est
absurde ! s'écria-t-il, en reprenant le
chemin de l'arrière. Mais la cloche du
dîner ayant sonné, il entra dans la
salle à manger et s'assit auprès du
capitaine. Aussitôt il s'enquit auprès
de lui de ce qui le
préoccupait.
- Je ne connais pas
tous les passagers de l'entrepont, répondit
celui-ci, mais je puis vous satisfaire en ce qui
concerne ces enfants. On me les a amenés
à bord avec leur petit bagage, en me priant
d'avoir l'oeil sur eux. Il est très vrai
qu'ils se rendent sans aucune escorte dans le
Far-West.
- La recommandation
qui vous a été adressée, dit
Rénatus, sera sans doute plus effective que
celle qu'ils portent sur eux. Figurez-vous,
Messieurs, dit-il en se tournant vers ses autres
voisins, que ces enfants sont munis d'une
espèce de passeport au nom du Christ. Il est
vraiment curieux de voir jusqu'où peut
aller, de nos jours, la naïveté
humaine. C'est Dieu qui nous accompagne, m'a dit le
petit garçon avec une complète
assurance.
- Il y a pourtant
quelque chose de très beau dans cette foi
enfantine, fit observer une dame, même si
elle est un simple effet de
l'imagination.
- Est-il bien
sûr que cette protection divine soit une pure
création de l'imagination, dit une personne
d'un certain âge avec beaucoup de
sérieux, et que cette foi, que vous raillez,
ne repose pas sur une
réalité ?
- Ne discutons pas,
Madame, répondit Rénatus, vos
convictions et les miennes sont bien
différentes et une intervention visible de
ce que vous appelez la Providence me semble fort
improbable pour ce qui concerne les trois petits
voyageurs.
On se levait de table
et les groupes se
séparèrent.
Le lendemain matin,
la dame âgée, Mme de V. se fit
conduire au milieu des émigrants. Elle
voulait voir les enfants dont on avait parlé
la veille. Elle fut effrayée de la
pâleur de leurs petits
visages. Elle demanda à
Jacques de voir son Nouveau Testament et lisait
avec émotion l'inscription de tante Ida,
lorsqu'elle vit paraître à
l'entrée de l'entrepont un jeune homme assez
contrarié de l'y rencontrer. C'était
Rénatus. Mme de V. lui expliqua qu'elle
avait décidé de faire installer dans
sa cabine deux hamacs pour les
fillettes.
- Je crains
seulement, ajouta-t-elle, qu'elles ne souffrent
d'être séparées de leur
frère.
- Le pauvre enfant,
dit Rénatus, n'aurait pas moins besoin que
ses soeurs d'air, pur et de nourriture
substantielle.
Mme de V.
sourit :
- Sans doute, mais
impossible pour moi de les prendre tous
trois.
- Je comprends !
dit-il. Comment ne pas suivre votre bon
exemple ? Ma cabine ne contient qu'une
couchette, mais il y aurait moyen d'en installer
une autre au-dessus de la mienne. Le petit homme ne
sera pas gênant. Je vais m'en
occuper.
Ainsi fut fait. Dieu,
qui incline les coeurs, avait ainsi
préparé pour les trois enfants des
ressources inattendues. Jacques comprenait la
bonté qu'on leur témoignait et en
était reconnaissant. Rénatus
cependant se sentit quelque peu irrité
lorsque, dès le premier soir, Jacques
s'agenouilla devant sa couchette pour prier.
L'enfant avait l'habitude de parler à haute
voix, comme il l'aurait fait à un ami tout
proche et, après avoir recommandé
à Dieu ses parents et ses soeurs, il ajouta
ces mots : « Seigneur Jésus,
je te remercie pour tout ce que tu fais pour nous
et de ce que tu nous a fait trouver Monsieur
Rénatus et la bonne dame. Bénis-les
pour l'amour de ton nom.
Amen ».
Le jeune homme quitta
précipitamment la cabine. Il se sentait mal
à l'aise et pourtant son coeur était
ému.
Ce fut un plaisir de
voir avec quelle rapidité les petits
voyageurs se rétablirent. Le beau temps,
l'exercice continuel sur le pont, la brise
vivifiante, des soins affectueux, avaient fait
d'eux de tout autres enfants.
CHAPITRE
V
La France avait jeté
l'ancre dans le port de New-York. Nos petits amis
observaient avec étonnement le mouvement
considérable qui se produisait autour du
bateau. Mme de V. causait avec M. Rénatus
d'une façon fort
animée.
- Soyez sans aucune
inquiétude, Madame, disait ce dernier. Je
vais, cela va sans dire, m'occuper de ces enfants
jusqu'à ce que je les aie remis entre bonnes
mains.
Du coeur de la
vieille chrétienne qui avait beaucoup
prié pour ses petits protégés,
s'élevèrent de silencieuses actions
de grâces. Le Seigneur ne répond-il
pas toujours bien au-delà de tout ce que
nous pourrions demander ou
penser ?
- Vous me faites
là une vraie faveur, Monsieur, dit-elle. Ces
pauvres enfants m'intéressent tant que
j'aurais volontiers changé mon
itinéraire pour les accompagner, mais si
vous voulez bien vous en charger vous m'enlevez un
vrai souci.
- Vous pouvez
continuer votre voyage sans la moindre
arrière-pensée, certaine que je ne
tromperai pas votre confiance. Et c'est ainsi que
M. Rénatus se trouva, sans le savoir,
être un instrument entre les mains de Dieu
pour veiller sur trois de ces petits que le
Seigneur aime.
Nous ne nous
étendrons pas sur le voyage du père
de famille improvisé. Chose étrange,
le jeune homme froid et mondain sentait pour la
première fois son coeur se réveiller.
N'est-il pas dit que le Seigneur tient le coeur des
hommes entre ses mains et qu'Il les incline comme
des ruisseaux d'eau ?
Ainsi nous retrouvons
M. Rénatus et ses petits compagnons roulant
encore après bien des journées de
voyage, à travers des
régions peuplées et
des champs admirablement cultivés ;
puis villes et villages se font rares, les
forêts disparaissent, la terre devient moins
fertile, la prairie sans limite s'étend des
deux côtés de la voie ferrée.
Le train s'arrête à peine aux stations
d'aspect misérable. Enfin, il atteint
Kotteros.
- Nous voici
arrivés ! dit M. Rénatus en
faisant descendre les enfants.
Il cherche partout
des yeux les parents qui devaient se trouver
là. Personne.
M. Rénatus
s'adressa au garde-barrière
- Y a-t-il loin d'ici
chez le colon Martin ?
-Une heure seulement.
Ah ! ce sont là les enfants qu'ils
attendent depuis si longtemps. Je suis
chargé de les leur conduire.
- Ne peut-on se
procurer ici des chevaux ou un véhicule
quelconque ?
- Non, mais Martin a
tout cela chez lui. J'irai les chercher, s'il le
faut. Autrement... la route n'est pas
mauvaise...
M. Rénatus
n'était pas content.
- Les deux
aînés marcheront bien, hasarda
l'homme.
- Bon, mais ces
bagages ? Faudra-t-il les prendre sur son
dos ?
- Oh ! non,
Monsieur. Martin les fera chercher. Soit. En avant
donc ! fit notre voyageur.
Et la petite caravane
se mit en marche. Jacques et Lise à
l'avant-garde, les deux hommes portant
alternativement la petite Marie. Au bout d'une
heure et demie ils arrivèrent en vue d'une
maison de bois d'assez belle apparence. Encore
quelques pas et ils en franchissaient le seuil, au
moment même où le soleil se couchait.
C'était bien la demeure des Martin. Ainsi
Dieu avait conduit les petits voyageurs au port
qu'ils désiraient. Il avait entendu les
prières de tante Ida dans le lointain Paris
et avait veillé sur les trois enfants avec
une sollicitude paternelle.
Nous ne
décrirons pas l'émotion des parents
en voyant les petits pèlerins qui arrivaient
ainsi à destination. Les deux
aînés
s'étaient
précipité tout joyeux dans leurs
bras ; la petite Marie, un peu
effarouchée, cherchait à comprendre
comment ces étrangers pouvaient bien
être « papa et maman »
dont Jacques lui avait tant parlé. Enfin on
eut le temps de s'occuper de M.
Rénatus.
- Vous avez peut-être
l'intention de vous établir aussi dans le
pays ?
- Comment !
moi ! Mais pas le moins du monde. Je voyage
pour mon agrément, et je vous amène
vos enfants qui auraient pu périr cent fois
en route.
Ici, Jacques poussa
une exclamation.
- Oh ! non,
s'écria-t-il, nous avions notre
passeport ; tante Ida nous l'a donné
à Paris.
- Vraiment ?
demanda Martin ; de quoi
s'agit-il ?
- Le passeport en
question ne leur a pas servi à
grand'chose ! fit observer le jeune
homme.
-
Montre-le-moi ! dit la mère. Et Jacques
alla chercher dans la poche de sa veste le petit
livre que nous savons. Martin le prit et le secoua
sans en rien faire tomber.
- Où est-il
donc ?
- Tante l'a
écrit sur le premier
feuillet.
Martin ouvrit le
Nouveau Testament et lut lentement et d'une voix
distincte : « Allant de S. (Jura)
à Kotteros, Dakota (Amérique du
Nord), rejoindre leurs parents, Christ a dit :
« Ce que vous ferez à l'un de ces
petits, vous me l'aurez fait à
moi-même. »
Il y eut un silence
solennel. Jacques le rompit
timidement :
- Tante m'avait
recommandé de le montrer à toutes les
personnes qui me parleraient.
- Et l'as-tu
fait ? demanda sa mère.
- Oui, au
commencement au Hâvre et sur le bateau. La
bonne dame l'a lu, M.
Rénatus aussi. Dès lors il s'est
toujours occupé de nous.
Mme Martin,
profondément émue, saisit les mains
du jeune homme :
- Oh ! cher
monsieur, comment pouvons-nous vous
remercier ? Vous avez été le
messager que Dieu a chargé de veiller sur
nos chéris, celui qu'Il a envoyé pour
les amener sains et saufs !
-
Envoyé ? chargé ?
répétait M. Rénatus, mais en
aucune façon ! Je n'ai fait que ce que
tout honnête homme aurait fait à ma
place.
- Oh ! mon bon
monsieur, comment l'auriez-vous fait, si Dieu ne
vous l'avait mis au coeur ? Je ne puis que le
bénir de vous avoir ainsi placé sur
le chemin de mes enfants.
Martin paraissait
très ému lui aussi.
- J'ai appris bien
des choses en Amérique, dit-il, et surtout
que j'ai besoin du secours de Dieu en tout et
partout. Autrefois je croyais pouvoir marcher seul,
maintenant, ajouta-t-il en baissant les yeux et en
hésitant un peu : ... je sais que j'ai
besoin d'un Sauveur.
M. Rénatus ne
répondit rien. Il se sentait
embarrassé. D'ailleurs, à bien
considérer le fond des choses, il se
trouvait forcé de reconnaître que le
passeport en question était mieux qu'une
simple feuille de papier. Les paroles qu'y avait
inscrites la soeur du colon n'avaient-elles pas agi
sur le coeur de Mme de V. et sur le sien
aussi ? La conscience du jeune homme se
réveillait et pourtant il était
encore loin de la vérité. Quoiqu'il
en soit, il s'était plus attaché
à ses petits compagnons qu'il ne l'eût
cru possible. Il allait lui en coûter de se
séparer d'eux. Aussi accepta-t-il l'offre
des Martin et passa-t-il plusieurs jours dans la
ferme, étudiant avec intérêt la
vie de colon et les cultures environnantes. Martin
avait construit de ses propres mains la solide
habitation où il avait passé un
hiver. Le produit de la moisson avait couvert les
frais de voyage des enfants. Mais il fallait
travailler dur.
- Dieu nous a
bénis, disait Martin. Si c'est sa
volonté que nous
échappions au froid, aux inondations, aux
incendies, nous pourrons arriver à nous
nourrir et peut-être à mettre quelque
chose de côté. Mais tout est entre ses
mains. Il prend soin de nous.
C'est ainsi que les
prières de la veuve Vernier étaient
exaucées et que, peu à peu, un
travail d'âme s'était accompli chez
cet homme naguère endurci.
M. Rénatus
entendit ces choses et en fut troublé.
« Partons, se dit-il, je perdrais de mon
indépendance si je restais
ici. »
L'hiver était
venu. Depuis longtemps on n'en avait vu de si
rigoureux à Kotteros. Les Martin avaient
fait des provisions abondantes de toutes
sortes ; le grand froid ne les prit donc pas
à l'improviste. D'après leurs
calculs, aliments et combustible devaient durer
jusqu'au retour d'une saison plus clémente.
Mais en février, deux colons vinrent frapper
à leur porte : moins prévoyante
qu'eux, ils étaient déjà au
bout de leurs ressources et se trouvaient
exposés à mourir de faim et de froid.
M. et Mme Martin les admirent sans
hésitation, avec leur famille, à
venir partager leurs réserves ; la part
de chacun fut réduite, car il s'agissait
d'arriver jusqu'à la fin de l'hiver, et le
nombre des bouches avait triplé pour le
moins. Mais nos amis comptaient sur le Seigneur et
n'oubliaient pas la bienfaisance et de faire part
de leurs biens. N'est-il pas dit que Dieu prend
plaisir à de tels
sacrifices ?
Puis un beau jour, un
hôte inattendu se présenta à
son tour. C'était M. Rénatus qui,
après bien des pérégrinations,
passant de nouveau dans le voisinage -
c'est-à-dire à une centaine de lieues
environ - venait faire une visite à ses
hôtes de l'été
précédent. Pendant cinq mois il avait
vu beaucoup d'hommes et beaucoup de choses, mais
avant de rentrer dans sa patrie il tenait à
retrouver les seules personnes qui lui fussent
attachées dans ce pays immense et en
particulier le petit homme qui avait si bien su
gagner son coeur.
L'hiver se faisait
plus dur, la neige tombait en abondance. M.
Rénatus était sur le point de quitter
ses amis ; mais au jour
fixé, M. Martin lui
déclara que la neige, amoncelée sur
la voie, arrêtait la marche des trains. Cela
devait durer longtemps. La tempête allait
croissant, il neigeait à ensevelir une
ville. Les colons déblayaient avec
ardeur ; de toutes parts, autour de la maison,
s'élevaient des montagnes blanches qu'un
froid de plus en plus intense transforma en
quelques heures en énormes remparts de
glace. La ferme se trouvait changée en
prison.
Les jours s'écoulaient
assez tristement. Malgré les feux ardents
entretenus jour et nuit, on ne parvenait plus
à se réchauffer. Les provisions de
bouche semblaient devoir suffire à la
condition qu'on en usât avec économie,
et que cette situation ne se prolongeât pas
au-delà de certaines limites. Mais les
moyens de chauffage touchaient à leur fin.
Une fois épuisés, que devenir ?
Aucun espoir de secours dans le voisinage ;
savait-on seulement si les autres colons
étaient morts ou
vivants ?
Mais si les
perspectives extérieures étaient peu
rassurantes, cependant Martin et sa femme ne
perdaient pas courage. L'épreuve, au lieu de
les abattre, semblait au contraire fortifier leur
foi et leur confiance en Dieu. Ils étaient
très ignorants encore, de véritables
« petits enfants » pour ce qui
regarde l'expérience chrétienne, mais
ils avaient la conviction inébranlable que
leur Père céleste interviendrait en
leur faveur quand Son moment à Lui serait
venu.
Mais un jour arriva,
où M. Rénatus demanda à Martin
:
- Voyons !
combien de jours pouvons-nous encore nous
chauffer ?
Et le colon
répondit d'une voix grave :
- Un seul. Que Dieu
nous soit en aide. Demain, il faudra
délibérer.
Le lendemain, le vent
soufflait, plus glacial que jamais. Les quatre
hommes décidèrent de se rendre, au
prix de n'importe quel effort, jusqu'à l'une
des maisons abandonnées et de la
démolir pour alimenter le feu. Mais avant de
partir, ils se mirent à genoux avec leurs
familles et jamais M. Rénatus ne put oublier
les ardentes prières qui montèrent
à ce moment-là devant le trône
de Dieu. Pour la première fois de sa vie, le
jeune homme sentit que la prière
était une réalité et, du fond
de son coeur déchiré par l'angoisse,
un cri monta vers le ciel : « 0
Dieu ! aie pitié ! Sauve-nous et
que j'apprenne à te connaître
... »
Les hommes se mirent
en route. Il fallait d'abord se frayer un chemin et
avec quelle peine ! A la tombée de la nuit,
ils revinrent, ayant commencé l'entreprise.
Mais en attendant que le passage fût ouvert,
il n'y avait plus une seule bûche dans la
ferme. Il fallut brûler tous les objets en
bois dont on pouvait se passer : caisses,
armoires, planches en excellent état, tout
cela fut coupé et disparut dans le feu en
quelques heures.
Le lendemain soir,
les courageux ouvriers revinrent avec le
combustible tant désiré. Jour
après jour, ils refirent le même
trajet, jusqu'à ce que, bûche par
bûche, les deux petites maisons voisines
eussent passé dans les poêles des
Martin. Lorsque tout fut consumé, le froid
se fit plus intense encore.
On déblaya
alors le chemin qui conduisait à la voie
ferrée. On emporta les traverses que l'on
put atteindre, mais les heures étaient
longues et la lutte inégale.
Tout espoir de salut
semblait perdu. Mme Martin tenait ses fillettes
embrassées, et priait tout bas ; son
mari abattait une poutre dont la chute faisait
trembler toute la maison, en se disant à
part lui : Après celle-ci, plus
rien !
Mme Martin tendit la
main à M. Rénatus en lui
disant :
- Pardonnez-nous si,
involontairement, nous avons été la
cause de votre malheur.
Le jeune homme
répondit avec sérieux
- Vous vous trompez,
Madame Martin. Quand je devrais mourir demain, je
veux vous affirmer aujourd'hui que Dieu m'a conduit
ici pour mon bonheur, aussi vrai que mon âme
vaut plus que mon corps, et la vie éternelle
plus que celle d'ici-bas.
« Je te
délivrerai et tu me glorifieras, »
murmura Jacques en s'endormant. Que de fois
déjà n'avait-il pas rappelé ce
verset à sa mère et à leurs
compagnons ?
- Ce cher enfant,
s'écria M. Rénatus avec
émotion, c'est de lui que le Seigneur s'est
servi pour m'amener à ses pieds. Jamais je
ne pourrai lui prouver ma reconnaissance et mon
affection.
Mme Martin
répondit, avec
émotion :
- Jésus a
dit : Ce que vous aurez fait à l'un de
ces petits, vous me l'aurez fait à
moi-même.
Le lendemain matin,
on alluma le dernier feu.
- Seigneur, viens
à notre aide ! murmuraient toutes les
voix. À l'agitation des jours
précédents avait
succédé le silence qui accompagne
toutes les attentes solennelles. Assis très
près les uns des autres, les pauvres gens
n'échangeaient que de loin en loin quelques
paroles pleines de douceur et de bienveillance. Ils
cherchaient encore à s'encourager les uns
les autres, mais certes on pouvait bien dire du
petit groupe, perdu dans la solitude glacée,
qu'ils espéraient contre toute
espérance.
Soudain, un bruit
singulier, une sorte de craquement les fit
tressaillir et ramena en une seconde un peu
d'animation sur ces pâles
visages.
Martin
s'élança vers la porte, l'ouvrit et
un cri de joie lui
échappa :
- Le
dégel ! Dieu soit
loué !
En effet, Dieu
était intervenu en faveur de ceux qui
s'attendaient à sa bonté. Le vent
avait tourné. Il soufflait maintenant du
midi, apportant avec lui le salut
à brève échéance. Sous
l'influence de l'air relativement tiède, la
couche de glace commençait à fondre,
et, de toutes parts, on entendait la rumeur des
gouttes tombant une à une. Pour les
infortunés c'était comme une
rosée miraculeuse, divine réponse
à la prière de la foi. Tous
s'étaient précipités vers la
porte à la suite de Martin ; tous
répétaient avec émotion :
« Dieu soit loué ! Le
dégel ! » Et finalement, la
détente succédant à la
terrible perspective si héroïquement
envisagée, ils tombèrent en pleurant
dans les bras les uns des autres.
Jacques, sans se
départir de son calme, était
allé bien vite se mettre à genoux
dans un coin de la pièce, disant à
mi-voix :
- 0 Dieu ! je te
remercie parce que tu nous as
délivrés. Tu nous as exaucés
dans notre détresse, et je t'en remercie
beaucoup, beaucoup ! Au nom du Seigneur
Jésus. Amen !
L'enfant rappelait
ainsi aux grandes personnes la forme que devait
prendre leur joie. Et bientôt toute la
famille se trouva à genoux. Qui dira les
actions de grâces et de reconnaissance qui
s'élevèrent alors vers le Dieu, qui
seul, fait des merveilles. N'est-ce pas Lui qui
sauve et qui délivre tous ceux qui crient
à Lui ?
Chacun se reprit
à la vie avec un nouvel entrain, avec une
satisfaction instinctive et intense. On allait, on
venait, on travaillait, pour suppléer par le
mouvement à la chaleur du feu qui ne pouvait
plus brûler tout le jour. D'ailleurs le
dégel était aussi actif que le froid
avait été rude. La neige eut
bientôt fondu suffisamment pour permettre aux
colons de se mettre à la recherche d'une
retraite plus confortable. Au prix d'efforts
considérables, car les voies d'accès
se trouvaient dans un état indescriptible,
ils parvinrent jusqu'à la ville la plus
proche ; ils ne voulaient plus s'exposer
à être séparés les uns
des autres. Bien leur en prit.
Le dégel
n'avait pas tardé à amener les
conséquences les plus désastreuses
dans toute la région. Les rivières,
grossies par la fonte des neiges, obstruées
par les blocs de glace entassés,
débordaient partout. Dans le Haut Missouri
surtout, les inondations furent
terribles. Des hameaux, des villages entiers
disparurent, l'eau recouvrait de vastes
régions. Kotteros fut atteint à son
tour. Lorsque Martin et M. Rénatus s'y
rendirent en chemin de fer et en, canot, ils ne
trouvèrent plus trace de la ferme. ni des
beaux champs ensemencés avec tant de peine.
Tout avait été détruit par
l'élément dévastateur. Ce fut
un rude coup pour le fermier. Il ne pouvait que
courber la tête sous la puissante main de
Dieu, mais ce fut le coeur bien gros qu'il revint
auprès des siens.
- Dieu nous l'avait
donné, Dieu nous l'a repris, dit-il, que, Sa
volonté soit faite. Mais c'est dur quand
même. Tout est fini, tout est détruit.
Il faudra recommencer de fond en comble. Que la
main de Dieu nous dirige dans un endroit plus
sûr, où nous ne soyons plus
exposés à des dangers pareils. Plus
loin dans l'Ouest peut-être.
Mais...
Sans
l'obscurité naissante, on aurait pu voir des
larmes de découragement dans les yeux du
pauvre homme. Il ne savait pas, encore par
expérience que Dieu agit toujours en amour
envers les siens.
- Martin, dit M.
Rénatus, avant de prendre cette grave
décision, pensez à vos enfants. Ils
grandiront ici sans rien apprendre. Qui les
instruira même dans les choses de Dieu ?
Ne vaudrait-il pas mieux retourner en
France ?
Le colon eut un
sourire douloureux.
- C'est facile
à dire, monsieur, dit Martin. Je ne
méconnais pas, croyez-le, ce que la patrie a
de bon, mais j'aurais tout juste de quoi faire le
voyage. Une fois là-bas, je serai aussi
avancé qu'il y a trois ans. Non, non, il n'y
a plus de place chez nous.
- Et si je la
trouvais, moi, cette place ? dit M.
Rénatus. Si je vous offrais, à dix
minutes d'une école, une maisonnette propre
et même assez jolie, au milieu d'un jardin
où vous pourriez gagner votre vie et celle
des vôtres, que
diriez-vous ?
Martin regardait sans
répondre leur excellent ami, se demandant si
une pareille proposition pouvait bien être
sérieuse, tandis que les physionomies de sa
femme et de Jacques s'éclairaient
d'une manière qui ne
laissait aucun doute sur leur façon de
penser à ce sujet.
- Ce ne serait pas la
fortune, il est vrai, ajouta M.
Rénatus...
- Oh ! ce serait
en tout cas un vrai don de Dieu, fit
Martin.
- Eh bien, voici
à quoi j'ai pensé. Mon usine est
située à quatre heures de
Paris ; c'est là que j'habite dans une
maison indépendante avec un beau jardin dont
une partie est consacrée aux légumes
et aux arbres fruitiers. Mon brave jardinier se
fait vieux, j'ai déjà prévu
qu'il faudrait lui donner un aide, et
peut-être le remplacer bientôt. Si vous
voulez venir vous perfectionner sous ses ordres,
rien n'empêchera que vous lui
succédiez l'année prochaine, quand il
prendra sa retraite. Je vous le propose de grand
coeur.
Martin serra avec
reconnaissance la main généreuse que
lui tendait son jeune ami. Jacques, radieux, disait
tout bas : « Je savais bien que Dieu
nous délivrerait. Ne l'a-t-Il pas
promis ? »
Quelques jours plus
tard, la petite colonie se mettait en route pour
l'Europe, les Martin pleins d'espoir et de
reconnaissance, et M. Rénatus avec un
nouveau but dans la vie.
- Sous couleur de
libre pensée, disait-il, je flottais
autrefois mélancoliquement d'une incertitude
à l'autre. Aujourd'hui je sais en Qui je
crois, et je sais aussi ce que j'ai à faire
en ce monde.
CHAPITRE
VI
Plus de deux ans se sont
écoulés. Par une belle journée
d'été nous retrouvons Jacques et ses
soeurs activement occupés à remplir
une corbeille de fraises savoureuses. Ils
travaillaient joyeusement et leurs langues ne
chômaient pas plus que leurs
doigts.
- Crois-tu qu'il y en
aura assez, Jacques ? Nous serons au moins
trente.
- Sûrement,
répondit Jacques. M. Rénatus a
commandé toute une quantité de
gâteaux. Quelle belle fête
d'école du dimanche nous allons avoir !
Et les petits travailleurs,
chargés de leur récolte
parfumée, rentrèrent en courant
à la maison où leurs parents les
attendaient.
Bientôt toute
la famille se mit en route pour la maisonnette,
située à quelques minutes de l'usine,
où se tenait l'école du dimanche. Sur
le seuil, M. Rénatus et sa jeune femme leur
souhaitèrent une cordiale bienvenue ;
puis la porte s'ouvrit. Dans un local aux murs
blanchis à la chaux, une trentaine d'enfants
proprement mis entouraient une personne
âgée dans laquelle nous reconnaissons
tante Ida ; oui, tante Ida elle-même,
qui a quitté Paris pour venir habiter avec
son frère.
Jacques et ses soeurs
se joignirent au groupe et, tous ensemble, les
enfants entonnèrent leur cantique
favori :
- Servons tous dès
notre enfance
- Notre adorable Sauveur.
- Il veut dans sa
grâce immense
- Nous donner le vrai
bonheur.
- Jésus est le
meilleur Maître,
- Son coeur aime les
enfants,
- C'est à Lui qu'on
ne peut être Ni trop tôt,
- Ni trop longtemps.
Lorsque le chant eut
cessé, M. Rénatus, visiblement
ému, s'avança pour adresser quelques
paroles aux enfants. Il hésita un instant,
puis se tournant vers ses jeunes auditeurs, il leur
demanda lequel d'entre eux pouvait lui
réciter quelque verset des Saintes
Écritures.
Les enfants,
intimidés, se regardaient les uns les
autres, sans oser répondre. Enfin Jacques
s'avança et, fixant ses yeux bleus sur le
visage de son ami, il répéta d'une
voix claire :
« Jésus a dit :
Ce que vous ferez à l'un de ces petits, vous
me l'aurez fait à
moi-même. »
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