Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE  (Jean 17.17)
Cela me suffit...
REGARD
Bibliothèque chrétienne online
EXAMINEZ toutes choses... RETENEZ CE QUI EST BON
- 1Thess. 5: 21 -
(Notre confession de foi: ici)
Il est écrit:
TA PAROLE EST LA VERITE
(Jean 17.17)
Cela me suffit...



Le passeport



CHAPITRE PREMIER

C'était une triste maison que celle du fermier Martin. Triste, dans plus d'un sens. L'habitation délabrée menaçait ruine, car les réparations les plus urgentes n'avaient pas été faites depuis longtemps. Les portes fermaient mal, le vent s'engouffrait à travers les fenêtres auxquelles manquaient bien des carreaux, les clôtures du jardin étaient renversées et la cour était encombrée d'outils et d'instruments aratoires en mauvais état. Hélas ! si la ferme et ses abords n'étaient guère engageants, que dire de la condition de ceux qui l'habitaient ?

Le fermier était un homme jeune encore, fort et robuste en apparence, mais faible de caractère et se laissant entraîner par le premier venu. Martin n'avait jamais compris qu'il était un pécheur perdu et que le chemin dans lequel il s'était engagé lie conduisait infailliblement à la perdition éternelle. Pourtant les avertissements ne lui avaient pas manqué. Dieu lui avait parlé de bien des manières, par la maladie, par le moyen d'amis chrétiens aussi, mais il refusait d'écouter, accusant sa « mauvaise chance », et ne voyant pas que son orgueil, sa paresse et son incurie étaient la cause de tous les maux qui s'abattaient sur lui et sur les siens.

Sa femme souffrait bien plus que lui de la misère dans laquelle ils se trouvaient. Elle avait été élevée par une mère pieuse, qui s'était opposée de toutes ses forces à son mariage avec un incrédule, et maintenant elle reconnaissait trop tard combien elle avait manqué. Mme Martin aurait dû chercher aide et secours auprès du Seigneur, mais si on est resté oublieux et indifférent pendant des années, le chemin du retour est souvent long et douloureux. Cependant Dieu, dans sa grâce infinie, devait se servir des circonstances pénibles que traversait Mme Martin pour la ramener à Lui.

Au moment où commence notre récit, le mari et la femme discutent vivement entre eux. Dans la cuisine sombre et triste, il fait froid. Dans l'âtre, le feu s'est éteint ; sur la table, les restes d'un maigre repas. L'homme, assis sur un escabeau branlant, parle avec animation.
- Ça ne peut pas continuer ainsi, déclare-t-il. Se tuer de travail sans arriver à gagner son pain, c'est par trop dur. La semence gèle, la grêle détruit les récoltes, les pommes de terre pourrissent. Dans de pareilles conditions, un homme n'aurait pas de quoi vivre seul, alors je t'en prie, comment entretenir femme et enfants ?

Avec douceur et patience, Mme Martin cherche à encourager son mari, plus elle essaye et plus il s'irrite. Enfin, il déclare qu'il ne leur reste plus qu'une ressource : laisser la ferme à leurs créanciers qui en tireront ce qu'ils pourront et partir tous deux pour l'Amérique.
Jusque-là, la femme avait écouté sans protester, mais maintenant, elle élève la voix.
- Tous deux ! s'écrie-t-elle, et les enfants ?
- Nous les laisserons ici chez ta mère. Nous n'avons pas le moyen de les emmener avec nous maintenant. Du reste, pour arriver à quelque chose, nous devons être libres de nos mouvements. Plus tard, nous les ferons venir.
- Tu ne parles pas sérieusement, Louis. Jamais je ne pourrai me séparer de mes petits et puis, quelle charge pour ma mère, à son âge
- Je parle très sérieusement, au contraire. Ma décision est prise et tu ne m'en feras pas revenir. Quant à ta mère, à quoi lui sert sa piété, si elle ne peut nous rendre ce petit service ?

La pauvre femme se tut. Elle savait trop bien à quoi aboutirait la discussion si elle cherchait à maintenir sa manière de voir. Elle ne songea pas un instant à abandonner son mari qui, elle le savait bien, serait un homme absolument perdu si elle le laissait à lui-même. Mais ses enfants ! Son aîné Jacques, âgé déjà de sept ans, la petite Lise qui venait d'en avoir quatre, et Marie, son bébé, son petit trésor ! Sans doute, ils seraient bien chez leur grand'mère qui veillerait sur eux avec tendresse, mais ne plus les voir, ne plus entendre le son de leur voix, ne plus partager leurs joies et leurs chagrins... C'était presque plus qu'elle n'en pouvait supporter. Mme Martin baissa la tête et une parole entendue autrefois et trop oubliée depuis, lui revint à la mémoire : Ce qu'un homme sème, cela aussi il le moissonne. Ah ! pour elle le jour de la moisson était arrivé et que recueillait-elle ? L'amertume et la douleur.

À quelques jours de là, nous retrouvons les époux chez la mère de Mme Martin, la veuve Vernier. Martin éprouvait un respect mêlé de crainte en présence de sa belle-mère. Celle-ci les avait toujours aidés de ses conseils et de son activité, et il savait qu'à l'heure actuelle, ils pouvaient compter sur l'affection dévouée qui lui ferait recueillir lies enfants, dans sa pauvre maisonnette, tout près de son coeur aimant. Mais ce que Martin redoutait, c'était le regard perspicace de la vieille dame, qui semblait lire jusqu'au fond de son coeur et mettre à nu son égoïsme et son impiété. C'est que la veuve Vernier était une enfant de Dieu qui, depuis de longues années, marchait à la suite du Seigneur Jésus ; elle avait appris à le connaître comme son Sauveur, puis comme son Maître. Ayant beaucoup à faire avec Lui par la prière, toute sa manière d'être en avait acquis un sérieux et une dignité qui en imposait à l'homme bassement asservi à ses propres passions.

Nous n'entrerons pas dans le détail de l'entrevue. Qu'il nous suffise de savoir que Mme Vernier ne s'opposa pas au projet de son gendre. Elle se borna à l'avertir que, sans la bénédiction de Dieu, il ne serait pas plus heureux en Amérique que dans la vieille Europe.
- C'est la bénédiction de l'Éternel qui enrichit, ajouta-t-elle, et Il n'y ajoute aucune peine.

Martin, ne se souciant pas d'en entendre davantage, prit congé et la mère et la fille restèrent seules.
- La décision de ton mari me chagrine, dit la vieille dame, mais surtout en pensant à toi. Cependant tu dois le suivre, et que le Seigneur, dans sa grâce infinie, veuille vous attirer tous deux à Lui. Toi, ma fille, tu as été instruite dans ces choses dès ton enfance ; ta responsabilité est grande. Tu le sens, je crois, mais combien je désire que tu trouves en Christ ton Sauveur personnel. Une fois cette question réglée entre toi et Dieu, tout le reste deviendra clair.

Mme Martin pleurait. Sa mère pria encore avec elle, puis elles se séparèrent. Quelle bénédiction d'avoir une telle mère et de pouvoir lui confier ses enfants ! Et pour la première fois depuis bien des années, une prière s'éleva du coeur de la jeune femme vers ce Dieu qu'elle avait oublié. Prière d'humiliation, mais aussi d'actions de grâces. Il ne l'avait pas laissée seule dans la détresse et elle avait fait l'expérience de son puissant secours.

L'affaire ayant été conclue, maison et terre vendues, on avait emballé les effets indispensables pour le voyage. Martin, insouciant comme toujours, ne voyait que la nouveauté de la situation, mais sa pauvre femme, le coeur serré, comptait avec angoisse les heures qui la séparaient du départ. Le moment fixé arriva trop vite à son gré. Une charrette conduisit Les émigrants à la gare voisine avec leur petit bagage. Les enfants les regardaient s'éloigner sans bien comprendre ce qui se passait. La grand'mère, elle, le savait trop bien. « Que Dieu les garde, pensait-elle ; ici-bas, nous ne nous reverrons plus, mais Dieu veuille que je les retrouve là-haut ! »

Elle fut rappelée au sentiment de la réalité par les cris de la petite Marie qui réclamait sa maman. Il fallut la prendre et la calmer. C'était bien pour les enfants qu'il s'agissait de vivre maintenant et le Seigneur donnerait les forces nécessaires pour faire face à cette grande tâche.

Les voisins plaignaient la veuve Vernier. À leur avis, elle eût mérité un peu plus de bon temps dans ses vieux jours. La présence des enfants dans la maisonnette diminuait les portions, abrégeait les nuits et quadruplait la besogne. Mais tout cela inquiétait peu la brave vieille qui accomplissait vaillamment le devoir que le Seigneur lui avait confié.

Elle exigeait des enfants une obéissance prompte et joyeuse et leur demandait de petits services proportionnés à leurs forces, et qu'ils étaient tout heureux de rendre, car ils aimaient tendrement leur bonne grand'mère. Mais, avant toute autre chose, la vieillie dame cherchait à conduire ses petits-enfants au Seigneur Jésus. Elle leur parlait de sa vie sainte ici-bas, de sa mort sur la croix, où Il s'est laissé clouer par amour pour des coupables. Elle leur disait aussi que ce bon Sauveur est maintenant vivant dans le ciel et elle leur apprit qu'Il va bientôt revenir pour chercher les siens. Les enfants écoutaient avec avidité et leurs coeurs étaient remplis d'amour pour le Seigneur Jésus. Mais Jacques comprenait mieux que ses soeurs et souvent, quand les fillettes étaient endormies, et que la grand'mère reprisait les vêtements endommagés, le petit homme ouvrait la grosse Bible et en lisait un chapitre à haute voix. Puis l'aïeule et l'enfant priaient en semble et se couchaient, pleins d'une heureuse confiance. « Il a promis de prendre soin de nous, disait quelquefois Jacques avec un sérieux au-dessus de son âge, ainsi tout ira bien. »

De loin en loin arrivait une lettre d'Amérique ; la distance était longue et ces missives n'apportaient ni joie ni argent. Martin et sa femme n'avaient pas rencontré la fortune de l'autre côté de l'Atlantique et ils faisaient la dure expérience que le chemin de la propre volonté n'est jamais celui du vrai bonheur.

 

CHAPITRE II

Dix-huit mois s'écoulèrent ainsi ; les enfants prospéraient, leur santé se fortifiait, et leur intelligence et leur coeur se développaient dans cette atmosphère d'affection. Mais Dieu, dans sa sagesse que nous ne pouvons souvent comprendre, mais que nous savons être parfaite, allait leur envoyer une nouvelle épreuve.

Un matin, au premier printemps, Jacques, en se réveillant à l'heure accoutumée, fut tout surpris de ne voir aucune lumière dans la chambre, aucune apparence de feu dans le poêle. Sa grand'mère aurait-elle dormi plus longtemps que d'habitude ? Il se leva et vit que la vieille femme reposait en effet sur son lit. Alors il s'habilla à la hâte et se mit à préparer le déjeuner, comme il l'avait fait maintes fois déjà. Il s'attendait à l'entendre dire cette fois encore : « Merci, mon garçon ! » Mais elle ne s'éveillait pas ! Quel profond sommeil !

Oui, bien profond, en vérité ! Cette nuit-là, Dieu avait repris à Lui la bonne grand'mère et ses yeux ne devaient plus s'ouvrir aux choses de ce monde. Elle était avec Christ, ce qui est beaucoup meilleur. Jacques, après avoir longuement examiné ce visage chéri, comprit enfin ce qui s'était passé et, tout effrayé, il alla appeler une voisine. En quelques minutes la chambre fut remplie de curieux, mais parmi toutes ces bonnes âmes compatissantes, il ne s'en trouva aucune qui sut rendre grâces à Dieu pour la fin si paisible qu'Il avait accordée à la veuve Vernier. Tous se lamentaient et plaignaient les pauvres enfants laissés ainsi, selon toute apparence, absolument seuls au monde. Mais personne ne se rappela que Dieu, dans sa demeure sainte, veille sur les petits enfants et qu'ils sont très précieux à ses yeux. Le Seigneur Jésus n'est-il pas venu donner sa vie pour eux ?

Jacques avait tendrement aimé sa grand'mère ; des larmes coulaient sur ses joues, mais il ne pouvait parler. Il était bien petit encore et il ne comprenait pas la vraie portée du malheur qui le frappait. C'était Dieu qui avait rappelé à Lui la bonne grand'maman ; elle se trouvait maintenant dans ce beau ciel dont elle lui avait si souvent parlé, mais alors pourquoi était-elle encore là, immobile et glacée ? Le petit garçon eût trouvé tout naturel que son aïeule disparaisse complètement, mais ainsi, il restait un peu perplexe, quoique toujours confiant que ce que Dieu faisait était bien.

Dans la chambre mortuaire, les voisines bavardaient entre elles, sans s'inquiéter de la présence des enfants.
- Que vont-ils devenir maintenant ? Ils ne peuvent pas rester ici.

Lorsque Jacques eût entendu cette question répétée, sous une forme ou l'autre, par vingt bouches différentes, il s'écria enfin :
- Je veux aller en Amérique, trouver mon papa et ma maman.
- Et tes soeurs, où iront-elles ?
- Avec moi, bien sûr !

Ce projet, insensé à première vue, était peut-être le plus raisonnable après tout. Il s'agissait seulement de savoir comment on s'y prendrait pour opérer le transport des trois enfants. Pour le moment, ils furent placés, par les soins de la commune, chez une vieille femme (hélas ! ce n'était pas une grand'maman, celle-ci !) et le maire du village écrivit à Martin pour lui faire part des événements et le sommer de faire chercher ses enfants ou d'envoyer, avec la somme nécessaire à la traversée, des indications précises quant à la route à suivre, la personne qui devait les accompagner, etc.

La réponse arriva aussi vite que possible, bien que l'intervalle parût fort long à la commune et aux pauvres enfants aussi. La maman écrivait quelques pages très tendres à son petit Jacques, exprimant une profonde anxiété au sujet du long voyage que lui et ses soeurs allaient entreprendre tout seuls. « Je prie le Seigneur Jésus de vous garder de tout mal », disait-elle en terminant et, pour le petit garçon solitaire, cette simple parole fut un encouragement et un réconfort. Maman pensait donc comme grand'mère ! Quel bonheur de le savoir !

Martin, de son côté, écrivait au maire ce que personne ne voulut croire d'abord : les trois enfants devaient faire le long voyage de France en Amérique sans être accompagnés. Il envoyait la somme nécessaire, y joignant des indications précises et traçant l'itinéraire de ces trois petits colis vivants. Le maire devait s'occuper de leur bagage, bien léger sans doute, puis les conduire à la gare du, chemin de fer et prendre leurs billets pour Paris. Là, au numéro 36 d'une certaine rue, ils trouveraient leur tante, sa soeur, qui les mènerait à la gare de St-Lazare, et les mettrait dans le train se rendant au Hâvre. Dans cette ville, ils devaient chercher un bureau dont l'adresse leur était donnée et où les attendraient leurs billets de bord ; le premier du mois suivant ils s'embarqueraient sur la France. À New-York, les enfants devaient voir un pasteur, qui les mettrait sur la voie pour rejoindre leurs parents. De Dakota, un trajet de peu de jours les amènerait à Kotteros, où ils les retrouveraient.

Martin écrivait en finissant : « Selon toute probabilité, ce voyage vous paraîtra extraordinaire. Mais dans ce pays, on apprend que l'homme ne vaut que par ce qu'il ose entreprendre, et c'est une vérité que les enfants ne sauraient apprendre trop tôt ».

Bien des gens s'indignèrent à l'idée de faire entreprendre un pareil voyage par des enfants seuls. Mais personne ne se présentait pour les accompagner. D'ailleurs le père avait parlé et il portait la responsabilité de la décision qu'il avait prise. Les choses en étant là, le plus tôt serait le mieux. Ce serait une charge de moins pour la commune. Quant aux enfants, ignorant tout du voyage qu'ils allaient entreprendre, des dangers possibles, des difficultés inévitables, ils étaient enchantés à l'idée d'aller retrouver leurs parents. Jacques était tout à fait persuadé que le Seigneur prendrait soin d'eux et les fillettes avaient l'habitude de suivre leur grand frère, que ce fût dans la maison voisine, dans la forêt, à Paris ou au-delà des mers.

On vendit tout ce qui avait appartenu à Mme Vernier ; on put ainsi procurer aux jeunes voyageurs un coffre de bois, un grand sac en cuir et une forte enveloppe de toile dans laquelle on emballa trois coussins. Tels étaient les trésors que les enfants emportaient de leur terre natale. Des voisins compatissants avaient rempli leurs poches de provisions de bouche plus que suffisantes pour atteindre Paris. À peine étaient-ils assis ; dans le wagon que des mains amies chargeaient leurs bras de toutes sortes de friandises. Les recommandations les plus diverses pleuvaient sur leurs têtes. Mais personne pourtant n'aurait eu le dévouement nécessaire pour les accompagner. Jacques était assis sur son coffre avec Marie sur ses genoux, Lise était confortablement installée sur le ballot de coussins et tous étaient fort étonnés de se voir les objets de tant d'intérêt. Tandis que le train s'éloignait, les voisins, le village et la tombe de la grand'mère disparurent à leurs regards.

 

CHAPITRE III

Un soir de juillet, vers neuf heures, un fiacre à l'allure un peu étrange, venant de la gare de Lyon, excitait l'étonnement les Parisiens qui le remarquaient. « Émigrants ! » se disaient-ils à la vue du bagage ; puis ils se ravisaient. « Trois enfants seuls ! Pauvres petits ! »

Jacques et ses soeurs avaient donc franchi sains et saufs cette première étape de leur long voyage. Dieu avait incliné le coeur d'un employé de la grande gare, père de famille lui-même sans doute. Voyant les enfants seuls au milieu de la cohue, il leur avait trouvé un fiacre, avait aidé à transporter le bagage et, les enfants installés dans le véhicule, il avait donné au cocher l'adresse indiquée par Jacques. La voiture roulait toujours sur des pavés parfois unis, parfois inégaux ; elle passait d'une rue dans l'autre, traversant de vastes places, puis d'autres rues encore. Il semblait que cette course ne devait jamais finir. Était-ce donc toujours Paris ? Jacques se sentait oppressé par tant de maisons et tant de monde. Les fillettes pensaient à tout autre chose. Lise caressait avec admiration l'étoffe râpée de la banquette sur laquelle elle était assise. Marie poussait des cris de joie à chaque réverbère qu'ils croisaient.
Soudain les maisons s'éloignèrent. Ils passèrent sur un pont et virent se refléter dans l'eau qui coulait au-dessous mille lumières tremblotantes.
- Que d'étoiles là-bas ! s'écria l'enfant ravie : regarde, Jacques, regarde ! Et le petit garçon regardait, plus impressionné encore par la foule grouillante qui l'entourait et au milieu de laquelle il se sentait si seul.
- Encore des étoiles, s'écria de nouveau la petite Marie. Et cette fois, il vit de vraies étoiles scintillant dans le ciel. Alors Jacques pensa qu'il avait là-haut un bon et tendre Père dont l'amour reste toujours le même. Sa grand'mère lui avait souvent dit : « Dieu est toujours près de toi. Il sera partout où tu iras ». Dieu se trouvait donc à Paris comme ailleurs, et son oeil veillait sur les trois petits pèlerins.

Et la voiture roulait toujours... Les enfants se sentaient bien fatigués lorsqu'après plus d'une heure elle s'arrêta devant une grande maison ouvrière.
- C'est ici, dit le cocher.

La bonne tante Ida fut passablement effrayée en voyant ces trois petits hôtes inattendus faire irruption dans son appartement. Elle vivait là depuis nombre d'années, gagnant son pain quotidien par son travail de couture. Une seule chambre et une petite cuisine lui suffisaient. Et maintenant que faire ? Mais tante Ida cachait un grand coeur sous des dehors très modestes.

Elle eut beaucoup de peine à admettre que ces trois petits enfants fussent en route pour l'Amérique. Il fallut, pour la convaincre, que Jacques lui montrât la lettre de son père. Tante Ida la lut avec une indignation qu'elle chercha pourtant à dissimuler devant ses neveux et nièces. Cela ne l'empêcha pas de préparer un repas pour les voyageurs et de les installer pour la nuit dans son unique chambre. Une fois les fillettes couchées et endormies dans le grand lit de la tante, celle-ci put échanger quelques mots avec Jacques.
- Mon cher enfant, je ne savais absolument rien de votre arrivée. Que seriez-vous devenus si j'avais été absente ? Il m'arrive quelquefois de passer deux ou trois jours chez des clientes qui habitent hors de Paris.

Le petit homme leva vers sa tante ses yeux candides, lourds ce soir-là de fatigue et de sommeil.
- Je suis sûr que le Seigneur a tout arrangé, tante. Lui savait que nous arrivions aujourd'hui.
- Tu as raison, mon chéri, dit tante Ida, en l'embrassant. C'est Lui qui a tout arrangé.

Ida Martin était une femme pieuse et tranquille, qui savait ce que c'est que d'avoir à faire avec le Seigneur Jésus à chaque instant de la journée. Elle Lui parlait tout en cousant ou en vaquant aux soins de son petit ménage. Il était pour elle l'Ami fidèle, auquel elle apportait joie et soucis. Il était aussi son Seigneur, Celui qu'elle cherchait à honorer et à glorifier dans tous les détails de son humble existence. La Parole de Dieu lui était chère et les pages usées du vieux livre disaient assez où tante Ida puisait la nourriture dont son âme avait besoin.

Les petits eurent vite fait de s'emparer de son coeur, où un violent combat se livra au sujet du voyage qu'ils allaient entreprendre. Elle savait que Dieu veillerait sur eux et pourtant elle hésitait. Qui d'entre nous la blâmerait ? Cependant elle ne pouvait ni ne devait les retenir. Son travail n'eût pu suffire à les élever d'ailleurs les billets étaient pris d'avance au, Hâvre.
- Si seulement j'avais quelqu'un à qui je puisse vous recommander ! dit-elle un soir à Jacques.
- Mais le Seigneur ne peut-Il pas le faire ? répondit le petit garçon, avec sa confiance habituelle.

Comme un trait de lumière, ces paroles pénétrèrent dans le coeur de la pieuse femme. Elle vit sa route clairement tracée devant elle et son âme s'éleva vers Dieu dans une prière silencieuse. Elle s'humiliait d'avoir manqué de confiance et rendait grâce pour l'issue qu'Il lui faisait entrevoir.

Elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir en écrivant à une connaissance qui habitait au Hâvre, pour la prier de s'occuper des enfants à l'arrivée du train et de les conduire au bateau. Mais après ? « Là où s'arrête la puissance des hommes, celle d'en haut commence à agir, se dit tante Ida ce soir-là. Ce que je ne peux pas faire pour ces chers enfants qui dorment là, si paisibles, insouciants de tous les périls au-devant desquels ils vont, le Seigneur le fera lui-même. »

Cette nuit-là, unie inspiration lui vint. Le Seigneur du ciel et de la terre pouvait faire respecter les petits voyageurs par une seule parole qui était en même temps une promesse riche de récompense. Tante Ida se leva, alla prendre dans une armoire un petit Nouveau Testament et inscrivit à la première page les noms des trois enfants en ajoutant au-dessous :

« Allant de S. (Jura) à Kotteros, Dakota (Amérique du Nord), rejoindre leurs parents. » Puis, plus bas, elle écrivit d'une main ferme : « Christ a dit : Ce que vous ferez à l'un de ces petits, vous l'aurez fait à moi-même ».

Le lendemain matin, tout était prêt pour le départ. Caroline et Marie auraient bien préféré rester auprès de leur bonne tante, au grand déplaisir de Jacques qui répétait d'un air indigné :
- Mais puisque papa et maman ont écrit que nous devions aller en Amérique, nous ne pouvons rester à Paris. Argument sans réplique.

Au dernier moment, tante Ida prit à part son petit Jacques et lui donna le Nouveau Testament.
- Écoute-moi bien, mon chéri, dit-elle avec tendresse. Mets ce livre dans ta poche. C'est le Livre de Dieu. Lis-en chaque jour quelques versets et demande au Seigneur de t'expliquer ce que tu ne comprendras pas. Si tu te trouves dans l'embarras, dans une gare ou ailleurs, si quelqu'un te questionne sur le bateau ou en Amérique, montre chaque fois ce que j'ai écrit sur la première feuille. Dieu mettra toujours sur votre chemin quelque bonne âme qui prendra garde à ces paroles et vous viendra en aide pour l'amour de Celui qui les a dites. Souviens-toi de ce que je te recommande ici. Me le promets-tu ?
Jacques avait levé vers sa tante ses grands yeux honnêtes.
- Oui, tante, je le ferai. Mais, dis-moi, qu'as-tu donc écrit ?
- Un passeport au nom de Dieu, répondit solennellement tante Ida.


Couverture

Page suivante:
 

- haut de page -