FEUILLETON DU
CHRONIQUEUR.
MAÎTRE GUILLAUME
FAREL.
« C'est ici l'homme qui, sans se laisser
effrayer par les difficultés, les coups et
les injures, a gagné Montbeillard,
Neuchâtel, Aigle, Lausanne et Genève
à l'Évangile.
Farel est né à Gap en
Dauphiné, en 1489. Il est gentilhomme de
condition. Sa fortune eut été assez
considérable s'il n'y avait renoncé
le jour qu'il a estimé richesse d'être
pauvre pour Jésus - Christ. Il était
cil 1512 à l'Université de Paris,
où il étudiait la philosophie, la
théologie et particulièrement le grec
et l'hébreu. Il vivait dans des relations
intimes avec deux de ses maîtres, Jaques
Le-Fèvre d'Etaples et Girard Rufus ou
Roussel, l'un et l'autre amis de l'Évangile,
et lui-même il ne tarda pas à ouvrir
son âme ardente aux vérités de
la foi. La manière dont il y fut
amené, c'est de sa bouche qu'il faut
l'entendre; il le raconte dans une
épître adressée « à
tous seigneurs, peuples et pasteurs auxquels Dieu
lui a donné d'avoir accès.
»
« Nous devons, dit-il,
grandement louer et magnifier Dieu notre bon
Père de la grâce plus qu'inestimable
qu'il nous a faite en nous retirant des
abîmes infernaux. Nous y étions
tellement plongés qu'il était
impossible de songer même à en sortir.
Aussi l'œuvre de Dieu paraît-elle d'autant
plus admirable que l'homme (assez porté ce
nom d'homme de maux et de pauvretés)
était plus aveuglé : aussi le
commencement de la manifestation des abus du Pape
a-t-il été si amer, si
déplaisant et si insupportable que,
n'eût été la douceur de
Jésus-Christ, mort certainement s'en
fût suivie, ou pleine aliénation
d'entendement. Pour moi, Satan avait placé
le Pape, sa papauté et tout ce qui est en
lui dans mon cœur, de sorte que le Pape
lui-même n'en avait tant en soi. Et parce que
le Pape ne nie point ouvertement
Jésus-Christ ni la Sainte-Écriture,
ce fut cause que je l'ai lu avec plus de
révérence, comme aussi ce m'a servi
à ouïr parler de Jésus et
à y avoir quelque foi.
Toutefois après avoir lu la Bible, voyant
que tout allait au contraire sur la terre, et me
trouvant fort ébahi, Satan
soudain est survenu pour qu'il ne perdît sa
possession, et il m'a fait entendre que je me
gardasse bien de suivre mon jugement, mais que je
me tinsse à l'ordonnance de l'Église.
Et je poursuivis, ayant mes convictions dans mon
cœur, et tant d'avocats, tant de sauveurs, tant de
dieux que je pouvais bien être tenu pour un
martyrologe et pour un registre papal. Sur ce, Dieu
m'a fait trouver un homme qui dépassait tous
les autres : c'était le maître Jaques
Faber ( Le-Fèvre ). Quoique j'eusse
cherché de toutes parts et jusqu'au fond des
Chartreux, jamais je n'avais vu chanteur de messe
qui en plus grande révérence la
chantât; jamais je n'avais vu faire de plus
belles révérences aux images. Il
demeurait long-temps à genoux, disant ses
heures devant elles, à quoi souventes fois
je lui ai tenu compagnie, fort joyeux d'avoir
accès à un homme comme
celui-là. Et quoiqu'il sentit que le monde
devait être renouvelé, il demeurait
cependant en la vieillesse papale et m'y retenait
avec lui.
Enfin cet homme, qui avait plus de
savoir que tous les docteurs de Paris,
commença à voir et à me
montrer que nous n'avons pas de mérite, que
tout nous vient de grâce et par la seule
miséricorde de Dieu, ce que je crus
sitôt qu'il me fut dit. Mais plus je fus
facile à recevoir qu'il n'y avait que le
mérite de Jésus-Christ, plus je fus
difficile à accepter la pure invocation de
Dieu, tant j'avais de confiance aux saints et
à la vierge Marie, dont je ne faisais que
marmotter les prières nuit et jour. Enfin
pourtant le bon Père de toute
miséricorde m'a tiré de cette
séduction et des erreurs de la messe, et ce,
sans que j'eusse conçu de mépris de
la pure ordonnance de Jésus-Christ, sans que
je doutasse de la communion que les fidèles
ont en la cène, sans que je cessasse de
croire que selon sa promesse il y ravit les cœurs
à soi, faisant qu'on est avec lui, lui avec
nous. Ainsi les abominations papales sont
tombées petit à petit de mon cœur, et
me sentant pressé par la parole divine je
suis entré au chemin de l'Évangile,
ce qui pourtant n'a pas été sans gros
regrets, et comme on quitte des choses qui ont
été tant chères et que l'on a
en tant à cœur »
C'est dans ces dispositions de cœur
que Farel se rendit à Meaux auprès de
l'évêque Briçonnet. Roussel et
Le-Fèvre y étaient
déjà. Les joies les plus vives de ces
hommes étaient celles qu'ils
éprouvaient à étudier les
saintes Écritures. Roussel
commençait à prêcher,
Le-Fèvre publiait son commentaire sur les
Évangiles. Premières et faibles
lueurs de la réforme, on sait combien
l'orage les atteignit promptement. La
persécution commença par frapper les
membres les plus obscurs du troupeau, elle
atteignit ensuite l'Évêque
lui-même, et de ce coup ses amis furent
dispersés.
Le-Fèvre se retira
auprès de la reine de Navarre, Farel erra
quelque temps; il avait dans le Dauphiné des
frères, des amis; Anémond de Coct,
seigneur du Châtelard, l'appelait son
père en la foi, et le curé de
Grenoble, Pierre de Sebiville, appelait
Anémond son maître en la sainte
science; mais le Dauphiné n'offrait pas un
sûr asile ; la persécution en avait
chassé Anémond, qui s'était
réfugié en Suisse; ce fut aussi vers
la Suisse que Farel porta ses pas
(1524),
Les deux amis se
rencontrèrent à Bâle
auprès d'Oecolampade. Bâle est
située aux portes de la France; son
université, ses presses et le séjour
d'Érasme l'entouraient d'un grand renom;
l'Évangile y comptait beaucoup d'amis; aussi
était-elle le refuge de nombreux
réfugiés des pays de Lorraine et de
France. Farel distingua parmi eux le chevalier
D'Esch et un jeune chanoine de Metz, nommé
Toussain, qui devint l'un de ses amis les plus
chers. C'étaient des hommes qui, comme lui,
ne vivaient que pour l'œuvre de la
réformation. Encouragé par leurs
conseils, il demanda à se produire dans une
dispute publique. Elle se lit en latin, et comme
Farel le prononçait à la
française, Oecolampade fat obligé de
lui servir d'interprète. Leurs adversaires
n'ayant point paru, ils se bornèrent
à développer leurs thèses;
mais ce fut pour Farel un moyen de se faire
connaître des amis de la réforme. Il
se fit parmi eux la réputation d'un homme
franc, naïf, savant dans les Écritures,
d'un grand zèle et d'un grand courage. il
visita Zurich, Schaffhouse, Constance, et partout
il fut accueilli avec distinction. Je ne sais si
son cœur n'en fut pas enflé. De retour
à Bâle, il n'y montra pas la douceur
et la modestie qu'il avait d'abord fait
paraître. Farel n'aimait pas Érasme;
il n'était peut-être pas
d'intelligences de nature plus diverse, ni de
caractère plus opposé que les leurs.
« C'est un lâche, cria Farel; c'est un
Balaam qui, pour des présens s'est
laissé induire à parler contre le
peuple de Dieu. » À la colère
Érasme opposa la plaisanterie : «
Doutez-vous, dit-il à ses
amis, qu'il ne me fît
l'honneur de m'appeler un grand théologien,
si je nommais le pape l'Antéchrist, et les
cérémonies de l'Église des
abominations ? » Farel ajoutant à ses
emportemens, les plaisanteries d'Érasme
devinrent de plus en plus amères; il
n'appelait plus le gentil-homme français que
du surnom de Phallieus ; enfin il eut la joie de le
voir chassé de la cité. Obligé
de quitter Bâle, Farel se réfugia
à Strasbourg, et après y avoir
quelque temps séjourné dans la maison
de Capiton, il se rendit à
Montbeillard.
Le comté de Montbeillard.
était alors le refuge du duc Ulrich de
Wirtemberg, après que ce prince eut
été chassé de ses
états. Ulrich se montrait favorable à
la réforme, et Farel bien qu'il n'eût
pas été consacré par la main
des hommes, obtint de lui de pouvoir prêcher
l'Évangile dans le comté. Alors
commença son ministère. Vous avez vu
s'élancer de nos montagnes un torrent
impétueux roulant avec fracas des
débris mêlés à une terre
féconde tel le nouveau pasteur se
précipita à l'attaque des abus de
l'Église. Il tonnait, il ne prêchait
pas. « Gardez-vous, lui écrivit
Oecolampade, de la fougue de votre
caractères; les hommes être conduits
et non contraints ; instruisez-les comme vous
voudriez être instruit vous-même, et
travaillez avant tout à chasser
l'Antéchrist du cœur de ceux qui vous
entendent. » C'est le langage que les amis de
Farel lui tenaient dans leurs lettres ; entr'eux
ils se plaisaient à reconnaître que,
ménagée à propos,
l'intrépidité de son zèle
n'était pas une vertu moins admirable que
n'était chez d'autres la douceur.
Les prêtres de Montbeillard,
que de brusques assauts avaient d'abord
déconcertés, se rallièrent,
appelèrent à leur secours le gardien
des Franciscains de Bezançon et se tinrent
prêts à attaquer à leur tour;
mais ils s'y prirent d'une manière qui
perdit leur cause. Ils choisirent l'heure où
Farel prêchait et l'interrompirent par des
interpellations si bruyantes et si
grossières que les auditeurs, blessés
de tant d'inconvenance, se prononcèrent
contre eux. Ils cherchèrent alors à
émouvoir le peuple; mais le peuple aimait le
feu du langage de Farel, et la main du prince les
arrêta dès leurs premiers efforts.
Farel put dès-lors déployer plus
librement son activité ; il prêcha
dans les alentours de Montbeillard. Puis songeant
à la France et pressé par la soif d'y
voir pénétrer
l'Évangile, il publia son premier
écrit qu'il réussit à y
répandre; « c'est une briève
déclaration d'aucuns lieux fort
nécessaires à un chacun Chrestien.
» Encouragé par le succès de
cette première tentative, il donna plusieurs
autres écrits. Il désirait surtout de
voir un homme versé dans la langue
allemande, traduire en français le
Nouveau-Testament de Luther, et de pouvoir
répandre dans sa patrie des exemplaires dut
livre saint. C'était la pensée qui
les occupait Anémond et lui, quand
Anémond fut emporté à
Schaffhouse par une prompte maladie et quand Farel
lui-même se vit jeté dans un nouvel
exil. Les motifs qui le contraignirent de quitter
Montbeillard sont mal connus. On dit que,
rencontrant la procession de St-Antoine, il arracha
les reliques des mains du prêtre qui les
portait et les jeta à la rivière, en
s'écriant : « Pauvres aveugles,
n'abandonnerez-vous jamais votre idolâtrie.
» Mais une tradition confuse est le seul
fondement sur lequel repose ce
récit.
Farel retourna à Strasbourg,
auprès de Bucer et de Capiton. Roussel,
Le-Fèvre et plusieurs des hommes qu'il avait
connus à Meaux s'y trouvaient réunis.
lis étaient grandement occupés de la
question qui divisait alors la réforme et de
la manière différente dont Luther et
Zwingli comprenaient la cène du Seigneur.
Tous, et les réfugiés de France
particulièrement, étaient
navrés de la lutte qui s'élevait. La
plupart partageaient la manière de voir de
Zwingli; elle était plus appropriée
à l'esprit français ;
fréquemment en recevant les premiers
écrits de Luther, dans lesquels il
recommandait encore l'invocation des saints et la
doctrine du purgatoire, ils avaient
blâmé sa lenteur à secouer le
joug, et ils le croyaient en cette occasion, comme
précédemment, retenu par des liens
superstitieux; mais ils étaient surtout
à s'affliger de l'importance que Luther et
les Allemands mettaient à un débat
qui ne leur paraissait pas avoir le fond de
l'Évangile pour objet. Farel ne put
long-temps se contenir; son intelligence toute
pratique ne comprenait point ces querelles sur des
questions abstraites « Et pourquoi,
écrivit-il à Bubenhagen, l'un des
défenseurs des opinions de Luther, pourquoi
nous que le Père a comblés de
grâces par son Fils, nous disputons-nous sur
un morceau de pain ? Ne pouvons-nous parvenir au
salut sans ce pain? Ce Dieu qu'on peut
manger nous sauvera-t-il, lui qui
ne peut se défendre des souris ni des vers,
et qui ne peut s'arracher des mains qui profanent
les choses saintes ? Unissons-nous bien
plutôt, nous qui connaissons Christ, pour
confesser qu'il nous a été fait de la
part de Dieu sagesse justice, sanctification et
rédemption. Annonçons tous d'une voix
que, mangeant le pain de la cène, nous
rappelons l'amour du Père qui nous a
donné son Fils, et nous souvenant qu'il n'y
a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour
ses amis, soyons pareillement prêts à
sacrifier nos vies les uns pour les autres. Ce
faisant, mangeons de ce pain purement, simplement,
sans adoration, sans signes, sans paroles magiques
mais élevant comme les Apôtres nos
cœurs en haut, et ne cherchant pas Christ
terrestre, mais Christ céleste assis
à la droite de Dieu. »
Farel demeura quinze mois à
Strasbourg au sein de ses amis, à prendre
part à leurs travaux. Ce temps
écoulé, il forma le dessein de
retourner en Suisse et se mit en route vers le
milieu d'octobre de l'an 1526. Un brouillard
épais couvrait le sol ; la pluie vint
à tomber par torrens notre voyageur se
perdit, tomba dans les marécages et qu'avec
peine du sol bourbeux où ses pas
s'étaient engagés. Il en était
sorti qu'il erra quelque temps encore, sous la
profonde impression que sa vie était celle
d'un pèlerin sur la terre, et qu'il la
devait abandonner à Dieu. Il franchit enfin
la frontière suisse et visita ses amis de
Bâle. « Où allez-vous? - lui
dirent-ils. - Je l'ignore, je ne sais rien, sinon
que je suis contraint par la bonne volonté
de mon coeur d'entrer à l'œuvre du
ministère. » - « Eh bien
rendez-vous à Berne, sur laquelle l'aurore
de l'Évangile commence à se lever.
Sachez toutefois que des croix et des tribulations
vous y attendent.» - « Ceci je ne
l'ignore pas; mais je ne m'en fais aucune crainte,
je n'ai d'autre vœu dans mon cœur que celui de
porter remède à l'ignorance du peuple
et de faire part à plusieurs de la
grâce que j'ai reçue de Dieu. » -
Il partit ainsi disposé, se rendit à
Berne, et l'année n'avait pas fini son cours
qu'il avait commencé de prêcher
l'Évangile à Aigle dans le nouveau
champ de ses travaux.
Sources. Ruchat. Vie
de Farel par Perrot. Vie par Kirchboffer. Archives
de Berne. Lettres et écrits divers de
Farel.
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