FEUILLETON DU
CHRONIQUEUR.
ENCORE UNE
SCÈNE DE LA RÉFORME À
AIGLE.
La résistance que Farel
éprouvait à Aigle était
entretenue par les moines mendians, qui
prêchaient dans le pays d'alentour. Un jour
Farel en rencontra un par aventure, qu'il savait
avoir fortement crié contre lui et avoir
prêché à Noville que tous
étaient damnés qui l'entendaient. Le
moine venait quêter du vin pour son couvent.
Farel l'aborde : « Vous avez
dernièrement prêché à
Noville. - Oui, dit-il, déjà
effrayé. - Et vous êtes d'avis que le
diable peut prêcher l'Évangile de
notre Seigneur, et que ceux qui l'entendent sont
damnés - Nenny. - Pourquoi donc l'avez-vous
prêché ? Je vous prie, montrez-moi
s'il est chose que j'aie mal dite; car je veux
mourir si j'ai mal enseigné le pauvre
peuple, racheté du précieux sang de
Christ. » - Lors le moine dit à Farel
tout bas ; « J'ai ouï dire que tu es un
hérétique et que tu séduis le
peuple. - J'ai ouï dire, n'est pas assez;
montre comment je le fais, et maintiens ce que tu
as prêché. - Eh, qu'ai-je
prêché de toi? qui l'a oui? Je ne suis
point venu disputer, mais faire ma quête. Que
tu aies bien ou mal prêché cela te
regarde. » Et il se mit à se
fâcher et à tourner deçà
delà, comme fait conscience mal
assurée.
À ce moment les gens de
la campagne commençaient à revenir de
leur oeuvre et Farel, en appelant quelques-uns,
leur dit: «Voyez ce bon prêtre qui a
prêché que ce que je dis est mensonge,
qui à cette heure m'appelle
hérétique ...» Le moine
l'interrompit : «Qu'ai-je dit? Qui l'a
entendu? Tu perds la tête. - Tu l'as dit
devant Dieu; pourquoi nier ce qui a eu Dieu pour
témoin? Viens plutôt et si je suis tel
que tu le dis, maintiens-le; tu seras ouï plus
volontiers que moi. » Le moine pour
n'être pas sans réponse, parla des
offrandes que Farel condamnait, disait-on. - «
L'offrande est qu'on serve aux pauvres et qu'on
garde les commandemens de Dieu. Un coeur
brisé, c'est le vrai sacrifice et n'y en a
d'autre qui ait vertu que celui par lequel notre
Seigneur lave et renouvelle les
siens.
Lors le frère, comme hors
de sens, tira son bonnet de sa tête hors du
chaperon, le jeta à terre et mit son pied
sus en disant : « Je suis
ébahi comme la terre ne nous abîme.
» Et se mit à crier tant qu'un des
assistans, lui touchant la manche, lui dit : «
Écoutez-le, comme il vous écoute.
&emdash; Excommunié, dit le moine ; mets-tu
la main sur moi. » - Ils lui dirent : «
Qui vous touche est-il donc excommunié ?
Avez-vous un autre Dieu que nous, que l'on n'ose
vous parler? » -
Sur ces entrefaites un officier
survint, qui mena Farel et le moine en prison, l'un
dans une tour, l'autre dans l'autre, et le samedi
matin on les mena devant la justice. Là
Farel prit la parole : « Mes Seigneurs,
auxquels Dieu commande qu'on obéisse, vous
ne tenez pas la place d'hommes; mais de Dieu et
n'avez le glaive sans cause; mais pour servir la
justice et procurer la gloire de Dieu. Or voici que
ce frère a prêché que ma
doctrine est impie et que ceux qui
l'écoutent` sont damnés. Faites,
Messieurs, qu'il maintienne sa parole, et s'il
prouve que j'ai prêché contre Dieu, je
ne demande nulle merci; sinon, prononcez de
manière à ce que ceux qu'il abusait
soient détrompés et votre peuple
édifié. - L'entendant parler ainsi,
le moine se jeta à genoux, disant: «
Mes seigneurs, je demande pardon à Dieu et
à vous ; Magister, je vous crie merci et je
suis prêt à reconnaître que ce
que j'ai prêché contre vous, je l'ai
fait sur de faux rapports. - Mon frère, mon
ami, lui dit Farel, ne me demandez point merci; car
avant de vous avoir vu, je vous avais
pardonné, et je me fusse tû, s'il
n'eût été question de la
doctrine que je prêche, là où
gît l'honneur de Dieu. Quant à moi, je
suis pauvre pêcheur comme les autres, ayant
ma fiance, non pas en ma justice, mais à la
mort de Jésus. Aussi ne demandé-je
qu'on vous fasse aucun mal; mais que vous puissiez
dire apertement devant moi ce que disiez
derrière, et que je puisse vous donner
raison de tout ce que j'ai prêché.
» - Un seigneur de Berne entra comme Farel
parlait encore et le moine a genoux se mit à
demander de nouveau grâce et merci. Ce dont
Farel, ayant honte, lui dit de la demander à
Dieu. Lors le Bernois; « Je prends la chose
envers mes Seigneurs, et voici ce que je prononce :
Demain le frère se trouvera au sermon de
Farel et s'il lui semble dire la
vérité, il le confessera devant tous,
si non il en dira son avis » Le moine accepta
la sentence, promit en la main du seigneur de Berne
de s'y conformer et descendit en conversant avec
Farel. On ne l'a dès lors plus revu.
Farel cependant, comme cette
affaire avait fait quelque bruit, crut devoir la
mettre par écrit et il en envoya le
narré, aux soeurs de Ste. Claire de Vevey,
que les moines des alentours visitaient souvent.
« Je vous retrace la chose comme elle a
été faite, leur dit-il, sans rien
mettre d'avantage ni le tourner autrement. Que s'il
y a de vos frères qui soient mal
édifiés de mes doctrines, dites-leur
de venir me contredire, il ne leur sera fait
outrage et la vérité vaincra. Et
vous, mes soeurs, veuillez, pour l'honneur de
Jésus, lire dans son Évangile ce
qu'il a fait, vous attacher à sa doctrine et
prier qu'il règne sur tous coeurs; et s'il y
a rien dans mes paroles qui vous semble bon, je
vous prie que m'en avertissiez pour l'amour de ce
doux Sauveur. » - De réponse, Farel
n'en reçut pas.
- SOURCE.
- La lettre aux nonnains de
Vevey, qui se trouve dans la Bibliothèque
de MM. les pasteurs de Neuchâtel. Elle est
aussi dans Choupard.
.
TROIS LETTRES
DE FAREL A FORTUNATUS
ANDRÉ.
(Écrites peu après
l'établissement de la reforme à
Neuchâtel.)
Première lettre.
« grâce et paix de la
part de Dieu. Mon frère, j'ai reçu
deux de vos lettres. Si vous saviez l'état
dans lequel j'ai vécu, vous ne sauriez
trouver mauvais que je n'aie pas répondu
à vos premières, puisque je n'ai pu
même écrire à Capiton et
à Bucer, qui me sont plus chers que la vie,
et que je n'eusse pu agir différemment
envers mon propre père, s'il vivait
encore.
« Vous souhaitez de savoir
comment vont ici les choses du Seigneur. Je vous
dirai qu'elles vont assez bien, eu égard au
temps passé, puisque plusieurs voient plus
clairement les tromperies de l'Antéchrist et
qu'on a une grande liberté de parler de
Jésus-Christ. Mais si l'on considère
combien il reste de chemin à faire et
combien les hommes sont éloignés de
la pureté, de l'innocence et de la
charité qui doivent se trouver dans les
chrétiens, que vous diriez en
vérité que tout va mal! Combien de
racines difficiles à déraciner ne
faut-il pas arracher encore avant que le champ soit
propre à recevoir la semence! que de travaux
que de sueurs! que d'obstacles à vaincre! Il
est besoin de laboureurs durcis à
la peine. Il faut que celui qui
sème dans l'espérance de la moisson
vive, en l'attendant, de ce qu'il a chez lui, et il
aura quelque peine à le faire par la disette
qui court. Je sais que le Père n'abandonne
pas ses enfans je le sais et je le vois, sans avoir
besoin de me rappeler que la prophétie l'a
promis. Ce ne sont pas des montagnes ce sont des
épreuves, ce sont des tourmens difficiles
à décrire que j'annonce à qui
veut entrer dans cette carrière. C'est
pourquoi, mon frère, si vous avez bien
appris Christ, et que vous sachiez l'enseigner
purement aux autres, sans les vaines controverses
de l'eau et du pain, ou des censés et des
dîmes, dans lesquelles plusieurs font
consister le Christianisme; si vous savez ne
proposer autre chose sinon qu'il faut renoncer
à toute impiété et à
toute injustice, s'armer de foi, chercher et serrer
le trésor qui est là haut, où
Jésus-Christ est à la droite du
Père, et payer au glaive ce qui appartient
au glaive ; si vous n'avez en vue que de travailler
à planter les germes d'une foi qui soit
opérante par la charité; mettez-vous
en chemin, bien résolu à porter la
croix, qui vous attend à la porte.
Vous n'aurez de repos
qu'après la fatigue. Une grande porte est
ouverte; mais pour ceux seulement qui prennent
plaisir à paître le troupeau et non
à manger les brebis; qui sont prêts
à souffrir beaucoup d'injures pour des
services rendus et à recevoir des maux en
échange du bien.
Je vous mets ces choses devant
les yeux, non pour vous ôter, mais pour vous
donner courage. Généreux soldat, vous
n'aurez point à faire à des ennemis
lâches ou abattus ; mais à des
adversaires pleins de force. Vous les vaincrez en
mettant votre confiance en Dieu; l'affaire est
sienne et non la vôtre et c'est bien lui qui
combattra. J'en ai dit assez; il ne me reste
qu'à prier le Seigneur de vous diriger.
Saluez de ma part tous les fidèles et en
particulier votre femme et votre hôte.
À Morat le 27 janvier 1531.
»
Seconde lettre.
« Qu'ajouter, ô mon
frère, à ce que je vous ai
écrit ? Que vous dire, si ce n'est que la
moisson est grande, qu'il y a peu d'ouvriers, que
je n'ai que des peines à vous annoncer et
que si le Seigneur n'accomplissait envers nous sa
promesse, nous serions les plus à plaindre
des hommes Il ne nous laisse pas sans pain
après le travail; mais ce pain n'est pas
délicat et nous le prenons tel que sa
bonté nous le donne. Je ne veux mentir et la
vérité, la voilà.
Écoutez les inspirations de votre
père; écoutez celles de vos
frères; quelque incommode que soit cette
guerre, ils vous encourageront à vous y
engager. Christ daigne vous enseigner, ô mon
cher, ce qui fera servir votre
vie à sa gloire. À Neuchâtel,
le 12 février 1531. » -
André ne peut venir
encore ; sa femme est souffrante et ne saurait
supporter tant d'agitations; Farel écrit une
troisième fois.
Troisième lettre.
Vous a-t-il été
donné de pouvoir annoncer l'Évangile,
gardez-vous d'enfouir le talent que vous avez
reçu. Avant d'écouter votre femme,
prêtez l'oreille à votre Dieu. Vous
devez à Dieu le compte des âmes qui
gémissent. sous la tyrannie, tandis que
votre voix pourrait les enseigner et les conduire
à Christ. Ne vous effrayez pas de ce que je
n'ai aucun salaire à vous offrir. Il y a de
la douceur à être pauvre, à
souffrir disette. que dis-je, à mourir pour
Jésus-Christ. »
Fortunatus l'entendit; il se mit
en route avec sa femme, et il est aujourd'hui l'un
des fidèles amis et des compagnons d'oeuvre
de Farel à Morat, à Genève et
du Pays-de-Vaud.
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